L’attrait d’INCEPTION doit aussi certainement beaucoup à l’impressionnante somme de connaissances culturelles que Nolan maîtrise à merveille, et intègre à son récit avec une apparente simplicité. Le sujet même du film se prête à un ahurissant mélange des genres qui n’a rien de prétentieux ou d’ostentatoire, nourrissant à chaque instant le propos du cinéaste comme l’esprit du spectateur. Cobb et sa fine équipe s’implantent dans l’esprit de Robert Fischer, et descendent de plus en plus profondément dans sa psyché, nous entraînant avec eux. Se relayant les uns les autres, ils deviennent des «canaux» humains dans le subconscient de leur cible. De ce fait, ils sont des médiums, au sens d’«hommes de média», maîtrisant des connaissances architecturales, esthétiques, cinématographiques et mythologiques complètes. L’emboîtement des quatre rêves permet à Nolan de reconnaître et de s’approprier ses propres influences (cinéma, peinture, littérature) et de les mener dans une nouvelle direction créatrice – en quelque sorte, le jeune cinéaste accomplit sous nos yeux sa propre «inception» ! Chaque «niveau» de rêve exploré est tout d’abord en soi une manière de rendre hommage aux artistes et aux films qui l’ont influencé. Ainsi ce que nous appellerons dans le film le «Niveau – 1» (le rêve supervisé par Yusuf) adopte l’esthétique urbaine froide et le rythme nerveux des thrillers à la Michael Mann ou Ridley Scott ; le «Niveau – 2» (le rêve supervisé par Arthur) nous entraîne en plein dans les territoires de Stanley Kubrick : un grand hôtel inquiétant à la SHINING, dans lequel les protagonistes «glissent» sur les murs comme les astronautes de 2001 : L’ODYSSEE DE L’ESPACE ! Au «Niveau-3», Nolan s’accorde un petit plaisir : refaire AU SERVICE SECRET DE SA MAJESTE, son James Bond préféré (le seul de la série qui se termine très mal pour l‘agent secret…), avec courses-poursuites à ski et assaut d’une forteresse en haute montagne (même la musique de Hans Zimmer s’inspire du thème instrumental que John Barry composa pour ce film).
Contrairement donc à ce que des critiques paresseux ont pu écrire, INCEPTION ne s’inspire en aucune façon de MATRIX ! Il y a certes une ressemblance assez vague entre les deux films (l’idée de personnages s’aventurant dans des «rêves contrôlés» est finalement assez classique dans la science-fiction récente), mais on constatera vite qu’INCEPTION est l’antithèse absolue de MATRIX… D’une rigueur narrative et d’une esthétique toute européenne (qui n‘exclut pas le dynamisme de l‘action), le film de Nolan prend tout de suite ses distances avec la science-fiction des frères Wachowski : on n’y trouvera ni les plagiats à peine masqués des mangas, comics et de TERMINATOR, aucun abus de kung-fu virtuel et d‘effets spéciaux «dans ta face»… S’opposant aux excès très «californiens» du blockbuster des Wachowski, le film de Nolan propose aussi l’émotion et la réflexion derrière le grand spectacle. Un point clé du scénario d‘INCEPTION suffit d’ailleurs à faire taire les détracteurs «matrixiens» : rejeter le monde réel pour se laisser engloutir dans un monde artificiel, ou onirique, est une expérience des plus dangereuses.
Les Wachowski faisaient de leur monde virtuel un gigantesque défouloir pour adolescents attardés gavés de jeux vidéo et de comics, et montraient des héros soumis corps et âme à leur guide-gourou, jusqu’à adopter une posture «rebelle» potentiellement terroriste (les héros de MATRIX ouvrent le feu sur les «cyber-méchants», mais n’ont aussi aucun scrupule à faire des victimes collatérales, selon eux complices du système totalitaire qu‘ils combattent…) ; Nolan nous met en garde contre cette fascination, à travers l’histoire de Cobb et Mal. Cobb traîne un lourd secret : architecte pionnier de l’exploration du subconscient humain, fier de son savoir, il a entraîné sa jeune épouse dans ses découvertes… et, abusant de son pouvoir par vanité, l’a finalement convaincue que la réalité, notre monde, n’était qu’une illusion. Persuadée que seule la mort peut la ramener dans ce qu‘elle croit être la «vraie» réalité (croyance partagée par les innombrables victimes de sectes…), Mal se suicide sous les yeux de Cobb. Et voilà comment ce dernier, traumatisé, enferme et refoule en lui le souvenir de la chère disparue, qui vient perturber le bon cours de ses missions futures… Pour résumer, INCEPTION pose aussi une question de morale, sur la responsabilité humaine, à travers une histoire de science-fiction intrigante, là où les frères Wachowski, tout à leur enthousiasme pour la culture mangas-comics-Internet-jeux vidéo, ont livré une trilogie certes hautement spectaculaire, mais totalement inconsciente du message irresponsable qu’elle livrait au public. Voilà donc pour la soi-disant «influence» de MATRIX relevée par les grincheux de service. Revenons aux véritables influences d’INCEPTION, qui sont bien plus vastes que cela. Elles ne se limitent pas à la citation des films et des genres évoqués plus haut.
