
Après quoi Friedkin s’intéresse à CRUISING, un roman du journaliste Gerald Walker qui circulait depuis des années dans le milieu du cinéma. Basé là aussi sur une histoire vraie, une série de meurtres survenus au début des années 1970, le livre intéressa pendant un temps Steven Spielberg, qui faillit en faire son premier long-métrage ; de même, Brian DePalma, également intéressé, y trouvera l’idée de son DRESSED TO KILL (PULSIONS), tourné et sorti à la même époque que le film de Friedkin – et aussi mal accueilli à sa sortie.
CRUISING (LA CHASSE, 1980) relate une série de crimes particulièrement horribles, à New York. On retrouve les restes de jeunes hommes, homosexuels, violés et tués pendant des relations SM. Le tueur présumé a toujours pris soin de ne laisser aucune trace compromettante sur les lieux de ses meurtres. Le Capitaine Edelson (Paul Sorvino) convainc un jeune officier de police, Steve Burns (Al Pacino), de servir d’appât au tueur insaisissable. Correspondant au type physique des victimes, Steve emménage dans un appartement de Greenwich Village, quartier fréquenté par les homosexuels, et se fait passer pour l’un d’eux. Le soir, il rôde dans les boîtes underground sadomasochistes du Village, afin d’appâter l’assassin. Les semaines passent, sans résultat. Le jeune flic se détache de plus en plus de sa petite amie, Nancy (Karen Allen)…

Et un nouveau brûlot, un ! CRUISING sera l’un des films les plus controversés du cinéaste ; classé X par la MPAA, le film sera cinquante fois remanié, selon Friedkin, avant d’obtenir une classification tout juste moins infâmante. Quarante minutes du film auront été retirées, et probablement détruites par le studio United Artists. CRUISING fut descendu en flammes par la critique, et par les associations américaines de défense des homosexuels n’appréciant pas l’imagerie blousons de cuir-chaînes-moustache des milieux underground ici décrits… Les mêmes associations semblaient avoir oublié que dix ans plus tôt, Friedkin avait décrit avec beaucoup de finesse la communauté gay de New York dans LES GARCONS DE LA BANDE. Son propos, ici, n’est certainement pas de diffamer et de caricaturer les homos ; une nouvelle fois, la violence des images montrées par le cinéaste a paralysé la faculté de jugement de ses critiques. Dommage pour eux.
CRUISING est un excellent polar, terriblement dérangeant dans sa description d’une New York n’ayant rien à voir avec les quartiers chics d’un Woody Allen. L’idée maîtresse du film est de montrer à quel point la frontière entre le Bien et le Mal est poreuse chez l’être humain ; le jeune flic Steve Burns campé par Pacino, vaguement défini au départ de son enquête (il a une petite amie, et espère faire ses preuves pour une promotion et une bonne carrière), plonge en fin de compte dans sa part de ténèbres, se rapprochant sans le savoir d’un tueur sérieusement dérangé, refoulant son homosexualité au point d’assassiner les hommes qu’il désire. Idée très politiquement incorrecte de la part de Friedkin, qui nous révèle peu à peu que ce refoulement est partagé par Burns. Son homosexualité latente révélée peu à peu dans le milieu qu’il fréquente, Burns se rapproche du tueur au point que le doute subsiste au final. Le tueur est neutralisé, mais on apprend que le voisin gay de Steve a été retrouvé assassiné selon le même mode opératoire… Y a-t-il un autre tueur en liberté ? Steve s’est-il trompé sur l’identité du meurtrier ? Ou, perturbé par sa vraie nature, a-t-il imité le tueur et assassiné le malheureux ?
S’éloignant de la mise en scène du polar «hard boiled» façon FRENCH CONNECTION, Friedkin se rapproche ici du style giallo, ces thrillers italiens basculant dans le fantastique horrifique. De fait, CRUISING est un univers cauchemardesque et surréel, épousant parfaitement la thématique de l’histoire. Fidèle à lui-même, le cinéaste ne recule pas devant la représentation d’une violence écœurante, crue, dans la description des meurtres ; et son souci de réalisme documentaire est poussé ici au maximum, durant les fameuses scènes tournées dans de vrais clubs fétichistes gays de New York. Les figurants que l’on y voit s’ébattre sont les vrais habitués des lieux… et les scènes hardcore ayant survécu aux coupes exigées par la MPAA ne sont pas simulées.
Pour Al Pacino, un rôle mémorable, un pari gonflé qui aurait pu se conclure par un suicide professionnel (combien d’acteurs américains accepteraient de jouer dans un film pareil de nos jours ?) mais dont il se tire haut la main, en dépit d’une brouille avec Friedkin. Pour le cinéaste, c’est un échec public de plus. Mais plus de 30 ans après sa sortie, CRUISING, tout en conservant son statut controversé, est enfin reconnu comme une de ses meilleures œuvres.

