CHANGELING / L’Échange, de Clint Eastwood
L’Histoire :
Elle est basée sur une affaire réelle. En 1928, Christine Collins, une mère célibataire, travaille comme standardiste à Los Angeles, où elle vit dans un quartier paisible avec son fils de neuf ans, Walter, qu‘elle élève seule. Le dimanche 10 mars de cette année-là, Christine est appelée en urgence pour un remplacement au travail, et doit sacrifier son jour de repos. Elle laisse Walter seul pour la journée, et part au travail après lui avoir préparé un repas pour midi. Mais à son retour en fin de journée, Christine ne trouve aucune trace de son petit garçon. Dans le voisinage, personne n‘a vu Walter. Elle appelle la police, qui ouvre une enquête pour disparition.
Durant plus de quatre mois, Christine est sans aucune nouvelle de son fils. Pendant cette période, sa détresse touche le Révérend Gustav Briegleb, bien connu pour ses sermons à la radio critiquant ouvertement l‘incompétence, la corruption et la brutalité du LAPD, notamment le « Gun Squad » mené par le Chef James E. Davis. Au mois d‘août, le Capitaine J.J. Jones, chargé de retrouver le petit garçon, croit enfin offrir la bonne nouvelle à Christine : on a retrouvé Walter, vivant et en bonne santé, abandonné par un vagabond dans un relais routier en Illinois. Des retrouvailles publiques entre Christine et Walter sont organisées par Davis et Jones à la gare de Los Angeles. Mais Christine est stupéfaite de voir qu‘on lui amène un autre petit garçon. Elle a beau affirmer que celui-ci n‘est pas son fils, Jones la convainc que sa réaction est normale, due à des mois d‘angoisse et de détresse, et la persuade de le ramener chez elle. Mais des signes ne trompent pas, prouvant de toute évidence que le jeune garçon n’est pas Walter. Le médecin des Collins et l’institutrice de Walter témoignent dans ce sens. Encouragée par le Révérend Briegleb, Christine tente de pousser le Capitaine Jones à reprendre l’enquête, que celui-ci considère close et favorable au LAPD. Quand elle se décide à donner une conférence de presse révélant l‘imposture du Département de la Police, Jones excédé la fait interner au Los Angeles County Hospital, dans l’aile des malades psychotiques…
Alors que commence pour la jeune femme un terrible calvaire, un autre officier du LAPD, l’Inspecteur Lester Ybarra arrête un mineur, Sanford Clark, venu illégalement du Canada travailler à la ferme de son cousin, Gordon Northcott, à Wineville, et doit le reconduire ensuite à la frontière suivant les ordres de Jones. Ce que Sanford, bouleversé et terrifié, va révéler à Ybarra bouleversera à tout jamais la vie de Christine…
La Critique :
Ouff… plus de 15 jours ont passé, depuis que j’ai vu CHANGELING (titre original préférable à un ECHANGE assez banal en français), le dernier film réalisé par Mister Clint Eastwood… pardon, l’avant-dernier, car ce sacré Clint, 78 ans et une rage de filmer intacte, a tourné et sorti dans la foulée un film de plus, GRAN TORINO, dont il est aussi la vedette, et qui va faire sans doute trés mal… mais revenons à CHANGELING.
N’en déplaise aux avis officiels de certains criticaillons trop impatients de pouvoir cracher leur venin sur un cinéaste acclamé pour une récente série de films exceptionnels, CHANGELING est un chef-d’oeuvre absolu. Un électrochoc de larmes, d’émotion et d’humanité, mais aussi un sommet de noirceur, une plongée dans un cauchemar tétanisant dans ce qui peut se faire de pire dans la nature humaine ! Ceux qui n’ont pas encore vu le film, soyez prévenus : il faut être blindé psychologiquement pour suivre sans flancher le chemin de croix de l’héroïne, Christine Collins, et la description de l’Horreur absolue en la personne du tueur en série Gordon Northcott. En ce qui me concerne, CHANGELING m’a vraiment marqué. Je ne pense pas être quelqu’un de facilement impressionnable, au cinéma s’entend, or j’ai bien failli pleurer deux fois, et j’en ai fait des cauchemars la nuit suivante…
Au fait, cette histoire est réellement arrivée, hélas…
Pardon d’avance pour cette entrée en matière brouillonne, mais depuis 15 jours, j’ai eu du mal à mettre au point ce que je voulais écrire sur ce film, magistral mais difficile à tous égards. Difficile de rendre justice en mots au travail de Clint, mais essayons !…
ci-dessus : le tableau du peintre suisse Johann Heinrich Füssli intitulé THE CHANGELING (1780).
