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Archives pour septembre 2010

Voyage au Centre du Labyrinthe – INCEPTION, Partie 2

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L’attrait d’INCEPTION doit aussi certainement beaucoup à l’impressionnante somme de connaissances culturelles que Nolan maîtrise à merveille, et intègre à son récit avec une apparente simplicité. Le sujet même du film se prête à un ahurissant mélange des genres qui n’a rien de prétentieux ou d’ostentatoire, nourrissant à chaque instant le propos du cinéaste comme l’esprit du spectateur. Cobb et sa fine équipe s’implantent dans l’esprit de Robert Fischer, et descendent de plus en plus profondément dans sa psyché, nous entraînant avec eux. Se relayant les uns les autres, ils deviennent des «canaux» humains dans le subconscient de leur cible. De ce fait, ils sont des médiums, au sens d’«hommes de média», maîtrisant des connaissances architecturales, esthétiques, cinématographiques et mythologiques complètes. L’emboîtement des quatre rêves permet à Nolan de reconnaître et de s’approprier ses propres influences (cinéma, peinture, littérature) et de les mener dans une nouvelle direction créatrice – en quelque sorte, le jeune cinéaste accomplit sous nos yeux sa propre «inception» !   Chaque «niveau» de rêve exploré est tout d’abord en soi une manière de rendre hommage aux artistes et aux films qui l’ont influencé. Ainsi ce que nous appellerons dans le film le «Niveau – 1» (le rêve supervisé par Yusuf) adopte l’esthétique urbaine froide et le rythme nerveux des thrillers à la Michael Mann ou Ridley Scott ; le «Niveau – 2» (le rêve supervisé par Arthur) nous entraîne en plein dans les territoires de Stanley Kubrick : un grand hôtel inquiétant à la SHINING, dans lequel les protagonistes «glissent» sur les murs comme les astronautes de 2001 : L’ODYSSEE DE L’ESPACE ! Au «Niveau-3», Nolan s’accorde un petit plaisir : refaire AU SERVICE SECRET DE SA MAJESTE, son James Bond préféré (le seul de la série qui se termine très mal pour l‘agent secret…), avec courses-poursuites à ski et assaut d’une forteresse en haute montagne (même la musique de Hans Zimmer s’inspire du thème instrumental que John Barry composa pour ce film).  

Contrairement donc à ce que des critiques paresseux ont pu écrire, INCEPTION ne s’inspire en aucune façon de MATRIX ! Il y a certes une ressemblance assez vague entre les deux films (l’idée de personnages s’aventurant dans des «rêves contrôlés» est finalement assez classique dans la science-fiction récente), mais on constatera vite qu’INCEPTION est l’antithèse absolue de MATRIX… D’une rigueur narrative et d’une esthétique toute européenne (qui n‘exclut pas le dynamisme de l‘action), le film de Nolan prend tout de suite ses distances avec la science-fiction des frères Wachowski : on n’y trouvera ni les plagiats à peine masqués des mangas, comics et de TERMINATOR, aucun abus de kung-fu virtuel et d‘effets spéciaux «dans ta face»… S’opposant aux excès très «californiens» du blockbuster des Wachowski, le film de Nolan propose aussi l’émotion et la réflexion derrière le grand spectacle. Un point clé du scénario d‘INCEPTION suffit d’ailleurs à faire taire les détracteurs «matrixiens» : rejeter le monde réel pour se laisser engloutir dans un monde artificiel, ou onirique, est une expérience des plus dangereuses.

Les Wachowski faisaient de leur monde virtuel un gigantesque défouloir pour adolescents attardés gavés de jeux vidéo et de comics, et montraient des héros soumis corps et âme à leur guide-gourou, jusqu’à adopter une posture «rebelle» potentiellement terroriste (les héros de MATRIX ouvrent le feu sur les «cyber-méchants», mais n’ont aussi aucun scrupule à faire des victimes collatérales, selon eux complices du système totalitaire qu‘ils combattent…) ; Nolan nous met en garde contre cette fascination, à travers l’histoire de Cobb et Mal. Cobb traîne un lourd secret : architecte pionnier de l’exploration du subconscient humain, fier de son savoir, il a entraîné sa jeune épouse dans ses découvertes… et, abusant de son pouvoir par vanité, l’a finalement convaincue que la réalité, notre monde, n’était qu’une illusion. Persuadée que seule la mort peut la ramener dans ce qu‘elle croit être la «vraie» réalité (croyance partagée par les innombrables victimes de sectes…), Mal se suicide sous les yeux de Cobb. Et voilà comment ce dernier, traumatisé, enferme et refoule en lui le souvenir de la chère disparue, qui vient perturber le bon cours de ses missions futures… Pour résumer, INCEPTION pose aussi une question de morale, sur la responsabilité humaine, à travers une histoire de science-fiction intrigante, là où les frères Wachowski, tout à leur enthousiasme pour la culture mangas-comics-Internet-jeux vidéo, ont livré une trilogie certes hautement spectaculaire, mais totalement inconsciente du message irresponsable qu’elle livrait au public.   Voilà donc pour la soi-disant «influence» de MATRIX relevée par les grincheux de service. Revenons aux véritables influences d’INCEPTION, qui sont bien plus vastes que cela. Elles ne se limitent pas à la citation des films et des genres évoqués plus haut.

