THE DARK KNIGHT RISES, de Christopher Nolan
BATMAN BEGINS, ou la transformation psychologique d’un prince orphelin qui affronte ses peurs, et devient un surhomme protecteur ; THE DARK KNIGHT : la mise en échec de ce surhomme, qui sacrifie son image héroïque pour les fautes d’un autre «chevalier», face à l’incarnation du Chaos absolu…
Lorsqu’il annonce la mise en chantier du troisième et dernier volet de sa trilogie consacrée à Batman, Christopher Nolan sait que les attentes sont énormes. Le premier film avait su joliment «dégraisser» l’univers de Batman et oser le pari de transposer celui-ci dans un environnement réaliste, à l’opposé des précédentes adaptations. Tout en respectant la noirceur du comics, le cinéaste anglais retravaillait en profondeur le blockbuster attendu. Le cahier des charges (cascades, poursuites, combats, effets spéciaux) était respecté, mais mis au service d’une narration mature apportant ses lettres de noblesse à un genre souvent malmené et méprisé. THE DARK KNIGHT avait poussé la barre encore plus haut, montrant l’évolution du style narratif et visuel de Nolan, moins formaliste que l’original, faisant de cette suite attendue un thriller urbain cauchemardesque, hanté par l’incarnation hallucinée du Joker par le disparu Heath Ledger. Résultat : THE DARK KNIGHT explosa au box-office mondial les chiffres du premier opus, et laissait le public dans l’expectative d’un volet final attendu au tournant. Sorti d’INCEPTION, Nolan ne devait pas flancher avec THE DARK KNIGHT RISES. Les trilogies réussies étant généralement rares, celles consacrées aux super-héros étant le plus souvent vouées à chuter totalement (X-MEN) ou partiellement (SPIDER-MAN).
Au vu du résultat final, on se dit qu’il y a finalement d’un côté les films de super-héros… et de l’autre, la trilogie de Christopher Nolan. BATMAN BEGINS était un récit initiatique. THE DARK KNIGHT une épreuve de confrontation, un jeu d’échecs à l’échelle urbaine. THE DARK KNIGHT RISES conclut la trilogie en un grand finale. Ce n’est pas un film de super-héros costumés se tapant dessus ; c’est un film fleuve, à la fois épopée, étude sociale et film de guerre à l’échelle mythologique !
Christopher Nolan et son frère Jonathan, coscénariste et coauteur de la plupart de ses films, poursuivent et concluent ici leur appropriation réaliste de l’univers de Batman. Pas question pour eux d’y trouver un échappatoire à notre triste réalité ; les trois films ont certes beau être des fables, les Nolan ont l’intelligence de relier leur mythologie au contexte historique que nous traversons. Montée en flèche du terrorisme international, aggravation des crises sociales synonyme de violence, tentation totalitaire d’Etats démocratiques, etc… La trilogie du «Dark Knight» nous parle avant tout du monde actuel, sous le divertissement.
Nolan reconnaît avoir trouvé l’inspiration du scénario de THE DARK KNIGHT RISES dans un grand classique de Charles Dickens, UN CONTE DE DEUX CITES. Il cite plus particulièrement en référence une adaptation de ce roman, un de ces films oubliés qui ne doit plus guère apparaître que dans quelques cinémathèques obscures : LE MARQUIS DE SAINT-EVREMOND, un film de 1935 réalisé par Jack Conway avec Ronald Colman. Un roman-fleuve suivant les fièvres de la Révolution française et de son contrecoup immédiat, la Terreur, roman immortalisé par ses premières phrases : «C’était le meilleur des temps, c’était le pire des temps…».
Une phrase qui résume parfaitement l’atmosphère de THE DARK KNIGHT RISES, qui derrière le cahier des charges attendu, choisit de délivrer une réflexion passionnante sur le concept de révolution.
Bane est le nouveau super-vilain du film campé par le massif Tom Hardy (désormais membre de la «famille» d’acteurs de Nolan depuis INCEPTION, où il campait le comédien de l’équipe). Ce personnage très récent dans l’univers de Batman s’y présente, dans la b.d., comme un tueur, un colosse bien plus intelligent que ne le laisse supposer son allure de catcheur mexicain (ou de rescapé d’un film SM, au choix). Dopé à des drogues injectées par un réservoir fixé sur son dos, ce véritable tank humain a acquis ses lettres de gloire dès ses débuts, en brisant le dos de Batman à mains nues – une scène choc reprise à l’identique dans le film. Gardant toujours en tête la volonté de «simili-réalisme» qui le caractérise, Christopher Nolan modifie les aspects outranciers du criminel pour le rendre bien plus inquiétant. Pas question de répéter les erreurs de Joel Schumacher qui avait transformé Bane en homme de main débile dans le calamiteux BATMAN & ROBIN. Dans THE DARK KNIGHT RISES, Bane (en français, «fléau») redevient la formidable menace qu’il était, sa puissance accrue étant cette fois-ci celle d’une armée de fanatiques et de rebuts de la société. Il arrive à Gotham City avec un plan bien précis, menant ses attaques selon un motif politique révolutionnaire.