D’abord, que diable signifie ce titre original, CHANGELING ? Il faut en fait remonter dans les mythologies nordiques et celtiques pour en connaître la première explication. Dans les contes, « Changeling », le Changelin, c’est un enfant enlevé après la naissance par les êtres magiques – fées, trolls, lutins, farfadets, etc. – et échangé contre un autre enfant de leur propre espèce. Un être, qui, en grandissant, devient hideux et malfaisant, et pousse généralement les parents humains à le rejeter, voir le tuer… Dans le film qui nous intéresse, le Changelin, c’est un petit garçon que la police de Los Angeles, en 1928, va remettre à Christine Collins, mère célibataire désemparée par la disparition de son fils Walter, en affirmant qu’il s’agit bien de son fils enlevé des mois auparavant. Ce qu’elle va nier et refuser obstinément, avec raison… mais en subissant toute la cruauté dont les hommes sont capables contre les plus faibles qu’eux… Un « conte d’horreur pour adultes« , selon Clint Eastwood, qui a parfaitement saisi l’esprit du scénario de J. Michael Straczynski. Sous l’aspect de la reconstitution d’une époque, d’un drame personnel et d’une enquête policière, nous sommes ici dans le territoire du conte de fées - celui des récits terrifiants des frères Grimm. Dans tout les contes, il y a un ogre. Celui que va croiser Christine Collins au bout de sa tragédie…
Le scénariste, J. Michael Straczynski, est un nom plus familier aux amateurs de séries télévisées et de comics : cet auteur s’est fait connaître du grand public en produisant la série TV de science-fiction BABYLON V, au début des années 1990s – un vaste space opera acclamé pour son intelligence (on accorde autant d’importance aux batailles et aux explorations spatiales qu’à la description de relations politiques crédibles entre peuplades ennemies – pour un parallèle bien senti avec la situation politique mondiale de la précédente décennie) et devenu un « must » du genre. Straczynski est aussi passé scénariste à succès chez Marvel, où il a repris les rênes des aventures de Spider-Man avec autant de succès que de contestation chez les fans du Tisseur. Mais avant tout, il reste un écrivain, qui est tombé tout à fait par hasard sur l’histoire de Christine Collins et s’est pris de passion pour le sujet – apparemment, la Police de Los Angeles faisait le ménage dans ses vieilles archives, et le dossier Christine Collins, peu flatteur pour le LAPD (Los Angeles Police Department), aurait été détruit pour de bon si un ami de l’auteur n’avait pas eu la présence d’esprit de tout garder et de lui en parler !… Au vu du résultat final, on comprend vite que l’affaire Collins ait pu passionner Straczynski, et, à travers lui, Clint Eastwood.
Les thèmes abordés dans CHANGELING sont nombreux et complexes, mais clairement exposés et décrits. Entre autres, on y traite : du combat d’une mère seule dans une société machiste et excessivement répressive à l’égard des « mauvaises femmes » ; d’une enquête sur un tueur en série absolument monstrueux ; de l’incompétence, de la violence et de la corruption au sein du LAPD sous la Prohibition (en livrant seulement quelques images saisissantes des gun squads, ces véritables escadrons de policiers tueurs, Eastwood fait mieux qu’un roman entier de James Ellroy au meilleur de sa forme); du pouvoir de fascination de Hollywood, toujours présent en filigrane dans la vie des habitants de Los Angeles (les références aux films et aux stars de l’époque par les personnages scandent l’histoire à plusieurs reprises – la promesse d’aller voir un film de Chaplin ; le « Changelin » qui, voulant voir le cow-boy Tom Mix, déclenche malgré lui le drame de Christine Collins) ; de la force d’une communauté de citoyens unis par un pasteur presbytérien, le Révérend Briegleb, véritable voix de la Vérité dans le film et personnage fondamentalement « eastwoodien » (nombre de films de Clint accordent une place importante aux révérends et autres « preachers« - PALE RIDER, LE CANARDEUR, SPACE COWBOYS, MILLION DOLLAR BABY et j’en oublie sûrement…); des enfants kidnappés et martyrisés (revoir UN MONDE PARFAIT et MYSTIC RIVER) ; de l’Horreur absolue dans la psychopathie (souvenez-vous de Scorpio dans DIRTY HARRY, ou d’Evelyn – Jessica Walter dans PLAY MISTY FOR ME/ Un Frisson dans la Nuit, première réalisation de Clint) ; de la peine de mort, ce meurtre légalisé par l’Etat américain, déjà évoqué par Clint dans TRUE CRIME/Jugé Coupable, mais aussi il y a 40 ans dans PENDEZ-LES HAUT ET COURT ; du caractère destructeur de la Peur comme instrument de pouvoir (aussi bien de Northcott sur ses victimes que des policiers et médecins vis-à-vis de Christine et des internées de l’asile), et la façon dont cette peur, fruit de la haine et de la violence humaine peut affecter ses victimes (aussi bien Northcott dans son enfance, son jeune cousin Sanford Clark, que Christine dans la confrontation finale avec le tueur)…
Et n’oublions pas l’importance accordée au cadre de l’histoire : nous sommes dans l’Amérique de la Grande Dépression, entre 1928 et 1935. HONKYTONK MAN, autre chef-d’oeuvre de Clint, se situait aussi à cette époque. Coïncidence ? Eddie Alderson, le jeune comédien qui joue Sanford Clark, le jeune complice-victime forcé de Northcott, ressemble à s’y méprendre au jeune garçon héros de ce précédent film, joué par Kyle Eastwood, le fils de Clint devenu un brillant jazzman ! Ou à Clint lui-même, quand il n’était qu’un enfant et a bien connu cette dure période de l’Histoire américaine, immortalisée par LES RAISINS DE LA COLERE…
Ci-dessus : la bande-annonce de CHANGELING.