 

Nolan est aussi un cinéaste «littéraire» dans le bon sens du terme. Il ouvre son film, on l’a dit, par une référence explicite au poème UN RÊVE A L’INTERIEUR D’UN RÊVE d’Edgar Allan Poe. D’autres influences sont clairement affirmées dans INCEPTION, à commencer par l’une des plus anciennes notions de l’art dramatique, énoncées il y a plus de 25 siècles par Aristote : la catharsis. Père fondateur de toute la dramaturgie des origines jusqu’à nos jours, Aristote avait exprimé par ce mot, catharsis, le «sommet dramatique», la résolution de tout conflit exprimé à son époque dans les pièces de théâtre auxquelles le spectateur pouvait s’identifier. La notion de catharsis est au centre d’INCEPTION, elle est même exprimée à plusieurs reprises, et analysée dans les préparatifs de mission par Cobb et compagnie. En «ciblant» Robert Fischer, un jeune homme perturbé par la mort de son tout-puissant paternel, ils cherchent à mettre à nu le conflit qui ronge ce dernier, et, pour les besoins de leur opération, expriment l’objectif qu’ils vont lui inspirer dans ses rêves emboîtés : «Je vais détruire l’œuvre de mon père pour suivre ma propre voie !». En d’autres termes, ils définissent sa catharsis à venir, l’obliger à dépasser le conflit qui le perturbe. C’est le principe même de toute bonne histoire depuis l’époque grecque, jusqu’à nos jours, et Nolan l’a parfaitement intégré à son scénario. Habilement, il établit un parallèle entre Fischer et Cobb. Tous deux ont un fort conflit «oedipien» à résoudre, lié à un père écrasant qu’ils cherchent à surpasser chacun à leur façon. Brillant architecte, comme son père Miles, Cobb a suivi une voie toute différente de ce dernier, celle de l’espionnage. Mais, en s’affranchissant de ce dernier, Cobb a aussi causé son propre malheur. La catharsis recherchée au final est donc double : la résolution du conflit filial entre les Fischer, et celle du deuil impossible pour Cobb hanté par la culpabilité de la mort de sa femme. S’y joint une troisième, plus diffuse mais présente, celle de Saito, qu’un séjour prolongé dans les «limbes» de l’esprit a rendu amnésique…  

Des racines de la dramaturgie grecque à la mythologie grecque, il n’y a qu’un pas dans INCEPTION ; outre l’éternel conflit oedipien, le film de Nolan se nourrit aussi d’autres légendes célèbres et riches en symboles. On peut voir dans la relation «impossible» nouée entre Cobb et Mal une relecture du mythe classique d’Orphée descendu aux Enfers chercher sa défunte Eurydice, pour la perdre définitivement (on comprendra mieux la référence aux miroirs de Cocteau, qui livra deux films magnifiques sur le même sujet, durant les scènes parisiennes). Et, plus évident, la référence au Labyrinthe. Pas étonnant que Nolan ait donné au personnage d’Ellen Page le prénom de la fameuse princesse crétoise remettant un fil précieux au héros Thésée, avant son entrée dans le Labyrinthe du Minotaure. La rencontre de Cobb et Ariadne se fait d’ailleurs autour d’une scène savoureuse de recrutement, un test où la jeune femme dessine des labyrinthes carrés, trop classiques. Devant les refus de Cobb, elle change d’optique et dessine un labyrinthe circulaire, concentrique, à la façon d’un mandala bouddhiste. Ça marche, elle est engagée dans la mission ! Et c’est elle qui va d’ailleurs aider en secret Cobb à résoudre le conflit qui le ronge, jusqu’à lui lancer «ne te perds pas !» au moment fatidique…  

Voilà pour les principales références mythologiques utilisées par Nolan, mais le cinéaste ne s’arrête pas là. Dans les références littéraires implicites du film, nous trouvons aussi le grand Philip K. Dick, le romancier halluciné qui a su, dans la seconde moitié du 20e Siècle, remettre en cause l’existence matérielle de notre monde, et dépeint des univers inquiétants, dominés par des corporations internationales totalitaires, où les protagonistes ne peuvent plus différencier le rêve de la réalité, ce qui nous renvoie en plein dans INCEPTION. La séquence en haute montagne se conclut par une scène typique du romancier, la rencontre entre Robert Fischer et son père, véritable «Maître du Haut Château» que représente la forteresse imprenable. Et on peut autant douter du happy end apparent d’INCEPTION que de la fin de MINORITY REPORT, chef-d’œuvre de «Science-fiction Noire» dû à Steven Spielberg d’après une nouvelle de Dick. Les deux films se terminent, en nous laissant dans le Grand Doute dickien ! Le tour d’horizon littéraire d’INCEPTION se conclut aussi avec les références aux philosophes, chercheurs et explorateurs de l’esprit humain les plus divers. Nolan évoque tout aussi bien les travaux de Freud (la fameuse «forteresse vide» représentée dans le film par le q.g. en haute montagne) que de son rival Carl Gustav Jung (et sa fameuse notion d’inconscient collectif, auquel se rattache aussi bien la séquence «bondienne» – 007 ne fait-il pas partie désormais de notre inconscient collectif de cinéphages ? – que la découverte de «rêveurs collectifs», évoquant les fumeurs d’opium d‘antan, venus partager le même rêve…). On peut aussi trouver dans INCEPTION des références aux travaux de Stephen LaBerge, auteur de livres très sérieux sur les expériences de rêves lucides, les ouvrages oniriques de Carlos Castaneda, le livre du philosophe William James LES VARIETES DE L’EXPERIENCE RELIGIEUSE (annonçant au 19e Siècle les futures études sur la schizophrénie et les notions de «rêves partagés»), ainsi que les écrits bouddhistes sur la réalité de tout rêve.  

