
2e Partie : PAROLE DONNEE
La vision du monde de Mathieu Kassovitz, et la redécouverte de son univers filmique faite dans le premier chapitre, nous amènent donc à parler de L’ORDRE ET LA MORALE. 23 ans après les faits de la prise d’otages d’Ouvéa et sa résolution sanglante, le film arrive à point nommé pour secouer la conscience du spectateur, et lui rappeler de se méfier de la Raison d’Etat, spécialement appliquée aux populations des anciennes colonies. Et donc ici, à la Nouvelle-Calédonie.
Par un de ces étonnants paradoxes médiatiques, l’assaut de la grotte d’Ouvéa connut en 1988 une forte couverture médiatique, mais les faits précis, surtout les plus embarrassants, demeurent encore très mal connus du grand public.
Je prie d’ailleurs les lecteurs spécialistes de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie de bien vouloir excuser les erreurs et approximations présentes dans le texte qui va suivre, et de me signaler d’éventuelles corrections à faire en cas de besoin.
La Nouvelle-Calédonie, minuscule groupe de petites îles perdues dans l’immense Océan Pacifique, a subi de plein fouet le drame de la colonisation depuis le 19e Siècle. Le 24 septembre 1853, elle est officiellement proclamée colonie française… Et, comme ce fut hélas trop souvent le cas avec la Colonisation, l’annexion au pays conquérant a entraîné la mise à l’écart et l’appauvrissement de la population locale, ses ressources pillées.
Le peuple Kanak a été ainsi exploité au fil des générations et s’est légitimement révolté. On le sait, les années 1980 ont vu en Nouvelle-Calédonie l’émergence du mouvement indépendantiste FLNKS, mené par Jean-Marie Tjibaou. Les intérêts politiques locaux et la volonté des différents gouvernements français de faire respecter l’ordre national ont conduit à la division à l’intérieur même de la communauté kanak, et à des drames sanglants, tels l’embuscade meurtrière d’Hienghène, le 5 décembre 1984. 10 indépendantistes du FLNKS, dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou, furent tués ce jour-là par des «Calédoniens» (Néo-calédoniens d’origine européenne, souvent surnommés péjorativement «Caldoches»). Un drame vivace dans l’esprit des habitants de Nouvelle-Calédonie, comme en témoigne le film de Kassovitz qui n’oublie pas de le citer en filigrane, posant ainsi la méfiance compréhensible des Kanaks insurgés envers les hommes du GIGN commandés par le Capitaine Legorjus (joué par Kassovitz lui-même). L’animosité des indépendantistes est aussi légitimée par le verdict clément de la Cour d’assises de Nouméa, le 29 octobre 1987 : les sept auteurs de l’attaque furent tous acquittés, les indépendantistes furieux souligneront que le jury était exclusivement composé de français européens.
Rappelons aussi, qu’un an après l’assaut fatal d’Ouvéa, le 4 mai 1989, Tjibaou y sera assassiné avec son bras droit Yeiwéné Yeiwéné, par Djubelly Wéa, un kanak indépendantiste opposé aux accords de Matignon de juin 1988. Lesdits accords furent créés par Michel Rocard, nouveau Premier Ministre désigné par François Mitterrand à sa réélection ; ces accords conçus pour renouer la discussion entre loyalistes et indépendantistes kanaks, amnistièrent et les preneurs d’otages et les militaires soupçonnés d’exécutions sommaires après l’assaut de la grotte d’Ouvéa… L’assassinat de Tjibaou un an après les faits illustrait donc le profond traumatisme vécu par la communauté kanak déchirée pendant cette période…
Pour comprendre le film de Kassovitz, il ne faut surtout pas négliger l’importance accordée à la Coutume, un trait culturel fondamental de la culture kanake ; un trait qui mesure aussi l’abîme séparant celle-ci des habitudes du gouvernement français de 1988.
La parole prime sur tout, dans la société kanake. Pour citer Jean-Marie Tjibaou, «Kanaké, l’ancêtre, le premier-né, est la parole qui fait exister les hommes.» La parole est la vie, la vérité, le lien sacré entre tous les hommes. «Faire la coutume», c’est faire preuve de respect et d’humilité dans toute discussion. En préparant L’ORDRE ET LA MORALE, Mathieu Kassovitz a vite compris son importance, en allant sur place parler aux autochtones, et a su parfaitement respecter ce trait caractéristique de leur culture. La Coutume exige la franchise totale, et l’écoute de l’Autre ; ce n’est pas un combat verbal où chacun cherche à dominer l’autre.
