THE SOCIAL NETWORK repose sur un scénario brillantissime d’Aaron Sorkin, un maître de l’écriture audiovisuelle américaine – citons à son actif des réussite comme DES HOMMES D’HONNEUR, la superbe série THE WEST WING (A la Maison Blanche), et le non moins décapant LA GUERRE SELON CHARLIE WILSON avec Tom Hanks et Julia Roberts. Dramaturge intelligent et particulièrement caustique, Sorkin sait comment égratigner la mythologie politique et sociale américaine, et a trouvé ici, dans les origines de la création de Facebook, un sujet en or. Qui aurait cru sur le papier que l’histoire d’une bande d’informaticiens entraînés dans des procédures judiciaires, pourrait donner un film aussi passionnant ?
On a coutume de dire que, dans toutes les histoires de grands hommes, il y a une femme… L’histoire de Mark Zuckerberg, telle que décrite par Sorkin et Fincher, le prouve d‘une façon particulièrement originale. La scène d’ouverture de THE SOCIAL NETWORK est en soi un bijou d’écriture dramatique, de mise en scène et d’interprétation, et parvient sans peine à préparer le spectateur à cette étrange «success story». Un pub d’étudiants, un jeune godelureau brillant en informatique, amoureux d’une demoiselle intelligente et charmante, quelques bières… cela pourrait lancer une belle et grande histoire d’amour, mais le «brillant» esprit de Zuckerberg est son pire ennemi. Le jeune informaticien commet toutes les erreurs possibles envers sa dulcinée : il monopolise la parole, change de sujet toutes les deux secondes, se montre tranchant et condescendant dans ses jugements ; tellement persuadé de sa supériorité intellectuelle, il ne lui laisse aucune chance de participer à sa conversation en circuit fermé… en moins de cinq minutes, Erica perd son calme et l’envoie paître. Fin de l’histoire d’amour potentielle, début du drame de Zuckerberg, et naissance embryonnaire de la machine Facebook…
C’est parfaitement décrit en quelques minutes : le «héros» du SOCIAL NETWORK est un jeune homme terriblement complexé, qui préfère inconsciemment saboter ses relations intimes, et se laisse obnubiler par son rêve de gloire, de reconnaissance… et de satisfaction virtuelle de sa libido de jeune américain en rut ! Frustré, Zuckerberg réagit démesurément, absurdement, à sa rupture : la parution d’un blog vengeur et misogyne… Geste d’une méchanceté déjà disproportionnée par rapport au «drame», mais Zuckerberg renchérit. Son esprit d’informaticien génial est activé pour la nuit, en même temps que sa rancœur mal digérée contre la gent féminine… d’où cette mémorable séquence de «l’Affaire Facemash» qui s’ensuit. Une action odieuse, certes, mais révélatrice du bizarre talent de Zuckerberg et sa bande. Lors du conseil de discipline qui s’ensuit, le jeune homme ne se démonte pas devant les remontrances, tient tête avec orgueil et balance l’argument choc : «Il y avait une faille dans votre système informatique, je l’ai exploitée !». Il a fait la preuve de son talent – la sécurité chez Harvard est battue en brèche par une bande de «nerds» dans leur chambre ! Une faille dans le système… voilà un argument familier aux oreilles des assidus des films de Steven Spielberg, l’un des maîtres à filmer de Fincher. Ce dernier va traquer non seulement la faille dans le système Facebook, mais aussi celle qui est profondément implantée dans le cerveau de ses créateurs.
La faille interne de Zuckerberg, on l’a maintenant compris, vient en grande partie de son syndrome d’Asperger. Toutefois, cela n’explique pas tout de son comportement… Les «Aspies» peuvent apprendre à s‘ouvrir au monde extérieur, mais Zuckerberg, lui, s‘enfonce progressivement dans la folie. Le succès ultérieur de Facebook l’isole totalement. Pourtant, il tente des appels à l’aide, devinant lui-même son propre malaise, qu’il cherche à combler. Malheureusement, il n’y arrive pas… Ses obsessions reprennent le dessus, sa relation avec Sean Parker aggrave son état, et il cherche la guerre juridique avec les étudiants plus huppés.