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Tout aussi vertigineuse est la façon dont Nolan et ses collaborateurs ont su créer un univers tangible, concret, en se basant sur des œuvres picturales. Avec l’aide de son fidèle chef opérateur Wally Pfister, de l’inventivité de l’équipe artistique et d’effets visuels stupéfiants, Nolan donne littéralement vie à des toiles de maîtres, où prédominent les effets d’architecture paradoxale déjà évoqués, et les grands maîtres surréalistes. On a déjà cité M.C. Escher (et son tableau RELATIVITY, ci-dessus), et l’Escalier Sans Fin de Penrose, auquel Nolan donne une application pratique astucieuse. Poursuivi par un homme dans une cage d’escalier en spirale, Arthur se sert du paradoxe à son avantage : il rattrape l’homme et le jette devant lui, dans le vide. En un seul plan ! Une prouesse ahurissante – tout comme la création d’un Paris «onirique réaliste»… La maestria de ces effets spéciaux ne prend jamais le pas sur l’histoire en elle-même, elle nourrit la dimension créative du film.  

 

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Il faut aussi évoquer l’importance de l‘«inspirateur» commun d‘Escher, Penrose et donc de Nolan, le peintre italien Piranèse, auteur de l’inquiétante série des PRISONS labyrinthiques à souhait. On retrouve des traces de celles-ci dans les séquences parisiennes et dans la perturbante traversée en apesanteur du grand hôtel.  

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Au dernier «Niveau» de l’aventure, celui que les protagonistes assimilent aux Limbes, Nolan et ses collaborateurs nous font redécouvrir l’univers familier et inquiétant des surréalistes : une maison sortie de L’EMPIRE DES LUMIERES de René Magritte, des rues désertes comme dans les tableaux de Giorgio De Chirico (auteur d’un très symbolique tableau intitulé ARIANE, ou L’EVEIL D’ARIANE…), sans oublier l’importance dramatique d’un train noir évoquant les tableaux de Paul Delvaux…  

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Fin du fin, l’exploration des différentes phases du rêve, liés à l’inconscient, dans INCEPTION, font aussi référence à un très ancien tableau de Sandro Botticelli, LA CARTE DE L’ENFER, inspirée par les écrits de Dante, tableau qui passionna Jung, qui y voyait une véritable représentation de la «carte de l’inconscient collectif» humain jusqu’à ses «limbes»; tableau dont la construction circulaire, labyrinthique, a peut-être bien inspiré à Nolan la «plongée» finale de Cobb dans son propre Enfer…

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Ce qui nous amène à passer en revue d’autres éléments du jeu de piste symbolique auquel se livre Nolan. En tout premier lieu, l’importance accordée aux «totems». Pour ne pas se perdre dans le monde des rêves, les «extracteurs» gardent toujours sur eux un objet référent, sorte de «bouée de sauvetage psychique». Pour Arthur, par exemple, c’est un dé. Pour Ariadne, c’est une pièce de jeu d’échecs (dont on sait que Stanley Kubrick, un des inspirateurs de Nolan, était grand amateur). Pour Cobb, c’est une toupie, un objet au mouvement paradoxal s’il en est : pour expliquer sa conception du rêve, Cobb dessine deux flèches circulaires allant dans les sens opposés (gauche-droite pour l’une, droite-gauche pour l’autre)… soit le sens giratoire d’une toupie tournant sur elle-même à l’infini. Quand celle-ci ne tourne plus, Cobb sait qu’il est dans un rêve. Hélas, il s’agissait de l’objet «totem» de sa défunte femme. Mal a préféré enfermer la toupie dans un coffre, symbole de son refus de revenir au monde réel. La toupie devient donc aussi un signe de mort. Toujours dans l’ordre du symbolique, on rappellera les apparitions de ce train monstrueux qui surgit subitement en pleine rue… le train est souvent assimilé, dans le langage symbolique, aux dragons et aux serpents, tapi comme eux dans notre cerveau reptilien, source de notre inconscient ; il est donc une figure voisine des monstres qui hantent nos cauchemars. Dans le film, le train (qui apparaît aussi en arrière-plan du tableau de Chirico cité plus haut…) est d’ailleurs une force inconsciente, incontrôlable et destructrice, liée à l’histoire de la mort de Mal.

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Les noms, dans INCEPTION, ont aussi une forte connotation symbolique. Avant les personnages, attardons-nous sur l’énigmatique compagnie Cobole, pour laquelle Cobb travaille avant d’être pourchassé dans le labyrinthe des rues de Mombasa. Cela vient sans aucun doute de COBOL, langage de programmation de gestion informatique encore très usité de nos jours, dans les grandes entreprises financières, et qui signifie «Common Business Oriented Langage». Voilà un nom qui plairait sûrement à Philip K. Dick… Cobole, dans le film, est donc l’expression de ce monde des affaires complètement déshumanisé, désincarné, profondément aliénant. Comme le demande Mal à Cobb, durant une scène importante du film, fuir à travers le monde les tueurs anonymes d’une multinationale dont on ne sait rien, n’est-ce pas aussi une forme de cauchemar ?

Plusieurs des personnages d’INCEPTION ont eux aussi un nom hautement symbolique, ou référentiel. Nous avons déjà vu celui d’Ariadne, intéressons-nous à quelques autres. Pour le jeune Arthur, j’y vois un autre hommage caché à Stanley Kubrick. Puisque le jeune assistant de Cobb évolue en parfaite apesanteur comme dans 2001, pourquoi ne pas y voir une allusion au grand Arthur C. Clarke, co-scénariste du film et prestigieux écrivain de science-fiction philosophique ? Cobb, lui, a le même nom que le cambrioleur du tout premier long-métrage de Nolan, FOLLOWING (LE SUIVEUR), déjà un voleur de secrets et un manipulateur. Cobb, en anglais, c’est aussi «le noyau» destiné à germer pour engendrer des fruits (ou des idées…) ; cela peut aussi être le diminutif de «Cobweb», «toile d’araignée», encore une figure labyrinthique circulaire. Une expression anglaise, «to fresh away the cobwebs», signifie «se changer les idées, s’aérer l’esprit». Écoutez bien le dialogue en VO de Cobb lors de sa première confrontation avec Mal, il l’emploie juste avant de s’enfuir par la fenêtre ! Signe que son personnage a déjà de sérieuses failles qu’il ne veut pas voir en face… La «cible», Robert Fischer, doit son nom au célèbre champion de jeu d’échecs, Bobby Fischer, un véritable malade paranoïaque. Encore une allusion aux échecs, qui nous renvoie dans les territoires de Kubrick. Le nom du chimiste, Yusuf, évoque quant à lui Joseph, le prophète et interprète des rêves de Pharaon dans l’Ancien Testament. Et le meilleur pour la fin, Mal – un mot français parfaitement compréhensible certes, mais qui fait référence au refrain d’une célèbre chanson d’Edith Piaf… «Ni le bien / qu’on m’a fait / ni le Mal / tout ça m‘est bien égal…». Un refrain qui sert d’ailleurs de signal de réveil aux protagonistes dans le film. Christopher Nolan jure n’avoir jamais fait le rapprochement entre la chanson de Piaf, Marion Cotillard et LA MÔME ! Si beaucoup parleraient de simple coïncidence, voilà un beau synchronisme «jungien» inconscient de la part de l’auteur de MEMENTO…  

