L’ÉTRANGE HISTOIRE DE BENJAMIN BUTTON, de David Fincher
L’Histoire :
la Nouvelle-Orléans, fin du mois d‘août 2005. Alors que l‘ouragan Katrina s‘approche des côtes, une vieille femme, Daisy Fuller, se meurt dans son lit d’hôpital. Elle raconte à sa fille Caroline l‘histoire d‘un horloger aveugle, Gateau, qui fabriqua en 1918 la grande horloge de la gare centrale de la ville. Fou de chagrin d’avoir perdu son fils dans la Grande Guerre, Gateau conçut exprès l‘horloge de façon à ce qu‘elle tourne à l‘envers, en souvenir de tous les jeunes soldats morts au combat. Daisy demande à Caroline de lui lire un journal rempli de cartes postales et de photographies, ayant appartenus à un certain Benjamin Button…
Celui-ci naquit la nuit de l‘Armistice, le 11 novembre 1918, dans la capitale de la Louisiane. Malheureusement, sa mère mourut en couches. Le père, Thomas, découvrit que le bébé était atteint d‘une étrange maladie : son aspect et sa condition physique étaient celles d‘un vieillard de 80 ans. Brisé par le chagrin, il faillit jeter le bébé dans le fleuve, avant de s‘enfuir devant un policier, et déposa finalement le nouveau-né sur le porche d‘un foyer pour personnes âgées. Un couple de domestiques Noirs, Queenie et Tizzy, le recueillirent. Stérile, Queenie décida de garder et d‘élever le bébé, qu‘elle nomma Benjamin, comme son propre fils, malgré le désaccord de Tizzy…
Au fil des années, le petit Benjamin vit dans le paisible hospice, élevé avec tendresse par Queenie. En grandissant, il garde son aspect et ses déficiences de vieillard, mais se rend compte peu à peu qu’il rajeunit ! Curieux du monde extérieur, Benjamin fait une série de rencontres qui vont bouleverser sa vie. Il fait la connaissance de Daisy, une fillette de son âge, qui devient sa meilleure amie. À 15 ans, il rencontre Ngunda Oti, un Pygmée, jadis vedette d’un zoo humain, dont les récits de voyage enflamment son imagination. Benjamin rencontre aussi « Captain Mike » Clarke, un marin pilote de remorqueur, qui devient son ami et l’entraîne dans les quartiers chauds de la Nouvelle-Orléans. Thomas, son père qu’il n’a jamais connu, le retrouve et sympathise avec lui – sans lui dire qui il est. En 1936, Benjamin, qui continue à rajeunir d’année en année, décide de quitter l’hospice, et part sur le remorqueur de Mike, le Chelsea, pour voir le monde…
la Critique :
La messe est dite. Bien que la cérémonie des Oscars n’ait lieu que dimanche, les pronostiqueurs autodésignés « experts » du Net annoncent déjà la victoire de SLUMDOG MILLIONNAIRE comme meilleur film et de Mickey Rourke comme meilleur acteur. N’ayant toujours pas vu le premier, sorti depuis plusieurs semaines, ni THE WRESTLER, je me garderai de tout commentaire à leur sujet. Il me semble cependant que le nouveau film de David Fincher, L’ÉTRANGE HISTOIRE DE BENJAMIN BUTTON conserve toutes ses chances, mais la vox populi a parlé… un peu hâtivement. Pensez donc, avec ses 150 millions de dollars de budget, son casting en or et son cachet de superproduction hollywoodienne, BENJAMIN BUTTON devient paradoxalement le « vilain petit canard » par rapport à ses principaux concurrents, plébiscités pour le simple fait qu’ils représentent le Cinéma Indépendant dans toute sa gloire. Un cinéma forcément inattaquable et intouchable, car tellement dans l’air du temps (comprendre : à la mode, hype, comme on dit maintenant pour faire branché), et pas du tout manipulateur comme ces grosses machines indécentes en pleine crise financière mondiale, ma bonne dame…. Les coups de cœur du public et de la presse officielle mènent cependant régulièrement à de grosses erreurs de jugement. BENJAMIN BUTTON, derrière son apparence de film de studio, appartient totalement à son créateur David Fincher. Celui-ci a pris un gros risque en changeant de registre, quittant ses thrillers aux ambiances poisseuses pour un film inclassable, et passionnant à plus d’un titre.