Vu la façon dont ils ont été traités par les rois du double (ou triple) langage que sont les hommes politiques français, la méfiance des indépendantistes kanaks, telle qu’elle est dépeinte dans le film, est finalement justifiée.
On comprend également mieux la démarche de Kassovitz qui, en choisissant de raconter la tragédie par les yeux du Capitaine Legorjus, médiateur et négociateur, nous ouvre à l’Autre et à sa culture. Manière intelligente, aussi, de ne pas faire des Kanaks une caricature de «Sauvages» mais de les montrer dans leur complexité d’êtres humains.

Le plus terrible, dans l’affaire d’Ouvéa, est de se rappeler que la médiation avait droit sur la force, et que les négociations, entre Legorjus et Alphonse Dianou, le chef des preneurs d’otages, auraient pu et dû aboutir sans morts ni violence…
Malheureusement, le contexte électoral et les calculs politiques en ont décidé autrement. Kassovitz le rappelle, la situation politique en Nouvelle-Calédonie, déjà violente, se dégradait à l’approche des Présidentielles de 1988. Les conséquences et l’acquittement des responsables de la tuerie d’Hienghène s’ajoutaient à un climat orageux.
La Ve République vivant alors une situation inédite de cohabitation entre un Président de la République venu du PS, François Mitterrand, et un Premier Ministre venu du RPR, Jacques Chirac. Ce dernier, adversaire juré de son propre président, eut la «brillante» idée de nommer Bernard Pons nouveau Ministre des DOM-TOM, et donc de le charger de régler la situation en Nouvelle-Calédonie… Un Ministre, disons, un peu plus diplomate aurait fait preuve de sang-froid politique vis-à-vis du FLNKS, mais Pons, sous la tutelle de Chirac, prit des initiatives malencontreuses. Comme celle d’un référendum d’autodétermination (13 septembre 1987) vite surnommé «référendum Pons».
Boycotté par les indépendantistes, ce référendum, gardant la Nouvelle-Calédonie dans le giron de la France, avait bien des airs de provocation ; le verdict de la tuerie d’Hienghène renforça les tensions. Pour rajouter plus d’huile sur le feu, le hasard du calendrier politique fit que les élections présidentielles coïncidaient avec les élections régionales… Celles-ci instauraient un nouveau statut, dit «Pons II», très critiqué et appelé au boycott par le FLNKS et les autres groupes indépendantistes de Nouvelle-Calédonie. Une véritable épreuve de force doublée d’une démonstration d’autoritarisme de la part du gouvernement Chirac, très mal vécue, on s’en doute, par les kanaks. Résultat de ces mauvais choix politiques : la tentative d’occupation pacifique de la gendarmerie de Fayaoué par les hommes de Dianou, qui dégénéra en prise d’otages et en opération militaire couverte…
Survenant 48 heures avant le premier tour des élections présidentielles française, cette prise d’otages est une sérieuse épine dans le pied pour Chirac, comme pour Mitterrand. Comme le montre très bien le film, les prises d’otages sur le territoire français sont du ressort des négociateurs du GIGN, le Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale fondé par le Commandant Christian Prouteau. Et Prouteau est à l’époque des faits un véritable membre de la garde rapprochée élyséenne de Mitterrand (ce qui ne jouera pas en sa faveur, loin de là, lors d’affaires entachant le prestige de «Tonton» : les Irlandais de Vincennes, le scandale des écoutes de l’Elysée…) alors que l’Armée dépend du Ministère de la Défense, donc de Matignon et Chirac. L’embarras et la surprise de Legorjus, supposé n’obéir qu’à la hiérarchie du GIGN, sont bien compréhensibles dès lors qu’il arrive à Nouméa, théâtre d’un déploiement de forces démesuré ordonné par Chirac et Pons.
Il faut aussi rappeler que le Premier Ministre de l’époque, après le premier tout, voulait aussi renforcer son statut d’autorité et «gratter» les voix d’électeurs attirés par le FN… malgré eux, les kanaks preneurs d’otages ont ainsi été clairement stigmatisés comme les «affreux sauvages cannibales» qu’il fallait mater par la force.