 

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Les personnages nous amènent à parler des acteurs d‘INCEPTION. Une nouvelle fois, Nolan se montre inspiré dans son casting, judicieux mélange de vétérans, de stars confirmées et de jeunes pousses prometteuses. En tête d’affiche, Leonardo DiCaprio ne vole jamais la vedette à ses partenaires, et s’implique avec son intensité coutumière dans l’univers de Nolan. «Leo» excelle dans l’interprétation de personnages porteurs de secrets et profondément perturbés, comme pour BODY OF LIES / Mensonges d’État, SHUTTER ISLAND et CATCH ME IF YOU CAN / Arrête-moi Si Tu Peux. On notera d’ailleurs que, dans le film de Spielberg comme dans celui de Nolan, le personnage de Leo est un fugitif traqué, adepte des fausses identités, et qu’il s’amuse à jouer les James Bond (pour rire chez Spielberg, et plus sérieusement ici) ; Marion Cotillard est parfaite en héritière des femmes fatales de film noir (à la façon de Gene Tierney dans LAURA ou de Kim Novak dans VERTIGO, la comédienne française revient littéralement «d‘entre les morts» à l’écran) ; pour son second film avec Nolan (après une courte apparition dans BATMAN BEGINS), Ken Watanabe déborde toujours autant de charisme seigneurial. Chez les vétérans, outre donc Michael Caine, on retrouve avec plaisir Pete Postlethwaite (le père de Daniel Day-Lewis dans le magnifique AU NOM DU PERE, chef de fanfare inoubliable des VIRTUOSES et traqueur de Tyrannosaure dur à cuire du MONDE PERDU) et un Tom Berenger très éloigné de son rôle de sergent brutal dans PLATOON. Du côté des petits jeunes qui montent, outre la confirmation du talent de la très douée Ellen Page, il faut apprécier celui de Tom Hardy, mêlant le flegme pince-sans-rire, le cynisme décontracté, et se montrant totalement à son aise dans l’action (c‘est de bon augure avant de reprendre le rôle de Mad Max pour George Miller), ainsi que celui de Joseph Gordon-Levitt. Connu pour son rôle farfelu dans la sitcom TROISIEME PLANETE A PARTIR DU SOLEIL, le jeune comédien «assure», en retrait de DiCaprio, et mêle humour et gravité avec adresse. Par ailleurs, Gordon-Levitt lévite à merveille, dans l’anthologique séquence de l’hôtel, glissant et «dansant» sur les murs avec la même légèreté que Fred Astaire dans MARIAGE ROYAL, auquel son physique filiforme et sa gestuelle maîtrisée font tout de suite penser.   

 

Le travail sur la lumière et les cadrages est parfait. La réalisation de Nolan doit beaucoup à son complice des débuts, le chef opérateur Wally Pfister. Ce dernier livre carrément un travail n’ayant rien à envier aux meilleurs films expérimentaux, pour un résultat des plus marquants. Il alterne l’usage des pellicules 35 mm et 70 mm, utilise la classique VistaVision pour les effets spéciaux, et le format Imax pour une immersion visuelle totale. Résultat : une image au rendu «dur», sombre, et des prises de vues «impossibles» mais bien réelles. Véritable cauchemar logistique, les scènes d’apesanteur arrivent même à surpasser celles de 2001 : L’ODYSSEE DE L’ESPACE par la variété des prises de vues : des travellings latéraux, axiaux, plongées et contreplongées enchaînées… le tout accompagnant aussi bien une bagarre mémorable que les glissades de cinq protagonistes endormis et «imbriqués» ensemble, cascades délicates et réalisées en direct ! S’il faut en revanche adresser un reproche à INCEPTION parmi ce déluge de louanges, ce serait pour son montage… Le rythme est toujours soutenu, l’action et le découpage parfaitement lisibles, cependant la durée du film pose problème. Devenue désormais la norme des films à grand spectacle, la durée de 2 heures 30 est finalement assez «bâtarde». Quelques minutes d‘action «bondienne» auraient sans doute pu être enlevées sans gâcher notre plaisir. Sans doute Nolan a-t-il voulu en faire un peu trop en réalisant un de ses rêves de gosse… Un reproche mineur, comparé à la solidité du récit et de la compréhension du film, qui ne posent jamais problème quant à elles.  

