
Il nous faut bien, malheureusement, revenir un instant sur la tragédie d’Aurora… Il n’a pas fallu bien longtemps pour voir fleurir des «unes» quelque peu tendancieuses, assimilant dans un même élan Batman (le personnage, les films, et sûrement aussi en sous-entendu ses auteurs) et James Eagan Holmes, l’assassin présumé qui a tué 12 personnes (dont une fillette de 6 ans) et blessé 58 autres le 20 juillet dernier, durant une projection en avant-première du film de Nolan. Apparemment obsédé par le personnage du Joker tel qu’il apparaît dans THE DARK KNIGHT, au point de se donner son nom, le criminel a froidement préparé et commis cet acte épouvantable.
C’est triste à dire, mais la presse française a trouvé là l’occasion de ressortir quelques vieilles tartes à la crème ; même Télérama, qui a pourtant publié un article bien argumenté et intéressant sur le drame, n’a pas pu s’empêcher de mettre un titre racoleur, «Batman Assassin», suivi en cela par des confrères… Sous-entendant du coup que les films de Nolan auraient pu pousser cet ancien étudiant en médecine à commettre son crime. Ce genre de sous-entendus est contestable, mais fréquent dans la presse française ; je me souviens qu’en 1994 déjà, alors que débarquaient simultanément sur les écrans LEON, PULP FICTION et TUEURS NES, Télérama sonnait déjà la charge contre la violence à l’écran. Coïncidence malheureuse ? Un couple de marginaux, Florence Rey et Audry Maupin, semait la terreur sur le modèle des protagonistes de TUEURS NES. Et déjà donc, Télérama et quelques autres de s’en prendre aux films violents (et sans doute aussi y ajoutait-on les jeux vidéo, les bandes dessinées, la musique heavy metal, etc.) accusés de la même façon de pousser au meurtre… une chance quand même que les spectateurs de ces films, eux, ne confondent pas fiction et réalité au point de commettre ce genre de crimes.
Il faudrait sans doute remonter encore plus loin dans le temps et étudier les cas de criminels se prétendant inspirés par des films, ou d’autres œuvres, avant leur passage à l’acte ; et surtout se rappeler que, chez les criminels de ce type, la violence a une origine bien plus grave que la vision d’un film. Celui-ci ne serait pas la cause, mais le «déclencheur», d’une folie antérieure, inscrite dans la psyché d criminel.
On peut être légitimement choqué par le crime commis à Aurora, tout en évitant de céder à l’émotivité et d’invoquer l’interdiction systématique de l’œuvre incriminée. En participant ainsi au climat d’intimidation morale, on en arriverait à des absurdités. Faudrait-il interdire par exemple les films de Martin Scorsese (régulièrement encensé par la même presse à chaque nouveau film) parce qu’un jour, John Hinkley, se prenant pour l’anti-héros de TAXI DRIVER, a tenté d’assassiner Ronald Reagan ? Ou encore censurer les Beatles, parce que Charles Manson et sa clique ont trouvé dans la chanson HELTER SKELTER leur «inspiration» morbide pour les meurtres qu’ils ont commis ?
Peut-être aussi faut-il considérer que la violence des actes commis par ces criminels, quel que soit l’anglicisme qu’on leur colle, «serial killer», «spree killer», «mass murderer» est un langage. Une forme d’expression simpliste, odieuse, profondément abjecte, mais qui ne serait finalement que l’écho d’une autre forme de violence, financière, sociale celle-là, pratiquée à l’échelle de la planète, et elle aussi cachée dans les recoins les plus noirs de la psyché humaine. Si un quelconque comité d’actionnaires peut décider du sort de milliers de personnes salariées, sans avoir à rendre de comptes, il ne faudrait pas alors s’étonner de voir un pauvre type du Midwest ouvrir le feu sur d’innocents spectateurs. Dans un cas comme dans l’autre, étant aussi aliénés et déconnectés de la réalité, ils trouveraient leur exutoire dans un sentiment de puissance s’exprimant par des moyens différents. Mais avec des résultats aussi désastreux pour leurs victimes. La violence reste le langage des perdants.