Situation absurde qui n’a fait que s’envenimer au fil des jours… Le conflit d’autorité(s) est clairement posé par le cinéaste-comédien, qui, respectant son plan de rendre les choses compréhensibles pour le spectateur, pose les bases du drame par des scènes éloquentes : celles où Legorjus et ses collègues assistent à des scènes de «ratonnade» par les soldats de l’Armée envers les civils Kanaks, dans une sale ambiance rappelant celle de l’Algérie, trente ans plus tôt. Toute tentative de conciliation et de calme se voit refusée par des soldats motivés à «casser du Kanak»…

Ci-dessus : photo de la cérémonie funéraire des 19 kanaks tués à Ouvéa en 1988.
La tâche de Legorjus était donc biaisée dès le départ, par les pressions constantes de Matignon et de Pons envers le Général Vidal, chargé des opérations, et sans doute pas mécontent de finir sa carrière (commencée en 1958, à l’époque de la guerre d’Algérie !) sur un coup d’éclat. Au fil du film, on saisit toute la tragédie humaine d’une affaire qui, en Métropole, fut vue comme un micro-évènement. Adoptant toujours le point de vue de Legorjus, Mathieu Kassovitz nous entraîne peu à peu dans un vertigineux voyage. Découverte d’une culture étrangère, premières tentatives d’échange avec les preneurs d’otages, compréhension difficile mais réelle… la relation entre Legorjus et Dianou va cependant être prise au piège du jeu politique et militaire, amenant Legorjus à vivre un terrible conflit intérieur : le respect de la parole sacrée contre la stricte obéissance militaire à une hiérarchie aveugle et sourde, soumise aux diktats d’une politique démagogique.
Pour éviter toute simplification schématique, Kassovitz n’oublie pas de montrer les autres facteurs de conflits ayant amené au désastre : notamment l’attitude des officiels du FLNKS, qui tardent à intervenir auprès de Dianou (dont ils désapprouvaient les actions) au moment opportun, et l’équivoque position élyséenne représentée dans le film par Prouteau (Philippe Torreton). Attentisme, désinformation attribuée à Matignon, refus de s’engager… tout y passe, et Legorjus n’a plus qu’à suivre avec amertume la marche de l’Opération Victor sur le terrain. Tous ces efforts de conciliation pour aboutir à un résultat terrible : 21 morts.
Concernant le bilan de l’intervention conjointe des troupes du GIGN, de l’EPIGN (forces spéciales et parachutistes de la Gendarmerie Nationale), du 11e Choc (parachutistes de l’Armée de Terre, dépendants des services secrets) et du Commando Hubert (forces spéciales de la Marine Nationale) contre les preneurs d’otages, le trouble reste considérable.
L’assaut de la Grotte d’Ouvéa présente de sérieuses zones d’ombre. La mise à l’écart des journalistes locaux, tenus dans l’ignorance complète. Les témoignages contradictoires, tant des gendarmes pris en otages, que des documents d’autopsie. Sur 19 preneurs d’otages abattus, 12 présentaient des blessures mortelles, probablement causées par des tirs à bout portant en pleine tête – l’assaut ayant été mené en pleine jungle, dans une zone difficile d’accès, face à des hommes armés connaissant le terrain, on voit mal comment les soldats auraient pu aussi bien tirer sur les Kanaks en plein combat. Le film corrobore sans ambiguïté possible les témoignages d’exécutions froidement menées après l’assaut sur des hommes désarmés… Le doute subsiste sur les deux autres hommes tués ; selon Kassovitz, ils n’ont pas été tués par les hommes de Dianou, mais victimes de «tirs amis»…
Le doute, enfin, plane toujours sur le triste sort d’Alphonse Dianou, qui fut emmené, blessé à la jambe, et décèdera officiellement des suites de ses blessures durant son transport. Il est comme toujours impossible de demander des comptes à la «Grande Muette» et il faut se contenter de l’explication officielle. Mais il faut aussi se rappeler que la disparition de Dianou, à ce moment-là, a opportunément servi la version officielle accréditée par les autorités.

Ci-dessus : photo d’une manifestation de 2003 effectuée par les étudiants kanaks à Toulouse, en mémoire aux hommes tués à Ouvéa.
