THE DARK KNIGHT / THE DARK KNIGHT : LE CHEVALIER NOIR, de Christopher NOLAN
L’Histoire : un an a passé depuis les évènements de BATMAN BEGINS. Sous le masque du justicier Batman, Bruce Wayne a fait arrêter Carmine Falcone, parrain de la mafia de Gotham City, vaincu l‘Épouvantail et tué Ra‘s Al Ghûl, empêchant ce dernier d‘empoisonner la ville avec du gaz toxique. Mais les rues de Gotham ne sont pas plus sûres pour autant…
Un nouveau criminel fait son entrée en scène : organisant une attaque de banque parfaitement menée, il exécute froidement ses complices et se démasque volontairement devant les témoins horrifiés : voici le Joker, un psychopathe sadique, dénué de toute morale, et amoureux du chaos… De son côté, Batman retrouve et capture l’Épouvantail, ses complices, et des adeptes de la justice expéditive déguisés en lui-même, durant un échange de drogue. Le Lieutenant James Gordon, désigné chef de l’Unité spéciale Anti-Crime de Gotham, le met au courant du braquage de la banque dévalisée par le Joker. Ce dernier s’est enfui en emportant 68 millions de dollars appartenant aux mafieux. Revenu à son identité officielle, le playboy multimilliardaire Bruce Wayne apprend qu’un homme d’affaires véreux, Lau, tente d’escroquer la Wayne Enterprises, et croit échapper à Batman en se rendant à Hong Kong. Lau est en fait l’homme de paille des chefs mafieux de Gotham, à commencer par Salvatore Maroni, le successeur de Falcone. Batman et Gordon doivent ainsi aussi faire confiance à un jeune, ambitieux, séduisant et charismatique nouveau Procureur Général de Gotham : Harvey Dent. « Chevalier Blanc » de la croisade contre le Crime, Dent verrait bien Batman arrêté… et, de plus, il est le petit ami de Rachel Dawes, l’avocate dont Bruce Wayne est amoureux. Si Batman parvient à capturer et ramener Lau à Gordon avec l‘appui du procureur, la situation se dégrade : le Joker passe un accord avec Maroni et les mafieux pour éliminer Batman. Le criminel déploie toute son intelligence machiavélique pour pousser à bout le justicier, et semer la terreur, la destruction et la mort sur Gotham…
La critique :
« Je représente l’humanité telle que ses maîtres l’ont faite. L’homme est un mutilé. Ce qu’on m’a fait, on l’a fait au genre humain. On lui a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l’intelligence, comme à moi les yeux, les narines et les oreilles; comme à moi, on lui a mis au cœur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. »
Gwynplaine dans « L’Homme Qui Rit » de Victor Hugo (1869)
La dernière scène de BATMAN BEGINS nous annonçait la couleur. L’alliance occulte formée par l’intègre policier Gordon et le justicier de la nuit prenait sous les caméras de Christopher Nolan un tour prophétique, en même temps qu’une intelligente pirouette finale, aux éléments mis en place à la fin de ce brillant premier opus des aventures de Batman. Ce dernier a mis en déroute la Mafia de Gotham, affronté ses pires peurs incarnées par l’Épouvantail, et symboliquement tué son mentor, Henri Ducard / Râ’s Al Ghul, dans le métro créé jadis par son père assassiné. Un dialogue judicieux prononcé par Gordon allait faire le lien entre ce film et THE DARK KNIGHT : l’escalade dans la violence des affrontements flics-criminels de Gotham devait mener à la naissance d’un héros comme Batman… et entraîner une riposte à la mesure. L’homme chauve-souris ayant freiné l’entropie corruptrice qui régnait dans la cité, en frappant de terreur les criminels ordinaires, ce deuxième opus serait donc celui d’un affrontement impitoyable entre le « Chevalier Noir » et un ennemi à sa mesure. Mesdames et messieurs, le Joker est dans la place !
L’annonce de son apparition dans ce second volet, ainsi que d’un autre personnage fondamental de l’univers « batmanien », Harvey Dent alias Two-Face, plaçait donc très haut les attentes du public envers THE DARK KNIGHT et son maître d’œuvre, le jeune et surdoué Christopher Nolan. Attentes comblées au-delà de toutes espérances : le film est un triomphe mondial, et surpasse magistralement un BATMAN BEGINS pourtant déjà réussi !