Ci-dessus : la bande-annonce en VF de BENJAMIN BUTTON.
À l’origine de BENJAMIN BUTTON, il y a une nouvelle de 11 pages signée du grand écrivain F. Scott Fitzgerald. Concise, pleine de la mélancolie typique de l’auteur de GATSBY LE MAGNIFIQUE, elle fait ici l’objet d’une adaptation fleuve, œuvre du talentueux scénariste oscarisé de FORREST GUMP, Eric Roth, à qui l’on doit aussi les scripts complexes de THE INSIDER/Révélations et ALI de Michael Mann et MUNICH de Steven Spielberg. Lequel Spielberg fut d’ailleurs longtemps intéressé par le scénario de Roth, avant de passer la main pour d’autres projets. Ses amis et collaborateurs de longue date, les producteurs Kathleen Kennedy et Frank Marshall, se sont tourné vers un autre virtuose de la caméra, David Fincher. En l’espace de 6 longs-métrages remarquables, le réalisateur de 47 ans s’est forgé une brillante réputation qui n’a rien d’usurpée. Voyez plutôt : ALIEN 3, brillante et funèbre conclusion de la trilogie horrifique spatiale (on oubliera les suites et fausses séquelles qui ont suivi) ; SEVEN, terrifiante descente aux Enfers, succès mondial qui a propulsé son réalisateur et son acteur vedette Brad Pitt au sommet ; THE GAME, thriller énigmatique, glaçant et intrigant, malgré une conclusion peu crédible ; le virulent, caustique et politiquement incorrect FIGHT CLUB, digne héritier de l’ORANGE MÉCANIQUE de Stanley Kubrick ; PANIC ROOM, thriller claustrophobe plus classique, solidement mené, malgré une débauche de prouesses visuelles superflues ; et le magistral ZODIAC sorti l’an dernier, reconstitution angoissante et palpitante d’une vraie chasse au tueur en série dans la Californie des années 70. Une filmographie très riche donc, où Fincher excelle à créer des atmosphères inquiétantes, un style exigeant propice aux expérimentations cinématographiques les plus poussées, et tire généralement le meilleur de ses acteurs. BENJAMIN BUTTON lui permet de sortir de ses univers de thrillers, tout en lui offrant, à travers un scénario complexe, un nouveau jeu de signes et d’indices cachés des plus habiles. Le tout dissimulé dans un film atypique, à la fois drame intimiste, épopée, romance mélancolique, comédie et fantaisie.
BENJAMIN BUTTON, c’est d’abord une histoire où le Temps règne en maître. Sur la vie et la mort de Benjamin Button et Daisy Fuller, mais aussi sur l’histoire d’une ville, La Nouvelle-Orléans, et sur la grande Histoire elle-même. Dès les premières minutes, et l’étrange récit fait par une vieille femme mourante, Fincher et Roth nous emmènent dans leur univers et leurs obsessions. À la fin de la Grande Guerre, l’horloger aveugle Gateau, accablé par le chagrin d’avoir perdu son fils au combat, fabrique une horloge pour la gare de la Nouvelle-Orléans. Celle-ci tourne à l’envers, exprimant la douleur inconsolable de Gateau, personnage mystérieux dont l’œuvre influera sur le cours de la vie du héros… Durant ses 85 années d‘existence, Benjamin Button (dont la propre horloge interne, biologique, est inversée) va traverser les périodes historiques ; né la nuit de l’Armistice du 11 novembre 1918, il va connaître la Grande Dépression, la 2e Guerre Mondiale, les années de liberté des sixties… jusqu’à son récit posthume, partagé par Daisy et sa fille Caroline alors que l’Ouragan Katrina s’apprête à dévaster La Nouvelle-Orléans, ce 29 août 2005.