Cette affaire restera au final un sale dossier de plus sur le compte des carrières politiques de Jacques Chirac et Bernard Pons, que Kassovitz égratigne avec justesse. Il n’oublie pas d’épingler au passage un autre «gros poisson» du bassin RPR, Charles Pasqua, alors Ministre de l’Intérieur. Il est tout à fait plausible que Pasqua, très proche allié de Chirac, aurait fait de son mieux pour entraver l’action du GIGN dans la prise d’otages, donnant du même coup à son collègue Pons les pleins pouvoirs sur l’affaire.
Après tout cela, on se doute bien que la réaction de la Droite politique française actuelle, «héritière» de l’époque Chirac-Pasqua, allait être hostile envers L’ORDRE ET LA MORALE et son principal maître d’œuvre. Cela n’a pas tardé avec les attaques du Figaro, qui mérite bien ses surnoms de «Pravda» et autres «Figarovitch», envers Kassovitz. Lequel s’est montré d’un grand sang-froid en retour, spécialement lorsqu’il a été attaqué par Bernard Pons. Au passage, rappelons que Mr. Pons a été récompensé de la Légion d’Honneur par Nicolas Sarkozy en 2008… Pour mémoire, la Légion d’Honneur se mérite pour «Conduite civile irréprochable et méritante ou faits de guerre exceptionnels après enquête officielle».
J’aimerais bien qu’on m’explique clairement le mérite de Mr. Pons dans cette affaire où 21 hommes sont morts…
Le combat de Mathieu Kassovitz ne s’arrête pas là. Le film, sorti depuis peu, est malheureusement retiré de l’affiche très vite… les distributeurs peuvent certes plaider la cadence invraisemblable des sorties cinéma hebdomadaires, la crainte du piratage et le rapprochement de la date de sortie du DVD, reste que ce retrait rapide du film loin des salles obscures est le signe d’un certain malaise. L’ORDRE ET LA MORALE n’est pas un film confortable et consensuel, certes, mais ce n’est pas une raison pour l’escamoter de la sorte.
Plus révélateur encore, les habitants de Nouvelle-Calédonie se voient, par la décision d’un distributeur, interdits de voir le film portant pourtant sur leur propre Histoire récente. Douglas Hickson, propriétaire de l’entreprise locale Cinecity, a en effet jugé que son avis primait sur celui des spectateurs potentiels, et a suspendu la distribution du film ! Et tant pis si les populations concernées, privées du choix d’aller voir ou non le film, vont se rabattre vers des copies DVD piratées…
Les choses vont peut-être sans doute s’améliorer doucement, Kassovitz se battant pour que L’ORDRE ET LA MORALE soit vu en Nouvelle-Calédonie, en dépit de toutes ces entraves et ces attaques dont son film et sa personne font l’objet. Mais le film reste, aux dernières nouvelles, interdit de projection à Nouméa.

La production de L’ORDRE ET LA MORALE aura été aussi un véritable parcours du combattant pour Mathieu Kassovitz. Au-delà des dix années de développement du projet, il lui aura aussi fallu multiplier initiatives et prises de risques constantes. Condition indispensable pour convaincre les kanaks d’apparaître et de jouer dans le film, «Kasso» aura donc dû respecter leurs usages, et «faire la Coutume» pour aboutir à un accord favorable, au terme de longues et franches discussions. Ainsi donc, ce sont de véritables kanaks, comédiens non professionnels, qui ont finalement accepté de participer à l’aventure du film. Avec à leur tête Iabe Lapacas dans le rôle d’Alphonse Dianou, qui était son cousin.
Ces dernières démarches auront été beaucoup plus bénéfiques, en tous les cas, que celles engagées avec la Grande Muette, l’Armée de Terre qui refusa de fournir logistique et véhicules pour ce film (quelle surprise !)… Refus qui a certainement aidé l’équipe du film à redoubler d’ingéniosité, pour recréer l’ambiance d’une opération militaire de grande envergure : les hélicoptères posés au sol et autres véhicules ont ainsi dû être fabriqués en bois. Impossible à l’écran de faire la différence !
Le tournage se fit avec une autre contrainte de taille, l’impossibilité de tourner en Nouvelle-Calédonie où l’affaire d’Ouvéa demeure un sujet hautement sensible. Mathieu Kassovitz et son équipe se sont donc déplacés en Polynésie française, tournant à Anaa (commune de l’archipel des Tuamotou) et Papeete, pour tourner le film en toute sécurité. Après le cauchemar du tournage de BABYLON A.D., celui de L’ORDRE ET LA MORALE a littéralement transcendé Kassovitz, qui livre sans doute son meilleur travail depuis LA HAINE et ASSASSIN(S).

