THE GIRL WITH THE DRAGON TATTOO / Millénium : Les Hommes Qui N’Aimaient Pas Les Femmes, de David FINCHER
Chers amis neurotypiques, bonjour !
Un avertissement pour commencer : si vous n’avez jamais lu le best-seller de Stieg Larsson, ou vu son adaptation initiale de 2009 passée à la télévision, NE LISEZ PAS CE QUI SUIT AVANT D’AVOIR VU LE FILM !
«Spoilers» de scènes importantes en perspective…

Après le mélancolique BENJAMIN BUTTON et le virulent SOCIAL NETWORK, David Fincher revient au genre qui l’a consacré, le thriller très noir. Les studios Columbia et Sony, et le producteur Scott Rudin, à la recherche d’un réalisateur compétent pour adapter sur grand écran la déjà célèbre trilogie policière suédoise MILLENNIUM* de Stieg Larsson, se sont assez logiquement tournés vers Fincher, l’homme de SEVEN, FIGHT CLUB et autre ZODIAC. Celui-ci s’est fait quelque peu tirer l’oreille pour s’attaquer au premier volet, craignant légitimement qu’on l’assimile au genre «Film de tueur en série», auquel il avait magistralement contribué dans SEVEN et ZODIAC. Une commande apparente, dans laquelle il s’est néanmoins plongé avec son exigence habituelle pour livrer une nouvelle réussite à son actif. Intelligemment vendu par des bandes-annonces annonçant le «feel-bad movie» de Noël 2011, MILLENIUM version Fincher n’a rien à envier, question sueurs froides et malaises, à ses prédécesseurs.
*d’un pays à l’autre, l’orthographe varie, ainsi que le titre… En France, ce sera MILLENIUM – LES HOMMES QUI N’AIMAIENT PAS LES FEMMES, traduction littérale du titre original du roman ; les pays anglo-saxons, eux, préfèreront MILLENNIUM – THE GIRL WITH THE DRAGON TATTOO. Quitte à m’attirer quelques N, j’appellerai juste le film MILLENNIUM, pour plus de commodité…

Inutile de revenir en détail, je pense, sur le succès de l’œuvre de l’écrivain suédois Stieg Larsson. Rappelons que cet ancien journaliste d’investigation devenu écrivain, totalement engagé dans son pays natal dans la lutte contre le fascisme et l’extrême droite, n’a jamais connu de son vivant le succès de sa trilogie policière. Il est mort du cancer le 9 novembre 2004, et ce n’est que l’année suivante que le manuscrit des HOMMES QUI N’AIMAIENT PAS LES FEMMES est devenu un roman à succès. La réussite posthume de la série a d’ailleurs créé un sérieux contentieux juridique entre sa compagne de longue date, Eva Gabrielsson, légitimement impliquée dans la création des livres, et la propre famille de Larsson, son père et son frère ayant juridiquement droit aux bénéfices posthumes de l’auteur, malgré une brouille complète…
Conflits judiciaires et familiaux sévères étant d’ailleurs au centre de l’intrigue du premier MILLENNIUM, on devine d’où provient une partie personnelle de l’inspiration de l’auteur pour son histoire.
Le reste est Histoire, comme on dit, et la Suède a pu voir dès 2009 la première adaptation filmée du roman original, suivi des deux suites logiques adaptées des romans suivants (LA FILLE QUI RÊVAIT D’UN BIDON D’ESSENCE ET D’ALLUMETTES et LA REINE DANS LE PALAIS DES COURANTS D’AIR). Ces adaptations sont arrivées sur le petit écran en France, sur Canal+, et les spectateurs ont pu ainsi découvrir le talent de la comédienne Noomi Rapace dans le rôle de la hackeuse Lisbeth Salander. Courtisée par les grands studios, Miss Rapace aurait pu rempiler dans cette nouvelle version, mais a préféré arrêter là l’expérience MILLENNIUM pour d’autres aventures filmiques (SHERLOCK HOLMES 2 et PROMETHEUS).
Mais revenons au film de Fincher. Première constatation : pour adapter pareil pavé, il faut avoir un sens aiguisé de la narration et de la construction dramatique. Film conçu pour le marché international, MILLENNIUM ne partait pas forcément gagnant d’avance : a priori, intéresser le spectateur aux méandres de la haute finance, à l’Histoire de l’extrême droite en Suède et à la description de crimes particulièrement sinistres, n’est pas synonyme de succès public… Se sentant d’ailleurs malheureusement peu concernés par le sujet, les spectateurs américains l’ont plutôt boudé, au contraire du public international. La profusion de personnages autour des deux anti-héros enquêteurs Mikael Blomkvist et Lisbeth Salander pouvait aussi être un handicap sérieux… Heureusement, Fincher sait se faire épauler par les meilleurs auteurs.