On peut finalement comprendre en retour le message, l’éthique même, adressée au spectateur par Nolan à travers le personnage de Batman ; la meilleure réponse que l’on puisse faire aux James Eagan Holmes de ce monde, c’est celle que donne le héros à la fin du film au commissaire Gordon : la reconnaissance de la bonté. Cela peut paraître naïf, mais c’est en fin de compte d’une importance universelle fondamentale. Batman révèle son identité au policier en lui rappelant ce qu’il avait fait des années auparavant, lorsqu’il avait donné son manteau à un petit garçon bouleversé par la mort de ses parents. Ce jour-là, Gordon, tel un Saint Martin moderne, avait fait un geste de pur altruisme. Aux spectateurs, la reconnaissance de ce geste d’une simplicité confondante vient rappeler une évidence : rien ne vous oblige certes à jouer les héros, et encore moins les super-héros, mais, en allant à l’Autre, en étant désintéressé, vous vous sauvez vous-même ; vous réalisez un acte d’amour qui vaudra mieux que tous les actes de terreur de ce monde. Et, de cette façon, vous deviendrez un Chevalier.

Puisque nous parlons maintenant de chevalerie, revenons à un autre aspect de DARK KNIGHT RISES qui lui est lié, un thème récurrent chez Nolan comme dans ce blog, la mythologie. Une nouvelle fois, le cinéaste rassemble dans son film des éléments non seulement propres au comics de Batman, mais à des références littéraires, cinématographiques et picturales qui procèdent d’une exploration mythique de l’univers du personnage. On est dans des territoires familiers aux lecteurs des ouvrages de Joseph Campbell, l’auteur du HEROS AUX 1001 VISAGES dont on ne soulignera jamais assez combien il a façonné, malgré lui, le cinéma populaire post-STAR WARS dont les œuvres de Christopher Nolan font aussi partie.
Un symbole fort domine le film en particulier : le puits, déjà présent dans BATMAN BEGINS avec la chute du jeune Bruce, prélude à sa future découverte de la «grotte sacrée» nécessaire à sa transformation en Batman. Ici, le puits devient une prison-fosse infernale (le mot «geôle» descend de «géhenne» et «shéol», synonymes d’Enfers) de laquelle émerge Bane, tel un spectre vengeur, et dans lequel Batman brisé va être abandonné. Nolan remanie un élément familier du comics, les Fosses de Lazare (d’où le super-vilain Ra’s Al Ghul tire son immortalité) pour en faire un élément mythologique fondamental. La fosse où notre héros déchu agonise puis émerge douloureusement, au terme d’épreuves vécues comme autant de supplices initiatiques, nous renvoie aux cercles des Enfers traversés par Dante Alighieri (déjà inspiration indirecte d’INCEPTION et ses univers concentriques) dans LA DIVINE COMEDIE. Bane paraphrase même, à sa façon, les mots du poète italien quand il abandonne Bruce à son triste sort : «vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir…».
C’est aussi dans cette fosse que Ra’s Al Ghul (Liam Neeson) a jadis rencontré Bane, le visage ravagé par la maladie, enveloppé d’un linge souillé. La référence aux lépreux est évidente. Lazare, dont nous parlions via le comics, succomba à une maladie similaire, avant d’être ressuscité par Jésus. L’imagination de Nolan associe la mythologie biblique et cinématographique, nous renvoyant aux grands films épiques de Charlton Heston. Celui-ci, prince de Jérusalem exilé, descendait dans une fosse similaire, véritable mouroir à la Dante, dans BEN-HUR, tout en préparant son retour vengeur contre les romains. Et croisait un autre Lazare lépreux dans une scène mémorable du CID. Batman, lui aussi un prince déchu, une fois sorti de cet Enfer sur Terre, rentrera à Gotham de la même façon que le grand Charlton !