Friedkin signe ensuite LE COUP DU SIECLE en 1983, avec Chevy Chase, Gregory Hines et Sigourney Weaver. Une comédie satirique sur les marchands d’armes passée inaperçue au box-office (le public de l’époque associait davantage Chevy Chase aux comédies «National Lampoon» qu’à des critiques politiques acerbes…). Pour Friedkin, ce film serait presque des «vacances», même si le cinéaste vise cette fois-ci les marchands d’armes et la corruption de dictatures latino-américaines couvertes par les gouvernements successifs des USA… Le film suivant nous ramène Friedkin à son meilleur niveau.

Sorti en 1985, TO LIVE AND DIE IN L.A. (POLICE FEDERALE LOS ANGELES) suit Jim Hart et Richard Chance (William Petersen), deux agents de l’USSS (Secret Service), agence gouvernementale chargée à la fois d’assurer la protection des plus hauts représentants politiques américains et de lutter contre les réseaux de faux monnayeurs. Opérant à Los Angeles, Hart veut partir à la retraite sur un coup fracassant, l’arrestation d’Eric Masters (Willem Dafoe), trafiquant de fausse monnaie particulièrement dangereux. Mais Hart se fait piéger, et il est assassiné par Masters. Chance jure de venger son ami et se plonge à corps perdu dans sa traque, flanqué d’un nouveau coéquipier plus mesuré, John Vukovich (John Pankow). Ils commencent par surveiller un des complices criminels de Masters, l’attorney véreux Max Waxman. Masters soupçonnant Waxman de l’avoir dénoncé à la police, il le tue chez lui. Vukovich s’est malheureusement endormi durant sa surveillance. Le temps passant, Chance, obnubilé par sa vengeance, va peu à peu oublier toute déontologie policière et faire courir des risques insensés, aussi bien pour lui que pour son coéquipier…

