N, comme…
… Nash, John :
L’histoire de John Forbes Nash (ou plus simplement John Nash) est celle d’un esprit incroyablement brillant, un génie des mathématiques n’ayant rien à envier sans doute à un Isaac Newton ou un Albert Einstein… Mais ce génie a connu une vie gravement perturbée par la schizophrénie paranoïde contre laquelle il continue de lutter encore de nos jours. Récompensé pour ses travaux par le Prix Nobel d’Economie en 1994, Nash, homme d’une très grande discrétion, a donc attiré malgré lui l’attention du public grâce au succès du film de Ron Howard A BEAUTIFUL MIND / Un Homme d’Exception, avec Russell Crowe. L’interprétation de Nash par Crowe laisse la place au doute. Beaucoup de scènes du film laissent en effet penser que le mathématicien a peut-être également un syndrome d’Asperger. Il est à noter, d’ailleurs, que le scénariste du film, Akiva Goldsman, dont les parents étaient psychologues et thérapeutes pour enfants « émotionnellement perturbés », a pu sans doute s’inspirer de souvenirs et d’informations liées au syndrome pour créer les scènes concernées dans le film. Cependant, il faut aussi rappeler qu’A BEAUTIFUL MIND a quelque peu « arrangé » ou omis certains faits de la vie de Nash pour les besoins de la dramaturgie, soulevant des critiques à ce sujet. Difficile donc de faire du film, assez touchant au demeurant, une base documentaire sérieuse.
Mais intéressons-nous au parcours de John Forbes Nash Jr., plus fréquemment renommé par facilité John Nash – au risque de le confondre avec un homonyme britannique : John Nash, le grand architecte historique de Buckingham Palace, qu’on soupçonne d’avoir aussi souffert de troubles autistiques durant sa vie ! Il est né en 1928 en Virginie Occidentale. Son père, ingénieur électrique, et sa mère, institutrice, encouragèrent sa soif de connaissance, et son éducation. Le jeune Nash dévorait les encyclopédies scientifiques, et, déjà solitaire, passait paraît-il beaucoup de temps dans sa chambre transformée en laboratoire. Alors qu’il n’était que lycéen, Nash put suivre des études avancées en mathématiques à l’université locale. Diplômé en 1948 du Carnegie Institute of Technology, il est recommandé à Princeton par son professeur qui voit en lui un génie. A Princeton, le jeune Nash se jette à corps perdu dans l’étude de sa passion, les mathématiques les plus complexes, et décrochera un Doctorat en 1950, avec un long mémoire sur les jeux non-coopératifs ; ce mémoire fournit une thèse qui mènera à la « loi d’équilibre de Nash ».
En 1951, il rejoint le MIT pour enseigner des travaux dirigés en science, tout en travaillant sur ses chères mathématiques. Il y rencontre sa future femme, Alicia Lopez-Harrison de Lardé, qu’il épousera en 1957. Durant ces mêmes années, Nash a été contacté par les renseignements militaires américains pour aider à décoder des messages secrets soviétiques, émis selon des codes mathématiques. La vie de Nash connaît donc un début de carrière prometteur, mais les premiers signes d’une grave maladie mentale vont apparaître, à son insu. Nash, homme timide, hypersensible, limite asocial, va subir à sa façon les effets de la paranoïa anticommuniste de l’époque. La schizophrénie surgit vers 1958-1959, alors que sa femme est enceinte. Nash se met à parler à un ami, Charles Herman, et à un agent gouvernemental, William Parcher, qui l’invite à participer à une mission secrète. Le problème, c’est que ces deux hommes, aussi rassurants et amicaux soient-ils pour Nash, n’ont tout simplement jamais existé…
Imaginez ce que doit être le monde intérieur du mathématicien : ces apparitions d’abord amicales deviennent de plus en plus envahissantes et menaçantes, surgissant au moindre stress, à la moindre situation inconfortable. Un cauchemar éveillé où le malade n’est plus capable de faire la différence entre la réalité et l’illusion. Un petit pourcentage d’Aspies, hélas, souffre de troubles schizophréniques. Le cas de Nash est typique : un comportement évitant incompréhensible pour ses proches, des sorties à toute heure pour ses « missions » imaginaires, des hallucinations auditives et visuelles, des obsessions délirantes, des phases de dépression, et un sentiment grandissant de persécution, avec le danger de conduite automutilante (le film le montre s’arrachant la peau pour enlever un implant imaginaire) et dangereuse pour autrui. Et, bien entendu, de tels troubles détruisent peu à peu la vie sociale et affective du malade : diagnostiqué schizophrène paranoïde en 1959, Nash va vivre des années douloureuses, étant interné à plusieurs reprises. Il dut démissionner du MIT, et s’enfuit en Europe, se croyant persécuté par son gouvernement, au point de demander l’asile politique en France… et en RDA. Arrêté par la police française, il fut ramené dans son pays. Le mariage de John et Alicia Nash semble ne pas pouvoir survivre aux épreuves, et ils divorcèrent en 1963. Malgré les thérapies de choc et les séjours en hôpital psychiatrique, Nash lutta pour continuer à travailler, à Princeton et à l’Université Brandeis, restant passionné de mathématiques.