Bane est lui aussi une figure mythologique très ancienne, «actualisée» par la vision de Nolan, qui ne se prive pas de faire quelques rapprochements bienvenus : son masque évoque aussi quelques «forces primitives» destructrices illustrées par de célèbres collègues inspirateurs du cinéaste. Par association d’idées, on peut y voir aussi la calandre d’un camion (comme celui de DUEL, le «camion dévorant» de Spielberg) ; mais, de façon plus évidente, Bane nous renvoie à quelques figures marquantes du Mal apparues dans des films qui ont marqué la jeunesse de Nolan. Celui-ci cite fort à propos son film favori, BLADE RUNNER, dans une scène où Bane brise à mains nues le crâne d’un homme d’affaires véreux, comme chez Ridley Scott (BLADE RUNNER demeure d’ailleurs une influence constante de Nolan, faisant même jouer Rutger Hauer dans BATMAN BEGINS) ; par son masque, sa brutalité et sa voix mécanique, Bane nous rappelle surtout Darth Vader dans les premiers STAR WARS… et un personnage similaire, le colossal Lord Humungus qui mène la vie dure à Mel Gibson dans MAD MAX 2. Une autre trilogie de SF épique, qui, déjà en son temps, nous alertait sur des crises mondiales et des lendemains cauchemardesques… Humungus, Bane : mêmes montagnes de muscles autoritaires, brutales, masquées et chauves. Le même archétype, donc…
Ce n’est sans doute pas par hasard d’ailleurs que Nolan choisit le talentueux Tom Hardy pour porter le masque de Bane en référence au film de George Miller. Ce dernier vien d’entamer le tournage d’une nouvelle saga de MAD MAX, le «Road Warrior» étant désormais interprété par… Tom Hardy !

Les éléments mythologiques touchent bien sûr tous les autres personnages, à commencer par Bruce Wayne (Christian Bale égal à lui-même), lui-même, désormais boiteux et reclus. Un parfait mélange d’Howard Hughes dans ses dernières années (un exemple remarquable de personnage réel ayant évolué en personnage mythologique), et du Roi Pêcheur de la légende du Graal. Nous retombons ainsi toujours dans l’univers mythique de la chevalerie, Wayne vivant une rencontre déterminante avec le jeune flic John Blake, amené à devenir son héritier spirituel au fil du récit.

Il faut aussi évoquer l’importance des rôles féminins, le chemin de Batman croisant celui de deux jeunes femmes aussi ravissantes qu’ambiguës : Selina Kyle alias Catwoman (étonnante Anne Hathaway, passant en quelques secondes de l’innocence feinte à la détermination manipulatrice) et Miranda Tate (Marion Cotillard… fatiguée, dirait-on, l’actrice française semble parfois hors de ses marques). Cherchez la femme (brune, de préférence chez Nolan), mais attention ! Les apparences sont trompeuses…
Le personnage de Catwoman est en tout cas bien écrit et interprété : une survivante, voleuse, à l’âme «dédoublée» comme son symbole le Chat, à la fois manipulatrice et manipulée. A la fois une égoïste et une altruiste, qui se rachète pour devenir la véritable âme sœur de Bruce Wayne / Batman. C’est la meilleure vision du personnage depuis Michelle Pfeiffer chez Tim Burton, dans un autre univers. Et on oublie Halle Berry dans le navet de Pitof !
Les parcours de ces différents personnages s’entremêlent dans une complexité jamais vue ailleurs dans les films de super-héros ; s’il fallait trouver une comparaison appropriée, je pencherai plutôt pour la trilogie du PARRAIN de Coppola, qui transcendait les codes d’un autre genre (le film de gangsters, en l’occurrence). L’habileté d’écriture de Christopher et Jonathan Nolan permet de développer des rapports fouillés entre les différents personnages, le récit s’articulant peu à peu autour du changement psychologique définitif de Bruce Wayne. Celui-ci touchera littéralement le fond (la rupture avec Alfred, la ruine, les blessures et les chutes dans le puits) avant le sacrifice final, et un «twist» ultime, typique du réalisateur, montrant enfin le héros atteindre une nouvelle sérénité. Une dernière scène montrant Bruce avec Selina, souriant à Alfred, et dont on ne saura pas vraiment, en fait, si elle est réelle (bonne chance dans ce cas pour Bruce s’il accorde une totale confiance à une voleuse invétérée !) ou si elle est imaginée par le vieux majordome. Le parcours de Bruce Wayne entraînera aussi la transformation iconique de John Blake, héros en devenir, du jeune flic bouillant à l’adulte responsable et combatif. Jusqu’à la transformation astucieuse en futur super-héros, annoncée dans le superbe plan final. L’émergence du nouveau Dark Knight annoncée par le titre, en fin de compte, c’était lui – Robin ou son avatar adulte Nightwing !
THE DARK KNIGHT RISES, c’est aussi donc une histoire mythique de transmission, de filiation : celle de Batman à John Blake s’opposant à celle de l’héritage de Ra’s Al Ghul, séparé entre Bane et l’héritier mystèrieux.