Tous ces thèmes s’entrecroisent au travers d’un scénario parfaitement agencé, selon la règle « classique » des 3 actes dramatiques. Chaque acte pourrait être « chapitré » avec un titre spécifique.
1 ) la Disparition
CHANGELING s’ouvre tout en douceur, presque banalement pourrait-on croire, en nous montrant la dernière journée que Christine Collins va vivre avec son petit garçon, Walter. La description paisible, toute en douceur, d’une journée ordinaire dans la vie d’une mère obligée de gagner seule sa vie pour élever son fils. Mais, déjà, un léger malaise flotte. Le petit garçon, très calme avec sa mère aimante, s’est battu à l’école avec un camarade. La raison est toute simple : celui-ci a eu le tort de se moquer de l’absence du père de Walter. Pourquoi a-t-il quitté Christine et Walter ? Celle-ci, évasive, répond quelque chose comme « La boîte des responsabilités lui a fait peur« , avant de changer prudemment de sujet. Réponse peu satisfaisante pour le gamin. L’impression de malaise persistera dans les scènes suivantes, avant le drame. Premier grand mystère du film, qui prendra peut-être toute son importance dans la scène finale…Le jour suivant, commence pour Christine le début de son cauchemar, de sa descente en Enfer. Au retour d’une journée de travail impromptue (on est dimanche !), Christine ne retrouve pas Walter chez eux… le gamin a inexplicablement disparu. Première épreuve pour Christine, une attente obligatoire de 24 heures et une nuit d’angoisse avant de pouvoir signaler la disparition de l’enfant aux policiers. Procédure légale pour l’époque, mais aux répercussions terribles en l’occurence puisqu’elle fait le jeu d’un criminel psychopathe qui a largement le temps de quitter Los Angeles avec sa victime…
Alors que les jours passent, et que l’enquête traîne, la solitaire Christine va se trouver un allié inattendu : le Révérend Briegleb, auteur de sermons radiophoniques bien sentis où il attaque ouvertement les dirigeants du LAPD, notamment le Chef James E. Davis. Ce représentant de la Loi avait des méthodes qui scandaliseraient aujourd’hui encore n’importe quel honnête citoyen. Notamment quand il est montré tenant un discours ahurissant sur la lutte contre les criminels. Selon Davis, il faut les abattre en pleine rue, sans aucune forme de procès ! Et tant pis pour les passants innocents qui prendraient des balles perdues… Via Briegleb, Eastwood réussit une dénonciation impitoyable des violences policières, sujet toujours d’actualité dans notre monde. Ici, le LAPD forme au vu et au su de tous des Escadrons de la Mort, les fameux Gun Squads, responsables d’une pluie de cadavres suspects du côté de Mulholland Drive. Rien n’est inventé, la police de Los Angeles est hélas célèbre depuis longtemps pour ses activités suspectes. Tuer des gangsters n’a rien de glorieux ni d’héroïque. Comme le dit le très lucide Révérend, le LAPD « élimine la concurrence » pour les affaires. Les plus dangereux gangsters de Los Angeles ? Ses policiers !