Le Temps rassemble Benjamin et Daisy, depuis l’enfance, où leur affection réciproque naît autour d’un conte où une horloge joue un grand rôle, jusqu’à l’âge adulte, où il goûteront quelques années d’un bonheur conjugal bien bref, avant la vieillesse inéluctable qui va rendre leur relation encore plus bouleversante.
L’élément Temps est lié à la Mort, omniprésente dans ce récit où Benjamin passe ses jeunes années dans une maison de retraite paisible, où la vie est comme suspendue entre deux décès des locataires, visités dans leur sommeil par la « Vieille Amie » faucheuse de vies. C’est aussi le Temps suspendu dans les rencontres nocturnes entre Benjamin et Elizabeth Abbott, la distinguée britannique avec qui il a une liaison à Mourmansk, en URSS, à la fin des années 30. Une liaison qui n’existe que durant les longues heures nocturnes partagées dans les couloirs d’un hôtel fantomatique… C’est aussi le Temps passé, évoqué par Thomas, le père de Benjamin, inconsolable de la mort de son épouse et hanté par son passé. Il est aussi énormément question de Destin et d’immortalité, notions évoqués par le personnage du marin alcoolique, « Captain Mike », obnubilé par les battements d’ailes du colibri (qui forment le parfait symbole de l’Infini) et les références mythologiques aux Parques (lorsqu’il meurt dans les bras de Benjamin après l’attaque de l’U-Boot). Les apparitions du colibri, en deux moments-clés du récit, symbolisent ici la libération de l’âme, l’achèvement d’un cycle inéluctable représenté par l’Horloge de Mr. Gateau. On notera au passage une possible référence faite par Fincher à un de ses films favoris, BLADE RUNNER de Ridley Scott, où l’envol final d’une colombe évoquait la même idée. De même, la très belle scène du décès de Benjamin n’est pas sans évoquer un autre de ses films favoris, 2001 : L’ODYSSÉE DE L’ESPACE de Stanley Kubrick. Benjamin vieillit en redevenant un nourrisson, dont l’ultime regard plein de douceur et d’interrogation à Daisy renvoie à celui que nous adressait l’astronaute Bowman devenu Enfant des Étoiles à la fin du chef-d’œuvre de Kubrick. L’idée étant la même, à savoir que le héros, au terme de son voyage, a réussi à fermer le cycle du Destin et connaît une renaissance symbolique.
Le récit du film est aussi un véritable jeu de piste et de signes à décoder pour le spectateur. Le titre original, THE CURIOUS CASE OF BENJAMIN BUTTON, est déjà une énigme en soi. David Fincher aime les titres « cryptés » (voir plus haut), et celui-ci n’y fait pas exception. Le « curious case » du titre original peut se traduire à la fois comme « le cas curieux » médical de Benjamin, né avec les déficiences d’un vieillard (on pense à la terrible maladie du Progéria, bien que le scénario évite tout pathos ou référence appuyée). Il peut aussi être traduit comme « l’affaire juridique curieuse » évoquant peut-être la question de l’héritage financier légué par le père de Benjamin, et l’héritage spirituel que celui-ci laisse à Caroline. Mais « case » en anglais désigne aussi une valise, une mallette ou une sacoche… comme celle que Daisy garde à l’hôpital, remplie des souvenirs de son défunt amour !