La principale scène où Mark fait preuve d’un peu d’humanité le ramène justement à son histoire passée avec Erica. Après une scène gentiment torride – Mark et son copain Eduardo Saverin viennent de fêter leur succès naissant avec deux charmantes «groupies» -, notre anti-héros retrouve Erica attablée. Penaud, il tente une timide et très humaine réconciliation avec la jeune femme. Peine perdue : Erica n’a pas oublié son affront, et le rabaisse en public devant ses amis. Certes, la jeune femme fait preuve d’un léger snobisme (explicable peut-être par son origine bostonienne), mais sa réaction est somme toute humaine. Profondément blessée, elle lui dit tout ce qu’elle a gardé sur le cœur, lui envoyant des remarques pleines de bon sens, guidées par ses émotions. Dont cette réplique terrible : «Internet ne s’écrit pas au crayon, Mark, mais à l’encre !». Réplique qui s’adresse aussi aux spectateurs de toute la planète qui croient naïvement pouvoir «balancer» insultes et ragots sur la Toile, en toute impunité… Tout ce que vous publiez sur le Net ne s’effacera jamais. La mise en garde est imparable, cruelle mais vraie ; et la jeune femme d’envoyer Zuckerberg sur les roses avec un ultime «bonne chance avec ton jeu vidéo !» qui en dit long… L’affection réelle que Zuckerberg éprouvait pour Erica est irrémédiablement détruite.
La scène finale enfonce le clou. Zuckerberg est certes multimilliardaire, c’est un «winner» de premier ordre… mais un être plus solitaire que jamais : il a trahi son meilleur ami, il a de nouveau une réputation détestable, il doit verser des sommes astronomiques pour régler ses différends judiciaires.
Et, plus que jamais, il s’enferme dans son monde intérieur. La jolie stagiaire avocate, Marylin Delpy (jouée par Rashida Jones, la fille du grand compositeur Quincy Jones), a su le percer à jour, sympathiser avec lui. Fine mouche, elle contredit le jugement initial d’Erica : «Vous n’êtes pas un sale con, Mark. Mais vous vous donnez trop de mal à vouloir en être un !». Malheureusement, le jeune homme prisonnier de ses obsessions et de son ordinateur portable est incapable de comprendre ses avances discrètes. Le voilà répétant à l’infini une demande «Ajouter comme amie» à celle qui l’a plaqué et fait sa vie sans lui… sans réponse. Le naufrage est complet, aux yeux du réalisateur. C’est le triomphe de l’incommunicabilité.
Le choix d’un titre pour le scénario d’un film n’est jamais le fruit du hasard. Celui-ci aurait pu s’appeler L’HISTOIRE DE MARK ZUCKERBERG, NAISSANCE DE FACEBOOK, etc., un titre ronflant quelconque. Mais Aaron Sorkin et David Fincher sont là aussi assez malins pour nous glisser une précieuse information sur leur histoire.
THE SOCIAL NETWORK. Traduction : le Réseau Social, référence évidente à ce que représente Facebook. En fait, le titre joue ironiquement sur la confusion du mot anglais «Network». Net = le filet, le lien… Work = l’œuvre, le travail… La traduction cachée du titre serait donc : le travail du lien social. L’amitié, l’altruisme, la bonne entente avec les collègues, la famille, les amours, etc. Toutes ces petites choses apparemment insignifiantes font en réalité l’essentiel d’une société à visage humain. Ces petits liens qui peuvent nous unir et nous opposer, doivent être constamment travaillés ! Négligés, ils cèdent le terrain à l’égocentrisme, l’incompréhension, l’hostilité, la rivalité, la jalousie, la méfiance, l’isolement, la haine, le rejet… le versant négatif des relations humaines. Il nous est impossible de rejeter ces aspects négatifs, mais nous pouvons en comprendre le fonctionnement, les «mécanismes», pour parvenir à vivre avec. L’épreuve de la maturité. Négliger cet aspect fondamental à toute société humaine, c’est s’aliéner, se perdre. Exactement ce que font les protagonistes du film.