Retour en très grande forme au polar pour William Friedkin, qui adapte un roman écrit par Gerald Petievich, un ancien agent de l’USSS, roman inspiré par ses années de service dans la traque des faux monnayeurs. Remaniant largement l’histoire, Friedkin nous livre un film électrisant, encore plus transgressif que FRENCH CONNECTION. En apparence, le sujet fait penser à un pré-ARME FATALE, à la différence fondamentale que le cinéaste refuse les conventions et le happy end de rigueur : il ose même l’impensable dans un blockbuster d’action, à savoir que le héros (ou plutôt l’anti-héros) se fait bêtement tuer vingt minutes avant la fin du film, d’un coup de shotgun en pleine tête ! C’est que le bien mal-nommé Chance s’est cru, durant tout le film, au-dessus des lois, et a fait preuve d’un comportement impulsif, le poussant littéralement au suicide… Et c’est son coéquipier, plus timoré, qui va achever la traque en devenant à son tour un autre idiot suicidaire.
Fidèle à ses habitudes d’ancien réalisateur de documentaires, Friedkin tient à ce que son TO LIVE AND DIE IN L.A. soit authentique de bout en bout : il tourne dans les quartiers les plus dangereux de Los Angeles, sur le territoire des gangs ; les détenus figurants dans la scène de prison de San Luis Obispo où se retrouve le personnage de John Turturro sont de vrais prisonniers ; les agents des Services Secrets (dont Petievich lui-même) sont également présents dans les scènes les concernant ; et un faux monnayeur servit de conseiller technique à Willem Dafoe, qui fabrique réellement de faux billets dans le film. Le tournage de ses scènes fut même surveillé par les hélicoptères de la soupçonneuse police de L.A. !
Le film en lui-même est un petit chef-d’œuvre, une description au vitriol des mœurs du Los Angeles de l’ère Reagan. Aussi flamboyante en surface que totalement corrompue en profondeur, la ville californienne est décrite dans toute sa «splendeur» cynique, par un Friedkin qui excelle à créer une ambiance délibérément surréelle, touchant à l’absurde. L’attitude des deux flics participe à cette absurdité ambiante ; voir par exemple cette scène où Vukovich rattrape un suspect et l’arrête :
«Pourquoi vous me poursuivez ?
– J’en sais rien, pourquoi tu t’enfuis ?
– Je m’enfuis parce que vous me poursuivez !»
Dans le même ordre d’idée, la monumentale course-poursuite renvoie bien sûr à FRENCH CONNECTION, l’égale, et même la surclasse. Nos deux flics se retrouvent dans une situation familière à nombre de blockbusters d’action, sauf que Friedkin transgresse une nouvelle fois les règles. Cette poursuite n’a aucune raison objective d’être là (on n’identifie aucun des tireurs et poursuivants), si ce n’est de révéler l’état d’esprit complètement confus de Chance, et la panique de Vukovich. La scène, un moment d’anthologie, tourne au rêve éveillé et participe à l’absurdité ambiante.
Le film est relativement bien accueilli à sa sortie aux USA, même si on est loin du triomphe public de FRENCH CONNECTION, sa radicalité et le cynisme de ses personnages y étant sûrement pour quelque chose. Il faudra là encore quelques années avant que l’on reconnaisse en lui un des meilleurs films policiers des années 1980, et un des tous meilleurs films de Friedkin.
Friedkin signera par la suite deux téléfilms tournés et écrits avec Gerald Petievich, sur une organisation gouvernementale spéciale luttant contre les terroristes, C.A.T. SQUAD (1986) et C.A.T. SQUAD : PYTHON WOLF (C.A.T. SQUAD, COMMANDO PYTHON, 1988). Peu d’informations et d’opinions favorables sur le Net. On passe donc à la suite…

Friedkin s’attaque de nouveau à deux sujets épineux pour la société américaine, la peine capitale et les tueurs en série. C’est RAMPAGE (LE SANG DU CHÂTIMENT, 1987).
Charles Reece (Alex McArthur), un tueur en série en proie à des délires paranoïdes, s’introduit dans des maisons pour massacrer et mutiler des familles, et boire leur sang. Une chasse au tueur est menée par la police, et bientôt Reece est capturé. Anthony Fraser (Michael Biehn), avocat libéral opposé à la peine de mort, se voit chargé de mener l’accusation contre Reece dans un procès à sensation. La défense plaide l’irresponsabilité pénale, affirmant que Reece a commis ces meurtres en raison d’une maladie mentale et ne peut être considéré comme responsable de ses actes. Emu par la détresse de la famille d’une des victimes de Reece, Fraser décide d’aller contre ses convictions et de requérir la peine de mort contre le tueur…

