1e PARTIE : TINTIN ET LE 7e ART
Avant d’entrer plus en détail dans le film proprement dit, titré donc LES AVENTURES DE TINTIN : LE SECRET DE LA LICORNE, revenons dans l’univers de Tintin. Depuis TINTIN AU PAYS DES SOVIETS (1929) jusqu’à l’inachevé TINTIN ET L’ALPH-ART (sortie posthume en 1986), Hergé a fait parcourir le 20e Siècle à son intrépide héros, créant pour le bonheur de générations de lecteurs et lectrices une galerie de personnages inoubliables, des aventures trépidantes et remarquablement documentées, et faisant entrer dans la mémoire collective des expressions désormais partie intégrante de notre vocabulaire.
Florilège de ces expressions dont je vous laisse le soin de vous rappeler qui les prononce, et dans quel album : «Sapristi, c’est extraordinaire !», «Je dirais même plus…», «Zouave, moi ?!», «Ciel ! Mes bijoux !», «Quand lama fâché, lui toujours faire ainsi», «Avez-vous trouvé la Voie ?», etc. Sans oublier le fabuleux inventaire d’interversions, contrepèteries et lapsus verbaux mis en place par Hergé, et dont les Dupondt ou le Capitaine Haddock sont coutumiers : «Alors squelette, c’était vous le Wolff ?», «la barbe à rabord !» ou «le Yéto là-hi !»… Et, hors concours, les chapelets d’insultes du Capitaine Haddock méritaient quant à eux un dictionnaire à part, ce qui fut fait par des tintinophiles distingués (en l’occurrence Albert Algoud, auteur du PETIT HADDOCK ILLUSTRE recensant toutes les injures en question), amateurs de bachi-bouzouks, ectoplasmes, tchouk-tchouk-nougats, petits ornithorynques, mérinos mal peignés et autres ravachols explosifs…
Certes, la joie et la nostalgie de ces lectures passées doivent quand même être aussi revues avec un regard plus adulte ; on ne peut certes pas passer sous silence les erreurs et les zones d’ombres d’Hergé, discernables aux travers des pages de sa création… encore faut-il garder le sens de la nuance.
Une lecture critique est nécessaire sur certains albums «embarrassants», principalement ceux des débuts – TINTIN AU PAYS DES SOVIETS et TINTIN AU CONGO en tête, cibles favorites des censeurs de tout poil et antiracistes de la 25e heure. Impossible aussi de ne pas voir les relents d’antisémitisme présents dans L’ETOILE MYSTERIEUSE via les apparitions du méchant banquier, Blumenstein (ensuite renommé Bohlwinkel). Bien sûr, le racisme, le colonialisme et l’antisémitisme sont choses hautement condamnables, d’autant plus lorsqu’ils surgissent sous la plume de brillants auteurs et artistes… Mais faudrait-il alors censurer tout Shakespeare, Charles Dickens, Eugène Sue, Jules Verne, Céline, Richard Wagner et tant d’autres, parce qu’ils ont malheureusement véhiculé les préjugés raciaux de leur époque, au nom de la bonne conscience ?
Avant de sortir fourches et torches, il faut garder la tête froide et rappeler qu’Hergé, né dans un milieu bourgeois catholique très fermé, était forcément influencé dans son éducation par la mentalité conservatrice de son milieu familial. Et se rappeler aussi qu’Hergé dut se défaire de l’influence d’un encombrant mentor, l’abbé Norbert Wallez, qui le chapeautait à ses débuts au Petit Vingtième et lui «souffla» ses très catholiques préjugés vis-à-vis des Soviétiques, des Noirs et des Juifs…
Certes, il ne faut pas oublier non plus qu’Hergé fut le rédacteur en chef du supplément jeunesse du Soir, passé sous contrôle allemand entre 1940 et 1944, et qu’il connut pour cela des moments difficiles après la libération de la Belgique, comme certains de ses collègues. Tout à sa tâche d’écrire et dessiner des histoires universelles, Hergé avait sans doute sous-estimé le risque d’une collaboration passive avec l’occupant. De là à le ranger sans nuances aux côtés d’un Léon Degrelle ou d’un Maurice Papon, il y a quand même un pas à ne pas franchir…
Personne n’est parfait. Rappelons cependant qu’Hergé, une fois libéré de l’influence du pesant Abbé Wallez, sut peu à peu évoluer et défendre dans les pages de Tintin une conception du monde bien moins étriquée. Tour à tour témoin de l’expropriation forcée des Amérindiens dans TINTIN EN AMERIQUE, défenseur d’un chinois victime d’un affreux raciste dans LE LOTUS BLEU, puis du petit indien péruvien Zorrino contre deux «beaufs» blancs dans LE TEMPLE DU SOLEIL, des Africains réduits en esclavage dans COKE EN STOCK, Tintin s’éloignera de plus en plus de l’esprit du temps soi-disant béni des colonies grâce à son créateur. Jusqu’au magnifique TINTIN AU TIBET, véritable hymne à l’Amitié entre les peuples et les cultures… Et n’oublions pas enfin la condamnation des préjugés contre les Tziganes, coupables idéaux dans LES BIJOUX DE LA CASTAFIORE, ce qui équilibre donc largement le bilan des accusations des défenseurs du Politiquement Correct à tout prix.