Pour gérer et rendre clair le flot d’informations délivrées par le «pavé» de Larsson, il faut un scénariste à l’esprit et au sens de la narration des plus pointus. C’est heureusement chose faite avec Steven Zaillian aux commandes du script. Rappelons que Zaillian doit sa réputation à un CV impressionnant : notamment LE JEU DU FAUCON de John Schlesinger, LA LISTE DE SCHINDLER de Steven Spielberg, HANNIBAL et AMERICAN GANGSTER de Ridley Scott, GANGS OF NEW YORK de Martin Scorsese, et le tout récent MONEYBALL / Le Stratège de Bennett Miller, avec Brad Pitt. Une constante chez lui, quel que soit le sujet et l’époque : un souci extrême de clarté narrative, associé à un travail de documentation très poussé, qu’il s’agisse d’aborder la Shoah, les émeutes des conscrits new-yorkais de la Guerre de Sécession, le trafic de drogue durant la Guerre du Viêtnam ou les tractations financières du monde du baseball.
L’expérience de Zaillian pour HANNIBAL aura largement servi ici : il a déjà su livrer, sans fioritures, une adaptation d’un précédent best-seller du polar / thriller / horreur, impliquant un personnage culte (en l’occurrence Hannibal Lecter, création du romancier Thomas Harris)… Et, plus encore que pour HANNIBAL (qui prenait ses distances avec le roman très controversé), un refus du compromis avec les exécutifs et les spectateurs. Zaillian aborde les choses directement, quand il s’agit de plonger ses personnages dans un univers criminel réellement angoissant…
Amusant, d’ailleurs, de rappeler la «connection» établie certains des films de Ridley Scott et ceux de David Fincher. Comme toute une génération d’ados nourris à la science-fiction, Fincher a été profondément marqué par les deux classiques du genre dus à son congénère britannique, ALIEN et BLADE RUNNER.
Fincher fit ainsi ses premières armes de réalisateur sur des publicités remarquées, notamment une pour Pepsi totalement inspirée par BLADE RUNNER. Les producteurs de Brandywine, à l’origine de la saga ALIEN, furent suffisamment impressionnés par son travail pour lui confier en guise de premier film le tournage d’ALIEN 3. Une occasion rêvée pour le jeune Fincher de développer l’univers mis en place par Scott, l’opportunité de travailler avec Sigourney Weaver et des collaborateurs du cinéaste (le chef monteur Terry Rawlings, notamment). Si le tournage et la post-production deviendront vite un cauchemar pour le jeune réalisateur harcelé par les cadres de la Fox, son ALIEN 3 reste à ce jour la meilleure des trois suites données au film de Scott, bien supérieure au pourtant culte et terriblement belliqueux ALIENS LE RETOUR de James Cameron.
Fincher reviendra trois ans plus tard en pleine forme et en totale maîtrise de son traumatisant SEVEN, qui doit encore quelque chose aux films de Ridley Scott : la découverte du premier meurtre est aussi claustrophobique en soi que l’exploration de l’épave extra-terrestre d’ALIEN ; et l’ambiance générale du film, avec sa ville tentaculaire perpétuellement sous la pluie, s’inspire là aussi de BLADE RUNNER. Le talent de Fincher ne se limitera pas heureusement à imiter le travail de son aîné, et il s’est depuis longtemps affranchi de cette reconnaissance… mais l’ironie du destin fait qu’avec MILLENIUM, il revient en territoire familier. Son scénariste a déjà écrit deux films pour Scott (HANNIBAL, donc, et le remarquable AMERICAN GANGSTER), et, tandis qu’ils adaptent ici MILLENIUM, Noomi Rapace, l’actrice révélée par la version suédoise, tournait dans le même temps PROMETHEUS pour Ridley Scott ! Ce dernier film étant un retour direct à la science-fiction et à l’univers d’ALIEN… Pour terminer la «connection» entre les deux cinéastes, signalons qu’un moment important de l’enquête de Blomkvist (Daniel Craig) tourne autour d’une série de photographies suspectes, comme dans une scène célèbre de BLADE RUNNER. On y reviendra.