Nolan est aussi un cinéaste «littéraire» dans le bon sens du terme. Il ouvre son film, on l’a dit, par une référence explicite au poème UN RÊVE A L’INTERIEUR D’UN RÊVE d’Edgar Allan Poe. D’autres influences sont clairement affirmées dans INCEPTION, à commencer par l’une des plus anciennes notions de l’art dramatique, énoncées il y a plus de 25 siècles par Aristote : la catharsis. Père fondateur de toute la dramaturgie des origines jusqu’à nos jours, Aristote avait exprimé par ce mot, catharsis, le «sommet dramatique», la résolution de tout conflit exprimé à son époque dans les pièces de théâtre auxquelles le spectateur pouvait s’identifier. La notion de catharsis est au centre d’INCEPTION, elle est même exprimée à plusieurs reprises, et analysée dans les préparatifs de mission par Cobb et compagnie. En «ciblant» Robert Fischer, un jeune homme perturbé par la mort de son tout-puissant paternel, ils cherchent à mettre à nu le conflit qui ronge ce dernier, et, pour les besoins de leur opération, expriment l’objectif qu’ils vont lui inspirer dans ses rêves emboîtés : «Je vais détruire l’œuvre de mon père pour suivre ma propre voie !». En d’autres termes, ils définissent sa catharsis à venir, l’obliger à dépasser le conflit qui le perturbe. C’est le principe même de toute bonne histoire depuis l’époque grecque, jusqu’à nos jours, et Nolan l’a parfaitement intégré à son scénario. Habilement, il établit un parallèle entre Fischer et Cobb. Tous deux ont un fort conflit «oedipien» à résoudre, lié à un père écrasant qu’ils cherchent à surpasser chacun à leur façon. Brillant architecte, comme son père Miles, Cobb a suivi une voie toute différente de ce dernier, celle de l’espionnage. Mais, en s’affranchissant de ce dernier, Cobb a aussi causé son propre malheur. La catharsis recherchée au final est donc double : la résolution du conflit filial entre les Fischer, et celle du deuil impossible pour Cobb hanté par la culpabilité de la mort de sa femme. S’y joint une troisième, plus diffuse mais présente, celle de Saito, qu’un séjour prolongé dans les «limbes» de l’esprit a rendu amnésique…
Des racines de la dramaturgie grecque à la mythologie grecque, il n’y a qu’un pas dans INCEPTION ; outre l’éternel conflit oedipien, le film de Nolan se nourrit aussi d’autres légendes célèbres et riches en symboles. On peut voir dans la relation «impossible» nouée entre Cobb et Mal une relecture du mythe classique d’Orphée descendu aux Enfers chercher sa défunte Eurydice, pour la perdre définitivement (on comprendra mieux la référence aux miroirs de Cocteau, qui livra deux films magnifiques sur le même sujet, durant les scènes parisiennes). Et, plus évident, la référence au Labyrinthe. Pas étonnant que Nolan ait donné au personnage d’Ellen Page le prénom de la fameuse princesse crétoise remettant un fil précieux au héros Thésée, avant son entrée dans le Labyrinthe du Minotaure. La rencontre de Cobb et Ariadne se fait d’ailleurs autour d’une scène savoureuse de recrutement, un test où la jeune femme dessine des labyrinthes carrés, trop classiques. Devant les refus de Cobb, elle change d’optique et dessine un labyrinthe circulaire, concentrique, à la façon d’un mandala bouddhiste. Ça marche, elle est engagée dans la mission ! Et c’est elle qui va d’ailleurs aider en secret Cobb à résoudre le conflit qui le ronge, jusqu’à lui lancer «ne te perds pas !» au moment fatidique…