Mais revenons au Cinéma. Hergé, Tintin et le grand écran, c’est déjà une très longue histoire… Tintin est littéralement né avec le Cinéma ; celui-ci vivait déjà sa grande transition du muet au parlant, quand Hergé écrivait et dessinait TINTIN AU PAYS DES SOVIETS. Et durant le demi-siècle qui s’ensuivit, il n’était pas rare de voir Tintin flirter avec le 7e Art à travers ses aventures. Hergé n’hésitait pas à illustrer fréquemment des scènes liées au Cinéma, toujours en y incluant humour et distance. Ainsi, Tintin perturbe-t-il le tournage d’un film «à la Rudolf Valentino», HAINE D’ARABE, sans voir que le vrai méchant n’est autre que le producteur : le bien nommé Rastapopoulos, «Maître du Monde» et des faux-semblants ! Tintin et Milou sont des spectateurs très turbulents dans LE LOTUS BLEU, quittant une séance dès les actualités (qui leur annoncent l’existence d’un sage professeur créateur du remède contre le Poison-Qui-Rend-Fou) ; n’oublions pas LES 7 BOULES DE CRISTAL, où la première victime de la malédiction Inca est… un cinéaste ; la scène d’anthologie du sacrifice du TEMPLE DU SOLEIL, où le cher Tryphon Tournesol se croit en plein tournage de film ; le début de COKE EN STOCK où Haddock et Tintin, sortant d’une salle de cinéma (on y passe un western !), critiquent les coïncidences du film trop évidentes à leurs yeux… juste avant de percuter eux-mêmes «par hasard» le Général Alcazar, déclencheur de leur nouvelle aventure ! Et on conclut en beauté par LES BIJOUX DE LA CASTAFIORE : le tournage à Moulinsart (pour la télévision, certes, mais l’idée demeure) d’un concert du Rossignol Milanais perturbé tour à tour par Tournesol, les Dupondt et le perroquet Coco, déposé là par un Haddock farceur…
A de nombreuses reprises, Hergé aura aussi puisé ses morceaux de bravoure dans le cinéma de son époque. Il ne s’en cachait pas, Hergé aimait fréquenter les salles obscures et trouva en conséquence l’inspiration dans les classiques de son époque. A commencer par les maîtres du cinéma burlesque, et le premier d’entre eux, l’universel Charles Chaplin. A ses débuts, Tintin aura toujours un petit quelque chose de «Charlot» dans ses mésaventures – comme lui, Tintin le «freluquet» sera souvent malmené à ses débuts par des policiers obtus, dont les Dupondt seront la quintessence ; Milou devait sans doute une bonne partie de son caractère original à l’adorable toutou Scamp d’UNE VIE DE CHIEN ; et dans sa toute première apparition du CRABE AUX PINCES D’OR, le Capitaine Haddock nous rappelle au bon souvenir des comparses comiques de «Charlot» : barbu, costaud, jovial mais dangereux comme Big Jim dans LA RUEE VERS L’OR (travaillé par la faim au point d’halluciner sur son compagnon d’infortune pour le manger… Haddock dans le désert fera de même en voyant Tintin comme une bouteille de champagne), et aussi imbibé que le Milliardaire des LUMIERES DE LA VILLE, lui aussi flanqué d’un «Nestor» plutôt hostile au héros ! De Buster Keaton, Hergé gardera le remarquable sens du timing et du découpage dynamique des poursuites truffées de gags. Quant aux Dupondt, leur bêtise cosmique, leurs perpétuelles disputes enfantines, leurs chapeaux melon en feront les parfaits héritiers de Laurel et Hardy…