MILLENIUM, en plus d’être une enquête policière complexe, est aussi le portrait de deux personnages remarquablement écrits et interprétés, un duo d’enquêteurs mal ajustés l’un à l’autre, et marginalisés pour des raisons différentes.
Impeccablement interprété aux antipodes par Daniel Craig, Mikael Blomkvist est un journaliste finalement assez ordinaire, tenace et intelligent, mais aussi capable de commettre de sérieuses erreurs de jugement. A l’instar du détective classique, il est toujours sur le fil du rasoir, amené à évoluer en marge de la société, et mis en danger par les puissants de ce monde. Un personnage crédible, car totalement anti-héroïque… mais attachant par son obstination et ses défauts. Craig excelle à créer ce personnage très ordinaire, mû par son sens du devoir en faveur de la vérité, mais loin du James Bond flingueur froid et bondissant que l’on connaît, et souvent «pépère» dans sa façon d’être.
Lisbeth Salander, prodigieusement incarnée par Rooney Mara, est quant à elle un personnage exceptionnel. La jeune comédienne de 23 ans, américaine d’origine irlandaise, réussit un tour de force. On l’avait déjà remarqué chez Fincher dans son précédent film, THE SOCIAL NETWORK, où elle campait la douce étudiante bostonienne qui plaque Mark Zuckerberg dès la première scène. Mara s’est totalement transformée, physiquement et psychologiquement ; émaciée, blafarde, bardée de piercings et tatouages, elle est un mélange détonant de force et de fragilité. Sa performance lui a valu une nomination méritée à l’Oscar.
On devine que Fincher a accepté de réaliser le film pour ce personnage profondément asocial, une marginale extrême dont la fragilité psychologique apparente cache un tempérament de guerrière.
En cela, Lisbeth rejoint la galerie très variée des personnages «finchériens» : souvent décalés, atypiques, marginalisés, voire carrément sociopathes dans certains cas… Lisbeth est aussi marginale que le sont par exemple Ripley dans ALIEN 3 (isolée dans une communauté de détenus violents et mystiques), William Somerset (flic cultivé et désabusé par rapport à ses collègues cyniques) dans SEVEN, les protagonistes de FIGHT CLUB (notamment Marla, le personnage joué par Helena Bonham Carter, dont elle pourrait être la petite sœur), l’extravagant journaliste Paul Avery (Robert Downey Jr.) dans SEVEN, ou Mark Zuckerberg et Sean Parker tels qu’ils sont représentés dans THE SOCIAL NETWORK…
Avec MILLENNIUM, Fincher et Zaillian décrivent avec acuité le parcours et la revanche personnelle d’une jeune femme très loin des normes sociales en vigueur. Le look «gothique punk» et motarde tatouée de Lisbeth y est pour beaucoup, mais il faut voir cette apparence comme une sorte d’armure contre une société menaçante à ses yeux. Une hypothèse revient souvent à son sujet, concernant son attitude et sa façon de penser souvent déroutantes, même pour son allié Blomkvist. Lisbeth a probablement un Syndrome d’Asperger très poussé – un sujet déjà évoqué en filigrane par Fincher dans SOCIAL NETWORK à travers le portrait qu’il fait de Mark Zuckerberg.
Plusieurs points corroborent cette théorie : d’abord son centre d’intérêt, l’informatique, le hacking et les écoutes (souvent illégales…), une passion-obsession exclusive qui constitue toute sa vie mais la rend aussi totalement marginale. Cela va de pair avec sa vulnérabilité psychologique face aux représentants de l’Autorité, principalement ce répugnant avocat, Bjurman, qui va abuser de son pouvoir et commettre l’inacceptable envers elle. Lisbeth a aussi le comportement «évitant» de nombreux «Aspies» en panne de confiance : elle ne regarde pas ses interlocuteurs dans les yeux, et parle doucement, très bas. Sa sensibilité sensorielle est très particulière : si elle fréquente les bars avec la musique poussée à fond, et supporte le rugissement de sa moto, elle réagit mal aux bruits brusques et violents (voir sa réaction au passage d’un train lancé à pleine vitesse). De la même façon, elle supporte piercings et tatouages (dont un sur une cheville blessée !) sans broncher…
Quant à ses accès de violence subite, chose très rare chez les «Aspies», ils ne sont que des réponses à ses agresseurs : elle tabasse un voleur à la tire parce que celui-ci a volé son sac, contenant le matériel et les informations indispensables à son travail – sa passion et sa vie. Pas question de négocier sa restitution, Lisbeth s’en va froidement rouer le voleur de coups sous le regard médusé des passants, avant de s’en aller.