En 1970, Nash sortit définitivement de l’hôpital psychiatrique. Alicia l’acceptera de nouveau dans sa vie, mais d’abord comme simple locataire de leur maison. Très affaibli par la maladie mentale, Nash put toutefois compter sur le soutien de son ex-épouse, et reprit doucement ses travaux à Princeton. Dans cet environnement rassurant, il s’obligera lentement, mais sûrement, à raisonner logiquement pour éviter la rechute. Ses hallucinations ne le quittent pas, mais il s’en tiendra désormais éloigné. Etrange guérison, à vrai dire, qui laisse supposer que Nash, s’il a cessé les médicaments antipsychotiques, a sans doute continué à suivre un traitement contre la schizophrénie. Durant les années 1970, Nash fut surnommé « le Fantôme de Fine Hall » (le centre d’enseignement des mathématiques de Princeton) ; un homme bizarre qui fuit le contact des étudiants, et gribouille en pleine nuit des équations complexes sur les tableaux…
Et petit à petit, Nash l’emporte sur ses démons. En 1978, il fut récompensé par le John von Neumann Theory Prize pour sa découverte des équilibres non-coopératifs. La communication de ses travaux à ses collègues mathématiciens retiendra finalement l’attention du Comité Nobel et, en 1994, John Nash (avec Reinhard Selten et John Harsanyi) fut récompensé par le Prix de la Banque royale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel : le Prix Nobel d’Economie. Il gagna d’autres prix prestigieux pour ses recherches, et a publié en tout, entre 1945 et 1996, 23 études scientifiques. John Nash et Alicia se sont remariés en 2001. Il est à noter que leur fils, John Charles Martin Nash, est lui aussi atteint de schizophrénie.
Toujours actif malgré son grand âge, John Nash continuait encore de travailler sur la théorie des jeux en 2011. Ses travaux en mathématiques avancées sont réputés pour leur fulgurante perspicacité, et sont utilisés dans différents domaines : l’économie de marché, la programmation informatique, la biologie évolutionnaire, l’intelligence artificielle, la comptabilité, la politique et la théorie militaire. Nash, amené à parler de sa vie avec la schizophrénie, a aussi émis d’intéressantes hypothèses sur la maladie mentale, en faisant un rapprochement original entre celle-ci et une « grève », du point de vue économique. Il a aussi émis des idées originales sur la psychologie évolutionnaire, mettant en valeur la diversité humaine et les bénéfices que peuvent apporter à la société des personnes aux comportements sociaux inhabituels – comme les Aspies, sans doute…
Revenons au film de Ron Howard… celui-ci, pour des raisons de dramaturgie, a pris des libertés avec la vérité des faits, et a omis volontairement des éléments « gênants » de la vie de Nash, ou modifié certains d’entre eux. Un fils né d’une liaison antérieure à sa rencontre avec Alicia, par exemple. Le divorce est escamoté, juste suggéré. La bisexualité avérée de John Nash fut également enlevée, cette fois par crainte de voir la schizophrénie à l’homosexualité. Les épisodes les plus délirants (au sens psychiatrique) de la maladie mentale ont été également mis de côté, notamment des propos antisémites tenus par Nash durant ses crises.
Malgré ces nombreuses retouches, le film reste appréciable, l’interprétation sensible de Crowe et de Jennifer Connelly (qui joue Alicia) y étant pour beaucoup. Et le fait que les personnages « imaginaires » soient interprétés par des acteurs comme Paul Bettany et Ed Harris donne une crédibilité aux scènes de folie de Nash. Pour ce qui est de la description d’un possible syndrome d’Asperger, de nombreuses scènes, essentiellement situées dans les années estudiantines de Nash, vont dans ce sens. Dès la scène d’introduction, Nash nous est présenté comme un homme en retrait du cercle d’étudiants écoutant le discours du doyen. Le film réussit à représenter la vision du monde de Nash, son intérêt pour les mathématiques et sa maladresse sociale indéniable : il repère des signes visuels dans les rayons reflétés par les verres de la cocktail party d’ouverture, avant de constater que la cravate d’un de ses collègues ne s’aligne pas avec la structure mathématique de ces rayons… et ne trouve rien de mieux que de signaler au collègue son mauvais goût en matière vestimentaire. Les autres « excentricités » de Nash sont perceptibles par tous : son obsession pour les algorithmes le pousse à étudier le déplacement des pigeons, sous l’oeil goguenard de ses camarades. Quand à ses tentatives d’approcher le sexe opposé, hé bien… elles sont catastrophiques. Une première tentative a un résultat calamiteux (« tout cela se résume à un échange de fluides, n’est-ce pas ? »). La seconde tentative nous donne droit à une démonstration visuelle du futur « équilibre de Nash » dans les jeux transactionnels. Une blonde sublime arrive au bar, entourée de quatre filles ordinaires. Nash et ses camarades l’ont remarquée ; mais le jeune mathématicien voit dans la situation une équation à résoudre pour le bien commun de tous. Il repart aussitôt dans ses recherches, abandonnant la blonde interloquée ! On trouvera d’autres passages, plus tardifs, mettant en avant le syndrome d’Asperger possible de Nash. Comme cette courte séquence durant ses années de « fantôme », où Nash, marchant tristement, est moqué par des étudiants trouvant là une proie facile. Ou, plus gratifiant, le moment où Nash reçoit la visite d’un homme du Comité Nobel. Arrivant devant la salle des professeurs, qu’il évite à l’heure du déjeuner (trop de monde…), son visiteur lui propose d’y entrer. Nash ayant ses habitudes bien ancrées, il hésite et prend peur, se lançant dans une longue explication typiquement « Aspie » avant de se laisser convaincre d’accepter un peu de changement dans sa vie… Ces quelques exemples, alliés à la personnalité singulière de ce mathématicien hors pair, lui valaient donc bien d’entrer dans cette liste.