Voilà pour les principales références mythologiques utilisées par Nolan, mais le cinéaste ne s’arrête pas là. Dans les références littéraires implicites du film, nous trouvons aussi le grand Philip K. Dick, le romancier halluciné qui a su, dans la seconde moitié du 20e Siècle, remettre en cause l’existence matérielle de notre monde, et dépeint des univers inquiétants, dominés par des corporations internationales totalitaires, où les protagonistes ne peuvent plus différencier le rêve de la réalité, ce qui nous renvoie en plein dans INCEPTION. La séquence en haute montagne se conclut par une scène typique du romancier, la rencontre entre Robert Fischer et son père, véritable «Maître du Haut Château» que représente la forteresse imprenable. Et on peut autant douter du happy end apparent d’INCEPTION que de la fin de MINORITY REPORT, chef-d’œuvre de «Science-fiction Noire» dû à Steven Spielberg d’après une nouvelle de Dick. Les deux films se terminent, en nous laissant dans le Grand Doute dickien ! Le tour d’horizon littéraire d’INCEPTION se conclut aussi avec les références aux philosophes, chercheurs et explorateurs de l’esprit humain les plus divers. Nolan évoque tout aussi bien les travaux de Freud (la fameuse «forteresse vide» représentée dans le film par le q.g. en haute montagne) que de son rival Carl Gustav Jung (et sa fameuse notion d’inconscient collectif, auquel se rattache aussi bien la séquence «bondienne» – 007 ne fait-il pas partie désormais de notre inconscient collectif de cinéphages ? – que la découverte de «rêveurs collectifs», évoquant les fumeurs d’opium d‘antan, venus partager le même rêve…). On peut aussi trouver dans INCEPTION des références aux travaux de Stephen LaBerge, auteur de livres très sérieux sur les expériences de rêves lucides, les ouvrages oniriques de Carlos Castaneda, le livre du philosophe William James LES VARIETES DE L’EXPERIENCE RELIGIEUSE (annonçant au 19e Siècle les futures études sur la schizophrénie et les notions de «rêves partagés»), ainsi que les écrits bouddhistes sur la réalité de tout rêve.
Tout aussi vertigineuse est la façon dont Nolan et ses collaborateurs ont su créer un univers tangible, concret, en se basant sur des œuvres picturales. Avec l’aide de son fidèle chef opérateur Wally Pfister, de l’inventivité de l’équipe artistique et d’effets visuels stupéfiants, Nolan donne littéralement vie à des toiles de maîtres, où prédominent les effets d’architecture paradoxale déjà évoqués, et les grands maîtres surréalistes. On a déjà cité M.C. Escher (et son tableau RELATIVITY, ci-dessus), et l’Escalier Sans Fin de Penrose, auquel Nolan donne une application pratique astucieuse. Poursuivi par un homme dans une cage d’escalier en spirale, Arthur se sert du paradoxe à son avantage : il rattrape l’homme et le jette devant lui, dans le vide. En un seul plan ! Une prouesse ahurissante – tout comme la création d’un Paris «onirique réaliste»… La maestria de ces effets spéciaux ne prend jamais le pas sur l’histoire en elle-même, elle nourrit la dimension créative du film.
Il faut aussi évoquer l’importance de l‘«inspirateur» commun d‘Escher, Penrose et donc de Nolan, le peintre italien Piranèse, auteur de l’inquiétante série des PRISONS labyrinthiques à souhait. On retrouve des traces de celles-ci dans les séquences parisiennes et dans la perturbante traversée en apesanteur du grand hôtel.
