Tony CURTIS (1925-2010)
Bien des stars et des cinéastes se bousculent, dans les travées de la vieille salle de cinéma vieillissante qui me tient lieu de cerveau, prêtes à remonter sur l’écran à l’énoncé de leur nom. Celui de Tony Curtis évoque les derniers grands feux de l’Âge d’Or de Hollywood dans tous sa gloire et ses excès, rappelant aussi le souvenir nostalgique d’un vieil ami qu’on aurait perdu de vue depuis longtemps, et dont on vient d’apprendre le décès.
Pour ma part, avant le monumental CERTAINS L’AIMENT CHAUD, ou le succès «culte» exagéré de la série télévisée AMICALEMENT VÔTRE (les deux titres que les nécrologies du monde entier ont retenu en oubliant tout le reste), Tony Curtis, l’incarnation du Don Juan rigolard et débrouillard des années 1950-1960, évoque un autre souvenir de cinéphile, bien peu glamour et réellement terrifiant…
Nous sommes en novembre 1963 ; toute l’Amérique pleure devant les funérailles télévisées du Président Kennedy, assassiné à Dallas quelques jours plus tôt. Dans la cité de Boston, comme partout ailleurs dans le pays, le Temps s’est arrêté avec le deuil d’une nation. Les rues sont désertes, personne n’est parti au travail ce jour-là… personne, sauf un homme entrant dans un vieil immeuble. Bouffi, le regard apparemment éteint, Albert DeSalvo est un modeste plombier… Mais il est aussi l’Étrangleur de Boston, ce tueur en série qui terrorise les femmes seules et met la police en échec. Et il est parti en chasse, ce jour-là… Devant les caméras de Richard Fleischer dans le film homonyme de 1968, le «gentil» Tony Curtis campe son personnage le plus trouble, le plus terrifiant par son réalisme, et vient en quelques instants d’inscrire dans ma mémoire de jeune cinéphage l’un des assassins les plus marquants du 7e Art.
Tony Curtis ne fut certes pas célèbre pour ce seul rôle-là, et doit aussi être salué pour ses personnages humoristiques, mais il n’en fut pas moins, dans ses meilleurs rôles, porteur d’une certaine ambivalence que de grands cinéastes, fines mouches, ont su détecter derrière le masque de l’incorrigible séducteur qu‘il fut.
Coïncidence curieuse, Curtis est mort un jour après Arthur Penn. Le contraste est évident dans la carrière de ces deux hommes qui ont fait, chacun à leur façon, une partie du cinéma américain : Penn, homme de gauche, profondément anti-establishment, s’est souvent retrouvé en conflit avec Hollywood (celui des studios comme celui des corporations), tandis que Curtis doit sa célébrité et ses meilleurs rôles au même système hollywoodien… a priori, peu de choses rassemblent les deux hommes. Si ce n’est que Penn, mort à New York, et Curtis, né à New York, étaient tous deux des descendants de la «Mittel-Europa» partie en Amérique !
Tony Curtis s’appelait en réalité Bernard Herschel Schwartz, un petit gars natif du Bronx, qui vit le jour le 3 juin 1925. Ses parents, Emanuel et Helen, étaient des immigrants Juifs hongrois. Dans ses mémoires, Tony Curtis racontera de son enfance qu’elle fut tout sauf heureuse. Exerçant le métier de tailleur, Emanuel, homme calme et effacé, ramène un maigre salaire faisant tout juste vivre sa famille (Bernard a aussi deux jeunes frères, Robert et Julius) dans leur modeste séjour derrière l’atelier. La vie est dure pour les enfants Schwartz : leurs parents se disputent souvent devant eux. Agressive envers son mari, Helen se montre aussi brutale envers ses fils, battant Bernard et ses frères… Impossible pour eux de savoir alors que Helen souffre de schizophrénie. Robert, traumatisé par les coups qu’il reçoit, finira semble-t-il sa vie hors du foyer, dans un asile. Bernard et Julius restent seuls avec leurs parents, et les deux frères seront inséparables, pour un temps : à 10 ans, Bernard doit être – temporairement – confié à un orphelinat, seule solution envisagée par les parents pour tenir bon en ces années de Grande Dépression… Pire encore, Julius meurt, tué par une voiture, alors que Bernard n’a que 13 ans. Seule vraie échappatoire pour le gamin dans ce quotidien pénible, la débrouille dans la rue et, dès que possible, l’école buissonnière dans les salles de cinéma du quartier ! En grandissant, Bernard se trouve un héros, un modèle à suivre sur les écrans, en la personne de Cary Grant, dont il suit les films.