… l’Homme de Néandertal (entre – 250 000 ans avant J.C. et – 28 000 ans avant J.C., environ) :
Quand deux ouvriers découvrirent en 1856 des ossements dans une petite caverne de Feldhofer, en Allemagne, dans une vallée entre Dusseldorf et Wuppertal, ils étaient loin de se douter qu’ils allaient bousculer les thèses évolutionnistes de l’époque, au même titre qu’un Charles Darwin et son ORIGINE DES ESPECES paru trois ans plus tard. Les milieux scientifiques, encore très influencés par les doctrines religieuses créationnistes, furent pour le moins stupéfaits et divisés par la révélation d’une autre Humanité, bien plus ancienne que les dates fixées par la Bible. L’Homme de Néandertal (ou Néanderthal) fut longtemps considéré comme un « sous-humain », un chaînon manquant de l’Evolution menant à notre belle civilisation, avant que de nouvelles théories s’imposent et montrent qu’il vécut 10 000 ans en même temps que notre ancêtre Cro-Magnon, indépendamment de celui-ci. Et, au fil du temps, le regard sur l’Homme de Néanderthal a bien changé. La preuve scientifique est maintenant établie que, bien avant notre ancêtre Cro-Magnon, une autre Humanité a vu le jour et a vécu quelques 300 000 ans, avant de s’éteindre.
Mais quel est donc le rapport entre les hommes de la Préhistoire et le syndrome d’Asperger ? Il se trouve qu’en faisant quelques recherches, je suis tombé tout à fait par hasard sur une publication scientifique assez curieuse, écrite en anglais, non signée et diffusée sur le Net en 2001. Elle a connu plusieurs modifications.
En voici le lien : http://www.rdos.net/eng/asperger.htm#Abstract
Elle s’intitule « The Neanderthal Theory »et propose une approche particulièrement originale (et bien évidemment débattable) quant à l’origine de l’autisme et du syndrome d’Asperger. Pour en résumer le propos : l’autisme et le syndrome d’Asperger ne seraient en aucune manière un handicap ; autistes et Aspies sont tout à fait normaux. En fait, les troubles autistiques seraient liés à la présence de « gènes Néanderthaliens » présents dans l’ADN de ceux qui en seraient atteints. Cela laisserait supposer que, contrairement à ce qu’affirment les spécialistes en paléontologie, il y aurait eu hybridation entre Néanderthaliens et Cro-Magnons… et les théories sur le comportement de l’Homme de Néanderthal rejoindraient les études faites sur le comportement des Aspies et autistes. Voilà, très grossièrement résumé, ce que cette étude affirme.
C’est une théorie forcément discutable, mais qui ouvre des perspectives inattendues. Un article paru en 2008 sur le blog « Mauvais Esprit » (http://fredericjoignot.blog.lemonde.fr/2008/12/26/neanderthal-lautre-humanite-elle-aurait-ete-aneantie-par-homo-sapiens-voici-40-000-ans/) montre quant à lui la façon dont le point de vue sur l’Homme de Néanderthal a évolué. Le Néanderthalien fut d’abord représenté comme une simple brute simiesque, pour mieux justifier la « supériorité » de l’homme moderne (une thèse évidemment empreinte de racisme latent), comme sur cette image assez classique, ci-dessous.
Peu à peu réhabilité (lire à ce propos NEANDERTHAL : UNE AUTRE HUMANITE de Marylène Patou-Mathis), l’Homme de Néanderthal révèle petit à petit ses secrets. On le décrit pacifique, indéniablement intelligent (son cerveau était plus développé que le nôtre), profondément attaché à la nature, artiste et tout à fait en mesure de concevoir des idées métaphysiques (il enterrait ses morts, semblait éviter de tuer un animal « sacré », l’Ours…). Un homme des cavernes « peace and love » avant l’heure !
La réhabilitation du Néanderthalien transparaît avec les reconstitutions effectuées d’après des découvertes d’ossements, et leur analyse génétique. Comparez l’image de la « grosse brute » ci-dessus avec le visage reconstitué de cet enfant Néanderthalien découvert à Gibraltar.
Il est beau, non ? Et regardez ces yeux… Comparez avec des photos d’enfants autistes ou Aspies, il y a une ressemblance troublante. De quoi faire se poser des questions, non ?
Quand à connaître exactement la cause de sa disparition, bien des théories ont été avancées. On l’a dit massacré sans pitié par des tribus de Cro-Magnon, ce qui est douteux puisque l’on n’a jamais retrouvé les traces desdits massacres. On a également supposé qu’il aurait connu une sorte de blocage évolutif dans l’utilisation des armes et des outils, le défavorisant par rapport à Cro-Magnon, ce qui semble pourtant douteux. La troisième théorie est d’ordre culturel, et se rapproche d’attitudes qui sont familières aux Aspies. Habitués à vivre seuls en Europe durant 300 000 ans, les Hommes de Néanderthal se seraient retirés face à l’arrivée des Cro-Magnons. Sans doute trop belliqueux et bruyants pour eux, ces derniers les auraient effrayés, en quelque sorte. En l’espace de 10 000 ans, les Néanderthaliens auraient peu à peu reculé devant ces envahissants voisins (ce qui ne veut pas forcément dire qu’ils ne se soient jamais rencontrés, et plus si affinités…).