Le nom du héros aussi est un véritable « code » que Fincher et Roth affichent sous nos yeux. Le nom de famille, « Button », évoque le métier de Thomas, le père de Benjamin. Il dirige une fabrique de boutons, ironiquement nommée « les Boutons Button » ! Manière de suggérer la dualité de ce père qui le rejette puis l’aime, ou d’évoquer les répétitions qui jalonnent la vie de Benjamin. Fincher s’amuse d’ailleurs avec les boutons, en refaisant les logos des studios ouvrant le film… Benjamin possèdera plus tard un yacht, le « Button Up » (en anglais, « buttoned up » signifie à la fois « boutonné jusqu’au cou » et « silencieux, renfermé », ce qui correspond bien au caractère du personnage). Ces boutons, omniprésents dans le film, symbolisent les choses les plus anodines du quotidien, peut-être représentent-ils l’aspect apparemment insignifiant du petit Benjamin, nouveau-né difforme que tout le monde croit condamné à mourir vite. Mais ils ont aussi une valeur historique forte. Les plus anciens boutons auraient été fabriqués deux millénaires avant notre ère, dans la Vallée de l’Indus. À la fin de son odyssée, Benjamin va justement passer ses dernières années de voyage en Inde, aux origines de l’Histoire Humaine…
Le prénom du héros est lui aussi fortement symbolique. Sa mère adoptive, Queenie (formidable Taraji P. Henson), fervente chrétienne, lui choisit celui de Benjamin. Ce n’est pas par hasard. Dans l’Ancien Testament, Benjamin est le dernier-né de Jacob et Rachel, les parents fondateurs d’Israël. Celle-ci mourut en couches après l’avoir engendré. Comme Mrs. Button, la mère biologique, dans le film ! Benjamin est essentiellement évoqué enfant dans l’Ancien Testament, restant aux côtés de son père jusqu’à sa mort – à l’instar de Benjamin qui veille sur son père mourant dans le film. Le prénom Benjamin signifie plusieurs choses : « fils de la droite » (comprendre : le côté favorable, sans connotation politique !), mais aussi « enfant de la souffrance », ou « fils des vieux jours »… Une définition profondément mélancolique, qui va parfaitement à Benjamin Button, hanté par les figures maternelles : sa vraie mère, morte à sa naissance ; Queenie, qui est stérile pendant des années avant de donner naissance à une fille ; et Daisy, qui manque de perdre leur bébé à la naissance (reflet de la mort de la mère de Benjamin) avant de finir par materner Benjamin dans ses derniers mois, comme une figure inversée de la Nativité…
D’autres symboles forts traversent le film : telle la répétition des personnages handicapés par une blessure à la jambe. Enfant, Benjamin est paralysé, puis apprend à marcher avec des béquilles avant d’arriver à être autonome (cela n’est pas sans rappeler le scénario de FORREST GUMP, où le jeune héros se libère symboliquement de ses entraves aux jambes) ; il retrouvera après la guerre son père devenu boiteux et incapable de marcher seul ; et Daisy voit sa carrière de danseuse brisée par un accident qui lui laisse une jambe en miettes.
Ci-dessus : pas d’extrait de film, mais un aperçu de la très belle musique de BENJAMIN BUTTON, signée du compositeur français Alexandre Desplat. Il s’agit de la piste 2 du CD, intitulée « Mr Gateau ».
Autre élément omniprésent au récit, l’Eau, qui manifestement obsède Fincher dans ses films. Petit rappel dans ses autres films : l’eau est fatale à l’Alien ; le taxi qui entraîne Michael Douglas dans les eaux de la Baie de San Francisco dans THE GAME ; l’accident automobile fatidique, sous la pluie battante, de FIGHT CLUB ; la pluie incessante qui tombe dans SEVEN et PANIC ROOM ; et les meurtres du Zodiaque, survenant auprès d’un point d’eau (la terrifiante scène du Lac Berryessa)… Le cadre de la Nouvelle-Orléans se prête admirablement bien à cet élément naturel si important. L’horloger disparaît sur une barque dans les flots ; Thomas songe à noyer Benjamin nouveau-né dans le fleuve ; Benjamin découvre ses changements physiques dans la salle de bain ; il s’émancipe en travaillant sur l’eau, à bord du remorqueur de Mike, puis voyage sur les océans avec lui (jusqu’à l’affrontement épique avec un sous-marin allemand entouré de cadavres) ; Thomas meurt au bord du Lac Pontchartrain ; Daisy se livre à une danse séductrice sous une pluie nocturne… jusqu’au grand finale du film, situé sous le déchaînement de l’Ouragan Katrina, et ce magnifique dernier plan de l’horloge engloutie dans les eaux…
On s’amusera aussi des clins d’œil que Fincher adresse à ses connaisseurs. Septième long-métrage du cinéaste, BENJAMIN BUTTON ne peut pas manquer d’évoquer le premier succès de Fincher et son acteur favori, Brad Pitt, parfait de bout en bout. Dans la savoureuse séquence du Guérisseur de la Foi, le petit Benjamin donne son âge au prêtre. « Seven, I think » en VO ! Un leitmotiv qui revient dans les moments humoristiques, amenés par le retraité Mr. Dawes, l’homme qui a été frappé sept fois par la foudre ! L’occasion pour Fincher de créer d’hilarantes petites saynètes en noir et blanc, montrant les mésaventures « électrisantes » de Mr. Dawes, à la façon de Buster Keaton. Rires garantis à chaque fois !