Le film démarre sur les chapeaux de roue, via une magistrale scène de braquage prétexte à l‘entrée en scène du bad guy absolu que représente le Joker dans ce film. Situant toujours l’univers de Batman dans un domaine urbain, réaliste, Nolan place délibérément des hommages directs à quelques-uns des grands films criminels. Le rythme tendu, la musique atmosphérique, la photo aux tons métalliques renvoient à la référence filmique absolue en matière de braquage de banque : HEAT, le magistral polar de Michael Mann, dont Nolan réadaptera les tonalités esthétiques à plusieurs reprises dans le film – notamment dans les scènes introspectives de Bruce Wayne, isolé dans son immense loft bleuté. Le réalisateur appuie d’ailleurs encore plus la référence au film de Mann en lui « empruntant » l’acteur William Fichtner, ici dans le rôle du directeur de la banque, appartenant à la Mafia. À cette première référence, s’en rajoute une seconde nous renvoyant aux obsessions d’un autre immense cinéaste, Stanley Kubrick. Le gang filmé par Nolan porte des masques grotesques de clowns, comme celui porté par Sterling Hayden dans L’ULTIME RAZZIA (THE KILLING) quand il dévalise le coffre du champ de courses, ou ceux, ouvertement sexualisés, de Malcolm McDowell et sa bande de voyous violeurs dans une scène mémorable d’ORANGE MÉCANIQUE. Malin, Nolan sait que le spectateur a déjà vu des dizaines de scènes de braquages soigneusement planifiés, et ceux-ci tournent soit à l’échec, soit à la réussite rondement menée. Le cinéaste choisit quant à lui de détraquer d’emblée le « mécanisme » logique de ce type de séquences : on a déjà vu des braqueurs de cinéma s’enfuir, se trahir après coup, ou réussir leur coup d’extrême justesse, mais c’est bien la première fois que l’on en voit s’entretuer durant le hold-up même ! La mécanique de précision tourne donc au Chaos total, incarné par le Joker qui se démasque volontairement face aux caméras de surveillance…
En l’espace d’une séquence, Nolan et son comédien, Heath Ledger, viennent de présenter magnifiquement le personnage. Autant dire que nous sommes très loin du Joker joué par Jack Nicholson dans le film de 1989 signé Tim Burton. La prestation de Nicholson fut pourtant et justement saluée comme mémorable, le comédien déchaîné portant littéralement sur ses épaules le film de Burton. Mais elle n’a rien à voir avec celle que nous livre Heath Ledger. Le jeune comédien australien, décédé des suites d’une overdose cet hiver, est tout simplement hallucinant ! Loin des rôles de jeunes premiers romantiques auxquels on l’a cantonné (PATRIOT, CHEVALIER ou BROKEBACK MOUNTAIN), Ledger s’est totalement approprié le personnage, au point que l’on ait pu douter de sa santé mentale. Il s’est enfermé durant un mois dans une chambre d’hôtel pour préparer son rôle, rédigea un journal intime dans lequel il écrivait les pensées intimes de son personnage, et s’investit dans les scènes d’action au point d’insister pour que Christian Bale, l’interprète de Batman, le frappe réellement dans les confrontations brutales de leurs personnages ! Nolan l’avait dit, Ledger « n’a peur de rien », et certainement pas de vivre à l’écran la folie du Joker. Campé par Nicholson, le même personnage, aussi maléfique était-il, provoquait finalement la sympathie du public par son humour macabre et ses blagues incessantes. Rien de tel avec Ledger, qui fait du Joker un véritable psychopathe, un sadique doublé d’un esprit machiavélique au possible. Nolan a su très bien capter l’importance mythologique du personnage : le Joker, c’est certes le clown, le bouffon qui par bien des aspects renvoie à la société son reflet déformé, caricaturé à l’excès. C’est aussi l’élément perturbateur d’une structure trop bien agencée – comme dans les jeux de cartes où le Joker vient perturber la stratégie des joueurs adversaires. C’est aussi l’anarchie, la parodie, la malice (au sens primal du mot) représentées, dans les anciennes civilisations, par des divinités perfides (comme Loki, le dieu nordique de la Malice, ou le Trickster des légendes indiennes*) complétant en s’y opposant les Dieux justiciers plus sévères, représentés ici par Batman. Le criminel ne manquera pas de le souligner à son adversaire, en fin de film. Bien que vaincu, il le nargue en lui révélant que tous deux se complètent, symboliquement parlant.
(*ironiquement, ces noms de divinités ont inspiré les scénaristes de comics, le Trickster étant un ennemi « à la Joker » du super-héros Flash, et Loki l’ennemi juré du Puissant Thor…)
Rajoutons aussi que la stature « chaotique » du Joker passe aussi par l’occultation complète de ses origines (grosse différence là aussi avec le Burton). Le personnage aime raconter à ses proies plusieurs versions différentes de son passé, semant volontairement ainsi le trouble et la confusion sur la raison de sa folie. C’est une idée très ingénieuse de la part de Nolan que de renforcer ainsi la part de mystère du personnage.