Au dernier «Niveau» de l’aventure, celui que les protagonistes assimilent aux Limbes, Nolan et ses collaborateurs nous font redécouvrir l’univers familier et inquiétant des surréalistes : une maison sortie de L’EMPIRE DES LUMIERES de René Magritte, des rues désertes comme dans les tableaux de Giorgio De Chirico (auteur d’un très symbolique tableau intitulé ARIANE, ou L’EVEIL D’ARIANE…), sans oublier l’importance dramatique d’un train noir évoquant les tableaux de Paul Delvaux…
Fin du fin, l’exploration des différentes phases du rêve, liés à l’inconscient, dans INCEPTION, font aussi référence à un très ancien tableau de Sandro Botticelli, LA CARTE DE L’ENFER, inspirée par les écrits de Dante, tableau qui passionna Jung, qui y voyait une véritable représentation de la «carte de l’inconscient collectif» humain jusqu’à ses «limbes»; tableau dont la construction circulaire, labyrinthique, a peut-être bien inspiré à Nolan la «plongée» finale de Cobb dans son propre Enfer…
Ce qui nous amène à passer en revue d’autres éléments du jeu de piste symbolique auquel se livre Nolan. En tout premier lieu, l’importance accordée aux «totems». Pour ne pas se perdre dans le monde des rêves, les «extracteurs» gardent toujours sur eux un objet référent, sorte de «bouée de sauvetage psychique». Pour Arthur, par exemple, c’est un dé. Pour Ariadne, c’est une pièce de jeu d’échecs (dont on sait que Stanley Kubrick, un des inspirateurs de Nolan, était grand amateur). Pour Cobb, c’est une toupie, un objet au mouvement paradoxal s’il en est : pour expliquer sa conception du rêve, Cobb dessine deux flèches circulaires allant dans les sens opposés (gauche-droite pour l’une, droite-gauche pour l’autre)… soit le sens giratoire d’une toupie tournant sur elle-même à l’infini. Quand celle-ci ne tourne plus, Cobb sait qu’il est dans un rêve. Hélas, il s’agissait de l’objet «totem» de sa défunte femme. Mal a préféré enfermer la toupie dans un coffre, symbole de son refus de revenir au monde réel. La toupie devient donc aussi un signe de mort. Toujours dans l’ordre du symbolique, on rappellera les apparitions de ce train monstrueux qui surgit subitement en pleine rue… le train est souvent assimilé, dans le langage symbolique, aux dragons et aux serpents, tapi comme eux dans notre cerveau reptilien, source de notre inconscient ; il est donc une figure voisine des monstres qui hantent nos cauchemars. Dans le film, le train (qui apparaît aussi en arrière-plan du tableau de Chirico cité plus haut…) est d’ailleurs une force inconsciente, incontrôlable et destructrice, liée à l’histoire de la mort de Mal.
Les noms, dans INCEPTION, ont aussi une forte connotation symbolique. Avant les personnages, attardons-nous sur l’énigmatique compagnie Cobole, pour laquelle Cobb travaille avant d’être pourchassé dans le labyrinthe des rues de Mombasa. Cela vient sans aucun doute de COBOL, langage de programmation de gestion informatique encore très usité de nos jours, dans les grandes entreprises financières, et qui signifie «Common Business Oriented Langage». Voilà un nom qui plairait sûrement à Philip K. Dick… Cobole, dans le film, est donc l’expression de ce monde des affaires complètement déshumanisé, désincarné, profondément aliénant. Comme le demande Mal à Cobb, durant une scène importante du film, fuir à travers le monde les tueurs anonymes d’une multinationale dont on ne sait rien, n’est-ce pas aussi une forme de cauchemar ?
Plusieurs des personnages d’INCEPTION ont eux aussi un nom hautement symbolique, ou référentiel. Nous avons déjà vu celui d’Ariadne, intéressons-nous à quelques autres. Pour le jeune Arthur, j’y vois un autre hommage caché à Stanley Kubrick. Puisque le jeune assistant de Cobb évolue en parfaite apesanteur comme dans 2001, pourquoi ne pas y voir une allusion au grand Arthur C. Clarke, co-scénariste du film et prestigieux écrivain de science-fiction philosophique ? Cobb, lui, a le même nom que le cambrioleur du tout premier long-métrage de Nolan, FOLLOWING (LE SUIVEUR), déjà un voleur de secrets et un manipulateur. Cobb, en anglais, c’est aussi «le noyau» destiné à germer pour engendrer des fruits (ou des idées…) ; cela peut aussi être le diminutif de «Cobweb», «toile d’araignée», encore une figure labyrinthique circulaire. Une expression anglaise, «to fresh away the cobwebs», signifie «se changer les idées, s’aérer l’esprit». Écoutez bien le dialogue en VO de Cobb lors de sa première confrontation avec Mal, il l’emploie juste avant de s’enfuir par la fenêtre ! Signe que son personnage a déjà de sérieuses failles qu’il ne veut pas voir en face… La «cible», Robert Fischer, doit son nom au célèbre champion de jeu d’échecs, Bobby Fischer, un véritable malade