Ce premier acte ne se limite pas d’ailleurs à fustiger la brutalité policière de l’époque. Il passe en revue une hallucinante batterie des moyens de pression employés par des officiers peu soucieux de la détresse maternelle de la pauvre Christine. Plus soucieux de redorer leur blason que de faire consciencieusement leur devoir public, Davis et le Capitaine J.J. Jones (chargé de l’enquête sur la disparition de Walter) vont mettre en scène des retrouvailles faussement émouvantes, pour la une des journaux, entre Christine Collins et un petit garçon, Arthur Hutchins, qui n’est pas Walter… On devine la stupeur et la cruelle déception que peut ressentir la jeune femme à ce moment-là, elle à qui Jones annonçait fièrement le retour sain et sauf de son fils. La malheureuse se retrouve alors, à ce moment précis, prise au piège pour les besoins d’un happy end factice orchestré par le pouvoir policier – bon prétexte pour ces derniers de se donner le beau rôle et soigner une réputation désastreuse ! Clint Eastwood nous mettait déjà en garde contre le dangereux pouvoir des manipulations médiatiques de tout acabit : l’opération militaire de Grenade servie « sur un plateau » par l’US Army à un public crédule dans HEARTBREAK RIDGE / Le Maître de Guerre ; les fausses légendes de l’Ouest écrites par le pitoyable journaliste d’UNFORGIVEN / Impitoyable ; ou encore la célèbre photo d’Iwo Jima, qui fut mise en scène et exploitée à des fins de propagande, comme on le voit dans FLAGS OF OUR FATHERS / Mémoires de nos Pères… Les retrouvailles filmées ici desserviront Christine par la suite de sa tragédie. Le psychiatre obtus « gobera » la belle histoire vendue par le LAPD, et se servira d’une photo prise ce jour-là pour refuser à Christine le droit de sortir de l’asile. Méfiez-vous des hommes de pouvoir qui croient dur comme fer au pouvoir absolu de l’Image…
Le Capitaine Jones a droit aux plus belles piques du réalisateur durant cette première partie. Voilà un officier qui, en apparence, porte beau et semble plutôt sympathique quand il prend en charge l’enquête. Eastwood va peu à peu nous dévoiler son véritable visage, en procédant par couches successives. J.J. Jones, en bon flic macho, ne supporte pas qu’un petit bout de femme vienne contester son autorité et sa « supériorité » masculine. Rappelons que nous sommes en 1928, dans une société américaine encore trés patriarcale, où les mères célibataires sont mal vues. La libération de la Femme n’existe pas encore, et des hommes comme Jones sont nombreux à croire que la place de celle-ci est uniquement vouée aux enfants, à la cuisine et au ménage… Qu’une Christine Collins vienne sans cesse lui dire qu’il se trompe et ne fait pas son travail est, à ses yeux, tout à fait impossible. En réponse, Jones se réfugie en toute bonne conscience dans les clichés misogynes : si »la Collins », comme il l’appelle bientôt avec mépris, ne reconnaît pas son fils, c’est tout à fait normal. Pour lui, elle est fragile, émotive, impressionnable… autant de sous-entendus chargés de condescendance vis-à-vis du « sexe faible » typiques de l’époque.
Plus grave encore, Jones est tellement figé dans ses préjugés machistes qu’il est incapable de la moindre autocritique. Au lieu de se demander pourquoi Christine lui met sous le nez des preuves irréfutables (la diminution de la taille de l’enfant, sa circoncision) et de reconnaître ses torts (cela serait à ses yeux un aveu de faiblesse, intolérable pour ses supérieurs!), Jones va pressurer cette dernière, lui envoyant un médecin chargé de lui expliquer noir sur blanc les subits changements de « Walter »/Arthur… Les arguments paternalistes, pseudo-scientifiques, de ce personnage aux ordres de Jones sont ahurissants de bêtise autosatisfaite ! Soutenue par le Révérend et une communauté de petites gens dont Eastwood nous montre quelques-uns des représentants les plus attachants (le patron du standard, le médecin dentiste, l’institutrice), Christine se découvre une âme de combattante. Suprême affront pour Jones : la jeune femme va ridiculiser publiquement ses méthodes au cours d’une émission de radio. L’officier en conclut qu’elle ne peut qu’être « hystérique », la réponse fourre-tout des misogynes… L’argument lui permet d’envoyer la malheureuse en hôpital psychiatrique, légalement, sans aucun procès. Et de se débarrasser du problème par la même occasion, croit-il.
Pour Christine Collins, un cauchemar cède la place à un autre plus terrible encore, qui va la toucher dans sa condition non seulement de mère, mais de femme. Pour le spectateur, c’est le début d’une littérale plongée en Enfer. Une mission de routine d’un autre officier, compétent celui-là, qui va nous amener à regarder l’Horreur en face…
à suivre…
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