Tels que Fincher les représente à l‘écran, ils sont pratiquement tous incapables de comprendre ces compétences sociales élémentaires ! Poussés à la compétition permanente, ils se méfient, se défient sans arrêt, se jaugent et se jugent selon des critères tout personnels (le talent pour les uns, la position de classe dominante pour les autres) dans lesquels ils sont des seigneurs absolus, et les autres des outils ou des obstacles. Description effarante mais lucide à tous points de vue.
Le tableau de groupe de ces jeunes «prodiges» est alarmant : Sean Parker, le fondateur déchu de Napster, est une vraie rock star à la dérive, sans domicile fixe, couchant de lit en lit, profondément narcissique et jouant de son image de «légende» du monde de la com’. Son objectif est simple, légitime : prendre une juste revanche sur le destin, lui qui fut LA star des réseaux virtuels, avant d’être évincé et ruiné par les grandes compagnies. Ses méthodes le sont beaucoup moins… Parker est montré comme un jeune homme passablement pervers dans son attitude, montant Zuckerberg contre Saverin pour se mettre en valeur. Sa vie privée est un naufrage, une fuite en avant perpétuelle dans les excès… au détriment d’autrui, notamment de quelques groupies mineures transformées en futures junkies par ses soins. Rappelons qu’aux USA, l’âge légal de la majorité est fixé à 21 ans. Hypocrisie sociale qui n‘empêche pas du tout les étudiants et lycéens américains de se «défoncer» avant cet âge-là ! Arrêté par la police, Parker en plein trip paranoïaque appelle Mark (tout en se droguant dans le commissariat !) et accusera Eduardo de l’avoir piégé… Mark le virera sans ménagements. Qu’est devenu Parker après son éviction ? Il y a fort à parier que le jeune ex-prodige fondateur de Napster continuera dans ses dérives…
Justin Timberlake, LA star pop de la jeune génération par excellence, est absolument parfait dans le rôle. Le chanteur prouve qu’il est un comédien de premier ordre, jouant à merveille de l’ambiguïté de son image de star, et incarne un personnage vampirique à souhait.
Eduardo Saverin (campé par Andrew Garfield, jeune comédien prometteur, découvert par Robert Redford pour son film, LIONS ET AGNEAUX avec Tom Cruise et Meryl Streep, et futur successeur de Tobey Maguire dans le justaucorps de Spider-Man) fait les frais de sa collaboration avec les deux «monstres» Zuckerberg et Parker. Sincèrement motivé par son amitié pour Mark Zuckerberg, Eduardo se démène jusqu’à l’épuisement pour trouver le financement nécessaire, mais il est amèrement récompensé de ses efforts. N’ayant pas le génie instinctif de Zuckerberg ni le charisme de Parker, Eduardo est négligé par le premier et méprisé par le second. Il perd l’estime de sa famille, son argent et sa petite amie ! Passif, gentiment effacé, Eduardo va cependant se révéler un jeune homme combatif, en obtenant gain de cause… au prix de son amitié sincère pour Mark, et d’une profonde blessure psychologique.
Les autres membres fondateurs et gérants de Facebook sont quant à eux de gentils «nerds» vivant de toute évidence sur une autre planète. Mention spéciale à l’interprète de Dustin Moskovitz, Joseph Mazzello. Le petit garçon de JURASSIC PARK a bien grandi, il est même devenu un excellent comédien adulte (voir sa prestation dans la série THE PACIFIC), et, ici dans un rôle secondaire, campe un candide des plus réjouissants !