Il adopte un vieux discours de Mao Zedong : «La révolution n’est pas un dîner de gala ; elle ne se fait pas comme une œuvre littéraire, un dessin ou une broderie ; elle ne peut s’accomplir avec autant d’élégance, de tranquillité et de délicatesse, ou avec autant de douceur, d’amabilité, de courtoisie, de retenue et de générosité d’âme. La révolution, c’est un soulèvement, un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre.»
Et Bane d’appliquer sans pitié les préceptes du Grand Timonier. Ses cibles sont établies : toutes les représentations du pouvoir en place aux Etats-Unis et dans les sociétés occidentales, dont Gotham City est ici le reflet. Il prétend rendre ainsi le pouvoir au peuple, pour mieux légitimer sa propre violence – et au final vendre un beau mensonge aux habitants de Gotham pris en otage. En osant d’abord s’attaquer à la Bourse toute-puissante, Bane réussit, d’une façon perverse, à concrétiser le fantasme de revanche que n’importe quel spectateur, en ces temps de crise financière et sociale, peut avoir. En occupant la Bourse de Gotham comme d’autres viennent manifester et occuper Wall Street, il pourrait même obtenir la sympathie du peuple… si son action n’était pas aussi radicale, aussi violente.
La monstruosité de Bane et de ses troupes apparaît au grand jour dans la séquence la plus marquante du film : l’attentat commis au grand jour dans le stade, un acte d’une violence stupéfiante pour un film de super-héros pour le grand public. Sa révolution criminelle prend là encore pour cibles des symboles évidents du Pouvoir : il tue devant témoins, froidement, les policiers (plus de forces de l’ordre, obéissant à des règles légales strictes), les joueurs de football américain (plus d’idoles pour distraire le peuple) et le maire et ses invités (plus de force politique choisie démocratiquement). Ces actes de barbarie pure, motivés selon lui par le désir de rétablir vérité et justice, le montrent sous son vrai visage. Bane incarne la destruction méthodique, perverse, des pouvoirs en place : argent, politique, monde sportif, police, médias. Il est devenu la Raison inhumaine, pour reprendre une expression du mythologue Joseph Campbell. Bane est aussi l’exécutant de basses œuvres ; son masque n’évoque-t-il pas celui des bourreaux d’antan, ces réprouvés de la société chargés de la sale besogne par le pouvoir en place ?
La séquence montre aussi son ambivalence, sa névrose ; ce monstre froid s’émeut, quelques instants avant le carnage, en entendant la voix d’un jeune garçon solitaire, chantant l’hymne américain. Un enfant qui est le sosie du jeune Bruce Wayne, perdu et solitaire après le meurtre de ses parents, dans BATMAN BEGINS. Le lien est ainsi fait entre les parcours de Bane et Batman, tous deux liés par l’héritage du défunt mentor criminel du héros, Ra’s Al Ghul (Liam Neeson).
Christopher Nolan ose un discours rare, une critique sociale, qu’on ne retrouve dans aucun autre film du genre. Le cinéaste s’est déclaré intéressé (et inquiété également) par l’idée qu’une grande révolution puisse avoir lieu en Amérique, comme il y en a eu partout ailleurs dans l’Histoire. Loin d’embrasser une idée romantique de révolution «joyeuse» et de lendemains qui chantent, Nolan, sous l’inspiration jointe de Dickens, du film de Conway, et également du DOCTEUR JIVAGO de David Lean qu’il cite également en modèle, nous rappelle l’inquiétante réalité de ces renversements de régime.
Rares sont les Révolutions de Velours, l’Histoire retenant hélas que nombre de «glorieuses» révoltes, si elles ont entraîné la chute de régimes oppressifs, ou totalitaires, ont également engendré d’autres sombres périodes. Notre chère Révolution française donc, a bien entraîné la violence arbitraire de la Terreur (Nolan y fait allusion via ce sinistre «tribunal populaire» présidé par une vieille connaissance de Batman, l’Epouvantail reconverti en juge de la dernière heure) avant de déboucher sur les guerres napoléoniennes ; la Russie a tué son Tsar pour laisser la place à une épouvantable dictature (revoyez JIVAGO) ; la Chine a bien eu Mao, sa Révolution culturelle synonyme de camps de travaux forcés ; la Révolution iranienne de 1979, chassant le Shah, a engendré une théocratie guère humaniste. Et voyez maintenant le Printemps Arabe, prématurément célébré comme une victoire de la démocratie, paver la voie à l’islamisme radical… Lorsqu’un régime oppressif chute, un autre le remplace, si les gens de bien n’y font rien.
On s’éloigne en apparence du sujet de THE DARK KNIGHT RISES, mais n’en doutez pas une seconde, Christopher Nolan dresse à travers son film un portrait à peine exagéré de ce qui pourrait se passer aux USA si le peuple, légitimement «indigné» par la situation actuelle, se tournait vers des voies moins démocratiques….