Ci-dessus : quand le Joker (Heath Ledger) s’invite à la soirée donnée par Bruce Wayne (Christian Bale), la vie de Rachel (Maggie Gyllenhaal) est en grand danger…
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Le leitmotiv du Joker est donc le Chaos ; non seulement via des braquages, agressions et attentats (ciblés d’abord contre les puissants, les « intouchables » de Gotham City, puis contre la population entière), mais aussi par des attaques psychologiques, bien plus vicieuses. D’abord en narguant ses futures victimes, faisant régner un climat de psychose sur la ville (on n’est pas loin du Scorpio de L’INSPECTEUR HARRY, ouvertement inspiré du Tueur du Zodiaque), ou en les faisant craquer. Comme le Démon dans L’EXORCISTE de Friedkin, ou le mystérieux John Doe du SEVEN de Fincher, le Joker frappe là où ça fait mal : dans la grande scène de l’interrogatoire (qui n‘est pas sans rappeler les affrontements tendus du flic et du tueur d‘INSOMNIA, une des précédentes réussites de Nolan), Batman cède ainsi à ses pulsions violentes en le passant à tabac, encouragé par le Joker lui-même ! Et, victime lui aussi de la torture psychologique infligée par le Clown du Crime, l’irréprochable procureur Harvey Dent bascule dans la folie criminelle… Le criminel n’épargne personne, ni les gangsters « ordinaires » de la ville, qu’il renvoie à la médiocrité de leur cupidité (scène saisissante du bûcher de billets verts), ni les bons habitants évacués en ferry, victimes de son « expérience sociologique »… Victimes ? Cela reste à voir. Par un petit jeu sadique de son invention, le Joker incite les bons citoyens de la ville à tuer sans remords les criminels détenus sur un autre bateau, à qui il offre la même chance de survie. Résultat de « l’expérience » ? Si personne ne meurt, Nolan nous aura quand même montré que certains de ces « honnêtes » citoyens sont potentiellement bien plus violents, et prêts à tuer au nom de leur survie, que les détenus eux-mêmes. C’est là l’occasion pour le cinéaste de signer un constat cinglant sur la paranoïa régnant aux Etats-Unis…
THE DARK KNIGHT, c’est aussi l’entrée en scène d’un autre personnage fondamental de l’univers de Batman, Harvey Dent. Hâtivement présenté dans la b.d. comme l’adversaire n°2 du justicier nocturne – un procureur idéaliste affreusement défiguré par un mafioso, qui devient fou et joue le sort de ses victimes à pile ou face – Dent/Two-Face n’avait guère eu l’occasion d’être correctement développé au cinéma. Un immense acteur, Tommy Lee Jones, avait incarné le personnage avec forces pitreries dans le kitsch et lamentable BATMAN FOREVER de Joel Schumacher ; relégué au second plan par un Jim Carrey/Riddler omniprésent, Jones se retrouvait obligé d’occulter la dimension tragique du personnage, se limitant à un concours de grimaces et de gesticulations franchement insupportables. Reconnaissons là encore l’intelligence de Nolan de ne pas avoir choisi cette voie, et de rendre à Dent sa complexité. Peu connu du grand public, l’acteur Aaron Eckhart incarne à merveille le personnage. Révélé dans EN COMPAGNIE DES HOMMES, excellent dans THANK YOU FOR SMOKING, Eckhart sait parfaitement jouer de son aspect physique, évoquant un jeune Robert Redford, pour incarner des personnages clean en surface mais souvent ambigus. Voir aussi cette scène courte mais mémorable de THE PLEDGE, de Sean Penn, où il joue un flic apparemment honnête, mais n’hésitant pas à franchir la limite pour obtenir des aveux forcés du handicapé mental joué par Benicio Del Toro… Ce genre de séquence a dû fortement impressionner Nolan, qui aime lui aussi particulièrement l’ambiguïté morale chez ses protagonistes. Un casting idéal pour le rôle de Dent : ce procureur dynamique, honnête et séducteur, adepte du lancer de pièce de monnaie (comme George Raft dans SCARFACE, l’original de Howard Hawks !) prend dans le film une importance toute