Un mélange de thriller policier et de drame judiciaire, inspiré du cas d’un tueur en série réel, Richard Chase, malade mental adepte du vampirisme. Friedkin secoue à nouveau la conscience du spectateur avec ce film intense sur des questions judiciaires délicates dans la société américaine : la peine de mort est-elle une solution vraiment «morale», même appliquée aux tueurs en série ? Celui de RAMPAGE est aussi terrifiant que pathétique… Il suscite bien entendu la répulsion, mais sa maladie mentale (on se rapproche du mal qui ronge Regan dans L’EXORCISTE) est une circonstance atténuante de taille. Ce qui pose alors un autre problème délicat : de tels individus placés en traitement psychiatrique sont-ils irrémédiablement condamnés à être enfermés pour le reste de leurs jours ? Et si un jugement favorable les amenait à être relâchés ?…
Ce film très perturbant n’a pas été distribué aux USA pendant 5 ans ; pas cette fois à cause de la censure, mais à cause de la banqueroute de la compagnie DEG (également derrière les brillantissimes polars L’ANNEE DU DRAGON de Cimino et MANHUNTER de Michael Mann) fondée par Dino De Laurentiis. William Friedkin changea le montage des scènes finales quand le film put être distribué aux USA en 1992, soulevant une certaine controverse chez ses admirateurs.
Les deux fins sont en effet très différentes :
- dans celle du montage de 1987, Reece est reconnu sain d’esprit au terme du procès, et donc condamné à mort. Le conflit personnel de Fraser devient caduc quand le scanner cérébral révèle la maladie mentale de Reece. Celui-ci se suicide en faisant une overdose de médicaments antipsychotiques qu’il avait cachés.
- dans celle de la version révisée par Friedkin lui-même en 1992, Reece, reconnu malade mental, est envoyé dans un hôpital psychiatrique d’Etat. Il écrit à un homme dont il a tué la femme et l’enfant, lui demandant de venir le voir ; et un panneau final révèle qu’il va être libéré sur parole dans six mois, et donc libre, peut-être, de recommencer ses tueries…
Le cinéaste, opposé à la peine de mort (se rappeler son documentaire THE PEOPLE VS. PAUL CRUMP) s’est-il renié ? De son propre aveu, son point de vue sur la peine de mort a changé entretemps.
N’ayant vu aucune des deux versions (le film, à ma connaissance, est rarissime et n’est pas disponible en DVD), je ne peux que me fier à ces résumés trop succincts, et supposer que la version remaniée par Friedkin laisse pourtant plus de place au doute…
Quoiqu’il en soit, Friedkin finit ainsi sa traversée personnelle des années Reagan (Regan ?) sur un autre film «maudit».

Les choses se gâtent nettement par la suite, le cinéaste accusant une sérieuse baisse de créativité au début des années 1990. 17 ans après L’EXORCISTE, il signe un nouveau film fantastique, THE GUARDIAN (LA NURSE, sortie en 1990).
Allan et Molly Sheridan laissent un soir la garde de leurs deux enfants à la nounou, Diane. Mais, quelques instants après, Diane disparaît en emportant le bébé des Sheridan dans les bois. Trois mois plus tard, un autre couple, Phil et Kate Sterling (Dwier Brown et Carey Lowell) emménagent dans leur nouvelle maison de Los Angeles. Ils sont bientôt les parents d’un petit Jake. Pour pouvoir continuer à travailler, ils engagent une nounou, Camilla (Jenny Seagrove), jolie et compétente, pour veiller sur Jake…
Hélas, ce film-là n’est pas L’EXORCISTE… Le cinéaste signe une navrante histoire de nounou offrant des sacrifices humains à un arbre démoniaque, et reniera une version remontée pour la télévision. On passe.