Les défaillances de nos anti-héros explosent au fil du film… notamment dans une scène d’anthologie, dite de «l’affaire du poulet». Un soi-disant cas de cruauté animale commis par l’inoffensif Eduardo contre un brave volatile, et que lui reproche Mark gagné par la paranoïa… Cela donne à l’image une scène drôle mais perturbante à souhait ; Eduardo a beau expliquer que ce poulet fait partie des rituels d’intronisation de Harvard, qu’il n’a rien commis de mal en lui donnant à picorer quelques miettes (de blanc de poulet !), Mark ne veut rien entendre, obnubilé par la mauvaise publicité que cela donnera à Facebook. En arrière-plan, Dustin, décollé de son ordinateur, ne comprend rien à l’ahurissante dispute entre les deux copains !
La séquence est un régal d’incompréhension mutuelle entre les deux protagonistes. Fincher lui ajoute une touche d’incongruité supplémentaire en filmant en très gros plan l’oiseau dans sa cage ; pour Mark, le moindre signe justifie sa paranoïa grandissante ; rendu démesuré à l’image, le poulet devient un symbole de trahison commise par Eduardo ; aux yeux du spectateur, une image totalement absurde ! La séquence entière ravive le souvenir des cages d’écureuils, animaux vedettes d’une des scènes les plus étranges et perturbantes de ZODIAC du même Fincher…
Derrière l’humour, la vision de Fincher et Sorkin sur la société américaine, telle qu’elle est représentée ici, est sévère. L’inquiétant «système Facebook» découle avant toute chose d’une lutte de classes qui ne dit pas son nom. Le film montre assez peu de choses des origines de Mark Zuckerberg, mais une consultation rapide des biographies qui lui sont consacrées est assez facile. Le jeune homme détonne à Harvard non seulement par ses dons et ses défauts, mais aussi par son origine sociale. Ce curieux petit gars est sans doute issu de la classe moyenne, en soi une curiosité pour la jeune aristocratie des grandes familles de la côte Est ; et il est juif dans un milieu essentiellement WASP, protestant bon teint. Son incapacité à communiquer, ses goûts vestimentaires farfelus (il se promène en tongs en plein hiver !) et sa carrure de poids mouche s’opposent complètement à l’étudiant idéal selon le modèle élitiste de Harvard : beau garçon, bien éduqué, élégant et athlétique… les jumeaux Cameron et Tyler Winklevoss sont l’incarnation parfaite du «Roi du Campus» que Zuckerberg déteste instinctivement. L’univers feutré des grandes universités est parfaitement décrit, avec le même sentiment de malaise qu’il peut dégager dans le très bon film de Robert De Niro, THE GOOD SHEPHERD avec Matt Damon. Les fraternités de Yale, Harvard et les autres sont le vivier des futures élites de l’Amérique, appelées à régner sur le Monde depuis la Maison Blanche, Wall Street ou les bureaux de la CIA… Fincher décrit l’élitisme de ces hautes classes sociales avec simplicité et une touche de méchanceté bienvenue. Les rites des fraternités et les soirées estudiantines, notamment, sont éloquents. Ces dernières sont de véritables orgies – beuveries, drogues et sexe effréné ! Mais n’y sont invités que ceux et celles qui correspondent aux critères de l’élite : ceux qui ne sont pas assez beaux, cultivés ou fortunés sont exclus et forcés, si l‘on peut dire, de rester dans leurs chambres. Une sorte de fascisme de l’apparence sociale. Seuls les «beaux gosses» auraient le droit de s’envoyer en l’air ?! Inacceptable pour Zuckerberg et compagnie ! Ce sera une idée majeure de la création de Facebook : l’indication du statut «célibataire / recherche un homme / une femme» donnera aux moins chanceux une occasion de trouver un partenaire sexuel ! En théorie, du moins… Initiative ingénieuse qui va pourtant se retourner contre le pauvre Eduardo Saverin, dindon de la farce d’une scène de rupture avec sa copine maniaque du SMS !