Le jeune Schwartz grandit dans la rue, ne fréquente pas de grandes écoles, et aurait pu devenir un petit voyou du Bronx si l’Amérique n’était pas entrée dans la 2e Guerre Mondiale. Dès qu’il a l’âge requis, Bernard, emballé par les grands films guerriers patriotiques, ceux avec Tyrone Power et son héros Cary Grant, s’engage dans la Navy. Le voilà bientôt membre de l’équipage du sous-marin Proteus durant les dernières années du conflit. Le sous-marin en question n’a pas déteint en rose, semble-t-il (voir l’année 1959, plus loin dans ce texte, pour l‘allusion…). Il assistera à la reddition du Japon depuis son poste, en baie de Tokyo.
La guerre étant finie, qu’est-ce qu’un jeune homme nommé Bernard Schwartz peut bien faire de son avenir ? La réponse est vite trouvée : sûr de son bagout, de son sens naturel du Système D (qui s’avèrera idéal des années plus tard pour nombre des personnages qu’il jouera à l’écran), et surtout doté d’une vraie gueule de tombeur, Bernard décide de devenir acteur ! Le voilà bientôt à la New York Dramatic Workshop, sous l’enseignement d’un professeur prestigieux, Erwin Piscator. Parmi les autres étudiants, d’autres talents prometteurs tels que Walter Matthau ou Rod Steiger, eux aussi en pleine période de vache enragée…
Les photos de Bernard Schwartz lui valent d’être repéré par Joyce Selznick, la nièce du redoutable producteur David O. Selznick, qui se trouve être chercheuse de talent et directrice de casting à Hollywood. Madame Selznick a le flair pour détecter le potentiel de star de ce jeune homme à l’accent du Bronx, et, en deux temps trois mouvements, Bernard Schwartz décroche en 1948 un contrat de sept ans chez Universal Pictures. Le jeune comédien comprend vite les méthodes alors en cours dans les studios, à savoir qu’il lui faut se trouver un nom d’artiste plus approprié (comprendre, moins «ethniquement prononcé», en langage politiquement correct) pour devenir une star de l’écran. En mêlant le prénom du héros du roman ANTHONY ADVERSE (pour faire court : l’histoire d’un jeune homme, né d’un adultère, qui aura une vie agitée, professionnellement et sentimentalement) et d’un nom de famille du côté maternel, «Kurtz», et en «américanisant» son pseudonyme, Bernard Schwartz devient donc Tony Curtis !
Voilà un nom qui sonne nettement mieux pour un jeune premier séduisant, charmeur et athlétique, qui n’a alors (il le reconnaîtra bien plus tard) pour seule ambition que de devenir célèbre et tomber les plus belles pépées ! Ce en quoi il réussit dès ses débuts, connaissant des liaisons avec Yvonne De Carlo, ou une certaine starlette rousse nommée Marilyn Monroe, avant de rencontrer Janet Leigh, qui sera sa partenaire attitrée dans plusieurs films des années 1950, la première et la plus célèbre de ses six épouses successives.
Il apparaît dans ses premiers films en 1949, par un court-métrage comique réalisé et interprété par Jerry Lewis, HOW TO SMUGGLE A HERNIA ACROSS THE BORDER, avec donc Janet Leigh. On le voit aussi jouer les seconds rôles ou les silhouettes dans deux films noirs de la grande époque, CITY ACROSS THE RIVER (Graine de Faubourg), et surtout un bijou de Robert Siodmak, CRISS CROSS (Pour toi j‘ai tué…), avec Burt Lancaster et Yvonne De Carlo. Incarnant un gigolo, non crédité au générique, il séduit cette dernière en dansant avec elle, à la grande jalousie de Lancaster ! Curtis tient aussi un second rôle, crédité celui-là, le sergent de cavalerie Doan, dans WINCHESTER 73, grand western d’Anthony Mann, aux côtés de James Stewart, Shelley Winters, Rock Hudson et le vieux briscard John McIntire.
Tony Curtis et Janet Leigh se marient en 1951, et deviennent du même coup le «jeune couple romantique» par excellence aux yeux de la presse américaine. De leur mariage, ils auront deux filles, Kelly et Jamie Lee Curtis, laquelle, devenue grande, deviendra une actrice célèbre, de HALLOWEEN à TRUE LIES en passant par UN POISSON NOMME WANDA ou UN FAUTEUIL POUR DEUX. Le bonheur apparent durera onze ans, mais en privé, les frasques de Tony (copain de virée du «Rat Pack», la bande de Frank Sinatra et Dean Martin, synonyme de fiestas, de filles légères, de drogue et d’alcool à foison) auront peu à peu raison de leur mariage.