L’ORDRE ET LA MORALE réussit l’exploit d’être à la fois un film profondément humain et politique, souvent dérangeant, et une véritable leçon de Cinéma total. La frustration et la colère nées de BABYLON A.D. ont certainement joué en faveur du film, pour en alimenter le propos tout en le mettant à l’unisson d’une mise en scène méticuleusement préparée. Celle-ci se développe autour d’un récit où les enjeux dramatiques sont clairement posés, compréhensibles même pour qui n’a jamais suivi de près l’histoire réelle. Scandée par le décompte à rebours des jours avant l’assaut fatal (rappelant le procédé des heures écoulées dans LA HAINE), l’histoire de L’ORDRE ET LA MORALE se développe en trois parties, autour du point de vue de Philippe Legorjus : d’abord sa découverte «en temps réel» d’une situation dangereuse où il doit assimiler très vite un grand nombre d’informations, condition indispensable avant d’approcher les preneurs d’otages ; la série de confrontations tendues, non seulement avec Dianou et ses hommes, mais aussi avec sa propre hiérarchie, le pouvoir politique en place et l’Armée ; et enfin la «Descente aux Enfers» finale, où l’officier réalise une terrible prise de conscience, alors que la «Machine» politico-militaire fourbit ses armes pour l’assaut inéluctable…
Mathieu Kassovitz choisit d’aller droit à l’essentiel. Par le biais du regard de Legorjus sur les évènements en cours, il place frontalement le spectateur au même point de vue que celui-ci. Par exemple, après une entrée en matière assez classique en surface (Legorjus prenant connaissance de la mission et briefant ses hommes), Kassovitz nous fait découvrir l’aéroport de Nouméa transformé en zone d’occupation militaire. Première étape de l’odyssée commune au personnage et au spectateur, qui ressent d’emblée le malaise : les choses ne se déroulent pas selon la procédure habituelle et peuvent déraper à tout moment… Ce malaise va aller en s’accentuant au long du film, révélant peu à peu l’engrenage infernal dans lequel se retrouveront pris Legorjus et Dianou, chacun de leur côté.

La période dite «de découverte» est dominée par des séquences chargées d’électricité. Elle culmine par une séquence magistrale où Legorjus discute avec Samy (Steeve Une), le gendarme kanak, libéré sans violence par le groupe de ravisseurs partis au sud. Samy relate à Legorjus le déroulement de la prise d’otages au poste de Fayaoué. Au lieu d’une très banale scène dialoguée («tout allait bien, et c’est à ce moment que…»), ou d’un classique flashback, Kassovitz choisit de faire vivre toute la scène au spectateur, Samy et Legorjus entrant dans chaque pièce du poste où les incidents (altercations, coups de feu) ont entraîné la prise d’otages et la fuite des deux groupes. Un plan-séquence virtuose, mais sans volonté d’en mettre plein les yeux pour le plaisir : nous entrons ici dans la tête de Legorjus essayant de visualiser les choses telles qu’elles se sont certainement passées, au plus près de la vérité factuelle. Cela élimine aussi les histoires tendancieuses relayées alors par la presse, qui parlait hâtivement d’exécutions barbares à la machette (accusation au sous-texte raciste évident…) sans le moindre soupçon de preuves.
Surgissent aussi dans cette première partie du récit les premiers éléments du futur conflit vécu par Legorjus ; alors que les autorités politiques s’agitent, le malaise cède la place à la violence. La mission de négociation et d’écoute entamée par Legorjus commence dans un climat malsain. Son collègue Benson (qui a adroitement évité le bain de sang avec le groupe de preneurs d’otages parti au sud), et lui-même tombent sur une scène révoltante : un vieil homme kanak est insulté, frappé et humilié par des soldats fous furieux. Legorjus évite in extremis la violence entre Benson et les troufions venus en découdre. Après le départ de ceux-ci, retour au calme ? Pas vraiment… Legorjus et Benson proposent leur aide au vieil homme, qui ne leur répond pas et leur fait face avec les siens. Les Kanaks restent dignes et ne veulent pas d’un acte de charité mal placée. En un plan de face-à-face très «western», Kassovitz pose les bases du fossé culturel qui sépare Legorjus des Kanaks.