Partis de plus en plus loin, évitant la civilisation humaine que nous connaissons, les Néanderthaliens auraient peu à peu décliné. Pourtant… On peut rêver un peu, à partir d’ici, et spéculer dans un tout autre domaine qui fera hausser les épaules des scientifiques. Selon de doux rêveurs spécialisés en cryptozoologie (l’étude des animaux inconnus de la science), et amateurs de mythologie, l’Homme de Néanderthal aurait survécu dans nos légendes. Des histoires modifiées, transformées et devenues hautement symboliques, les auraient changé en ogres, « hommes des forêts » et autres satyres depuis la nuit des temps… Pensez à ce pauvre Grendel aux oreilles si délicates, dans le récit de BEOWULF, déjà évoqué en ces pages : un Néanderthalien ? Le célèbre écrivain Michael Crichton adapta cette théorie dans son roman LES MANGEURS DE MORTS, plus connu par son adaptation cinéma sous le titre LE 13ème GUERRIER : les terrifiants anthropophages Wendols (pour Grendel) y sont des Néanderthaliens survivants… Mythologie, cryptozoologie et paléontologie se mêleraient donc pour donner les histoires de Yétis (coucou Hergé), Big Foot ou Almasty… Les derniers néanderthaliens auraient préféré vivre dans les derniers recoins inexplorés de la planète, loin de notre civilisation post-Cro-Magnonne qui nous a donné certes le progrès technologique, mais aussi les émissions de télé-réalité. Comme quoi, l’évolution a ses mystères…
Notre Homme de Néanderthal a par ailleurs inspiré bien des écrivains. Là aussi, au fil du temps, son image changea. De la grosse brute quasi-animale à l’être humain complexe, les choses ont changé. Citons rapidement quelques noms familiers – comme Isaac Asimov et son très beau PETIT GARCON TRES LAID, ou des écrits de Philip K. Dick (la nouvelle L’HOMME DONT TOUTES LES DENTS ETAIENT SEMBLABLES et le roman SIMULACRES). Au cinéma, peu de choses à dire en dehors de l’intéressante (quoiqu’inégale) adaptation réaliste de LA GUERRE DU FEU par Jean-Jacques Annaud. Signalons, pour rester dans l’optique « Aspie », cette curieuse coïncidence : l’adaptation du roman de Jean M. Auel, LE CLAN DE LA CAVERNE DES OURS, devenu un très mauvais film, avec une ravissante Cro-mignonne recueillie par des Néanderthaliens : l’actrice Aspie Darryl Hannah. C’est le retour au bercail !
Cf. Isaac Asimov (LE PETIT GARCON TRES LAID), Charles Darwin, Philip K. Dick, Daryl Hannah ; Grendel
… Newton, Isaac (1643-1727) :
Un autre homme d’exception… Sir Isaac Newton, l’incarnation de la science triomphante, dédia son existence à l’étude des mystérieux « mécanismes » régissant l’Univers. Plus de soixante-dix années passées à lire, écrire, travailler inlassablement sur tous les sujets qui le passionnaient à ce sujet, et bousculer les certitudes de son temps… ceci au détriment d’une vie sociale quasiment inexistante. Philosophe, astronome, mathématicien, attorney royal, mais aussi alchimiste et théologien hérétique, Newton, le fondateur des lois de la gravitation universelle, était aussi un personnage unanimement décrit comme renfermé, triste, incapable de communiquer clairement, un génie tourmenté et intensément malheureux. Simon Baron Cohen, célèbre psychiatre spécialiste de l’autisme a pu ainsi affirmer, à partir des indices rassemblés sur sa personnalité, que Newton était bel et bien un Aspie de son époque.
Né un 25 décembre, Isaac Newton ne connut jamais son père, un fermier illettré qui mourut trois mois avant sa naissance au manoir Woolsthorpe, dans le Lincolnshire. Sa mère Hannah se remaria, alors qu’il n’avait que trois ans. L’enfance de Newton fut décrite comme triste et solitaire, déjà. Cet enfant au caractère renfermé ne s’entendait pas avec son religieux beau-père, et détestait les travaux de ferme, leur préférant largement l’observation des phénomènes naturels. En solitaire, il étudiait tout ce qui était à sa portée, consignant tout ce qu’il observait dans ses cahiers, et classifiant les sujets avec une précision méticuleuse, maniaque. Un objectif simple et extraordinairement complexe : comprendre les forces à l’oeuvre dans la création de toutes choses, qu’il s’agisse d’un tourbillon sur l’eau, d’un rayon de soleil ou de la chute d’une pomme dans un verger… A ce propos, il faut corriger une fausse légende : Newton n’a pas élaboré subitement sa théorie de la gravitation universelle après la chute d’une pomme sur sa tête. Sa théorie fut le travail d’années intenses de réflexion… au moins, la légende a fourni à Gotlib des gags mémorables dans la page de la RUBRIQUE-A-BRAC, ce qui prouve que l’on peut rire même avec l’homme le plus austère.