Curtis obtient est pour la première fois en tête d’affiche dans THE PRINCE WHO WAS A THIEF (Le Voleur de Tanger), fantaisie romantique kitsch de Rudolph Maté, avec Piper Laurie. Un succès qui fait de Curtis un prince des 1001 Nuits, et qui lui vaudra de tourner l’année suivante LE FILS D’ALI BABA, tout un programme ! Durant cette période, le sourire de Tony Curtis n’encourage pas vraiment les producteurs à lui confier des rôles forts, et il joue dans des films, reconnaissons-le, souvent oubliables. Signalons cependant une curiosité, une comédie de Douglas Sirk en 1952, NO ROOM FOR THE GROOM, toujours avec Piper Laurie.
En 1953, Curtis remporte un franc succès dans le rôle-titre de HOUDINI (Houdini le Grand Magicien) de George Marshall, avec Janet Leigh, très sympathique biographie romancée, dans un superbe Technicolor, de la vie du grand magicien, maître de l’évasion impossible et ennemi des faux médiums. Un rôle qui lui va comme un gant (de magicien), en raison notamment d’une certaine ressemblance entre le parcours des deux hommes, enfants d’immigrants ayant connu une enfance difficile à New York. La bonne humeur et l’aisance physique de Curtis, qui accomplit lui-même certaines acrobaties, le rendent particulièrement attachant, et l’acteur commence à montrer un certain don pour le drame, dans certains passages du film.
Avec la fin de son contrat d’exclusivité chez Universal, Tony Curtis peut enfin s’affranchir de son étiquette de sex-symbol un peu léger, pour incarner des rôles plus consistants. Le succès est au rendez-vous, pour sa période la plus faste.
Cela commence en 1956 avec le classique TRAPEZE de Carol Reed ; au Cirque d’Hiver, sur la piste comme en coulisses, Burt Lancaster et lui rivalisent pour gagner le cœur de la sublime Gina Lollobrigida (hmm, Ginaaa…), jusqu’au drame… Une histoire classique de compétition amoureuse, magistralement jouée et interprétée, histoire qui prend toutefois une tournure particulière quand circuleront certaines rumeurs sur l’amitié très virile, hors du plateau, entre Lancaster et Curtis… Aucune biographie officielle, me semble-t-il, n’a confirmé cette histoire, aussi faut-il rester prudent. Cela dit, la bisexualité de Lancaster est maintenant connue (et d’ailleurs ne disait-on pas, quand il quittait le plateau : «tiens, le gay part» ? … désolé, je n‘ai pas pu résister !) ; les rapports amoureux entre les trois personnages dans le film donne à ce dernier une touche d’ambiguïté que l’Amérique de l’époque ne soupçonnait sûrement pas !
En 1957, il tourne le premier de ses films réalisé par le futur maître de la comédie, Blake Edwards, CORY (L’Extravagant Mr. Cory), le rôle-titre dramatique d’un homme victime du démon du jeu. Il joue ensuite dans le venimeux SWEET SMELL OF SUCCESS (Le Grand Chantage), réalisé par Alexander Mackendrick, où il retrouve Burt Lancaster. Curtis est particulièrement bon dans le rôle de Sidney Falco, l’homme à tout faire, «exécuteur» des basses œuvres de J.J. Hunsecker (Lancaster), redoutable et puissant patron de presse, inspiré par Walter Winchell. Combinard, cynique, veule et amer, Sidney n’hésite pas à salir la réputation de tous ceux qui osent se mettre en travers de la route de son détesté patron, même des innocents… situation difficile qui devient insupportable pour lui quand il doit s’occuper des amours de la sœur du «boss», jeune femme fragile dont il est secrètement amoureux. Un personnage complexe qui permet à Curtis de prouver sa valeur de comédien. Sa prestation est d’ailleurs officiellement saluée d’une nomination au BAFTA Film Award (l’équivalent britannique de l’Oscar) du Meilleur Acteur Étranger, et d’une 5e Place au Golden Laurel de la Meilleure Performance Dramatique Masculine.
1958 est une année bien remplie pour Curtis, qui enchaîne quatre films dans la foulée. C’est d’abord un très grand classique du cinéma d’aventures, LES VIKINGS avec Kirk Douglas, Ernest Borgnine et Janet Leigh. Devant les caméras de Richard Fleischer, Curtis est Eric, l’esclave orphelin dresseur de faucons, ignorant tout de ses origines, et soumis à la brutalité toute Viking du féroce Einar (Douglas)… Il faut dire qu’Eric a la fierté des rois, et n’a pas accepté d’être malmené par ce dernier. Il lui crève un œil, et Einar, furieux, n’attend qu’une occasion pour le tuer… Ce qui nous vaudra, au final, un affrontement épique au sommet d’une tour, entre les deux ennemis, pour déterminer qui ravira la princesse jouée par Janet Leigh. Le duel est furieux, nos deux protagonistes mutilés ne retiennent pas leurs coups, magnifiés par le CinémaScope et la musique, épiques à souhait. Le climax parfait d’un grand récit médiéval comme on aime les redécouvrir, pour ce précurseur des BRAVEHEART, TREIZIEME GUERRIER et autres films «d’épées et de feu» !