Après cette entrée en matière intense, Kassovitz développe la situation en nous mettant toujours au niveau du regard de Legorjus. Sur l’île d’Ouvéa, une séquence de recherche en pleine forêt nous fait vivre de l’intérieur les difficultés à retrouver les preneurs d’otages, réfugiés dans un territoire qu’ils connaissent et maîtrisent, au contraire des soldats et des gendarmes. Aidé par le travail de Marc Koninckx, chef-opérateur et caméraman expert ès Steadycam, Kassovitz fait physiquement ressentir la pénibilité du parcours dans un milieu hostile, dans un style qui n’a rien à envier à Pierre Schoendoerffer (LA 317e SECTION) ou Oliver Stone (PLATOON). Le sentiment de menace est palpable. Il culmine avec les premiers échanges conflictuels entre Legorjus et Dianou, une série de duels verbaux, psychologiques où chacun s’étudie. Il faut à Legorjus tout son sang-froid pour établir un dialogue respectueux de la Coutume, et gagner la confiance de Dianou. Dialogues qui culminent dans une superbe scène nocturne où le rapport de force entre les deux hommes bascule. Legorjus qui, jusqu’à cet instant, tentait de prendre l’ascendant sur Dianou, voit ses certitudes ébranlées par les paroles de ce dernier : «vous êtes venu pour le nickel… quand votre Apocalypse aura pris fin, tout ce qui restera, ce sera nous !». S’il n’est pas «converti» et reste pleinement conscient de sa mission (sauver les otages, sans violence), Legorjus devient ici lucide sur les enjeux de la situation.
Cette prise de conscience éclate dans le dernier acte du film, alors que Legorjus, relâché par Dianou et ses hommes en signe d’apaisement, cherche des solutions pour résoudre la crise. Mais Kassovitz a fait basculer le point de vue de son protagoniste : la lucidité s’accompagne de paranoïa, légitimée par la multiplication de signes que quelque chose ne va pas en coulisses. Legorjus se retrouve au cœur d’une situation ubuesque, où Pons, Vidal, et tout l’appareil militaire se relaient pour le mener en bateau malgré ses actions pour désamorcer la crise à Ouvéa.
Legorjus se retrouve mis sur la sellette par les officiers, rassemblés en pleine lumière alors qu’il se retrouve filmé à contre-jour, comme complètement «désincarné», laissé dans les ténèbres, par un système qui affiche son cynisme au grand jour. Vu par ses yeux, le fameux débat du second tour entre Mitterrand et Chirac, tourne à l’irréel grâce à un brillant jeu de montage transformant le duel médiatique en une chose abstraite, déconnectée de la réalité vécue par l’officier. D’ailleurs, sa tentative de faire intervenir les grands médias dans l’affaire tourne court : convaincre deux journalistes de suivre l’opération n’aboutira pas non plus… Kassovitz place en amont de la scène un jeu d’échecs «kubrickien», signe d’une partie programmée perdue par avance.
Et l’isolement de Legorjus de s’accentuer, renforcer par des séries d’appels, téléphone et radio, adressés à sa femme, son supérieur, Dianou… La prise de conscience s’accélère, isolant et coupant le personnage de tout lien. Le dernier échange avec Dianou est remarquablement traité par Kassovitz : les deux personnages se font face, le fil des radios faisant le lien. Mais c’est un lien illusoire, rompu par les circonstances, et à ce stade, le dialogue, élément fondamental de compréhension, est vidé de tout son sens… Legorjus le sait, mais, bâillonné par son sens du devoir, ne peut plus rien dire. Le conflit du personnage est porté à son paroxysme, entre des objectifs opposés : convaincre Dianou de son honnêteté, libérer ses hommes, obéir aux ordres sans objecter… et devoir obéir à de mauvais chefs pour de mauvaises raisons.