L’avocat Bjurman va faire également les frais de la violence rentrée «explosive» de Lisbeth. Fincher filme sans fioritures les séquences les plus difficiles du film, celle du viol et de la vengeance de la jeune femme sur son agresseur. Les deux scènes flirtent avec le genre «Rape and Revenge», sans heureusement glorifier dans les deux cas la violence des séquences. Le viol, et la vengeance de Lisbeth, se répondent dans l’atrocité… Ces séquences, visuellement inspirées par les moments les plus durs de L’EXORCISTE de Friedkin, provoquent le malaise du spectateur, à juste titre. Mais Fincher et Zaillian ne lâchent rien au sujet de Lisbeth : s’ils montrent d’abord que la jeune femme ne pardonne rien à son agresseur, ils rappellent aussi son intelligence atypique, qui va de pair avec une totale absence du sens social.
Lisbeth torture son agresseur, finalement un pauvre type assez pitoyable, non pas pour le plaisir, mais pour le faire chanter. Par des moyens moralement inacceptables, la jeune femme renverse les rôles et peut ainsi reprendre ses activités d’enquêtrice géniale sans avoir à subir les pressions de l’Etat suédois…
Le comportement tantôt attachant, tantôt inquiétant de Lisbeth, déroute même Blomkvist qui est tout surpris de se retrouver dans le lit de sa jeune collaboratrice, qui prend toutes les initiatives. Les avances sexuelles de Lisbeth sont sa propre façon d’exprimer son intérêt amoureux pour le journaliste pourtant déjà «casé» ; encore plus fort, la jeune femme, une fois l’affaire close, va prendre des risques fous pour «venger» Blomkvist de l’industriel Wennerström… Sa victoire ne servira pas à grand-chose, comme le montre la dernière scène. Lisbeth revient voir Blomkvist, persuadée qu’ils vont pouvoir reprendre leur liaison ; elle ne réalise qu’à ce moment-là que le journaliste a depuis longtemps laissé tomber cette histoire, et a repris sa vie ordinaire avec sa compagne Erika… Toujours marginale, Lisbeth repart dans la nuit, tel un chevalier solitaire sur son destrier.
On notera par ailleurs que le «profil Asperger» de Lisbeth va de pair avec l’intérêt et les critiques que Fincher porte à l’encontre des nouveaux médias. Ce qui relie parfaitement MILLENNIUM au précédent SOCIAL NETWORK. L’explosion du marché des réseaux sociaux sur Internet a entraîné un bouleversement profond de nos sociétés en l’espace d’une décennie, «tuant» l’idée de vie privée et d’informations confidentielles, qui sont au cœur de l’intrigue policière de MILLENNIUM. Hackeuse géniale, Lisbeth se plonge totalement dans les écoutes et le hacking, au mépris de toute règle éthique. Malgré toute la sympathie que l’on peut avoir pour le personnage, l’inquiétude demeure. Des vies et des réputations peuvent être détruites en peu de temps. Ce n’est sans doute pas un hasard d’ailleurs, si Fincher donne à Wennerström, l’industriel véreux qui salit la réputation de Blomkvist, un air de famille avec le controversé fondateur de WikiLeaks, Julian Assange (qui pourrait être lui-même un «Asperger», si l’on croit certaines pages Internet. Un comble !).
MILLENNIUM est aussi l’occasion pour Fincher de dépeindre la société d’une époque particulière. On peut constater une certaine évolution de son approche, de film en film. Si par exemple SEVEN, exceptionnel thriller mêlé de Fantastique horrifique, restait encore dans l’abstraction (l’histoire se situe dans une ville qui pourrait être n’importe laquelle dans le monde, à n’importe quel moment de la fin du 20e Siècle), ses autres thrillers tenaient progressivement compte d’un certain cadre social très spécifique : la fin du 20e Siècle marquée par la mondialisation sous ses formes les plus inquiétantes, les nouvelles obsessions sécuritaires, les replis communautaires et extrémistes (THE GAME, FIGHT CLUB et PANIC ROOM formant un tout cohérent à ce sujet) ; ou bien l’ambiance du San Francisco des années 1970 vivant dans la terreur d’un tueur anonyme dans ZODIAC. MILLENNIUM se penche quant à lui sur le passé récent d’un pays, la Suède, réputé pour sa qualité de vie et son respect de la démocratie, mais qui est montré comme particulièrement inquiétant… à moins que l’intrigue ne soit pour Fincher un prétexte pour mettre en garde, à travers le portrait d’une «charmante» famille, le spectateur contre les vieux démons ressurgissant partout dans la vieille Europe.
