Entre ces deux nouveaux personnages, notre Batman courrait le risque de se retrouvé éclipsé par ses adversaires, ou mis en retrait des évènements. Il n’en est heureusement rien, même si la donne a changé. BATMAN BEGINS respectait finalement à la lettre le code du genre super-héroïque, qui veut que le premier film soit celui des origines, et mette en avant sa psychologie pour mieux poser ensuite sa stature de héros (un peu le schéma du SUPERMAN de Richard Donner ou du SPIDER-MAN de Sam Raimi). Le second film oppose le héros à un ennemi nettement plus puissant, et pousse généralement celui-ci à un choix cornélien et décisif – pour schématiser à partir des deux exemples précédents, leurs suites suivent le même modèle, les protagonistes sacrifiant leur identité symbolique de héros par amour. Avec THE DARK KNIGHT, Nolan modifie la donne à sa façon. Il était bien signalé, à la fin du premier film, que le millionnaire playboy Bruce Wayne, la figure publique de Gotham, était le vrai masque sous lequel se cachait Batman, le guerrier vengeur ayant dompté sa folie interne.
Ici, le héros est définitivement présenté d’emblée sous sa forme iconique de justicier impitoyable, corrigeant une bande de dealers dans un parking, ainsi que son premier ennemi, l’Épouvantail (Cillian Murphy refait ainsi une brève apparition clin d’œil)… et, plus inattendu, une bande de « bat-copieurs » ! Ces imitateurs du justicier sont en fait de pauvres types se prenant pour des vigilantes, des fanatiques prêts à la violence extrême pour combattre les criminels de la cité. L’un d’eux paiera très cher cette admiration pour Batman, et finira torturé et pendu par le Joker – la découverte de son cadavre est d’ailleurs un vrai électrochoc horrifique, digne de la scène de la tête du pêcheur des DENTS DE LA MER de Steven Spielberg… Batman découvre là le contrecoup inattendu de sa célébrité et de sa valeur symbolique : un justicier border line, certes héroïque en diable (Nolan iconise le personnage à plusieurs reprises dans des images sublimes), mais capable d‘erreurs de jugement, entraînant des conséquences dramatiques. Il ne peut empêcher par exemple l’attentat dont Gordon sera la victime accidentelle – séquence évoquant l’assassinat de John Kennedy, ce qui ne manque pas d’ironie quand on se rappelle que l’interprète de Gordon, Gary Oldman, jouait Lee Harvey Oswald dans JFK !…
Aussi, les moments attendus où le héros doit se démasquer, et sauver sa dulcinée, passages presque indispensables dans les SUPERMAN et SPIDER-MAN précités, sont ici transgressés par Nolan. Bruce Wayne laisse finalement le soin à Harvey Dent, son reflet, son double, de revendiquer l’identité de Batman – ce qui est finalement logique au vu de la personnalité de Dent, on l‘a vu. Quant au sauvetage espéré de la belle en danger, Nolan ose l’impensable dans une production estivale mainstream : dans une séquence sublime, Batman décide de sauver Harvey Dent (symboliquement, le héros officiel de Gotham doit échapper au piège du Joker), sacrifiant du coup Rachel. La malheureuse est réduite en miettes dans l’explosion qui s’ensuit. Du jamais vu à ce niveau. Et très dur à encaisser, psychologiquement, pour un Bruce Wayne que nous verrons ensuite accablé, presque prostré, dans son loft. Il faut toute la force de caractère du fidèle Alfred pour le remettre en selle après ce terrible échec, et le pousser à vaincre l’abominable Joker une bonne fois pour toutes.
S’ils ne sont que suggérés, les dégâts psychologiques de Batman sont cependant sensibles dans la dernière partie du film : après ce désastre, nous le voyons en proie aux débuts d’une inquiétante tentation. Grâce au « sonar » mis au point par son ami Lucius Fox, Batman se sert de tous les portables de la ville pour localiser le Joker. Intention louable, mais dangereuse, comme le sent justement Fox. À force de vouloir surveiller une cité entière, Batman est à deux doigts de devenir un « Big Brother » policier en puissance. Son allié doit d’ailleurs lui servir de garde-fou éthique pour l’empêcher de basculer dans cette dérive sécuritaire. Il en coûtera d’ailleurs à Batman la perte d’un allié de poids, celui qui protégeait ses activités secrète au sein de sa propre société, et qui lui fournissait ses armes hi-tech. Batman perdra aussi un ami précieux, James Gordon, dans la bataille finale. Au terme d’une magnifique dernière séquence, notre héros s’enfuit dans la nuit. Il a tout perdu : son arme numéro 1, la Batmobile (symboliquement détruite dans le combat contre le Joker) ; ses alliés (à l’exception du fidèle Alfred) ; son alliance occulte avec l’unité policière de Gordon ; et l’amour de sa vie. Privé ainsi de tous ses garde-fous, le Chevalier Noir est livré à un destin incertain. Dans quel état le retrouverons-nous dans un troisième et ultime opus de la saga ?