Cette même année, Tony Curtis s’illustre aussi dans le rôle du Caporal Britt Harris, aux côtés de Frank Sinatra dans KINGS GO FORTH (Diables Au Soleil), film de guerre et de romance de Delmer Daves, où les deux hommes en pleine 2e Guerre Mondiale tombent amoureux de la même femme, Natalie Wood. Une de ses partenaires favorites à l’écran, et une conquête de plus en privé ! Curtis remporte aussi un très grand succès avec le thriller THE DEFIANT ONES (La Chaîne), un classique de Stanley Kramer, avec Sidney Poitier. Le scénario est simple et efficace – deux prisonniers que tout oppose, l’un Blanc et l’autre Noir, doivent fuir ensemble, retenus par une chaîne. Curtis insista pour être crédité avec Poitier ensemble au générique. Une révolution pour l’époque, alors que la discrimination raciale était encore de rigueur aux Etats-Unis, quelques années avant la grande lutte pour les Droits Civiques des Noirs Américains. La prestation de Curtis est unanimement saluée, et elle lui vaudra une nomination à l’Oscar du Meilleur Acteur, au Golden Globe du Meilleur Acteur, et au BAFTA Film Award du Meilleur Acteur Étranger.
L’acteur conclut cette année bien remplie avec une comédie de Blake Edwards, aux côtés de son épouse, THE PERFECT FURLOUGH (Vacances à Paris). Il remporte un Bambi Award (récompense d’une cérémonie allemande) pour ce film. Et pour l’anecdote, remporte aussi des prix tels que la Golden Apple (équivalent de notre Prix Orange) de l’Acteur le Plus Coopératif, le Henrietta Award aux Golden Globe – catégorie Acteur Favori, et le Photoplay Award de la Star Masculine la Plus Populaire.
Curtis est au sommet de sa gloire, et, en 1959, enchaîne avec bonheur et coup sur coup avec deux merveilles de la comédie américaine, signée par ses maîtres ! Vous aurez bien sûr reconnu une photo de CERTAINS L’AIMENT CHAUD, le chef-d’œuvre de Billy Wilder, avec Marilyn Monroe et Jack Lemmon. L’histoire est connue de tous : Curtis et Lemmon sont Joe et Jerry, deux musiciens de jazz de Chicago en 1929, l’époque des gangsters et de la Prohibition. Chômeurs après une descente de police et une série de coups durs, les deux compères sont témoins du Massacre de la Saint-Valentin mené par le truand Spads Colombo (George Raft en pseudo Al Capone), et s’enfuient à temps. Pour ne pas être repérés par les sbires de Spads, ils n’ont pas le choix : ils doivent quitter Chicago par le premier train, direction Miami, avec un orchestre féminin. Forcés de se travestir, et désormais prénommés Joséphine et Daphné, les deux musiciens craquent pour la belle chanteuse Sugar (Marilyn)… en dire plus serait un crime !
Si la belle Marilyn retient toute l’attention du spectateur, le numéro de duettistes formé par Curtis et Lemmon est une merveille. Lemmon est l’auguste, le clown perpétuel qui échoue dans toutes ses tentatives pour séduire la belle, et va se retrouver dindon de la farce pour le plus grand bonheur du spectateur – et du vieux milliardaire libidineux Osgood (Joe E. Brown), tombé fou amoureux de «Daphné»… Clown blanc du duo, Curtis joue plus en subtilité, contrepoint parfait de son collègue. Joe le dragueur baratineur devient la sage et prude Joséphine… qui, pour arriver à ses fins avec Sugar, va se travestir à nouveau en William Shell Oil Junior, faux héritier millionnaire que Sugar va s’évertuer à déniaiser ! Pour camper ce dernier, Curtis s’inspire tout naturellement de son idole Cary Grant (dans L‘IMPOSSIBLE MONSIEUR BEBE notamment)…
Un grand moment, servi chaud par l’iconoclaste Billy Wilder à la réalisation. Rusé, le cinéaste s’amuse à nous faire passer, derrière les éclats de rire, un message incroyable pour l’époque : l’ambiguïté que provoque Curtis en travesti, puis en jeune coincé oubliant sa boucle d’oreille avant un rendez-vous galant, se termine sur une apothéose des plus osées du cinéma américain. Sugar se laisse finalement embrasser par Joe… mais seulement quand celui-ci s’assume en femme, ému(e) par la chanson «I’m through with love». Il/elle donne donc à Marilyn un baiser saphique ! Le happy end et la dernière réplique légendaire adressée à Jack Lemmon permettent de faire passer, dans la joie, la pilule au plus conservateur des spectateurs de l’époque. Du grand art !