paranoïaque. Encore une allusion aux échecs, qui nous renvoie dans les territoires de Kubrick. Le nom du chimiste, Yusuf, évoque quant à lui Joseph, le prophète et interprète des rêves de Pharaon dans l’Ancien Testament. Et le meilleur pour la fin, Mal – un mot français parfaitement compréhensible certes, mais qui fait référence au refrain d’une célèbre chanson d’Edith Piaf… «Ni le bien / qu’on m’a fait / ni le Mal / tout ça m‘est bien égal…». Un refrain qui sert d’ailleurs de signal de réveil aux protagonistes dans le film. Christopher Nolan jure n’avoir jamais fait le rapprochement entre la chanson de Piaf, Marion Cotillard et LA MÔME ! Si beaucoup parleraient de simple coïncidence, voilà un beau synchronisme «jungien» inconscient de la part de l’auteur de MEMENTO…
Les personnages nous amènent à parler des acteurs d‘INCEPTION. Une nouvelle fois, Nolan se montre inspiré dans son casting, judicieux mélange de vétérans, de stars confirmées et de jeunes pousses prometteuses. En tête d’affiche, Leonardo DiCaprio ne vole jamais la vedette à ses partenaires, et s’implique avec son intensité coutumière dans l’univers de Nolan. «Leo» excelle dans l’interprétation de personnages porteurs de secrets et profondément perturbés, comme pour BODY OF LIES / Mensonges d’État, SHUTTER ISLAND et CATCH ME IF YOU CAN / Arrête-moi Si Tu Peux. On notera d’ailleurs que, dans le film de Spielberg comme dans celui de Nolan, le personnage de Leo est un fugitif traqué, adepte des fausses identités, et qu’il s’amuse à jouer les James Bond (pour rire chez Spielberg, et plus sérieusement ici) ; Marion Cotillard est parfaite en héritière des femmes fatales de film noir (à la façon de Gene Tierney dans LAURA ou de Kim Novak dans VERTIGO, la comédienne française revient littéralement «d‘entre les morts» à l’écran) ; pour son second film avec Nolan (après une courte apparition dans BATMAN BEGINS), Ken Watanabe déborde toujours autant de charisme seigneurial. Chez les vétérans, outre donc Michael Caine, on retrouve avec plaisir Pete Postlethwaite (le père de Daniel Day-Lewis dans le magnifique AU NOM DU PERE, chef de fanfare inoubliable des VIRTUOSES et traqueur de Tyrannosaure dur à cuire du MONDE PERDU) et un Tom Berenger très éloigné de son rôle de sergent brutal dans PLATOON. Du côté des petits jeunes qui montent, outre la confirmation du talent de la très douée Ellen Page, il faut apprécier celui de Tom Hardy, mêlant le flegme pince-sans-rire, le cynisme décontracté, et se montrant totalement à son aise dans l’action (c‘est de bon augure avant de reprendre le rôle de Mad Max pour George Miller), ainsi que celui de Joseph Gordon-Levitt. Connu pour son rôle farfelu dans la sitcom TROISIEME PLANETE A PARTIR DU SOLEIL, le jeune comédien «assure», en retrait de DiCaprio, et mêle humour et gravité avec adresse. Par ailleurs, Gordon-Levitt lévite à merveille, dans l’anthologique séquence de l’hôtel, glissant et «dansant» sur les murs avec la même légèreté que Fred Astaire dans MARIAGE ROYAL, auquel son physique filiforme et sa gestuelle maîtrisée font tout de suite penser.
Le travail sur la lumière et les cadrages est parfait. La réalisation de Nolan doit beaucoup à son complice des débuts, le chef opérateur Wally Pfister. Ce dernier livre carrément un travail n’ayant rien à envier aux meilleurs films expérimentaux, pour un résultat des plus marquants. Il alterne l’usage des pellicules 35 mm et 70 mm, utilise la classique VistaVision pour les effets spéciaux, et le format Imax pour une immersion visuelle totale. Résultat : une image au rendu «dur», sombre, et des prises de vues «impossibles» mais bien réelles. Véritable cauchemar logistique, les scènes d’apesanteur arrivent même à surpasser celles de 2001 : L’ODYSSEE DE L’ESPACE par la variété des prises de vues : des travellings latéraux, axiaux, plongées et contreplongées enchaînées… le tout accompagnant aussi bien une bagarre mémorable que les glissades de cinq protagonistes endormis et «imbriqués» ensemble, cascades délicates et réalisées en direct ! S’il faut en revanche adresser un reproche à INCEPTION parmi ce déluge de louanges, ce serait pour son montage… Le rythme est toujours soutenu, l’action et le découpage parfaitement lisibles, cependant la durée du film pose problème. Devenue désormais la norme des films à grand spectacle, la durée de 2 heures 30 est finalement assez «bâtarde». Quelques minutes d‘action «bondienne» auraient sans doute pu être enlevées sans gâcher notre plaisir. Sans doute Nolan a-t-il voulu en faire un peu trop en réalisant un de ses rêves de gosse… Un reproche mineur, comparé à la solidité du récit et de la compréhension du film, qui ne posent jamais problème quant à elles.