Il renoue avec les grands studios pour son film suivant, BLUE CHIPS, sorti en 1994.
Pete Bell (Nick Nolte), entraîneur de l’équipe de basket universitaire des Western University Dophins, a mis au point un programme de recrutement rapide de futures stars, les «Blue Chips». Mais son équipe perd beaucoup de matches, et les vedettes sont en réalité soudoyées par les autres universités. Pratique rigoureusement interdite, mais Pete a besoin de résultats et laisse Happy (J.T. Walsh) offrir de somptueux cadeaux aux joueurs, dont Neon Boudeaux (Shaquille O’Neal), pour qu’ils restent chez les Dolphins. Entre son association avec le ripou Happy, les soupçons de scandale évoqués par un journaliste sportif (Ed O’Neill), ses relations difficiles avec sa femme (Mary McDonnell) et les vilaines pratiques d’un de ses anciens protégés, Pete craque…
Premier film de Friedkin avec le studio Paramount depuis SORCERER, BLUE CHIPS est pour lui l’occasion de filmer le basket-ball, un sport qu’il adore, mais sur lequel il garde un regard critique et cinglant, parlant ici de la corruption et de l’argent roi dans le sport de haut niveau. Un thème toujours d’actualité. Fidèle à ses habitudes, Friedkin s’inspire pour le personnage de Nolte d’un vrai entraîneur, Bob Knight, et de vrais joueurs et entraîneurs de la NBA de l’époque jouent leur propre rôle. Hélas, le film ne passionne guère…
Pas plus que JAILBREAKERS (1994), un téléfilm réalisé par Friedkin dans le cadre de REBEL HIGHWAY, une série de téléfilms revisitant les films d’exploitation «blousons noirs» des années 1950. Ces téléfilms sont signés par quelques noms prestigieux : outre Friedkin, on y retrouve John Milius, Joe Dante ou Robert Rodriguez. Le cinéaste ne semble guère cependant s’intéresser à cette histoire d’une lycéenne (Shannen Doherty) qui tombe amoureuse d’un petit loubard (Antonio Sabato Jr.)…

La convalescence de Friedkin commence avec JADE, réalisé en 1995 pour la Paramount.
David Corelli (David Caruso), District Attorney adjoint de San Francisco, est appelé sur les lieux du meurtre brutal de Kyle Medford, un influent homme d’affaires. Une cassette vidéo compromettante est découverte dans le coffre-fort de la victime, montrant le Gouverneur Lew Edwards (Richard Crenna) en plein ébats avec une prostituée, Patrice (Angie Everhard). Interrogée, celle-ci révèle l’existence d’un vaste réseau de prostitution organisé par Medford pour de très riches clients ; la plus demandée est la mystérieuse «Jade». Menacé par Edwards qui ne veut pas voir sa carrière détruite, Corelli échappe au sabotage de sa voiture. L’enquête révèle que les empreintes digitales trouvées sur l’arme du meurtre de Medford sont celles de Trina Gavin (Linda Fiorentino), psychologue et ancienne compagne de Corelli, maintenant mariée à son meilleur ami, l’avocat de la défense Matt Gavin (Chazz Palminteri)…

Si ce résumé vous rappelle un autre film, c’est tout à fait normal… JADE est à la base un scénario de Joe Eszterhas, à l’époque le scénariste le mieux payé de Hollywood, grâce au triomphe de BASIC INSTINCT de
Paul Verhoeven, qui initia une vague de thrillers érotiques stéréotypés (SLIVER, également écrit par Eszterhas). William Friedkin part donc avec un assez lourd handicap, ce scénario semblant être cyniquement photocopié par son auteur… Le cinéaste rattrape les choses comme il peut, en remaniant totalement le script au grand dam d’Eszterhas.
Pourvu de séquences SM bien corsées (où, cette fois, c’est la Femme qui domine et humilie), le film a été tronqué des scènes les plus explicites à sa sortie. Handicapé par ce scénario bancal, et la comparaison inévitable avec BASIC INSTINCT, le film de Friedkin garde pourtant quelques atouts typiques de son réalisateur. Esthétiquement, à la flamboyance du film de Verhoeven, JADE se distingue par une noirceur et une atmosphère étouffante, décrivant impitoyablement une élite sociale américaine gagnée par la décrépitude. La séquence d’ouverture, scandée par LE SACRE DU PRINTEMPS de Stravinsky, est impressionnante, nous rappelant que le cinéaste de L’EXORCISTE est encore capable de terrifier le public. De plus, Friedkin nous livre, après FRENCH CONNECTION et TO LIVE AND DIE IN L.A., une troisième séquence de course-poursuite automobile mémorable : dans les rues du Chinatown de San Francisco, Corelli et son adversaire se pourchassent… jusqu’à être bloqués par la foule. La première course-poursuite immobile du cinéma américain n’empêche pas ses protagonistes de foncer dans le tas, pied au plancher, et de renverser les passants, d’habitude miraculeusement épargnés !
Dernier atout non négligeable du film de Friedkin, la sublime Linda Fiorentino, parfaite femme fatale révélée l’année précédente dans LAST SEDUCTION, éclaire le film de sa présence incendiaire. Hélas, la belle brune, après un rôle savoureux dans MEN IN BLACK deux ans après, n’aura plus l’occasion de briller en tête d’affiche.
Très mal accueilli à sa sortie, JADE fut un échec public terrible de plus pour Friedkin, qui considère pourtant alors qu’il s’agit de son film préféré.