Mais revenons au vrai Newton : arrivant à l’âge adulte, le jeune homme fut un étudiant brillant, mais inadapté. Elevé dans un milieu profondément puritain, Newton vécut dans la peur du péché ; il passa sa vie à éviter les plaisirs de toute sorte, refusant la compagnie des femmes. On mentionne parfois une histoire d’amour malheureuse à 17 ans, avec une camarade de classe tantôt nommée Mademoiselle Stovey ou Storey. Mais les fiançailles furent interrompues ; Newton restera célibataire et vierge toute sa vie. Ses passions seront exclusivement liées à la science, à la connaissance des lois de la physique, qui, à son époque, sont encore très incertaines malgré les avancées d’un Galilée ou d’un Kepler. Newton entra au Trinity College à 18 ans, où il se plongera à corps perdu dans l’étude de l’arithmétique, la géométrie euclidienne, la trigonométrie, et s’intéressera également à l’astronomie, l’alchimie et la théologie. Durant ces années, il resta assez coupé des autres étudiants, continuant ses classifications méticuleuses, et consignant ses observations en noircissant des pages de cahiers volumineux. Bachelier des arts à 25 ans, Newton dut interrompre ses études en 1666-1667 en raison de l’épidémie de peste sévissant à Londres. Retournant dans le Lincolnshire, il développa son intérêt pour les mathématiques, la physique et l’optique. C’est ainsi qu’il découvrira des choses étonnantes sur la décomposition de la lumière, par un prisme, prouvant que la lumière blanche « pure » est la somme d’autres couleurs (le rouge, le vert et le bleu, familières aux cinéastes d’aujourd’hui).
Ces années-là seront déterminantes pour la suite de ses découvertes. Il commença ses réflexions sur les principes de la gravité. En 1669, il rédigea le compte-rendu de ses travaux intitulés « méthode des fluxions » qui seront les fondements du calcul infinitésimal, et de l’analyse mathématique moderne. Cette même année, Newton reprit la chaire de mathématiques à Cambridge. Devenu membre de la Royal Society, Newton mettra au point un télescope à miroir de meilleure qualité que ceux déjà existants, permettant des études astronomiques plus détaillées, battant en brèche les théories de René Descartes sur le fonctionnement de l’Univers. En 1673, il communica ses travaux sur la lumière, ce qui lui valut une célébrité source de querelles et controverses épistolaires (spécialement avec un homme qui deviendra son « ennemi », Robert Hooke, démonstrateur officiel de la Société Royale). Ses travaux en optique occuperont Newton pendant une bonne décennie. En 1684, l’astronome Edmund Halley le contacta au sujet des lois de Kepler sur les orbites elliptiques des planètes. Les observations de Newton à ce sujet seront d’une telle justesse qu’Halley le poussera à publier ses travaux. En 1687, la publication des PRINCIPES MATHEMATIQUES DE LA PHILOSOPHIE NATURELLE fut un grand retentissement dans le monde scientifique. Grâce à Newton, on découvre un Univers régi par des lois physiques mathématiques, et l’existence de « forces invisibles » gigantesques à l’oeuvre dans le moindre phénomène : le principe d’inertie, la proportionnalité des forces et des accélérations, le mouvement des marées, etc. Tout ceci menant à la définition de la théorie de l’attraction universelle. Les réactions furent contrastées, tantôt louées, tantôt critiquées et raillées.
Isaac Newton, défenseur acharné des droits de l’université Cambridge durant le règne de Jacques II, entra en politique et fut élu membre du parlement britannique en 1689 ; il se montrera un débatteur redoutable. Il démissionna de Cambridge pour devenir en 1696 gardien de la Royal Mint puis maître de la monnaie. Il s’y impliquera à fond dans la lutte contre la contrefaçon monétaire… même si, aujourd’hui, on soupçonne l’austère Newton d’avoir supervisé des actes de torture, courante à l’époque. Il fit détruire les dossiers d’enquête de cette époque, alimentant un mystère de plus à son égard. Attorney royal, son plus célèbre exploit fut d’avoir démasqué l’escroc William Chaloner (qui finit pendu et écartelé). Newton fut nommé directeur de la Monnaie en 1699, et membre du conseil de la Royal Society cette même année, avant d’être nommé président de celle-ci en 1703. Il n’a pas tourné le dos à ses activités scientifiques : en 1701, il lit le mémoire de chimie présentant sa loi sur le refroidissement par conduction. La publication en 1704 d’OPTIKS fit enfin connaître au monde ses travaux sur la lumière, près de quarante ans après ses expériences. Anobli en 1705, Sir Isaac Newton continuera ses travaux jusqu’à un âge très avancé. Mais sa santé déclinera, affaiblie par les crises de goutte et ses travaux d’alchimiste. Son caractère déjà peu commode en fut profondément altéré, probablement à cause des émanations de mercure auxquelles il s’exposait. Newton s’éteindra au cours d’un ultime voyage vers Londres en 1727, mourrant dans sa propriété de Kensington. Sir Isaac Newton fut inhumé, en très grande pompe, dans l’Abbaye de Westminster.
Il laissera chez les savants du monde entier et des générations à venir une trace incontournable. Considéré comme un génie par Albert Einstein lui-même, Newton fut un pionnier dont les travaux influencèrent par exemple Henry Cavendish, sa philosophie faisant de même avec des hommes de la trempe d’un Thomas Jefferson. Mais si Isaac Newton laissera l’image d’un scientifique rigoureux posant les lois d’une immuable physique « newtonienne », un philosophe précurseur des Lumières, la réalité fut un peu plus compliquée. Comme le souligna John Maynard Keynes, Newton fut « le dernier des sorciers ». Cet homme profondément religieux défendait en secret des idées hérétiques, contestant par la mathématique la Trinité divine – ce qui, de la part d’un homme formé et enseignant au Trinity College, est tout de même assez paradoxal… C’était aussi un passionné d’alchimie, discipline jugée occulte et flirtant avec la sorcellerie, mais qui lui permit de faire des découvertes fondamentales pour la chimie moderne. Ce scientifique tout de même très curieux établit aussi des connexions avec des sociétés érudites (non ésotériques) et s’intéressa à des thèmes que nous considérons aujourd’hui comme paranormaux.