Cerise finale sur le gâteau, la musique de Hans Zimmer ajoute à l‘atmosphère familière et inquiétante du film… au fil des années, le compositeur s’est totalement bonifié, transcendé. Souvent critiqué à ses débuts pour son côté «artillerie lourde de synthétiseurs» dont il faisait l’usage à l’excès dans les productions Bruckheimer et autres blockbusters estivaux, Zimmer a su affiner son style et son sens musical (grâce notamment à sa fructueuse collaboration avec Ridley Scott). Pour son troisième film avec Nolan, le compositeur explore des voies inédites. Atmosphérique sans céder au remplissage facile, sa musique pour INCEPTION provoque fascination et malaise… Zimmer fait toujours preuve d’efficacité dans les passages d’action trépidante (la scène de poursuite à Mombasa). Plus intéressant, il crée un leitmotiv particulier, intitulé dans la BO «Dream Collapsing», thème induit par de lourdes notes obsédantes (qui ne sont autres que les premières mesures de la chanson d’Edith Piaf, amplifiées et ralenties !), auquel il mêle des constructions cycliques (proches descendantes des notes «en spirale» de la musique de VERTIGO composée par Bernard Herrmann pour Alfred Hitchcock). Surtout, adoptant la construction architecturale paradoxale souhaitée par Nolan, Zimmer se surpasse avec un morceau sublime, mélancolique et obsédant, «Old Souls» .
Fin du voyage. Nos héros sortent indemnes de leur mission. Le spectateur sort de la salle, enthousiasmé mais perturbé par les souvenirs, les images, les sons du film. Happy end, le rêve est bel et bien fini ?
Souvenir du dernier plan d’INCEPTION. La toupie de Cobb tourne, tourne, tourne… elle vacille quelques instants. Les mots du poète se sont inscrits au plus profond de notre subconscient.
«Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve ?»
La note :
Ludovinceptionné
La fiche technique :
INCEPTION
Réalisé par Christopher NOLAN Scénario de Christopher NOLAN
Avec : Leonardo DiCAPRIO (Dom Cobb), Ken WATANABE (Saito), Joseph GORDON-LEVITT (Arthur), Ellen PAGE (Ariadne), Marion COTILLARD (Mal), Tom HARDY (Eames), Cillian MURPHY (Robert Fischer), Tom BERENGER (Peter Browning), Michael CAINE (Miles), Pete POSTLETHWAITE (Maurice Fischer), Dileep RAO (Yusuf), Lukas HAAS (Nash)
Produit par Christopher NOLAN, Emma THOMAS, Zakaria ALAOUI, John BERNARD, Jordan GOLDBERG, Kanjiro SAKURA et Yoshiyuki TAKI (Warner Bros. Pictures / Legendary Pictures / Syncopy) Producteurs Exécutifs Chris BRIGHAM et Thomas TULL
Musique Hans ZIMMER Photo Wally PFISTER Montage Lee SMITH Casting John PAPSIDERA
Décors Guy DYAS Direction Artistique Brad RICKER, Luke FREEBORN et Dean WOLCOTT Costumes Jeffrey KURLAND
1ers Assistants Réalisateurs Nilo OTERO, Ahmed HATIMI et (NC) Gil KENNY Cascades Tom STRUTHERS et Brent WOOLSEY
Mixage Son Lora HIRSCHBERG et Gary RIZZO Montage Son et Effets Spéciaux Sonores Richard KING
Effets Spéciaux Visuels Paul J. FRANKLIN, Pete BEBB, Rob HODGSON et Andrew LOCKLEY (Double Negative / Plowman Craven & Associates) Effets Spéciaux de Plateau Chris CORBOULD
Distribution USA, GRANDE-BRETAGNE et INTERNATIONAL : Warner Bros. Pictures Durée : 2 heures 28