N’oublions pas l’influence des films fantastiques des années 30 sur certaines aventures : notamment LA MOMIE avec Boris Karloff, et son ambiance d’égyptologie macabre que l’on retrouve dans LES CIGARES DU PHARAON, ainsi que dans cette scène des 7 BOULES DE CRISTAL qui fit cauchemarder des millions d’enfants, quand la momie de Rascar Capac rend visite à Tintin endormi…
KING KONG, l’original de 1933, inspira à Hergé de colossaux membres de l’univers «bonzoïdien» : Ranko, le gorille de L’ÎLE NOIRE, et le Yéti de TINTIN AU TIBET. Fine mouche, Hergé fit de ces deux colosses à la réputation de monstre sanguinaire des personnages très touchants : Ranko n’est en fin de compte qu’un gros bébé pleurnichard et froussard (merci Milou) ; quant au Yéti, s’il menace la vie de Tintin, ce n’est que pour protéger le petit Tchang, dont il saluera le départ en pleurant. Vivent donc les grands singes au grand cœur, monstres d’innocence…
Le dessinateur puisera enfin dans son diptyque LICORNE / RACKHAM l’imagerie héroïque des films de pirates d’Errol Flynn dans les épopées de Michael Curtiz : CAPITAINE BLOOD et L’AIGLE DES MERS. Hergé trouva plus tard une partie de l’inspiration des aventures lunaires de Tintin dans un film d’anticipation américain oublié de nos jours, DESTINATION LUNE d’Irving Pichel et George Pal, premier film américain à aborder la conquête spatiale, en 1950. Enfin, ce tour d’horizon «tintino-cinéphilique» se conclut par l’influence probable des films de poursuite d’Alfred Hitchcock dans sa période anglaise, comme LES 39 MARCHES ou UNE FEMME DISPARAÎT. Des années plus tard, certains passages de L’AFFAIRE TOURNESOL ou COKE EN STOCK, n’auraient pas déplu au Maître du Suspense. Et comme on le verra plus bas, ces références n’auront pas échappé à l’œil aiguisé de Steven Spielberg.
Voilà donc quelques-unes des influences filmiques d’Hergé, dont la remarquable mémoire visuelle, imprégnée de ces classiques, alimentera des histoires toujours aussi passionnantes à lire et à relire. Il était somme toute normal qu’en retour, le Cinéma s’intéresse à l’œuvre d’Hergé et chercha à l’adapter sur grand écran… mais jusqu’ici, il faut bien l’avouer, les exploits de Tintin n’ont jamais été à la hauteur du travail d’Hergé.
La toute première tentative remonte en 1947. Steven Spielberg n’était alors qu’un bébé… et déjà, Tintin rencontrait le Capitaine Haddock, dans LE CRABE AUX PINCES D’OR, un film belge en noir et blanc d’une heure, réalisé par un certain Claude Misonne en animation «stop-motion» avec des poupées de chiffon. Le film fut projeté deux fois seulement sur les écrans avant que le producteur Wilfried Bouchery ne déclare la faillite. Sans argent et sûrement sans os, Bouchery laissa le film être saisi, pour s’enfuir au San Theodoros… pardon, en Argentine. Une curiosité dont il subsiste une copie à la Cinémathèque Royale de Belgique. Premier passage raté sur le grand écran, donc.