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Cerise finale sur le gâteau, la musique de Hans Zimmer ajoute à l‘atmosphère familière et inquiétante du film… au fil des années, le compositeur s’est totalement bonifié, transcendé. Souvent critiqué à ses débuts pour son côté «artillerie lourde de synthétiseurs» dont il faisait l’usage à l’excès dans les productions Bruckheimer et autres blockbusters estivaux, Zimmer a su affiner son style et son sens musical (grâce notamment à sa fructueuse collaboration avec Ridley Scott). Pour son troisième film avec Nolan, le compositeur explore des voies inédites. Atmosphérique sans céder au remplissage facile, sa musique pour INCEPTION provoque fascination et malaise… Zimmer fait toujours preuve d’efficacité dans les passages d’action trépidante (la scène de poursuite à Mombasa). Plus intéressant, il crée un leitmotiv particulier, intitulé dans la BO «Dream Collapsing», thème induit par de lourdes notes obsédantes (qui ne sont autres que les premières mesures de la chanson d’Edith Piaf, amplifiées et ralenties !), auquel il mêle des constructions cycliques (proches descendantes des notes «en spirale» de la musique de VERTIGO composée par Bernard Herrmann pour Alfred Hitchcock). Surtout, adoptant la construction architecturale paradoxale souhaitée par Nolan, Zimmer se surpasse avec un morceau sublime, mélancolique et obsédant, «Old Souls» .

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Fin du voyage. Nos héros sortent indemnes de leur mission. Le spectateur sort de la salle, enthousiasmé mais perturbé par les souvenirs, les images, les sons du film. Happy end, le rêve est bel et bien fini ?

Souvenir du dernier plan d’INCEPTION. La toupie de Cobb tourne, tourne, tourne… elle vacille quelques instants. Les mots du poète se sont inscrits au plus profond de notre subconscient.

«Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve ?»  

 

La note :  

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La fiche technique :  

INCEPTION  

Réalisé par Christopher NOLAN   Scénario de Christopher NOLAN  

Avec : Leonardo DiCAPRIO (Dom Cobb), Ken WATANABE (Saito), Joseph GORDON-LEVITT (Arthur), Ellen PAGE (Ariadne), Marion COTILLARD (Mal), Tom HARDY (Eames), Cillian MURPHY (Robert Fischer), Tom BERENGER (Peter Browning), Michael CAINE (Miles), Pete POSTLETHWAITE (Maurice Fischer), Dileep RAO (Yusuf), Lukas HAAS (Nash)  

Produit par Christopher NOLAN, Emma THOMAS, Zakaria ALAOUI, John BERNARD, Jordan GOLDBERG, Kanjiro SAKURA et Yoshiyuki TAKI (Warner Bros. Pictures / Legendary Pictures / Syncopy)   Producteurs Exécutifs Chris BRIGHAM et Thomas TULL  

Musique Hans ZIMMER   Photo Wally PFISTER   Montage Lee SMITH   Casting John PAPSIDERA  

Décors Guy DYAS   Direction Artistique Brad RICKER, Luke FREEBORN et Dean WOLCOTT   Costumes Jeffrey KURLAND  

1ers Assistants Réalisateurs Nilo OTERO, Ahmed HATIMI et (NC) Gil KENNY   Cascades Tom STRUTHERS et Brent WOOLSEY  

Mixage Son Lora HIRSCHBERG et Gary RIZZO   Montage Son et Effets Spéciaux Sonores Richard KING  

Effets Spéciaux Visuels Paul J. FRANKLIN, Pete BEBB, Rob HODGSON et Andrew LOCKLEY (Double Negative / Plowman Craven & Associates)   Effets Spéciaux de Plateau Chris CORBOULD  

Distribution USA, GRANDE-BRETAGNE et INTERNATIONAL : Warner Bros. Pictures   Durée : 2 heures 28

Voyage au centre du Labyrinthe – INCEPTION, partie 1

inceptionlerveseffondre.jpg   INCEPTION, de Christopher NOLAN 

L’Histoire : 

Dom Cobb se réveille, naufragé sur une plage où il est arrêté par des gardes armés, et amené à un très vieil homme, Saito… 

Cobb est un «Extracteur» – le meilleur voleur de rêves dans le monde impitoyable de l‘espionnage industriel. Avec ses complices Arthur et Nash, il peut s’infiltrer dans le subconscient de sa victime après l’avoir piégé et endormi, grâce à un appareil qui relie celle-ci à ses voleurs et les maintient en état de rêve lucide. Manipulant ses cibles, qui ne se doutent pas qu’elles sont en train de rêver, dans leur propre esprit, Cobb peut ensuite soutirer toute information cruciale enfouie dans leur subconscient, et la remettre à ses employeurs. C’est ainsi que Cobb, Arthur et Nash ont été engagé par la Cobol Engineering pour pénétrer dans l’esprit de Saito, un richissime industriel japonais. Mais l’opération tourne mal : l’intervention de Mal, une jeune femme bien connue de Cobb, et les défenses mentales de Saito, alerté, obligent les extracteurs à abandonner l’opération. Cobb, Arthur et Nash doivent s’enfuir, et, faute de pouvoir rendre des comptes aux employeurs de Cobol, risquent d’être assassinés en représailles.  

Au Japon, Saito retrouve Cobb et Arthur, et leur révèle que l’opération était aussi une audition de recrutement, afin de juger de leur fiabilité… Si Nash est écarté, Cobb et Arthur sont engagés par l’homme d’affaires pour une nouvelle opération. Pour Cobb, ce sera la dernière mission, qui en cas de succès lui permettra de retourner aux Etats-Unis, dont il s’était enfui, et retrouver ses enfants restés au pays. Il s’agit de mener à la ruine l’empire financier d’un rival vieillissant de Saito, Maurice Fischer, en accomplissant l’inverse d’une extraction, une Inception : insérer dans le subconscient du fils mal-aimé de Fischer, Robert, l’idée maîtresse qui le poussera à détruire l’œuvre paternelle, lorsqu’il héritera de cette dernière. À travers le monde, Cobb recrute une équipe spéciale pour cette mission : une étudiante en architecture, Ariadne, à qui il enseigne les règles de son métier, devra créer les structures du rêve dans lequel aura lieu l’Inception ; Eames, un expert faussaire qui peut changer son apparence dans les rêves ; et Yusuf, un chimiste spécialisé dans les sédatifs les plus puissants. Saito se joindra à eux durant l’opération. L’opération est périlleuse à plus d’un titre, car Cobb cache à ses alliés un lourd secret qui risque de les perdre tous dans un inextricable dédale mental…  

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Ci-dessus : la bande-annonce d’INCEPTION.