Après avoir imité Cary Grant, Tony Curtis a enfin l’occasion de jouer aux côtés de son modèle, dans une autre comédie qui fait également un triomphe : OPERATION JUPONS, son troisième film mis en scène par Blake Edwards. Interprétant le Lieutenant J.G. Nicholas Holden, Curtis retrouve un univers qui lui est familier – la vie à bord d’un sous-marin américain pendant la 2e Guerre Mondiale, dans le Pacifique. Il va sans dire qu’avec le réalisateur des PANTHERE ROSE et autres LA PARTY aux commandes, on nage très vite en eaux burlesques : le sous-marin commandé par Cary Grant est coulé plusieurs fois de suite au port, torpille accidentellement un camion, connaît un problème de peinture qui le fait virer au rose fuchsia (un incident qui paraît-il eut vraiment lieu !)… et surtout recueille cinq charmantes infirmières militaires qui ont vite fait de perturber la bonne marche du navire ! Pour la plus grande joie, entre autres, du Lieutenant Holden, véritable roi de la combine et de la récupération illégale de matériel militaire, et naturellement porté sur la gent féminine. Un rôle sur mesure donc pour Curtis, qui s’en donne à cœur joie.
En 1960, la popularité de Curtis au box-office ne se dément pas, grâce à un nouveau succès comique, QUI ETAIT DONC CETTE DAME ? de George Sidney, avec Janet Leigh et Dean Martin, puis l’acteur enchaîne avec un rôle plus dramatique dans THE RAT RACE (Les Pièges de Broadway) de Robert Mulligan avec Debbie Reynolds.
Il accepte aussi un second rôle dans le classique épique SPARTACUS, dont Kirk Douglas est le producteur et la vedette. Douglas qui renvoie un cinéaste pourtant brillant, Anthony Mann, après le tournage des premières séquences (celles de la mine de sel), et le remplace illico par le jeune Stanley Kubrick, après leur collaboration sur LES SENTIERS DE LA GLOIRE. Un film à très grand spectacle, un des meilleurs du genre, indémodable, qui rassemble un casting cinq étoiles : Laurence Olivier, Jean Simmons, Peter Ustinov et Charles Laughton. Curtis joue un second rôle, l’esclave poète fugitif Antoninus, qui rejoint la troupe de rebelles menée par Spartacus face aux légions romaines de l’impitoyable et ambitieux Général Crassus (Olivier)…
Le tournage se passe mal entre Douglas et Kubrick, qui n’est pas du genre à se comporter en «yes man» hollywoodien… le tournage est très long, tendu, usant la patience des acteurs. Quelque peu mis au second plan, Curtis donne cependant une certaine gravité mélancolique à son personnage. Stanley Kubrick, bien qu’appelé de dernière minute, a quand même l’occasion ça et là de s’emparer du film… et de pousser la provocation vis-à-vis des bonnes mœurs américaines au-delà du raisonnable, pour l’époque, via une scène choquante pour le public de l’époque : une scène de bain où Crassus, bisexuel affirmé, attiré par la beauté d’Antoninus, tente de séduire ce dernier dans une séquence ouvertement homoérotique qui sera promptement écartée du montage final ! Il faudra attendre la restauration du film, trente ans plus tard, pour que la séquence soit réintégrée – Curtis doublant sa propre voix, celle d’Olivier, décédé entre-temps, sera interprétée par Anthony Hopkins.
Par ailleurs, Curtis brille aussi dans une autre séquence, un second duel à l’épée contre Kirk Douglas, deux ans après LES VIKINGS. Cette fois-ci, c’est Kirk qui l’emporte, dans les larmes cependant (Spartacus et Antoninus étant poussés à s’entretuer pour satisfaire la cruauté de Crassus). L’occasion encore pour Kubrick de glisser un autre sous-entendu homosexuel, le duel dramatique s’achevant par la mort d’Antoninus mourant dans les bras de son ami, dans une pose évoquant la fatigue post-coïtale plutôt que des adieux fraternels !