12 HOMMES EN COLERE (1997) est une nouvelle adaptation de la célèbre pièce de Reginald Rose, déjà adaptée au cinéma avec succès par Sidney Lumet avec Henry Fonda, en 1957. Ici produite et réalisée pour la chaîne télévisée Showtime, l’histoire reste la même, avec quelques modifications dues au changement d’époque.
Douze jurés viennent d’assister au procès d’un jeune homme accusé du meurtre de son père. Dans une petite pièce à la climatisation défaillante, les douze hommes doivent délibérer et rendre un verdict unanime : si l’accusé est reconnu coupable, il sera condamné à mort. Onze jurés votent pour la culpabilité du supposé meurtrier ; seul le Juré N°8 (Jack Lemmon) exprime des doutes. Peu à peu, entre ce juré réfractaire et les onze autres (parmi lesquels Georges C. Scott, William Petersen, Armin Mueller-Stahl et James Gandolfini), la tension monte…
Ce passage à la télévision réussit bien à Friedkin, pour cette adaptation qui n’a pas du tout à rougir de la comparaison avec le classique de Lumet. Toujours provocateur avec l’âge, Friedkin «actualise» l’odieux Juré numéro 10, un bigot blanc, grossier et raciste, qui devient ici un ancien membre de Nation of Islam. Coïncidence curieuse ? Le Juré numéro 2, celui qui veut la peine de mort pour l’accusé, était joué par Lee J. Cobb dans le film de Lumet. Cobb joua ensuite l’inspecteur Kinderman dans L’EXORCISTE. Le même Kinderman était joué dans L’EXORCISTE III (réalisé par William Peter Blatty) par George C. Scott… qui reprend ici le rôle du juré joué par Cobb !

Friedkin revient au cinéma en 2000 avec un autre sujet difficile : RULES OF ENGAGEMENT (L’ENFER DU DEVOIR) avec Samuel L. Jackson, Tommy Lee Jones, Guy Pearce et Ben Kingsley.
Durant la Guerre du Viêtnam, le Lieutenant Terry Childers (Samuel L. Jackson) exécute un prisonnier désarmé pour intimider un officier de l’Armée Populaire Vietnamienne, afin qu’il annule une embuscade contre des Marines. Childers sauve ainsi la vie des soldats, dont celle du Lieutenant Hays Hodges (Tommy Lee Jones). En 1996, Hodges se retrouve à la division JAG pour défendre Childers. Evacuant l’Ambassadeur
américain au Yémen avec son unité de Marines, Childers et ses hommes ont ouvert le feu sur une foule de manifestants, causant 83 morts parmi les civils. Le drame choque l’opinion publique, et provoque de très graves tensions diplomatiques. Childers, directement accusé, affirme pourtant que la foule était armée par des terroristes…
Voilà un film dont le sujet explosif est hélas toujours d’actualité, anticipant avec douze ans d’avance une situation géopolitique familière. Il est écrit par James Webb, un ancien officier des Marines, avocat et Secrétaire de la Navy devenu Sénateur de Virginie. Encore une fois, Friedkin voit son film très mal reçu à sa sortie. Cette fois-ci, le cinéaste est l’objet d’attaques de l’American-Arab Anti-Discrimination Committee, qui accuse le film d’être «le film le plus raciste jamais fait contre les Arabes par Hollywood.» Accusation très grave dont Friedkin se défend vivement, argumentant que RULES OF ENGAGEMENT est un film contre le terrorisme, pas contre les Arabes et l’Islam.