On l’aura compris, le scénario d’Eric Roth est particulièrement dense, intelligent et bien conçu. Il y a certes une ressemblance déjà évoquée avec certains éléments narratifs de FORREST GUMP. Le chef-d’œuvre de Robert Zemeckis et BENJAMIN BUTTON partagent bien des points communs : on y suit le voyage d’une vie fait par un homme « anormal », orphelin et innocent, qui va rencontrer dès l’enfance son grand amour. Les deux histoires se passent en grande partie dans le Vieux Sud des USA (Alabama chez GUMP, Louisiane chez BUTTON), le héros y perd son meilleur ami durant la guerre (mort de Bubba au Viêtnam ; mort de Mike durant la 2e Guerre Mondiale) et traverse l’Histoire de son pays…
Il ne faut cependant pas y voir un plagiat, plutôt un lien de parenté scénaristique – et le traitement par les cinéastes fait la différence. Robert Zemeckis a une sensibilité humoristique très forte, lumineuse, qui fait « passer la pilule » des moments plus tristes, tandis que Fincher se montre plus mélancolique, « obscur ».
S’il fallait adresser un réel reproche à BENJAMIN BUTTON, ce serait plutôt sur sa partie « romantique ». Après le premier acte impeccablement mené et raconté, riches en péripéties et surprises, l’histoire d’amour de Benjamin et Daisy, paraît fade en comparaison. On sent que Fincher n’est pas autant à l’aise qu’avec son premier acte, les « love stories » n’étant pas ce qui l’intéresse dans son univers cinématographique. Elles ne sont pas bien brillantes, et ne finissent pas par des happy ends : la liaison de Ripley et Clemens, dans ALIEN 3, est brutalement écourtée par le monstre ; les Mills, dans SEVEN, sont un jeune couple pas si heureux que ça, et connaissent une fin horrible ; les Graysmith verront leur histoire rompue par l’obsession du mari pour les meurtres du ZODIAC. Les réconciliations dans FIGHT CLUB et PANIC ROOM sont pour le moins sanglantes. Nicholas Van Orton, le protagoniste de THE GAME, a bien une attirance pour la jolie fausse serveuse Christine, mais le réalisateur nous laisse dans l’incertitude…
On le voit, le bilan des couples « finchériens » n’est pas joyeux ! La donne change quelque peu avec BENJAMIN BUTTON, où l’histoire d’amour est le noyau central du récit. Mais le pessimisme est une nouvelle fois présent, malgré la douceur apparente. Fincher tente des « trucs » et astuces narratives pour faire passer la sauce – comme de décrire l’enchaînement d’incidents qui va mener à l’accident de Daisy à Paris. Une séquence réussie mais qui, curieusement, fait plus penser alors à AMÉLIE POULAIN qu’autre chose… Heureusement, ces trouvailles, qui traduisent peut-être le malaise du réalisateur à raconter une simple histoire d’amour, passent, grâce à l’alchimie et la présence du couple Brad Pitt – Cate Blanchett. Aussi bancal soit-il, ce deuxième acte est en tout cas nécessaire pour nous amener à une conclusion émouvante, d’une grande tristesse poétique, où Fincher ne joue plus « à l’épate » et touche au cœur même de son sujet : Daisy, vieille femme, sacrifie son amour pour Benjamin, devenant sous nos yeux ce nourrisson de 85 ans, et veille sur lui dans ses derniers instants. Image sublime où le dernier regard de Benjamin est pour cette vieille dame qu’il continue à aimer et reconnaître, malgré la détérioration de sa mémoire…