En 1961, Tony Curtis s’illustre de nouveau devant les caméras de Robert Mulligan, THE GREAT IMPOSTOR (Le Roi des Imposteurs), une comédie dramatique avec Karl Malden. Dans le rôle de Ferdinand Waldo Demara Jr., un faussaire adepte du changement d’identité, Curtis y est un précurseur possible du personnage de Leonardo DiCaprio dans CATCH ME IF YOU CAN (Arrête-Moi Si Tu Peux) de Steven Spielberg… Sa prestation dans le drame de Delbert Mann THE OUTSIDER / Le Héros d’Iwo-Jima lui vaut de nouveau les éloges. Il y joue le rôle d’Ira Hayes, le soldat Indien héros malgré lui de la célèbre photo du drapeau d’Iwo-Jima, histoire qui inspirera à Clint Eastwood le magnifique FLAGS OF OUR FATHERS (Mémoires de nos Pères).
1962 : Tony Curtis divorce d’avec Janet Leigh, après onze ans d’un mariage parti à la dérive. Sur les écrans, l’acteur joue Andrei, le fils de Yul Brynner, alias TARAS BULBA, film d’aventures mis en scène par J. Lee Thompson, et revient à la comédie avec 40 POUNDS OF TROUBLE (Des Ennuis à la Pelle) de Norman Jewison.
En 1963, Curtis épouse Christine Kaufmann, dont il aura une fille, Allegra. Après une apparition amicale dans THE LIST OF ADRIAN MESSENGER (Le Dernier de la Liste) de John Huston, aux côtés entre autres de Kirk Douglas, Frank Sinatra et Burt Lancaster, l’acteur joue de nouveau un sous-officier débrouillard, le Caporal Jake Leibowitz, dans l’intéressant CAPTAIN NEWMAN M.D. (Le Combat du Capitaine Newman), mélange de comédie, drame et film de guerre avec Gregory Peck et Angie Dickinson, mis en scène par David Miller. Un rôle plaisant, mais Curtis se sent peu à peu «enfermé» dans les rôles de comédies rarement marquantes. On notera cependant une comédie jugée mineure de Vincente Minnelli avec Debbie Reynolds, AU REVOIR CHARLIE, où il est encore question de confusion des sexes – George, le personnage joué par Curtis, ne soupçonne pas un instant que la jolie Debbie est en fait la réincarnation de son meilleur ami, un vrai macho ! Un sujet dont Blake Edwards fera un remake caché en 1989, avec SWITCH (Dans la Peau d’une Blonde). Curtis joue aussi en 1964 dans SEX AND THE SINGLE GIRL (Une Vierge sur Canapé), de Richard Quine, avec Natalie Wood, Henry Fonda et Lauren Bacall.
Ses retrouvailles pour un quatrième long-métrage avec Blake Edwards sonnent un peu comme «l’enterrement» joyeux de sa carrière de tombeur de l’écran. THE GREAT RACE (La Grande Course Autour du Monde), une comédie au budget démesuré, narre la rivalité entre deux inventeurs et cascadeurs ennemis au début du 20e Siècle, dans une compétition automobile intercontinentale. Dans le coin gauche du ring, l’incomparable, le seul et unique, le Grand Leslie : Tony Curtis et son sourire étincelant, ses costumes toujours immaculés et son physique de séducteur toujours sûr de faire fondre toutes les femmes ! L’acteur se tourne en dérision de bonne grâce, faisant de Leslie un grand naïf un rien prétentieux… et, comme dans CERTAINS L’AIMENT CHAUD, il sait jouer «profil bas» face à un Jack Lemmon survolté : moustache en guidon de vélo, toujours vêtu de noir, ricanant de sa méchanceté, et obsédé par l’idée de surpasser Leslie, le Professeur Hannibal Fate finit invariablement par lancer à son assistant souffre-douleur Max (Peter Falk, pas encore Columbo) la phrase fatidique «Push the button, Max !» qui annonce la catastrophe immédiate ! Véritable «toon» vivant, Lemmon vole la vedette à Curtis, dans un numéro évoquant Laurel & Hardy et le Coyote de Chuck Jones.
Soyons francs, le film n’est pas une réussite burlesque totale : trop long, «alourdi» de séquences musicales et d‘intrigues secondaires, il laissera le public de l’époque sur sa faim… Cependant, pour les nostalgiques, c’est aussi un régal. Les pièges crétins tendus par Lemmon qui se retournent contre lui, la bonne humeur du duo formé par Curtis et Natalie Wood, la parodie du PRISONNIER DE ZENDA (avec un deuxième personnage joué par Lemmon, encore plus hystérique !), le look «Jules Verne» des véhicules et quelques morceaux d’anthologie typiques du réalisateur emportent l’adhésion. Notamment la séquence où nos concurrents, bloqués par le blizzard, se retrouvent coincés sur un iceberg dérivant, avec un ours polaire en passager clandestin… et la plus grande bataille de tartes et gâteaux à la crème jamais filmée. Tout le monde est barbouillé, seul l’immaculé Leslie traverse la scène sans être touché, jusqu’au «tir ami» accidentel… qui ne jure pas sur son costume : blanc sur blanc dans un déluge de couleurs !