Ce n’est pas sans une certaine ironie de voir alors, au final, Batman mener la «contre-révolution» contre les hordes de Bane, aux côtés des policiers qui le pourchassaient auparavant. Le rapport de forces s’est entretemps renversé, les policiers devenant l’armée souterraine, les résistants à l’occupation, alors que le «libérateur» Bane s’est érigé en épouvantable tyran prêt à emporter toute la population civile dans sa mort. On connaît quelques dictateurs, certains très récents, qui se sont comportés de la même façon…
Nolan ne glorifie pas spécialement la force policière dans ces dernières séquences, mais rappelle à sa façon que tout combat dépend aussi de la morale que l’on choisit. Les policiers ralliés à Batman sont faillibles, imparfaits, mais conscients de leur choix éthique face à la violence orchestrée par Bane et son mystérieux employeur. La révélation de l’identité de ce dernier, tout en respectant une logique de mélodrame, permet au cinéaste de boucler de façon cohérente le dernier et le premier film de la trilogie. A leur façon, Batman, le commissaire Gordon, le jeune policier Blake (Joseph Gordon-Levitt, autre brillant transfuge d’INCEPTION) et quelques hommes intègres adaptent leur réponse au discours de Bane selon la philosophie de nos chers Beatles, et leur chanson REVOLUTION :
You say you want a revolution / Well, you know / We all want to change the world / You tell me that it’s evolution / Well, you know / We all want to change the world / But when you talk about destruction / Don’t you know that you can count me
out…
(Traduction approximative : Tu dis vouloir une révolution / Ben, tu sais / Nous voulons tous changer le monde / Tu me dis que c’est l’évolution / Ben, tu sais / Nous voulons tous changer le monde / Mais quand tu parles de destruction / Tu ne sais pas que tu ne compteras pas sur moi…)
Ce regard sur l’état inquiétant du monde en 2012 rejoint donc l’univers des comics de «Bats», pour s’adresser avant tout à la «génération 11 septembre». Les trois films, et plus spécifiquement encore ce dernier volet, traduisent la vision de Nolan du déséquilibre mondial : un point de vue moral, lucide, sur les conséquences de la crise financière, du terrorisme qui ravage la planète, et en général des dernières montées de violence aveugle, dont le tristement déjà célèbre massacre dans le cinéma d’Aurora a endeuillé la sortie de DARK KNIGHT RISES.
C’est une évidence qui n’a pas besoin d’être soulignée, les super-héros au cinéma se sont multipliés sur les écrans en une décennie, avec une régularité jurant avec les décennies précédentes, quand la sortie du SUPERMAN de Richard Donner ou des BATMAN de Tim Burton faisait figure d’exception.
Dans le contexte actuel, ces films constituent une forme de réponse à la violence et à la peur collective de ce début de siècle. Le discours est souvent «naïf» dans la plupart des cas (on s’adresse avant tout sans honte à un jeune public), mais que cherchent les réalisateurs à raconter exactement ? Ils voient en ces personnages des porteurs des espoirs et inquiétudes de ces temps de peur collective.
Certes, les réponses diffèrent. Les films du concurrent Marvel (AVENGERS, IRON MAN, CAPTAIN AMERICA…) ne cachent pas une seconde leur aspect «pop-corn» et accomplissent leur contrat. D’autres tentent moins habilement de changer de cap, cherchant dans l’exemple de Nolan à suivre une lecture plus adulte, tel THE AMAZING SPIDER-MAN, qui n’arrive d’ailleurs pas vraiment à choisir entre les obligations du blockbuster standard, la continuation de l’univers posé (et abandonné contre son gré) par Sam Raimi, et l’ambiance sombre de la trilogie de Nolan.
Avec l’homme chauve-souris, Christopher Nolan a posé d’emblée ses règles, sa vision. Tout son propos, sur la série, repose dans la première scène et le premier dialogue de BATMAN BEGINS : «N’aie pas peur.» Le message du père du jeune Bruce Wayne, perdu au fond d’un puits infesté de chauve-souris, s’adressait autant à celui-ci qu’au spectateur vivant dans un monde réel bien inquiétant…
Chaque film pose, selon l’optique de Nolan, un défi à relever pour son héros, comme pour le spectateur. BATMAN BEGINS : faire face à la Peur (incarnée ici par des super-vilains aux visées terroristes, Ra’s Al Ghul et l’Epouvantail). THE DARK KNIGHT : faire face au Chaos (le Joker, semant la confusion dans les structures de la société urbaine) et à l’arbitraire (Two-Face, héros américain triomphant incapable de canaliser sa violence intérieure, et finissant le
visage symboliquement séparé en deux faces opposées). Et donc, THE DARK KNIGHT RISES : faire face à la Souffrance – qu’elle soit physique, psychologique ou sociale – représentée par Bane. Face à ces menaces et ces épreuves, la ligne de conduite que s’érige Bruce Wayne est le seul moyen de ne pas sombrer ; combattre le Mal, certes, mais sans devenir soi-même le Mal, sans succomber soi-même à la violence exercée par ses adversaires.
Et, au bout, enfin, émerger des Ténèbres, épuisé mais apaisé !
A suivre dans la 2ème partie…
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