 

La critique :  

Tiens ! ce baiser sur ton front !

et, à l’heure où je te quitte,

oui, bien haut, je te l’avoue :

tu n’as pas tort, toi qui juges

que mes jours ont été un rêve ;

et si l’espoir s’est enfui

en une nuit ou en un jour

dans une vision ou aucune,

n’en est-il pour cela pas moins passé ?

Tout ce que nous voyons ou paraissons,

n’est qu’un rêve dans un rêve.

Je reste en la rumeur

d’un rivage par le flot tourmenté

et tiens dans la main

des grains du sable d’or

bien peu ! encore comme ils glissent

à travers mes doigts à l’abîme

pendant que je pleure – pendant que je pleure !

O Dieu ! ne puis-je les serrer

d’une étreinte plus sûre ?

O Dieu ! ne puis-je en sauver

un de la vague impitoyable ?

Tout ce que nous voyons ou paraissons,

n’est-il qu’un rêve dans un rêve ?

(Edgar Allan Poe, UN RÊVE A L’INTERIEUR D’UN RÊVE – traduction de Stéphane Mallarmé)  

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Essayez d’imaginer… Un homme d’affaires est endormi dans un avion. Dans son rêve, six «intrus» l’ont pris en otage et sont pourchassés en voiture par des gardes. Cinq des kidnappeurs s’endorment, et l’un d’eux rêve… dans son rêve, les mêmes personnages sont menacés par d’autres gardes dans un hôtel où les lois de la gravité sont bousculées. Un des protagonistes fait lui-même un rêve, à la James Bond, où ils prennent d’assaut une forteresse en haute montagne. Et ce même rêve de servir de point de passage vers un autre monde, plein des souvenirs refoulés du meneur des «intrus»… Trois scènes d’action démesurées simultanées, dont les conséquences se répercutent sur la suivante ; quatre rêves, faits par quatre protagonistes différents, emboîtés les uns dans les autres : l’énoncé d’une partie du scénario d’INCEPTION vaudrait certainement à son auteur un aller simple pour l’asile, en notre si cartésienne contrée… Dieu merci, Christopher Nolan, le brillant cinéaste londonien créateur de MEMENTO, INSOMNIA, LE PRESTIGE et des BATMAN renouvelés, s’est tourné vers d’autres latitudes pour engendrer son petit dernier.

Comment définir INCEPTION ?… Un James Bond qui se laisserait emporter dans les vertiges paranoïaques de Philip K. Dick au meilleur de sa forme, ou une équipe Mission : Impossible égarée par les escaliers labyrinthiques de M.C. Escher au fin fonds du cortex du spectateur… Sous son apparence de thriller de science-fiction à grand spectacle, INCEPTION est surtout une grande œuvre artistique, cachée dans un voyage halluciné au centre de la mémoire. Un film qui ne vous lâche pas, qui garantit sa part de spectacle et vous travaille l’esprit… à vous en rendre fou !  

 

Lorsque Christopher Nolan a annoncé le tournage d’INCEPTION, il l’a présenté comme «un thriller de science-fiction situé dans l’architecture de l’esprit». Bigre… voilà une annonce pour le moins originale, le scénario de cette superproduction estimée à 160 millions de dollars, qui ne suit en rien le chemin habituel des sempiternelles adaptations de best-sellers, de comics ou de séries télévisées que les multiplexes nous offrent chaque saison. L’architecture y tient donc un rôle fondamental, voilà déjà une première piste à suivre. Le mot même remonte à la civilisation grecque, il signifie l’art de créer des villes, ou des édifices. Il n’exprime pas seulement la froide technique de construction, mais implique aussi la forme, la structure, l’esthétique et le sens symbolique de ce qui est créé – ville, édifice ou objet. Il correspond à la vision globale de son concepteur, un artiste à part entière qui accomplit ses idées les plus abstraites possibles.

Le propre travail scénaristique de Nolan, aussi rigoureux qu’intrigant, a toujours été influencé par ce goût de l’architecture ; plus particulièrement par sa fascination pour les architectes paradoxaux – tels que M.C. Escher, auteur de célèbres tableaux d’escaliers imbriqués les uns dans les autres, ou Penrose et son Escalier Sans Fin, d‘ailleurs cité ouvertement dans INCEPTION… Un petit rappel des précédents films de Christopher Nolan montre d’ailleurs bien que ses récits sont construits selon le même principe que ces architectures «impossibles». La narration à rebours de MEMENTO (induite par l’amnésie très particulière du protagoniste joué par Guy Pearce) ; LE PRESTIGE et ses récits imbriqués l’un dans l’autre (et qui débouchent sur un «escamotage-suicide-duplication» à l’infini du prestidigitateur joué par Hugh Jackman) ; les pertes de repères temporels et spatiaux du policier épuisé d’INSOMNIA (le grand Al Pacino), dues à une absence totale de sommeil, «trouant» son enquête et le rendent manipulable à souhait par le tueur (un Robin Williams méconnaissable de perversité glaçante)… Même les deux derniers BATMAN, sous leur apparence classique de récits de super-héros, font preuve de la même complexité narrative. Celle-ci étant portée à son paroxysme dans THE DARK KNIGHT, véritable partie d’échecs grandeur nature en pleine ville dominée par le Joker (inoubliable Heath Ledger), toujours en avance de plusieurs coups stratégiques sur ses adversaires… Par rapport aux précédents films de Nolan, INCEPTION franchit un nouveau palier. Le don du jeune réalisateur pour l’écriture paradoxale ne se limite plus à fournir la base narrative du film, elle devient le film elle-même.  