Bouclons ce texte par quelques considérations plus artistiques et techniques ; à commencer par les acteurs, aguerris et professionnels. Si les vétérans de la saga (Bale, Caine, Freeman, Oldman, plus Cillian Murphy) s’en sortent comme toujours avec les honneurs, on retiendra davantage l’interprétation des membres de la «team INCEPTION» en particulier Tom Hardy et Joseph Gordon-Levitt. Et la petite nouvelle de l’univers Nolan, Anne Hathaway, campe une Catwoman très différente des précédentes interprètes. Excellente en femme fatale ultra-sexy et rusée, elle peut passer dans la même séquence de la douceur feinte avec une facilité stupéfiante. Voir notamment cette scène d’aéroport où elle passe d’un registre à la Audrey Hepburn (avec le look adapté) avant d’en remonter à Angelina Jolie dans les scènes de combat.
Des caméos familiers ponctuent le film, par ailleurs. Et Nolan, qui a toujours le nez pour «repêcher» quelques vieilles gloires, ramène un acteur kubrickien oublié en guise de clin d’œil : Matthew Modine, ici en policier déterminé, qui se fit connaître dans FULL METAL JACKET, où il jouait le soldat «Joker» !
Côté musique, Hans Zimmer, décidément inspiré par son association avec Nolan, réussit un nouveau score dominé par le thème de Bane, ce «haka» furieux, participant pleinement au caractère intimidant du personnage.
En bonus, on appréciera aussi la puissance dramatique de l’hymne américain chanté par l’enfant solitaire dans le stade, avant le carnage, et la discrète et douce «Pavane pour une Infante Défunte» de Ravel, autour de la valse entre Bruce et Selina.
Enfin, côté mise en scène, Nolan «assure» comme toujours. S’opposant à l’usage abusif de la 3D (une absurdité selon lui), Nolan et le chef opérateur Wally Pfister jouent à merveille de l’IMAX pour livrer des séquences épiques d’anthologie, permettant une profondeur de champ démesurée plus adaptée au regard humain que les gadgets du relief. Dans le même ordre d’idée, il limite au maximum l’usage des effets numériques, préférant utiliser une nouvelle fois maquettes et effets spéciaux réalisés en direct : plusieurs cascades de la moto «Bat-Pod», des véhicules d’assaut «Tumblers» et du «Bat» sont réalisées de la force. Les effets numériques ne sont gardés qu’en dernier recours, au lieu de phagocyter le film.
Et visuellement, THE DARK KNIGHT RISES regorge d’images fortes, d’idées visuelles originales : la chauve-souris dessinée à la craie, devenu le signe de ralliement des résistants. Ou la «mort par exil», traversée de la rivière gelée pour les victimes de Bane… Les paysages glacés sont une obsession récurrente chez Nolan.
La saga a connu une véritable évolution stylistique : après un premier film encore assez formaliste (un peu handicapé par un montage trop syncopé), Nolan optera ensuite pour un deuxième opus plus au visuel plus épuré, «dilaté» (l’influence esthétique de Michael Mann), atteignant ici son paroxysme. On pardonnera du coup quelques longueurs de montage, inhérentes à la durée forcément épique du film.

Malgré ces menus défauts, THE DARK KNIGHT RISES conclut donc idéalement la saga, expression de l’intégrité artistique de son auteur qui a su, et c’est un exploit rarissime, lier les exigences du divertissement à des principes mythologiques, tout en livrant un regard alarmé sur notre époque.
Christopher Nolan quitte donc l’univers de Batman, propriété de DC et Warner, qui ont certainement d’autres projets en cours pour le Dark Knight. Comme l’annonce, enfin, d’un film de la Justice League en réponse tardive au triomphe des AVENGERS de la firme concurrente. Nolan, lui, se chargera d’apposer sa patte à l’univers de l’autre icône super-héroïque de DC, Superman, les premières images du MAN OF STEEL qu’il produit pour Zack Snyder (300, WATCHMEN) portant de toute évidence sa signature. En attendant d’autres projets encore secrets, rendez-vous est fixé l’année prochaine pour voir si ce cher Kal-El va connaître une évolution «nolanienne» aussi mémorable que celle de Batman.
Ludovic Fauchier, the Dark Blog Rises