Ce tour d’horizon de BENJAMIN BUTTON ne serait pas complet sans évoquer ses personnages secondaires. Nous en avons cité quelques-uns (Queenie, Thomas, Mr. Dawes), mais il faudrait en citer d’autres, tout aussi importants. Tel Oti, le Pygmée, qui a fait partie d’un Zoo Humain (ces spectacles étaient hélas monnaie courante il y a encore un siècle) et entraîne Benjamin hors de la maison de retraite pour découvrir la ville. Benjamin l’accompagne même sur les sièges du tramway réservé aux Noirs (la ségrégation fonctionne encore à ce moment du récit) sans ressentir la moindre gêne : né d’une riche famille Blanche mais élevé par une domestique Noire, il est membre à part entière de la communauté de sa mère adoptive ! On citera aussi le compagnon de Queenie, Tizzy, domestique lui aussi, mais passionné de théâtre et de poésie (il joue Shakespeare à merveille, devant un Benjamin stupéfait !) ; Elizabeth, la « Dame Fantôme » de Mourmansk, à qui Tilda Swinton prête ses traits aristocratiques (et dont la distinction et le physique androgyne la fait ressembler à Cate Blanchett, ce qui est sans doute délibéré de la part du réalisateur – toujours cette obsession pour la dualité et les effets de miroir…) ; le marin Captain Mike, personnage truculent « à l’Irlandaise », joué par l’excellent Jared Harris, a des allures de Michel Simon dans L’ATALANTE avec ses tatouages. Bien d’autres personnages, apparemment mineurs, ont aussi leur importance. Comme la prostituée qui déniaise Benjamin, mais, se trompant sur son âge, est épuisée par ce dernier ! Ou ce canonnier Cherokee, si fier d’être le plus patriote à bord du remorqueur de Captain Mike… Ou encore le Guérisseur de la Foi, à qui Fincher et Roth réservent une « chute » des plus caustiques…
Si les acteurs des seconds rôles sont tous excellents, bien entendu, ce sont Brad Pitt et Cate Blanchett qui attirent les regards. Déjà très bons ensemble dans BABEL d’Alejandro Gonzalez Inarritu (où jouait la petite Elle Fanning, leur fille dans ce film, et qui interprète ici le rôle de Daisy enfant), les deux comédiens s’entendent visiblement à merveille. Ils sont tous deux extraordinaires ici ; la performance technique et les maquillages « vieillissants » sont vite oubliés, et, en quelques secondes, Brad Pitt nous convainc d’être cet « enfant vieillard » sans donner l’impression de forcer son talent. Il a trouvé le ton juste pour camper un personnage sensible, contemplatif, triste mais jamais mièvre. Cate Blanchett, elle, dégage à chaque scène une grâce surnaturelle, digne d‘une Greta Garbo… par une intonation, un geste, un regard, elle peut nous fait ressentir la douceur ou la douleur de Daisy. Immense actrice, dont le jeu subtil surprend à chaque nouveau rôle.
Ci-dessus : comment Brad Pitt réussit-il à incarner un enfant au corps de vieillard ? Ce petit reportage tv (en VO non sous-titré) vous donne la réponse. Les effets spéciaux du film combinent des acteurs-doublures, et des répliques digitales du visage de l’acteur maquillé par procédé numérique. Un résultat final absolument bluffant !