Le réalisateur dresse un portrait de famille, les Vanger, apparemment irréprochable. Autour de la figure du patriarche (Christopher Plummer, toujours impeccable dans ce type de rôle, remplace au pied levé Max Von Sydöw initialement prévu), se déploie en réalité un beau nid de vipères… On a beau posséder les mêmes terrains sur la même île, personne ne se parle et chaque membre de la famille a son propre «palais» séparé des autres ! Ce n’est que la moindre bizarrerie relevée par Blomkvist au sujet de ses hôtes, dont l’onctueux Martin (Stellan Skarsgard, parfaitement «casté» lui aussi pour ce genre de rôle) devient le nouveau chef. Rien n’est ce qu’il semble être, dans ce cercle familial des plus inquiétants…
Le journaliste ne tarde pas à s’en rendre compte à ses dépens ; au-delà des luttes de pouvoir propres aux grandes familles, il découvre d’autres facettes particulièrement laides. Le passé nazi de certains membres, des suspicions de meurtres en série et même une sale histoire d’inceste… le tout s’entremêlant sur des références occultistes et apocalyptiques – les extraits du Lévitique cités et appliqués à la lettre par un ou plusieurs assassins, selon un mode opératoire proche du tueur de SEVEN. Presque classique, si l’on ose dire, de la part de Fincher, qui avec ses films précédents, avait brillamment su rappeler les obsessions occultes récurrentes chez les tueurs en série – voir aussi le Tueur du Zodiaque.
En filigrane de ces meurtres, Fincher emboîte le pas de Stieg Larsson, qui comme ses collègues romanciers scandinaves avertissait ses contemporains contre la résurgence de l’extrême droite, toujours d’actualité hélas. MILLENNIUM rappelle que la Suède n’est pas à l’abri du retour de la Bête Immonde, pas plus qu’aucun pays européen…
Dressant le portrait du meurtrier démasqué par nos deux enquêteurs, Fincher change son approche du tueur en série. «John Doe» (Kevin Spacey) dans SEVEN correspondait plus à un archétype, celui de l’assassin machiavélique tel que le public peut se le représenter (doublé cela dit d’un «commentateur social» impitoyable – voir la scène de discussion dans la voiture avec les deux policiers) ; Arthur Leigh Allen (John Carroll Lynch), le présumé tueur de ZODIAC, était quant à lui bien réel, mais était bien loin d’être un génie du crime… l’effroi qu’il provoquait naissait de son intelligence perverse, associée à sa vie franchement pitoyable (la scène de la caravane, avec les écureuils…). Martin Vanger, le tueur de MILLENNIUM, quant à lui, est courtois, socialement au-dessus de tout soupçon, très intelligent et jouit d’un sentiment d’impunité qu’il résume par une phrase révélatrice : ses victimes, selon lui, «ont bien plus peur de vous froisser que de souffrir»… Parfaitement connaisseur des codes sociaux normaux, il les retourne à son avantage pour piéger ses proies. Et il sévit tranquillement, au sein d’une famille inattaquable…
MILLENNIUM se distingue enfin, comme de bien entendu, par la qualité de sa mise en scène, ce qui ne surprend pas chez Fincher, dont on connaît l’exigence à tous les niveaux techniques.
La photographie de Jeff Cronenweth, complice de Fincher depuis FIGHT CLUB, est impeccable ; le clair-obscur, «spécialité» esthétique du réalisateur, est judicieusement utilisé pour l’ambiance hivernale, typiquement scandinave, du récit. Tout comme les basses lumières employées à leur avantage ; la projection du film sur support numérique donne à l’image une qualité psychologique unique. On peut littéralement «sentir» les ténèbres dans plusieurs séquences – notamment une poursuite routière nocturne qui ne perd jamais le spectateur… ceci alors qu’elle est situé en pleine nuit, dans une forêt, opposant deux personnages vêtus de noir et aux commandes de véhicules eux-mêmes entièrement noirs !
Le montage n’est pas en reste ; réutilisant des techniques employées sur THE SOCIAL NETWORK, Fincher modifie de façon très subtile le rythme de l’histoire. Une montée en puissance progressive, depuis des scènes d’introduction relativement calmes, avant que la tension prenne le dessus, selon les règles classiques du thriller hitchcockien. Jusqu’à un troisième acte (la «grande combine» de Lisbeth aux dépens de Wennerström) très fluide, et presque «apaisé» pourrait-on dire après les épreuves vécues par les deux héros du film.