Pour rajouter à l’étrangeté du personnage, les témoignages historiques sur sa personnalité ne laissent guère de place au doute quant à un syndrome d’Asperger aigu chez Newton. Ce génie capable de comprendre les forces de l’Univers à son époque était tout aussi incapable de comprendre les relations humaines… Newton était un homme reclus, fermé à la discussion, incroyablement buté et maniaque (il refusa de publier ses travaux les plus marquants pendant des décennies ; il fallut par exemple l’insistance répétée d’un Edmund Halley pour qu’il accepte de diffuser ses théories sur la gravitation des corps célestes). Ses amitiés étaient rares et assez abruptes, comme celle du mathématicien Nicolas Fatio de Duillier : trois ans entre 1690 et 1693, avant qu’elle ne prenne fin sans explication claire. Ne supportant pas les controverses scientifiques, Newton pouvait aussi se mettre en colère de façon démesurée contre des collègues réputés, jusqu’à la mesquinerie et la paranoïa. Ses disputes avec Robert Hooke sont restées célèbres ; de même que son comportement envers Gottfried Leibniz, qu’il accusa injustement de lui avoir volé ses travaux, ou envers l’astronome royal John Flamsteed. Newton fit paraître hâtivement son HISTORIA COELESTIS BRITANNICA, durant son passage à la Royal Society, ceci après s’être indélicatement « servi » dans les travaux de son collègue… Le caractère de Newton, enfin, fut aussi profondément affecté après des drames survenus à partir de 1692 : la mort de sa mère, qu’il veilla jusqu’au bout ; la destruction de son laboratoire dans un incendie ; et une surcharge de travail altérant son caractère déjà renfermé. Hallucinations, insomnies répétées, troubles émotifs, délire de persécution, amnésie, dépression grave… Difficile d’imaginer une fin de vie plus triste et solitaire que celle de ce génie des sciences.
– cf. Henry Cavendish, René Descartes, Albert Einstein, Thomas Jefferson
… Nico (Christa Päffgen, 1938-1988) :
L’étrange histoire de Nico, blonde extra-terrestre mystérieuse ayant traversé les années soixante, côtoyant quelques-unes des plus grandes figures artistiques de cette décennie, avant de disparaître en 1988 sous le soleil d’Ibiza. Inclassable personnage qui fut tour à tour mannequin, actrice, chanteuse (en solo et avec les Velvet Underground), poétesse et écrivaine… Jugée souvent « border line », mélancolique, nihiliste, la chanteuse allemande affichait un comportement difficile à comprendre au premier abord. On chercha l’explication dans la dépendance à l’héroïne dont elle souffrit, ou dans la surdité dont elle était frappée. Elle connaissait, semble-t-il, beaucoup de difficultés à comprendre ce que les autres voulaient d’elle. Ce qui a laissé supposer qu’elle était atteinte du syndrome d’Asperger. Ce qui reste évidemment difficile à prouver tant cette femme échappa aux jugements habituels…
Christa Päffgen naquit à Cologne, sous l’Allemagne nazie. Toute petite, elle vécut avec sa mère Margarethe et son grand-père dans la forêt de Spreewald, loin de Berlin. Elle ne connut pas son père, soldat durant la guerre. On sait juste qu’il fut très gravement blessé, souffrant de dommages cérébraux, et mourut dans un camp de concentration. Dans l’Allemagne en ruines de l’après-guerre, la fillette travailla à mi-temps comme couturière à Berlin, avec sa mère. Elle arrêta l’école à 13 ans et fut vendeuse en lingerie avant de devenir mannequin. Une de ses futures chansons, SECRET SIDE, évoquera son viol par un G.I. américain, alors qu’elle n’avait que 15 ans. Mais cette anecdote fut peut-être une invention de sa part.
Blonde, une peau pâle, de très grands yeux rêveurs et des pommettes saillantes, la jeune Christa était indéniablement photogénique. Elle devint « Nico », gagnant son surnom grâce au photographe allemand Herbert Tobias, la nommant ainsi d’après son ex-compagnon, le réalisateur Nikos Papatakis. Elle fit la couverture de Vogue, Elle, Tempo, Camera, etc. mais ne satisfaisait pas du mannequinat. Elle osa même refuser une offre professionnelle de Coco Chanel, à 17 ans, préférant arrêter là le métier de mannequin et partir pour New York. Voulant devenir actrice, Nico apparut dans quelques films. Federico Fellini la remarqua, et lui fit jouer son propre rôle pour LA DOLCE VITA en 1960. Elle prit des cours d’art dramatique dans la classe de Lee Strasberg, en même temps que Marilyn Monroe. Mais elle ne put jamais vraiment percer comme actrice, se découvrant petit à petit un talent de chanteuse, porté par une présence détachée et une voix étrange, un peu monocorde, gutturale, aux inflexions gémissantes. Les années soixante la révélèrent peu à peu. Elle fit la couverture de l’album MOON du jazzman Bill Evans en 1962. A Paris, en 1963, elle joua dans le film STRIP-TEASE pour lequel elle chanta une chanson écrite par Serge Gainsbourg. Une liaison avec Alain Delon lui donnera un fils : Christian Aaron « Ari » Päffgen - qui sera adopté par les Boulogne, la mère de Delon et son beau-père, sans être jamais reconnu par l’acteur. Ari grandira avec sa mère.