Hergé prendra les choses en main en surveillant de plus près la prochaine tentative d’adaptation de TINTIN en film. Le géant du cinéma d’animation, Walt Disney lui-même, rencontra paraît-il le maître belge, dans le courant des années 50. Sans plus de succès, hélas… le style «Ligne Claire» pouvait-il s’accorder avec l’animation pratiquée chez Disney ? Les documentaires évoquent la réaction effarée d’Hergé devant un film-test : les animateurs américains avaient transformé Tintin en athlète au physique de quarterback, doté d’une voix virile sans doute plus proche de John Wayne que du jeune garçon ! L’affaire en resta là, pas de TINTIN par Disney…
Les années 60 virent les choses bouger apparemment dans le bon sens. La France voulut relever le défi d’une adaptation réussie, en chair et en os, des exploits de Tintin… ce ne fut pas vraiment une réussite, malgré le succès obtenu à l’époque par TINTIN ET LE MYSTERE DE LA TOISON D’OR (1961) de Jean-Jacques Vierne en 1961, et TINTIN ET LES ORANGES BLEUES (1964), de Philippe Condroyer. Dans le rôle de Tintin, un jeune maître-nageur, Jean-Pierre Talbot, entouré de Georges Wilson puis Jean Bouise en Capitaine Haddock, devint la vedette de deux films sympathiques, destinés à occuper les dimanches pluvieux des écoliers. Mais l’inventivité de la «touche Hergé» manquait cruellement à ces productions. Ce dernier, d’ailleurs, fut le premier déçu par ces deux films basés sur des scénarii originaux qui ne reposaient pas sur ses histoires.
A la même époque, un jeune réalisateur français multiplia les appels du pied en direction d’Hergé : en 1964, Philippe de Broca signa un très réussi L’HOMME DE RIO avec Jean-Paul Belmondo et Françoise Dorléac, savoureuse comédie d’aventures dont le ton très alerte et le scénario s’inspirent de L’OREILLE CASSEE et du TEMPLE DU SOLEIL. Encouragé par le succès du film, De Broca rempila aussitôt en combinant l’univers d’Hergé à un roman de Jules Verne, LES TRIBULATIONS D’UN CHINOIS EN CHINE. Les allusions sont claires : la houppe rebelle de «Bébel», les deux policiers gaffeurs en costume noir et chapeau melon, Jean Rochefort en «Nestor» dévoué, la traversée de la Chine et du Tibet… Mais la sauce ne prend pas, cette fois. La faute à un film qui enchaîne des gags bien pesants (Belmondo en travesti, façon ROCKY HORROR PICTURE SHOW avant l’heure…) sans trouver la touche de magie nécessaire à l’aventure.
Suivront enfin deux adaptations en cinéma d’animation classique, produits par Belvision : LE TEMPLE DU SOLEIL (1969) et TINTIN ET LE LAC AUX REQUINS (1972), ce dernier reposant sur un scénario original de Michel Greg, le créateur d’ACHILLE TALON et scénariste des SPIROU période Franquin ayant débuté au Studio Hergé. Pas forcément plus heureuses que leurs prédécesseurs, ces œuvres ont été souvent diffusées à la télévision ; difficile cependant d’y retrouver l’inspiration des récits d’Hergé, malgré la bonne volonté évidente des auteurs de respecter l’esprit de ce dernier. D’autres adaptations, en série animée à la télévision, conserveront bien mal le charme des intrigues écrites par Hergé. Difficile de reproduire son génie narratif et visuel !
Puis, au cinéma, plus rien pendant des décennies… de temps à autre, l’annonce d’une potentielle adaptation devint un véritable serpent de mer (ou un Yéti) pour journalistes. En secret donc, Spielberg tenta donc de trouver l’approche originale pour enfin tenir sa promesse vis-à-vis d’Hergé. Il envisagea un film en chair et en os, avec Jack Nicholson en Capitaine Haddock. Mais l’esprit Ligne Claire étant déjà présent dans les INDIANA JONES et certaines de ses productions (LES GOONIES, LE SECRET DE LA PYRAMIDE), Spielberg devinait sans doute alors qu’il ne pouvait pas faire de TINTIN sans empiéter sur ses propres plates-bandes. Le projet fut donc repoussé… Parfois aussi, d’autres réalisateurs furent cités : Roman Polanski (qui commettra un PIRATES bien poussif, même si Walter Matthau aurait pu faire un parfait Capitaine Haddock), et Claude Berri qui se rabattra plus tard sur ASTERIX…
(Prochain épisode : STEVEN SPIELBERG AU PAYS DE LA LIGNE CLAIRE)
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