Le montage et le découpage sont comme toujours au service de l’histoire, jouant sur la suggestion dans les scènes les plus éprouvantes… procédé somme toute classique, mais d’une efficacité imparable pour accentuer le malaise du spectateur. Celui-ci est amené à ressentir les effets traumatisants de la violence, au lieu de jouir de son spectacle comme dans tout mauvais film d’horreur ; la démarche de Fincher est honnête à ce niveau, éloignée de certaines accusations clichés de complaisance dont on l’avait affublé, par exemple pour FIGHT CLUB. Ces séquences, chez Fincher, ne sont jamais conçues pour autre chose que de comprendre l’angoisse des victimes de tout acte de violence. Une attitude qu’il garde depuis ses débuts ; le cinéaste exorcise régulièrement les mêmes peurs dans ses films, dont celle de l’agression sexuelle. Ripley échappait d’extrême justesse à un gang de détenus dans ALIEN 3 ; un homme victime de John Doe se voyait forcé de commettre un meurtre sexuel et en restait traumatisé ; le double crime au bord du lac, commis par le tueur de ZODIAC sur les deux étudiants, choquait par son caractère sexualisé… Les scènes les plus violentes de MILLENNIUM s’inscrivent dans cette même démarche.
Autre atout indéniable du travail de mise en scène de Fincher, l’utilisation de la bande son contribue à l’ambiance angoissante voulue par le cinéaste ; il s’appuie sur un complice surdoué, Ren Klyce (associé de Fincher depuis SEVEN), capable de transmettre des informations quasi subliminales par les effets sonores. Le choix des chansons, chez le cinéaste, est aussi important que la musique composée par Trent Reznor. Le décalage provoqué par une chanson à succès d’Enya, «Orinoco Flow (Sail Away)» dans le climax du film, décuple la peur. Dans cet exercice-là, Fincher s’est toujours montré d’une efficacité imparable. Réécouter, par exemple, l’hallucinogène «White Rabbit» des Jefferson Airplane dans THE GAME, ou l’inquiétant «Hurdy Gurdy Man» de Donovan dans ZODIAC…
Le talent de Fincher s’apprécie enfin, bien entendu, par ce sens du visuel unique, qui explose dès un générique d’ouverture n’ayant rien à envier à celui, mille fois copié depuis, de SEVEN. C’est indescriptible, à vrai dire, quand on le voit (ou plutôt qu’on le «reçoit») à vitesse normale pour la première fois : une plongée directe dans l’esprit perturbé de Lisbeth Salander, une espèce de «cauchemar de goudron» évoquant une relecture ravagée des génériques de James Bond. Mais l’effet provoque déjà un fort sentiment de peur et de répulsion !
La mise en scène est irréprochable, comme toujours, donnant presque l’impression d’une «facilité», d’une simplicité en réalité difficile à atteindre. Motivé par le souci de ne jamais perdre le spectateur en cours de route dans les méandres de l’intrigue, David Fincher trouve toujours l’idée visuelle juste au bon moment. Il développe notamment, dans un moment clé de l’intrigue, un discours pertinent sur le Cinéma, à l’intérieur de l’enquête décrite. A savoir l’étude méticuleuse d’une série de photographies de la femme disparue, où Blomkvist repère un subit changement d’attitude de cette dernière : elle a vu quelque chose qui la terrifie et s’en va… L’information «hors champ» (ce qu’elle a pu voir) devient alors un enjeu narratif fondamental ; et tels de minutieux documentalistes, Blomkvist et Lisbeth vont devoir mener une quête difficile, celle du «contrechamp» révélateur… Derrière la référence cachée à la scène influente de BLADE RUNNER (Harrison Ford explorant les coins et recoins cachés d’une obscure photographie), Fincher réussit un joli exploit : captiver le spectateur pendant une grande partie de son film avec la recherche ardue de cette image manquante.
Et voilà comment, entre autres choses, David Fincher tire vers le haut ce qui était au départ considéré comme une simple commande et un remake. Excellent travail pour un excellent thriller hivernal.
Ludovic Fauchier, le Blogueur qui n’aime pas les Hommes qui n’aiment pas les Femmes qui n’aiment pas les Hommes qui n’aiment pas les Chats qui n’aiment pas la pâtée pour chats… enfin, bref…