Du côte de la mise en scène de Fincher, rien à redire non plus. BENJAMIN BUTTON confirme une nouvelle fois l’immense talent de metteur en images du cinéaste de FIGHT CLUB. L’expérimentation technique est toujours poussée et fascinante chez lui ; heureusement, au contraire d’un PANIC ROOM parasité par ses prouesses visuelles excessives, Fincher a su ici trouver le bon dosage. Les effets ne prennent pas ici le pas sur la dramaturgie et les personnages. Leur force vient de leur « invisibilité » : on se doute bien que Brad Pitt n’a pas vieilli et rapetissé prématurément pour les besoins du rôle, on devine qu’il y a bien des effets spéciaux très complexes (le fin du fin en matière de maquillages, d‘animatronique et de motion capture), mais on les oublie aussitôt. C’est tout simplement bluffant, tout comme la reconstitution d’une Nouvelle-Orléans des années 20 à nos jours, qui semble des plus naturelles. Le talent de Fincher éclate aussi dans l’ambiance nocturne hivernale de Mourmansk ; ainsi que dans la gestion d’un spectaculaire combat marin contre un U-Boot, séquence particulièrement intense. Saluons aussi enfin la maîtrise au millimètre de l’espace par Fincher, dans les séquences closes de la maison de retraite (son utilisation de la scénographie mériterait un livre entier), et le superbe travail du chef-opérateur Claudio Miranda, qui nous livre des scènes en clair-obscur absolument superbes.
Même s’il souffre d’un défaut de longueur (vous êtes prévenus, trouvez-vous une salle confortable, sinon le « Syndrome du Mal aux Fesses » risque de frapper en cours de route !), BENJAMIN BUTTON est une expérience vraiment fascinante. Pour ses acteurs, son ambiance unique et sa grande force symbolique, le film mérite mieux que son étiquette hâtive de « Film à Oscars ». Fusion réussie entre le grand spectacle et les obsessions de son maître d’œuvre, il vous invite à un voyage inhabituel. Intemporel.
ma note :
Ocivodul fo Esac Suoiruc Eht
la Fiche Technique :
THE CURIOUS CASE OF BENJAMIN BUTTON / L’Étrange Histoire de Benjamin Button
Réalisé par David FINCHER Scénario d’Eric ROTH, d’après la nouvelle de F. Scott FITZGERALD
Avec : Brad PITT (Benjamin Button), Cate BLANCHETT (Daisy Fuller), Jared HARRIS (« Captain Mike » Clarke), Taraji P. HENSON (Queenie), Julia ORMOND (Caroline), Tilda SWINTON (Elizabeth Abbott), Mahershalalhashbaz ALI (Tizzy), Jason FLEMYNG (Thomas Button), Elias KOTEAS (Monsieur Gateau), Rampai MOHADI (Ngunda Oti), Elle FANNING (Daisy à 7 ans), Fiona HALE (Mrs. Hollister), Madisen BEATY (Daisy à 10 ans), Ted MANSON (Mr. Daws)
Produit par Cean CHAFFIN, Kathleen KENNEDY, Frank MARSHALL, Jim DAVIDSON et Marykay POWELL (The Kennedy/Marshall Company / Paramount Pictures / Sessions Payroll Management / Warner Bros. Pictures)
Musique Alexandre DESPLAT Photo Claudio MIRANDA Montage Kirk BAXTER et Angus WALL Casting Laray MAYFIELD
Décors Donald Graham BURT Direction Artistique Tom RETA et Kelly CURLEY Costumes Jacqueline WEST
1er Assistant Réalisateur Bob WAGNER Réalisateur 2e Équipe Tarsem SINGH (Inde)
Mixage Son Ren KLYCE, David PARKER et Michael SEMANICK Montage Son et Effets Spéciaux Sonores Ren KLYCE Effets Spéciaux Visuels Eric BARBA, Craig BARRON, Charlie ITURRIAGA, Matt McDONALD, Daniel P. ROSEN et Edson WILLIAMS (Digital Domain / Matte World Digital / Asylum VFX / Eden FX / Evil Eye Pictures / Gentle Giant Studios / Hydraulx / Lola Visual Effects / Mova / Ollin Studio / Savage Visual Effects / Special Effects Atlantic) Effets Spéciaux de Maquillages Greg CANNOM et Brian SIPE (Drac Studios) Effets Spéciaux de Plateau Burt DALTON et Ryal COSGROVE Effets Spéciaux Animatroniques Jim KUNDIG
Distribution USA : Paramount Pictures / Distribution INTERNATIONAL : Warner Bros. Pictures
Durée : 2 heures 46