Suivant son second divorce, l’incorrigible Tony épouse en 1968 sa troisième femme, Leslie Allen. Ils auront un fils, Nicholas. Au cinéma, sa carrière commence à stagner. Cependant, après un nouveau caméo dans ROSEMARY’S BABY de Roman Polanski, où il prête sa voix à Donald Baumgart (l’acteur devenu aveugle qui répond au téléphone à Mia Farrow), Tony Curtis va frapper fort avec son film suivant. Cassant net son image de joyeux luron, il incarne Albert DeSalvo, alias L’ETRANGLEUR DE BOSTON ! Méconnaissable dans le rôle de ce triste individu, tueur en série de femmes, Curtis livre peut-être sa meilleure interprétation au cinéma. Un assassin d’autant plus effrayant qu’il a réellement existé, arrêté et enfermé quatre ans avant la sortie du film de Richard Fleischer…
Également interprété par Henry Fonda, le film est un thriller policier réaliste, un récit solidement documenté et dénué de toute vision romantique – que ce soit sur le travail des enquêteurs, souvent montrés en pleine impasse, ou dans la description des meurtres, proprement glaçante. Le réalisateur des VIKINGS privilégie une approche «froide», parfaitement appropriée au sujet, et ne dévoile son tueur qu’au bout d’une demi-heure, via une entrée en matière magistrale. Assis dans l’ombre de son minable appartement, DeSalvo regarde sans émotion les funérailles présidentielles, tandis que, dans la lumière de leur triste cuisine, sa femme se démène avec leurs deux enfants…
La façade «apathique» du personnage provoque le malaise. Cet homme apparemment sans histoires semble «fracturé» de l’intérieur… l’absence d’émotions dans la gestuelle, le regard et la voix sont évidents. Sur la corde raide, Curtis livre une prestation de premier ordre, d’autant plus perturbante que son personnage ne se rend pas compte de sa propre folie meurtrière. Il faudra des confrontations tendues avec l’officier John Bottomly (Fonda) pour que DeSalvo réalise enfin la portée de ses actes… aux dépens de son psychisme déjà sérieusement ravagé. La réussite du jeu de Curtis vient aussi du fait qu’il ne fait jamais du criminel une figure odieuse (malgré ses actes horribles), un «méchant» simpliste qui agirait par simple plaisir de faire souffrir ses victimes. Il nous fait ressentir la détresse, le pathétique, cachés derrière la monstruosité du meurtrier. L’ETRANGLEUR DE BOSTON vaudra à Tony Curtis une seconde nomination, amplement méritée, au Golden Globe du Meilleur Acteur.
Hélas, l’acteur, approchant de la cinquantaine, usé par les excès (l’addiction à l’alcool et la cocaïne), n’aura plus guère l’occasion de briller au grand écran. Avec la fin de l’ancien système des studios, sa carrière décline irrémédiablement. Curtis se tournera vers la télévision, le théâtre, et acceptera souvent au cinéma des panouilles qui ne méritent pas vraiment d‘être évoquées ici…
En 1971, il s’illustre aux côtés de Roger Moore dans la célèbre série télévisée britannique THE PERSUADERS ! (Amicalement Vôtre), narrant les enquêtes humoristiques du millionnaire américain Danny Wilde et du très britannique aristocrate Lord Brett Sinclair… Contrairement à ce que l‘on croit de nos jours, la série n’a alors qu’un bref succès d’estime, s’arrêtant dès 1972, alors que Moore part reprendre le rôle de James Bond au cinéma. Curtis s’amuse bien, et divertit le spectateur… pas autant toutefois que les doubleurs français (Michel Roux et Claude Bertrand), qui truffent la version française d’improvisations absentes de la version originale, et garantissent à eux seuls le vrai succès du feuilleton en France ! Cela dit sans faire injure au duo Curtis-Moore, et à John Barry, le compositeur auteur du thème du générique demeuré dans les mémoires…
Après une autre brève série télévisée, McCOY, Curtis rejoint un générique prestigieux en 1976, pour LE DERNIER NABAB, l’adaptation du roman de F. Scott Fitzgerald ; fiction inspirée de la vie du producteur Irving Thalberg, qui sera le dernier film d’Elia Kazan, avec Robert De Niro, Robert Mitchum, Jeanne Moreau, Jack Nicholson, Donald Pleasence, Ray Milland et Dana Andrews. Curtis y tient le rôle de Rodriguez, acteur vedette du Hollywood des années 1930. De 1978 à 1981, Curtis revient à la télévision pour un rôle récurrent dans un classique des séries policières, VEGA$, une création de Michael Mann, où il interprètera le personnage de Philip «Slick» Roth, patron de l’hôtel-casino Desert Inn qui a fréquemment recours à l’aide du détective privé Dan Tanna (Robert Urich).