Le même Eduardo aura découvert entre-temps les rituels de bizutage en cours à Harvard : une autre forme d’expression de rites fascisants où les «élites» s’amusent à humilier ceux qui veulent entrer dans leur cercle privé. La différence de classe sociale est toujours présente, il s’agit pour les «forts» d’écraser les «faibles»…
C‘est un thème récurrent chez David Fincher. Le cinéaste est obsédé et sans doute effrayé par l’existence des groupuscules, sectes, clubs et autre sociétés secrètes qui semblent régir le monde, plus pour le pire qu’autre chose. Dans THE SOCIAL NETWORK, Mark Zuckerberg évoque d’emblée les «Final Clubs», les fraternités ultra-élitistes omniprésentes dans les grandes universités anglo-saxonnes et américaines. Il est clair qu’il ne les aime pas… parce qu’elles ont quelque chose de fascisant, ou parce qu’elles n’admettent pas des gens comme lui ? Quoi qu’il en soit, on est en territoire familier chez Fincher. Entre les très huppés «Final Clubs» et le FIGHT CLUB souterrain ultra-violent de Tyler Durden (Brad Pitt), où de jeunes cadres venaient se défouler de leurs frustrations à coups de poings, il n’y a finalement pas de différences. Rites de passage, humiliations nécessaires à l’intégration, exutoire social… le Fight Club était déjà en soi une fraternité souterraine, qui devenait d’autant plus effrayante qu’elle se transformait sous nos yeux en secte terroriste. Harvard et consorts seraient-ils donc, à l’insu de tous, un foyer potentiel pour sectes «de la haute»…
N’oublions pas non plus, dans les films de Fincher, les détenus mystiques d’ALIEN 3, tenus sous la garde d’un inflexible gourou chef de clan. Ou, dans un registre plus dissimulateur, l’énigmatique compagnie CRS qui fournit à Michael Douglas un «divertissement» kafkaïen dans THE GAME… Sans compter la paranoïa de classe sociale bien présente dans les thrillers du réalisateur, SEVEN, PANIC ROOM et ZODIAC.
Les jumeaux Winklevoss sont l’incarnation d’un environnement élevé dans les privilèges, une jeunesse dorée qui est sincèrement persuadée d’être l’élite du monde… Fincher et Sorkin leurs réservent quelques-unes de leur plus belles piques. Après la très révélatrice scène de rencontre entre eux et Zuckerberg – on fait entrer celui-ci dans le très strict Porcellian Club, mais uniquement dans la remise à vélo… «On ne laisse pas entrer n‘importe qui». Et on lui sert un sandwich comme on offre un sucre à un chien ! Les auteurs de THE SOCIAL NETWORK se livrent à une attaque en règle contre la caste des Winklevoss. Certes, les jumeaux présentent bien, ils sont toujours courtois et soignent leur image de preux chevaliers, mais peu à peu, ces jeunes fils à papa vont descendre de leur petit nuage. Notamment via une scène irrésistible de drôlerie, un entretien avec le directeur de Harvard. Ils pensaient obtenir gain de cause en venant se plaindre de la conduite de Zuckerberg. Le directeur ne veut rien entendre : «vous croyez que tout vous est dû de naissance !»… Dialogue de sourds d’autant plus réjouissant que le directeur, ancien responsable du Trésor à la Maison Blanche, rate l’affaire du siècle en renvoyant les jumeaux !
Tout aussi savoureuse est la compétition d’aviron et le déjeuner qui suit (avec le Prince Albert de Monaco !) : les frères Winklevoss ne sont «que» seconds. Pour eux, c’est déjà insupportable en soi, dans leur monde de compétition acharnée. Les seconds ne valent rien ! Et en plus, leurs hôtes leur renvoient en pleine face le succès international de Facebook : deuxième défaite de la journée ! L’élite «éclairée» de l’Amérique en prend pour son grade en quelques images.