A ce stade, il n’est pas interdit de penser que Kassovitz a eu raison de faire mûrir L’ORDRE ET LA MORALE sur des années, et a peut-être tiré quelque chose d’important de sa rencontre avec Steven Spielberg sur MUNICH. Il me semble qu’il y a un parallèle évident entre l’évolution du personnage d’Avner Kaufman (Eric Bana) dans le film de Spielberg, et celui de Legorjus chez Kassovitz. Tous deux sont sommés d’obéir dans un contexte de crise politique majeure (où il est d’ailleurs question de prises d’otages historiques ayant tourné au désastre) à des ordres discutables, et vivent un conflit similaire les tiraillant entre leur conscience et leur devoir.
Dans L’ORDRE ET LA MORALE, le conflit de Legorjus le porte à faire un choix irréversible : celui de la loyauté envers ses collègues toujours otages. Au moment où l’Opération Victor est lancée, Legorjus sait que la vie de ceux-ci sera en jeu. Impossible de faire marche arrière, il doit confier deux armes à feu à un civil, le substitut du procureur Jean Bianconi (Alexandre Steiger), pour qu’il les passe en douce aux otages, maigre chance pour eux de s’en sortir dans la fusillade. A ce stade-là, malheureusement, Legorjus ne peut plus se permettre de laisser sa compréhension envers Dianou prendre le dessus et doit d’abord penser à la sécurité de ses hommes. Ce qui ne fait que renforcer encore plus le dilemme qu’il vit en temps réel, sous nos yeux.
La reconstitution de l’assaut final de l’Opération Victor est la somme parfaite de ce qui a été posé en l’espace de deux heures. Les moyens de la production n’étant évidemment pas ceux d’un film de guerre américain, Kassovitz continue à penser Cinéma jusqu’au bout de sa démarche, trouvant la solution «économe» qui donnera une force visuelle inouïe et inédite à la reconstitution de l’assaut. Là où un réalisateur moins sûr de lui se rabattrait sur des plans de seconde équipe prévisibles, en essayant de singer les classiques (du style «survol d’hélicoptères au-dessus de la jungle, comme dans APOCALYPSE NOW»), Kassovitz n’abandonne jamais le point de vue de Legorjus, obligé de participer à l’assaut.
Tout d’abord, la caméra va littéralement incarner son point de vue sur la forêt, théâtre du futur carnage ; un plan subjectif qui se met à «respirer» à l’unisson du propre souffle de Legorjus, ne laissant aucun doute sur l’explosion de violence qui va suivre.
Puis un plan large, pratiquement neutre, saisissant Dianou et ses hommes en train de prier au petit matin. L’atmosphère de calme apparent est subitement brisée par un vent violent, les arbres s’agitent, comme pris de folie… un brusque panoramique vertical révèle l’hélicoptère de l’Armée survolant la scène. L’absence de son avant l’apparition de l’hélico décuple l’effet surprise de sa découverte.
Et, donc le Chaos se déchaîne, dans ce mémorable plan-séquence accompagnant Legorjus et ses équipiers à l’assaut de la grotte. L’influence de Spielberg n’est pas loin, la scène rappelant par sa brutalité frontale, crue, et son ambiance de confusion la célèbre scène du Débarquement du SOLDAT RYAN, vue par le Capitaine Miller incarné par Tom Hanks.
Kassovitz va cependant au-delà de l’hommage respectueux à son aîné ; le réalisateur fait le choix volontaire de ne jamais filmer classiquement la progression des différents commandos engagés dans l’assaut, et reste toujours avec Legorjus. Ce faisant, il place le spectateur dans une situation qui n’a rien de jubilatoire (nous ne sommes pas dans un film d’action standard, cherchant à épater le spectateur), mais qui est la plus inquiétante possible. Chaque «signe» (cris, coups de feu, irruption de soldats, changement d’axe de prises de vues de la caméra, etc.), au lieu de clarifier la situation, renforce la peur et l’incertitude. Impossible de savoir, dans un combat au milieu des pierres et de la jungle, ce qui se passe exactement…
Un tour de force qui se conclut par la vision sans appel d’une froide exécution des preneurs d’otages, abattus dans des trous par les soldats français. Fermeture renvoyant à la même scène, montrée à l’envers au début du film, et l’échange de regards désolés entre Legorjus, témoin forcé au silence, et Dianou, allongé sur son brancard, qui va mourir dans des circonstances suspectes…
L’ORDRE ET LA MORALE, ou la fusion entre le cinéma à grand spectacle et l’intelligence du propos politique, polémique parce que lucide. » Si la vérité blesse, seul le mensonge tue. »
Ludovic Fauchier.