Le cinéaste signe ensuite son dernier film pour la Paramount, THE HUNTED (TRAQUE), en 2003, son dernier pour une «major» de Hollywood.
Quand quatre chasseurs sont retrouvés massacrés dans une forêt de l’Oregon, l‘Agent Spécial du FBI Abby Durrell (Connie Nielsen) se tourne vers L.T. Bonham (Tommy Lee Jones), un spécialiste de la survie en
milieu sauvage, pour retrouver et arrêter le tueur. Instructeur retraité des Forces Spéciales, Bonham réalise que les meurtres sont l‘œuvre d‘Aaron Hallam (Benicio Del Toro), un homme qu‘il a formé, et qui le considérait comme son mentor. Bonham est rongé par la culpabilité de n’avoir pas répondu aux lettres de Hallam, des appels à l’aide quand celui-ci sentait que ses pulsions meurtrières prenaient le dessus sur sa personnalité durant ses missions au Kosovo. Commence alors une haletante traque entre le vieux chasseur et l’ancien soldat entraîné à tuer, revenu transformé de ses combats…

La veine documentaire et le souci de réalisme du cinéaste sont toujours mis à contribution, le film s’inspirant d’une histoire vraie arrivée au conseiller technique du film, Tom Brown Jr., instructeur expert en survie en milieu hostile qui dut traquer un de ses anciens élèves des Forces Spéciales, devenu criminel.
Le film est un «survival» tendu, hargneux, mené sans temps morts et remarqué pour le réalisme de ses scènes de combat à mains nues et au couteau. Son accueil est une fois de plus mitigé ; nombre de critiques le comparent hâtivement à une copie du premier RAMBO, mais quelques-uns lui trouvent des qualités, notamment un souci de caractérisation et une subtilité qui fait généralement défaut à ce genre de films. L’interprétation hantée de Del Toro, Tommy Lee Jones impeccable en vieux briscard et Connie Nielsen en femme officier déterminée, est également notable.

William Friedkin, lassé du système hollywoodien dominé par le système des blockbusters, des images de synthèse et des films de super-héros, coupe les ponts. Et il revient, le couteau entre les dents ! BUG, sorti en 2006, est un drame claustrophobique, un électrisant «petit» film indépendant écrit par le dramaturge Tracy Letts d’après sa propre pièce.
Agnes White (Ashley Judd) vit seule dans un motel miteux, au milieu de nulle part. Elle est sans cesse dérangée par des appels téléphoniques - et personne ne répond au bout du fil. Son ex-mari Jerry (Harry Connick Jr.) étant en prison, elle trompe son ennui dans l’alcool avec son amie lesbienne R.J. (Lynn Collins). Un soir, R.C. lui présente un inconnu, Peter (Michael Shannon), un vagabond qui dit avoir été renvoyé de l’Armée. Ils détectent un bruit étrange – le cliquetis d’un grillon coincé dans un détecteur de fumée. Elle lui propose de rester dormir dans sa chambre, il accepte. Jerry réapparaît, après deux ans passés en prison. L’ambiance devient tendue, violente. Agnes et Peter deviennent amants, vivent reclus et plongent dans la paranoïa absolue…

Toujours plus radical, le cinéaste nous enferme dans la démence progressive de son couple vedette sans nous laisser aucune échappatoire. L’histoire d’amour entre Agnes (Ashley Judd, méconnaissable) et Peter (Michael Shannon, révélation du film) est sexuelle à mort, terriblement tragique (le poids de la culpabilité, thème récurrent du cinéma de Friedkin, entraîne la folie d’Agnes) et totalement horrifique. Le cinéaste de L’EXORCISTE nous décrit ici un cas de «folie à deux» poussé à l’extrême, et ne nous épargne aucun détail des manifestations de schizophrénie profonde dont souffre Michael, notamment une scène d’automutilation absolument insoutenable. Une expérience terriblement nihiliste, et un très grand film de Friedkin.