Ci-dessus : la poursuite routière dévastatrice opposant Batman et le Joker.
Voilà donc évoqués quelques-unes des multiples interprétations possibles du scénario de THE DARK KNIGHT, complexe, dense et maîtrisé de bout en bout. À cela s’ajoute une mise en scène exceptionnelle. Christopher Nolan filme « sans mauvaise graisse », avec un sens du détail et de l’image extrêmement détaillée. Les séquences d’action, bien que quantitativement peu nombreuses, sont parmi les meilleures jamais vues. Aussi attendues qu‘elles puissent être, dans un domaine de cascades finalement assez prévisibles, elles surclassent en puissance visuelle celles de dizaines de blockbusters maintes fois vus. Par exemple, la poursuite routière écrase largement en furie dévastatrice celles d’un TERMINATOR 2 qui fut longtemps considéré comme imbattable dans ce domaine. Les prises de vues en IMAX du chef-opérateur Wally Pfister, jouant sur une profondeur de champ extrême, confèrent à cette scène un style unique. D’un côté, Batman libéré de son tank, et fonçant sur sa moto spéciale comme un cavalier vengeur, et de l’autre le Joker aux commandes de son camion, déchaînant tous les feux de l’Enfer sur son passage, deviennent ainsi deux pures forces primales prêtes à se battre jusqu’à la mort…
À tous les niveaux techniques, Nolan a su s’entourer de collaborateurs de talent. Les maquilleurs ont su donner une image originale du Joker, putride et terrorisante. Le montage est fluide, rendant le film rapide mais pas illisible, et la photographie est superbe. Même la musique s’est bonifiée : un peu « raides » sur le premier film, Hans Zimmer et James Newton Howard ont su ici se libérer de leurs habitudes pour livrer une musique dynamique et inspirée. Le thème associé au Joker contribue largement à l’impression de folie malsaine du personnage : un long riff de guitare, étendu au-delà des normes, et soudainement traversé de deux brèves notes électrisantes. Simple, mais redoutablement efficace.
Terminons ces louanges par le casting. On l’a dit, il est largement dominé par les deux nouvelles têtes. Plongé dans la démence du Joker, Heath Ledger réussit un tour de force – on n’a rarement vu un méchant aussi halluciné et terrifiant depuis des lustres. Certaines de ses idées de jeu sont aussi judicieuses que dérangeantes – cet immonde clapotement de la bouche, par exemple ! Il est certain que sa disparition prématurée va beaucoup se faire sentir sur un éventuel troisième film. Et une nomination à l’Oscar, à titre posthume, est tout à fait envisageable. Quant à Eckhart, il réussit donc une prestation difficile, tour à tour affable, ambigu, tragique ou monstrueux. Christian Bale poursuit sur sa lancée du premier film, avec l’intelligence de jeu qui le caractérise. Il alterne ainsi l’humour à froid (sous le masque de Bruce) et les flambées de violence de Batman, notamment présentes dans l’impressionnante scène de l’interrogatoire. À côté d’eux, signalons la présence d’un revenant, Eric Roberts, le frère aîné de Julia et ancien bad boy des années 80, savoureux en mafioso huileux. J’ai passé sous silence, faute de temps, l’importance du rôle de Gary Oldman, une nouvelle fois excellent, et qui peut ici développer son personnage de flic intègre dans quelques belles scènes. Succédant à la charmante Katie Holmes dans le rôle de Rachel, Maggie Gyllenhaal se montre un petit peu juste par rapport à ses prestigieux collègues, mais se montre touchante dans sa grande scène finale. Morgan Freeman est toujours là pour amener un peu de chaleur et de sagesse humaine, et participe à l’action dans le premier tiers du film. Last but not least, le grand Michael Caine, discret mais toujours présent, tempère de son humour so british à un film somme toute très sombre. Et il a droit à de belles scènes où il se montre être la véritable conscience de notre héros.
Voilà, j’espère que vous me pardonnerez un texte très long, à la mesure de mon enthousiasme pour le film. Et encore, je n’ai pas pu rajouter tout ce que j’avais à dire sur ce DARK KNIGHT qui est à mes yeux l‘apothéose de la jeune carrière de Christopher Nolan. Il ne reste qu’à espérer que ce dernier rentre de ses vacances méritées pour trouver de nouvelles idées de films (peut-être une adaptation, encore hypothétique, de la fameuse série LE PRISONNIER ?) en attendant un troisième volet de la saga batmanienne. Le Joker est vaincu, mais vivant. Mais, sans Heath Ledger, sera-t-il judicieux de choisir un nouvel interprète pour le rôle ? Faudra-t-il réinventer un nouveau vilain (Catwoman, Pingouin, Riddler…) comme nouvel ennemi de Batman ? Et surtout, qu’en sera-t-il de l’évolution de ce dernier ? Seul Christopher Nolan le sait…
Ma note :
Dr. Ludovico, Asile d’Aliénés d’Arkham
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