Saluons au passage la performance perturbante des acteurs qui jouent les jumeaux terribles, et pour cause : un seul acteur, Armie Hammer, les interprète ! David Fincher utilise le même procédé numérique de BENJAMIN BUTTON, où le visage de Brad Pitt digitalisé était superposé sur le corps d’un acteur de petite taille pour jouer les scènes d’enfance. Hammer joue l’un des jumeaux, tandis qu’un autre comédien, Josh Pence, joue l’autre. Puis le visage d’Hammer digitalisé est incrusté sur le corps de Pence. Le trucage est invisible au bout de deux secondes, mais renforce l’impression d’étrangeté familière laissée par les jumeaux dans le film. Du grand art !
Puisque nous évoquons les techniques employées dans le film, il faut bien sûr saluer le travail d’orfèvre accompli par Fincher et ses complices. THE SOCIAL NETWORK semble être l’exact opposé des films esthétiquement les plus «flamboyants» du jeune maître, comme ALIEN 3, FIGHT CLUB, ou PANIC ROOM auquel il lui fut d’ailleurs reproché de déployer trop de virtuosité technique. Fincher semble aborder un style plus classique, tout en retenue académique ; mais il parvient à sublimer le récit de THE SOCIAL NETWORK, film de pur dialogue qui se transforme en une vraie leçon de cinéma. Aucun élément n’est laissé au petit bonheur la chance, que ce soit en termes de lumière, de travail sur le son, de choix musicaux, et d’élaboration du montage. Chaque scène, chaque plan est parfaitement intégré au tout.
Le chef opérateur de FIGHT CLUB, Jeff Cronenweth, utilise à merveille les éclairages en clairs-obscurs ; paradoxalement, il éclaircit le film au fil du récit, partant d’une ambiance de thriller pour les moments les plus «légers» en début de film, pour arriver à une lumière claire et métallique, alors que le film prend une tournure dramatique plus sombre. Les faiblesses des personnages sont ainsi progressivement révélées en pleine lumière.
Avec les éclairages experts de Cronenweth, le plus petit détail choisi par Fincher prend tout son sens. Exemple, le générique qui suit la rupture entre Mark et Erica. Le jeune homme rentre seul au campus. Le réalisateur place à chaque plan des couples qui s’enlacent furtivement, des groupes de copains… le tout dans une ambiance à la Edward Hopper qui renforce le sentiment rampant de solitude dans l’esprit du protagoniste.
Sans esbroufe, mais toujours avec le souci de donner une information compréhensible pour le spectateur (même si celui-ci ne s’intéresse a priori ni au langage informatique, aux subtilités judiciaires américaines ou à la vie secrète des universités), David Fincher affine sa mise en scène. Sa maîtrise du montage lui permet de rendre passionnantes des scènes dialoguées qui, confiées à un réalisateur routinier, deviendraient ennuyeuses. Se centrant sur les personnages et leurs pensées, Fincher fait de chaque dialogue entre les protagonistes de véritables duels psychologiques. À la réplique près, chaque plan traduit un état d’esprit particulier pour chaque personnage. Ce sont de vraies batailles que se livrent les protagonistes – sans effusion de sang, mais avec une violence psychologique constante. Là encore, la séquence d’ouverture est un modèle en la matière. Un pub, une table, un couple… et Fincher filme une guerre avec ces quelques éléments. Égalant Stanley Kubrick sur son terrain, il aura fait jouer 99 prises à ses comédiens pour obtenir l’effet dramatique voulu !
Dans ces scènes, Fincher fait preuve une nouvelle fois de son talent de montage créatif, utilisant magistralement la technique classique des champs et contrechamps ; il va même jusqu’à alterner des échanges verbaux entre deux scènes judiciaires montées en parallèle, sans perdre le spectateur !