Durant les années 1980, Tony Curtis, «semi-retraité» du Cinéma, continue de travailler. Il suit une cure de désintoxication réussie en 1984, et entre les films, la télévision, le théâtre, les commémorations et de nouveaux mariages, se consacre à sa grande passion, la peinture. Il se mariera trois fois de plus, avec Andria Savio, de 1983 à 1992, Lisa Deutsch en 1993, et après son ultime divorce, épousera en 1998 Jill Vandenberg, qui sera sa veuve. Son fils Nicholas meurt, victime d’une overdose, le 2 avril 1994.
On le voit notamment au théâtre en 1980 dans YOU OUGHTA BE IN PICTURES, une pièce de Neil Simon mise en scène par Herbert Ross, et en 2002 dans le rôle d’Osgood Fielding dans HI SUGAR HI, une adaptation musicale de CERTAINS L’AIMENT CHAUD. Le téléfilm de 1980 THE SCARLETT O’HARA WAR de John Erman lui permet de briller dans le rôle du producteur David O. Selznick, durant le casting épique d‘AUTANT EN EMPORTE LE VENT ! Le même Selznick dont la nièce avait jadis fait venir le jeune Curtis à Hollywood… Le rôle lui vaut une nomination à l’Emmy du Meilleur Acteur dans une Série Spéciale ou Limitée. Au cinéma, notons pour l’anecdote quelques rares apparitions de Curtis – en Sénateur dans le film de Nicolas Roeg de 1985 INSIGNIFICANCE (Une Nuit de Réflexion), racontant la rencontre imaginaire d’Albert Einstein et Marilyn Monroe ; interviewé en 1995, dans le documentaire THE CELLULOID CLOSET – évocation de la façon dont l’homosexualité était traitée à Hollywood, illustrée entre autres par la séquence de SPARTACUS ; une apparition fugitive en 1999 dans PLAY IT TO THE BONE (Les Adversaires) film de boxe de Ron Shelton, avec Woody Harrelson et Antonio Banderas ; et son dernier rôle au cinéma en 2008, DAVID & FATIMA, un drame d’Alain Zaloum avec Martin Landau, que je cite ici parce qu’il y reprend son vrai nom, jouant un certain Monsieur Schwartz ! Signalons enfin qu’un documentaire, HOLLYWOOD RENEGADE, consacré à la vie et la carrière du romancier, dramaturge et scénariste Budd Schulberg devrait être diffusé prochainement. Ce sera la dernière apparition de Tony Curtis à l’écran.
Pour finir cette évocation, signalons que dans les dernières années de sa vie, Tony Curtis s’est aussi distingué hors des plateaux de tournage. Il a été récompensé en France, en 1995, de l’Ordre des Arts et des Lettres, et a aussi reçu divers prix et distinctions spéciales pour sa carrière, notamment : un Empire Award en 1998, le Prix Honoraire «The General» au Festival International Catalan du Film de Sitges en 2000, et un David Spécial aux David di Donatello Awards (les Oscars italiens) en 2001. Tony Curtis a également eu sa plaque étoilée sur le Hollywood Walk of Fame, au numéro 6801 de Hollywood Boulevard.
Plus important à ses yeux devait sans doute être la reconnaissance de ses origines. En 1990, Tony Curtis, avec sa fille Jamie Lee, co-finança la reconstruction de la Grande Synagogue de Budapest, la plus grande synagogue d’Europe, détruite pour de tristes et évidentes raisons durant la 2e Guerre Mondiale. Un geste fort qui marqua le retour des Curtis aux origines de leur famille. Tony Curtis fonda ensuite en 1998 la Emanuel Foundation for Hungarian Culture, nommée en hommage à son père, dont il fut le président honoraire – aidant ainsi à la restauration et préservation de synagogues et cimetières en Hongrie, pour la mémoire des 600 000 victimes hongroises de la Shoah. Également écrivain, il rédigea et publia en 2008 son autobiographie, AMERICAN PRINCE : A MEMOIR, et en 2009 ses mémoires consacrées au tournage de CERTAINS L’AIMENT CHAUD. Il avait lutté et vaincu ses addictions, et survécu à une opération de chirurgie cardiaque en 1994. Très affaibli ces dernières années par des maladies pulmonaires, Tony Curtis s’est éteint à son domicile de Henderson, dans le Nevada, en 29 septembre 2010.
Clap de fin pour le petit gars venu du Bronx, le tombeur aux failles secrètes…
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