En 1965, Nico rencontra Brian Jones, des Rolling Stones, avec qui elle eut une liaison et enregistra son premier single, I’M NOT SAYIN. Elle fut présentée à Bob Dylan (que nous avons déjà soupçonné en ces pages d’être Aspie) ; il écrira pour elle I’LL KEEP IT WITH MINE, et lui dédiera VISIONS OF JOHANNA. Elle rejoignit la Factory d’Andy Warhol (un autre nom célèbre que nous retrouverons plus tard) et Paul Morrissey à New York, jouant dans leurs films expérimentaux (dont CHELSEA GIRLS). Elle y croisera Jim Morrison, un autre amant d’un temps (voir à ce titre une scène très explicite du film LES DOORS d’Oliver Stone…) qui l’encouragera à trouver sa propre voie, comme chanteuse et artiste complète. Warhol était le manager des Velvet Underground, et il soutint Nico comme chanteuse du groupe… ce qui ne fut pas sans beaucoup de réticences, pour des raisons personnelles et musicales, chez les Velvet. Le groupe, avec Nico en chanteuse vedette, fit partie centrale de la performance multimédia de Warhol EXPLODING PLASTIC INEVITABLE. En 1967, sortit l’album THE VELVET UNDERGROUND & NICO. Elle y chanta trois de leurs chansons – FEMME FATALE, ALL TOMORROW’S PARTIES, I’LL BE YOUR MIRROR – et fit le vocal sur SUNDAY MORNING. Mal reçu à l’époque, l’album deviendra Numéro 13 sur la liste des 500 plus grands albums de tous les temps du magasine Rolling Stone. Ce fut pourtant une histoire difficile, entre Nico et Lou Reed et John Cale. Ceux-ci craignaient d’être éclipsés par la belle blonde, une rivalité compliquée sous l’oeil de Warhol par la relation entre Nico et Lou Reed… Nico eut également des liaisons avec, entre autres, Iggy Pop, Tim Buckley et Jackson Browne.
Elle commença sa vraie carrière en solo cette même année 1967 avec son premier album CHELSEA GIRL, interprétant des chansons écrites par Dylan, Browne, Reed ou Cale… Cela resta un mauvais souvenir pour Nico, qui détesta les ajouts de flûtes dans l’accompagnement musical. Pour les albums ultérieurs, elle pourra compter sur le soutien de John Cale, devenu son producteur. Avec THE MARBLE INDEX en 1969, dont elle écrit seule les paroles et la musique, Nico imposa aussi sa « signature » musicale par l’usage de l’harmonium, son instrument de musique attitré. Elle rencontra son compagnon, le réalisateur Philippe Garrel, pour qui elle joua dans dix films avant-gardistes, dans la décennie suivante. Sa mère mourut en 1970. Les albums des 1970s seront : DESERTSHORE, THE END (écrit avec le concours de Brian Eno) et JUNE 1, 1974, marquant une évolution de plus en plus originale, et mélancolique. Elle devint héroïnomane durant cette période, abandonnant son apparence de mannequin évanescent pour un nouveau look plus nihiliste : cheveux et vêtements noirs, bottes de motard, maquillage lourd. Une apparence « punk gothique » affichant son désespoir. Elle ne fit plus d’album pendant quelques années, multipliant les interprétations dans des tournées, ou apparaissant dans des concerts.
Quelques années d’allers-retours entre l’Europe et les USA plus tard, et Nico revint pour un concert au club CBGB de New York, saluée par le New York Times. Elle sortit en 1981 l’album DRAMA OF EXILE, mélange de rock et d’arrangements orientaux, à la production chaotique qui lui laissa un mauvais souvenir. Ses tournées en concert devinrent plus régulières, aidées par des jeunes musiciens donnant une approche mystique à ses performances, cachant sa fragilité sous une apparence froide et détachée. CAMERA OBSCURA, en 1985, produit par John Cale, fut un album expérimental très eighties, auquel elle joignit une touche de jazz, tout en devenant une « déesse punk » aux yeux d’un jeune public. Ses chansons, de plus en plus sombres, devinrent des odes aux amis disparus. Une prémonition, peut-être… Elle vécut ses dernières années libérée de son addiction, et mourut en 1988 sous le ciel d’Ibiza, victime d’une hémorragie cérébrale, conséquence d’une chute durant une promenade à vélo. Les cendres de Nico furent enterrées à Berlin, dans un petit cimetière de la forêt de Grunewald, rejoignant la tombe de sa mère. Ari lui a consacré un livre avec des photos inédites, L’AMOUR N’OUBLIE JAMAIS, en 2001. Marianne Faithfull lui rendit hommage dans SONG FOR NICO (2002).
L’étrange Nico laissa un héritage musical certain : elle influença des chanteurs et des groupes tels que Siouxsie and the Banshees, Elliot Smith, Bauhaus, Stevie Nicks, Patti Smith, Björk, Dead Can Dance… Le « son Nico » est aussi devenu emblématique de l’univers d’un nom familier, le cinéaste Wes Anderson, pour le film LA FAMILLE TENENBAUM. Les chansons mélancoliques THESE DAYS et THE FAIREST OF THE SEASONS de l’insaisissable Nico rejoint ainsi, dans cette curieuse famille, le personnage de Margo (Gwyneth Paltrow), une figure Aspie dont nous reparlerons.