Le réalisateur de SEVEN a su juguler, depuis ZODIAC, son talent de metteur en scène virtuose. La virtuosité de Fincher se fait plus «rentrée», plus intérieure, mise complètement au service du récit. Le cinéaste ne s’autorise que quelques rares envolées visuelles, sans céder à la démonstration creuse. Volontairement filmée comme une publicité sportive ou un vidéo-clip, impeccablement rythmée par un extrait de PEER GYNT de Grieg remanié par Trent Reznor (le fondateur du groupe Nine Inch Nails), la compétition d’aviron des frères Winklevoss nous rappelle que pour les gens de «l’upper class» américaine, la vie est une compétition permanente qui ne laisse pas de place aux vaincus. Toujours dans le registre virtuose, la séquence de la boîte de nuit, cadre d’une discussion animée entre Mark Zuckerberg et Sean Parker, vaut aussi son pesant d’or. La caméra survole en rase-mottes la foule en transe avant de s’attarder sur les personnages, baignant dans une lueur bleue électrique. Zuckerberg subit totalement la fascination méphistophélique de Parker, sans pouvoir s’y opposer. La création nécessite son propre démon, comme le dira la jeune avocate stagiaire. Dans cette scène, Mark Zuckerberg passe littéralement un pacte avec le diable.
En définitive, THE SOCIAL NETWORK est un magnifique exemple de ce que doit être le Cinéma quand il est confié à des gens de la trempe de Fincher et Aaron Sorkin. Du grand, du vrai Cinéma intelligent. Et une œuvre importante.
Un dernier souvenir, tout récent… je viens de revoir THE SOCIAL NETWORK dans un multiplexe. C’est la fin du film, le générique défile… Trente portables lumineux éclairent la salle plongée dans la demi-pénombre. Je jette un coup d’œil rapide sur leurs propriétaires. Toutes des jeunes femmes, moyenne d’âge vingt à trente ans ! Je pense immédiatement au personnage de Christy, la «psychotique» aux 47 SMS…
Bienvenue dans le 21e Siècle !
Ludovic Fauchier, Syndrome d’Asperger, à votre service.
La note :
La Fiche Technique :
THE SOCIAL NETWORK
Réalisé par David FINCHER Scénario d’Aaron SORKIN, d’après le livre « The Accidental Billionnaires » de Ben MEZRICH
Acteurs : Jesse EISENBERG (Mark Zuckerberg), Andrew GARFIELD (Eduardo Saverin), Justin TIMBERLAKE (Sean Parker), Armie HAMMER (Cameron Winklevoss et Tyler Winklevoss), Rooney MARA (Erica Albright), Brenda SONG (Christy Lee), Joseph MAZZELLO (Dustin Moskovitz), Max MINGHELLA (Divya Narendra), John GETZ (Sy), Rashida JONES (Marylin Delpy), David SELBY (Gage), Denise GRAYSON (Gretchen)
Produit par Dana BRUNETTI, Cean CHAFFIN, Michael De LUCA et Scott RUDIN (Columbia Pictures / Relativity Media / Michael De Luca Productions / Scott Rudin Productions / Trigger Street Productions) Producteurs Exécutifs Aaron SORKIN et Kevin SPACEY
Musique Trent REZNOR et Atticus ROSS Photo Jeff CRONENWETH Montage Kirk BAXTER et Angus WALL Casting Laray MAYFIELD
Décors Donald Graham BURT Direction Artistique Curt BEECH, Keith P. CUNNINGHAM et Robyn PAIBA Costumes Jacqueline WEST
1er Assistant Réalisateur Bob WAGNER
Mixage Son Ren KLYCE, David PARKER et Michael SEMANICK Montage Son et Effets Spéciaux Sonores Ren KLYCE
Effets Spéciaux Visuels Adam HOWARD, Charlie ITURRIAGA, Fred PIENKOS et Edson WILLIAMS (A52 / Hydraulx / Lola Visual Effects / Ollin Studio / Outback Post / Savage Visual Effects)
Distribution USA : Columbia Pictures / Distribution INTERNATIONAL : Sony Pictures Releasing Durée : 2 heures