Cinq ans après, Friedkin et Tracy Letts récidivent avec KILLER JOE. Toujours d’après une pièce de Letts, KILLER JOE n’a rien à envier, question noirceur et férocité, à BUG.
Petit trafiquant de drogue, Chris Smith (Emile Hirsch), sérieusement endetté auprès d’un caïd local, s’est fait jeter par sa mère, junkie et alcoolique, qui a consommé sa réserve de cocaïne qu’il devait livrer pour payer ses dettes. Le dos au mur, Chris ne voit qu’une solution pour se tirer d’affaire : faire tuer sa mère par un professionnel et faire croire à un accident, la police d’assurance qu’elle a contracté sera alors versée à Dottie (Juno Temple), l’innocente petite sœur de Chris. Celui-ci se partagera le magot avec son père Ansel (Thomas Haden Church), garagiste abruti, Dottie, et leur belle-mère Sharla (Gina Gershon). Chris et Ansel contactent «Killer Joe» Cooper (Matthew McConaughey), tueur professionnel et officier de police à Dallas… Mais le tarif habituel de Joe étant bien au-dessus des moyens de Chris et Ansel, ceux-ci passent un marché avec le tueur : contre ses services, ils lui offrent Dottie en caution…

Ce film noir et poisseux à souhait bascule à chaque instant dans le Fantastique, amené par des détails visuels uniques : le ciel d’orage qui annonce l’arrivé de Joe ; le pitbull enchaîné, véritable Cerbère des Enfers transformé en mobil-home… Le cinéaste livre aussi, à travers KILLER JOE, une comédie très cruelle sur des personnages absolument répugnants (un vrai règlement de comptes envers l’image de la Famille américaine, ici ingrate, ignare, veule, corrompue et à la limite de l’inceste !) ; comédie noire doublée d’une relecture très saignante des contes de fée (est-ce un hasard si l’un des personnages se nomme Ansel ?), Joe étant le Grand Méchant Loup installé dans la famille du Petit Chaperon Rouge Dottie. Laquelle passe à l’âge adulte, avec tout ce que cela sous-entendu de sexualité, par la violence. L’horreur explosera d’ailleurs dans un dernier acte qui vous dégoûtera pour toujours du poulet frit, Joe y faisant respecter la loi du plus fort d’une manière pour le moins répugnante…
Le personnage de Joe, emblématique de toute la dualité des personnages de Friedkin, est incarné par un fantastique Matthew McConaughey, cantonné pendant des années aux rôles légers de comédies standardisées, et qui dégouline ici de perversité, face à un casting brillant : Emile Hirsch (INTO THE WILD, HARVEY MILK) en fils indigne, Juno Temple (KABOOM, DIRTY GIRLS) en innocente nymphette, Gina Gershon (BOUND, SHOWGIRLS) en belle-mère vénale et Thomas Haden Church (SIDEWAYS, SPIDER-MAN 3) en paternel demeuré. On n’est pas prêt d’oublier ce «charmant» portrait de famille qui s’achève dans la nausée et le rire grinçant…
William Friedkin, qui conserve à un âge avancé une énergie et une rage de filmer digne du jeune homme en colère qu’il a été, annonce déjà son prochain film : I AM WRATH, histoire d’un policier en quête de vengeance, interprété par Nicolas Cage. On espère qu’en travaillant avec Friedkin, l’acteur saura sortir de l’ornière dans laquelle sa carrière est récemment tombée. Et que «Hurricane Billy» nous livrera une nouvelle bombe cinématographique !
Ludovic Fauchier.