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Pour faire entrer le spectateur dans son univers, Christopher Nolan sait comment titiller l’imagination de ce dernier. Par une première séquence énigmatique, nous renvoyant au poème du grand Edgar Allan Poe, UN RÊVE A L’INTERIEUR D’UN RÊVE, cité plus haut : «… Je reste en la rumeur d’un rivage tourmenté et tiens dans la main des grains du sable d’or…», la situation que vit précisément Dom Cobb (Leonardo DiCaprio) avant d’être amené devant un énigmatique vieillard. Pas le temps d’en savoir plus à ce moment-là (quoique Nolan ait déjà glissé des indices importants pour la suite du récit – deux enfants tournant le dos à Cobb, un revolver et une toupie), et nous voilà plongé «in media res», «au beau milieu de l’action», comme les célèbres séquences pré-générique des James Bond et de tous les films d’action inspirés par ceux-ci. Cela voudrait-il dire qu’INCEPTION n’est qu’un simple film d’action ? Que non… dans ces premières minutes, le jeune cinéaste frappe très fort en nous révélant que les péripéties vécues par Cobb pour voler un précieux secret industriel sont en fait un «rêve contrôlé» par un technicien… lui-même en train de rêver sous le contrôle d‘un autre larron ! Un rêve à l’intérieur d’un rêve, le titre du poème est même répété par les protagonistes, nous voilà donc mis en condition pour la suite… Nolan vient de poser les bases d’un univers tout à fait crédible (en ne s’attardant volontairement pas sur les explications pseudo-scientifiques d’usage dans les films de science-fiction conventionnels), contemporain du nôtre (où l’espionnage industriel à échelle mondiale est monnaie courante), tout en respectant les codes du thriller (le danger rôde aussi bien dans le monde réel que dans les rêves des cibles de Cobb et ses complices).  

 

En maintenant ces éléments, le cinéaste s’amuse à revisiter et détourner un genre particulier de thriller archi-codifié, le «caper movie» (ou «film de cambriolage, de casse»). Ce type de film, qui trouve ses racines dans les classiques du Film Noir (ASPHALT JUNGLE / Quand la Ville Dort, de John Huston, DU RIFIFI CHEZ LES HOMMES, de Jules Dassin, THE KILLING / L’Ultime Razzia, de Stanley Kubrick), s’est ensuite décliné dans la comédie (TOPKAPI du même Dassin, THE ITALIAN JOB / L‘Or se Barre, avec Michael Caine, que nous retrouvons d‘ailleurs ici pour une courte apparition) et le film d’espionnage (MISSION : IMPOSSIBLE, la série télévisée culte comme les films) et ses avatars plus récents (le remake de THOMAS CROWN, les OCEAN’S ELEVEN…). Le «caper movie» typique utilise régulièrement la même recette : un Arsène Lupin moderne, maître du braquage, espion expert ou autre, veut s’emparer du contenu d’un trésor réputé imprenable quelconque (document top secret, lingots d’or, diamants d‘une valeur inestimable, etc.), au nez et à la barbe des sentinelles et des dispositifs de sécurité. Pour ce faire, il rassemble autour de lui une équipe de spécialistes très affirmés, souvent excentriques, et ils mettent au point un plan d‘action. Généralement, la fine équipe arrive à ses fins, malgré les obstacles et les imprévus d‘usage… Le principe est le même, en surface, dans INCEPTION (Cobb se spécialise dans le vol de secrets industriels), mais la donne est inversée après cette brillante entrée en matière. Il ne s’agit pas pour la fine équipe de cambrioler un trésor bien concret, mais d’implanter une idée abstraite dans l’esprit d’un homme ! C’est cela, l’«Inception» du titre, mot anglais difficilement traduisible signifiant «début, commencement, origine» d’une entreprise, ou d’une simple idée. Dans le cas présent, pousser le jeune Robert Fischer (Cillian Murphy, l’inquiétant Épouvantail-psychiatre des BATMAN de Nolan) à détruire l’héritage paternel de l’intérieur (de son esprit comme de son empire industriel), lui offrant ainsi une possibilité de créer sa propre entreprise… et, indirectement, d’avantager le rival en affaires Saito.  

Nolan respecte à la lettre la structure du «caper movie» classique – offre de mission, recrutement de l’équipe, création du plan, exécution du plan, péripéties et résolution finale – tout en la subvertissant. Le spectateur croit voir un film d’action et de suspense classique, mais se retrouve propulsé dans un univers mental déroutant et familier, obéissant à ses propres règles. Pour ne pas «larguer» ce dernier et rendre le film trop abstrus, le réalisateur et scénariste a une idée simple et intelligente – la première recrue de la nouvelle équipe de Cobb sera en quelque sorte le «relais» du spectateur, l’équivalent du Candide qui apprend les règles du jeu de l’Inception. C’est la jeune étudiante en architecture Ariadne (l’excellente Ellen Page, révélation en 2007 du film JUNO de Jason Reitman) qui découvre et se fait expliquer, avec et pour nous, les expériences, les possibilités et les dangers des «extractions-inceptions» par Cobb, son guide. Les lois de la physique peuvent être bouleversées à volonté, ce qui nous donne ces visions stupéfiantes d’un Paris se repliant à 180 degrés, des ponts qui émergent de nulle part, et de miroirs à la Cocteau dupliquant des reflets à l’infini. Le danger se manifeste cependant aussi dans ce «monde des rêves», via les «projections» : des hommes et des femmes apparemment normaux, mais qui deviennent de plus en plus agressifs envers l’intrus ; ce sont en fait les «gardes du corps» mentaux, de véritables anticorps de l’esprit, des rêveurs ciblés par Cobb et ses alliés. Ils déclenchent automatiquement le «kick», le réveil brutal de l’intrus expulsé sur le champ du rêve de sa cible ! L’autre danger, comme ne tarde pas à le constater la jeune femme, est la présence d’une véritable femme fatale, Mal (notre Marion Cotillard internationale, impressionnante dans un rôle délicat), dont on comprendra peu à peu qu’elle est un souvenir «parasite» directement liée au passé de Cobb. Nous allons y revenir.  