spéciale. Devenu le « Chevalier Blanc » de Gotham City, il symbolise les espoirs de ses habitants dans sa lutte contre la criminalité. Harvey Dent représente aussi aux yeux de Bruce Wayne à la fois un rival et un frère d’armes. Venu d’un milieu aisé, Harvey s’affiche au bras de la charmante Rachel, le grand amour de Bruce, lui rappelant du coup ce qui aurait dû lui arriver s’il ne s’était pas lancé dans sa croisade personnelle contre le Crime, s‘il n‘était pas devenu Batman. Rival en amour, Harvey est aussi le reflet de l’envie de justice absolue que ressent Bruce ; à cette différence qu’Harvey agit dans le respect de la légalité, là où Bruce se salit les mains en tant que Batman. Tout cela est énoncé très justement par Nolan durant une scène de dîner chic où les deux hommes, sous les faux-semblants de rigueur, s’étudient et se jaugent sous le regard inquiet de Rachel. Renforçant la ressemblance avec Bruce/Batman, ce « Monsieur Mains Propres » qu’est Harvey cache aussi de noires pensées. Une violence interne qui ne demande qu’à exploser quand le besoin s’en fait sentir : face à un mafioso qui le menace, face à un complice du Joker qui refuse de parler, le gentil Harvey Dent cède la place à un personnage capable d‘actes brutaux. Le voile de la normalité se déchire peu à peu. Dent est Gotham City, en quelque sorte : sous un aspect lisse et brillant, apparaissent les plus noires pulsions de l’âme humaine. Pour son malheur, Harvey est incapable d’intégrer ces deux aspects contradictoires de son âme. La mort dramatique de Rachel causée par le Joker servira d’élément déclencheur à son basculement dans la démence et la folie homicide. Et la monstruosité de la ville s’affiche sur son visage, à moitié carbonisé. C’est LE PORTRAIT DE DORIAN GRAY incarné : un beau visage qui devient terrifiant sous le poids des fautes de celui qui le porte, et de la société qu‘il représente…
à suivre…
La fiche technique :
THE DARK KNIGHT / THE DARK KNIGHT : LE CHEVALIER NOIR
Réalisé par Christopher NOLAN Scénario de Jonathan NOLAN et Christopher NOLAN, d’après la bande dessinée créée par Bob KANE (DC Comics)
Avec : Christian BALE (Bruce Wayne, alias Batman), Aaron ECKHART (Harvey Dent, alias Two-Face), Heath LEDGER (le Joker), Gary OLDMAN (Lieutenant James Gordon), Michael CAINE (Alfred), Maggie GYLLENHAAL (Rachel Dawes), Morgan FREEMAN (Lucius Fox), Monique CURNEN (Inspecteur Anna Ramirez), Cillian MURPHY (l’Épouvantail), Chin HAN (Lau), Nestor CARBONELL (Anthony Garcia, le Maire), Eric ROBERTS (Salvatore Maroni), Ron DEAN (l’Inspecteur Wuertz), Michael Jai WHITE (Gambol), Anthony Michael HALL (Mike Engel), Keith SZARABAJKA (l’Inspecteur Stephens), Colin McFARLANE (le Commissaire Loeb), William FICHTNER ( le Directeur de la Banque )
Produit par Christopher NOLAN, Charles ROVEN, Jordan GOLDBERG, Philip LEE, Karl McMILLAN, et Emma THOMAS (Warner Bros. Pictures / Legendary Pictures / Syncopy / DC Comics) Producteurs Exécutifs Kevin De La NOY, Benjamin MELNIKER, Michael E. USLAN et Thomas TULL
Musique James Newton HOWARD et Hans ZIMMER Photographie Wally PFISTER Montage Lee SMITH Casting John PAPSIDERA
Décors Nathan CROWLEY Direction Artistique Simon LAMONT, Mark BARTHOLOMEW, James HAMBRIDGE, Kevin KAVANAUGH, Steven LAWRENCE et Naaman MARSHALL Costumes Lindy HEMMING
1er Assistant Réalisateur Nilo OTERO Cascades Richard RYAN
Mixage Son Lora HIRSCHBERG et Gary RIZZO Montage Son Richard KING Effets Spéciaux Sonores Richard KING et Hamilton STERLING
Effets Spéciaux Visuels Nick DAVIS, Paul J. FRANKLIN, Ian HUNTER et Christian IRLES (Double Negative / Animal Makers / BUF / Escape Studios / Framestore / Gentle Giant Studios / New Deal Studios) Effets Spéciaux de Maquillages John CAGLIONE Jr. et Lisa JELIC Effets Spéciaux de Plateau Chris CORBOULD
Distribution USA : Warner Bros. Pictures
Durée : 2 heures 32
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