Autre idée forte du film : la description bien concrète des «mondes rêvés» permet à Christopher Nolan de mettre en scène des sensations que nous avons tous vécu dans nos propres rêves. En particulier, la perception du temps et de l’espace, données fondamentales de la physique. Ariadne remarque, lors de sa formation par Cobb, que la vraie nature de tout rêve est avant tout affaire de perception, plus que de vision ou d’illusion. La particularité première des rêves est qu’ils nous projettent «in media res» avant que nous ne réalisions que quelque chose cloche… comme par exemple, la discussion apparemment anodine entre Cobb et Ariadne, qui se conclut par la désintégration subite des tables du café où ils se tiennent. L’étudiante ressent ce que nous ressentons tous dans nos propres rêves, ce moment où on se dit «un instant, quelque chose ne va pas…». Nolan pousse son raisonnement, son questionnement sur la perception «physique» des rêves, jusqu’au bout de sa logique. Par exemple, lorsque nous dormons la fenêtre ouverte, nous ressentons l’air frais de la nuit. Cette sensation se «reproduit», déformée, dans notre rêve – nous nous retrouverons sous la neige, ou bien nous marcherons au milieu de la banquise polaire. Dans le film, on retrouve cette idée, traitée sur le mode humoristique : le chimiste Yusuf a trop bu avant de s’endormir avant l’Inception ; en conséquence, nos protagonistes se retrouvent sous une pluie battante, signe que Yusuf a très envie d’uriner ! Dans le même ordre d’idée, en plus spectaculaire, la chute d’une voiture entraîne la perte d’équilibre, l’impression de chute pour les passagers endormis, ce qui nous vaut ces incroyables séquences dans l’hôtel sens dessus dessous. Ou cet orage, au dernier «Niveau», déclenché par le choc électrique d’un défibrillateur. La perception du Temps est aussi toute différente dans les rêves, tout spectateur ayant pu connaître cette expérience dans sa vie : la durée de certains rêves semble s’étirer à n’en plus finir, et cependant ne durer «objectivement» que quelques secondes ou quelques minutes… cette idée, Nolan l’adapte brillamment à son récit : plus les personnages s’enfoncent dans le subconscient de leur «victime», plus le Temps s’allonge. Au point même que le cinéaste aborde un thème passionnant et dérangeant : arrivé aux «limbes», le point central du subconscient, l’esprit humain perd toute notion du temps, risque de se perdre et vieillit inexorablement, à la manière du corps physique. Cobb et Mal ont vécu cette expérience au point d’avoir eu des années devant eux pour créer une ville entière, et Saito, pris au piège, a vieilli au point de perdre la mémoire…  

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À charge en tout cas pour la bien nommée Ariadne de ne pas nous perdre dans le labyrinthe de l’histoire ; c’est elle qui, forte de ses connaissances en architecture, va être chargée de créer des structures stables pour l’opération de l’Inception. Elle va «écrire» en quelque sorte les rêves de Fischer, la cible qui devra ne rien soupçonner, pour que ses coéquipiers puissent accomplir leur mission. Il est d’ailleurs amusant de voir comment Nolan nous parle, à travers ses personnages, des différentes étapes de la création cinématographique, symbolisée ici par les «missions impossibles» de la bande à Cobb. Celui-ci est engagé par un riche homme d’affaires, Saito, véritable producteur qui exige un droit de regard sur l’œuvre en cours (à savoir qu’il veut participer directement à l’action). Cobb doit créer, pour piéger ses «cibles», des rêves crédibles à partir d’indices, d’idées de scènes, tel un metteur en scène de cinéma. Cela définit sa propre conception des rêves, dont on devine qu’elle est sûrement celle de Nolan lui-même (Leonardo DiCaprio devenant ici l’alter ego du cinéaste) : rêver, c‘est «créer et percevoir les choses dans le même temps», cela colle aussi à la vision du Cinéma que peut avoir tout spectateur découvrant un film – si le film «marche», il se l’approprie et l’intègre dans sa psyché, à la façon d’un rêve éveillé…   

Dans INCEPTION, Fischer serait alors le spectateur, dupé mais participant à l’action du film. Ariadne, chargée de structurer les rêves, serait la scénariste chargée de définir les enjeux et les évènements dramatiques du récit, et la directrice artistique chargée de rendre ce dernier concret et crédible ; Arthur serait l’assistant perpétuellement pressé, veillant à rappeler à tout le monde le respect des délais (du tournage comme de l’Inception…) ; Eames le «forgeur» flamboyant, capable de changer d’identité dans les rêves (comme Martin Landau dans la série MISSION : IMPOSSIBLE !), serait naturellement l’acteur vedette ; et Yusuf, le chimiste chargé d’«étalonner» les doses d’anesthésiants et d’hallucinogènes nécessaires, serait donc l’équivalent du chef opérateur veillant au bon développement du film terminé. Mal, quant à elle, représenterait tout ce qui est incontrôlable et accidentel – de la star capricieuse à la météo défavorable ! – durant le déroulement de la production…   

(à suivre dans la seconde partie !)



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