- cf. Margot Tenenbaum (LA FAMILLE TENENBAUM) ; Wes Anderson, Bob Dylan, Andy Warhol
… Nietzsche, Friedrich (1844-1900) :
« Je frémis à la pensée de tout l’injuste et l’inadéquat qui un jour ou l’autre se réclamera de mon autorité.«
Il était lucide, le philosophe et poète allemand Friedrich Nietzsche, en devinant que les thèmes majeurs de son oeuvre (volonté de puissance, mythe du Surhomme, éternel retour, mort de Dieu…), présents dans ses textes intransigeants, parfois ambigus, et remplis de fulgurances géniales, seraient bien mal compris… Récupérée et manipulée après sa mort, la philosophie de Nietzsche fut (mal) assimilée au nazisme, la faute à une soeur ayant ouvertement soutenu Hitler… La philosophie de Nietzsche fut une critique impitoyable, mordante, profondément analytique des valeurs de la culture occidentale, dans sa moralité, sa philosophie et l’emprise de la religion chrétienne. La vie de Nietzsche fut une lutte contre les conventions et les idées reçues de son temps, en faveur de sa vision de la Vérité. Elle se termina aussi, par une tragique et lente agonie de ce brillant esprit incompris, dont l’influence sera immense pour les philosophes à venir ; et elle rejaillira, parfois sous des formes inattendues, dans le domaine artistique et culturel. Visionnaire, contesté, un tel homme vécut mal dans la société de son temps ; son caractère difficile, son étrangeté et ses difficultés firent l’objet d’hypothèses diverses, dont celle du syndrome d’Asperger.
La petite enfance de Nietzsche à Röcken, en Prusse, fut marquée par les drames. Son père, Karl Ludwig pasteur luthérien, protégé de la famille royale, enseignant la théologie, souffrait de violentes migraines, comme Nietzsche en souffrira des années plus tard. Il mourut officiellement des conséquences d’une chute sur la tête, qui le laissa diminué durant un an avant de décéder ; mais officieusement, on a supposé que le père de Nietzsche avait contracté une syphillis. Quoiqu’il en soit, Nietzsche, âgé de cinq ans, raconta avoir fait un cauchemar prémonitoire d’un autre drame : il vit en rêve son père surgir de la tombe pour emporter avec lui un petit enfant. Peu de temps après, Joseph, son petit frère, mourait après avoir souffert d’« attaques de nerfs ».
Elevé à Naumbourg par sa mère, sa grand-mère, deux tantes et sa soeur, le jeune Nietzsche développa très jeune une conscience religieuse et un esprit analytique aigus (le signe d’un Aspie ?). Persuadé de descendre d’une grande famille d’aristocrates polonais, les Nietzki, il se jura de ne jamais mentir et de toujours défendre la Vérité. Nietzsche était un surdoué, développant dès ses neuf ans des dons remarquables, composant de la musique (il sera d’ailleurs, adulte, un brillant improvisateur et un musicologue accompli), écrivant des pièces de théâtre et de la poésie, s’intéressant à des sujets comme l’architecture et à la balistique. Bénéficiant d’une bourse royale, il fut envoyé au collège de Pforta, et s’interrogeait à douze ans sur la nature de Dieu et l’existence du mal. Développant son raisonnement, il intègrera d’ailleurs le Diable à la Trinité divine, en lieu et place du Saint Esprit… sans doute le genre de raisonnement qui dut choquer ses proches, à commencer par sa mère qui lui reprocha ainsi de vouloir « tuer le Christ ». Ses études à Pforta entre 1858 et 1864 laisse deviner la singularité du jeune homme, et un possible syndrome d’Asperger. Une photo de lui à 17 ans montre un jeune homme au regard étrange, intense. A cette époque, il « absorba » un immense champ de connaissances diverses, en se passionnant pour la géologie, l’astronomie, le latin, l’hébreu, les sciences militaires, la philosophie et les questions religieuses. Une anecdote célèbre : durant une discussion sur la légende de Mucius Scaevola, le jeune Nietzsche imita le héros romain en s’emparant à main nue d’un charbon brûlant. Se brûla-t-il, ressentit-il la douleur ? Peut-être, peut-être pas… On notera que, dans les études sur les Aspies, on relève des cas de personnes insensibles à une douleur aiguë de ce genre. L’amour démesuré de Nietzsche pour le Savoir sous toutes ses formes fut aussi la source de ses nombreuses angoisses : impossible pour lui de se décider pour un champ d’activité particulier. Une année d’études ultérieures à Bonn ne le satisfit pas : Nietzsche, d’un caractère réservé, ne se sentit pas à l’aise dans le milieu estudiantin et fut mis à l’écart par ses congénères qui ne partageaient pas ses vues. Etudiant sans enthousiasme la philologie, il travailla néanmoins activement sous la supervision du professeur Ritschl, loin de l’agitation étudiante. Il suivit Ritschl à Leipzig pour parfaire ses études durant quatre ans, et découvrit les bases de sa vocation philosophique par la lecture de Schopenhauer (LE MONDE COMME VOLONTE ET COMME REPRESENTATION).
Sa maladresse sociale, l’identifiant comme un possible Aspie, est illustrée par une anecdote particulière, lorsqu’il entra dans une maison de tolérance à Cologne, en 1865. On devine sans peine l’embarras du jeune homme au milieu des filles de joie… Nietzsche remarqua un piano installé au milieu d’une pièce et joua un morceau improvisé, avant de s’en aller sous le regard des prostituées, concluant plus tard que le piano du salon était « le seul être dans cette pièce qui eut une âme ». Nietzsche eut des relations… assez difficiles, dirons-nous, avec la gent féminine, devenant de plus en plus misanthrope et misogyne au fil du temps. La réaction, peut-être, à ce mauvais souvenir ?
Nommé professeur de philologie en 1869, puis professeur honoraire, à l’Université de Bâle, Friedrich Nietzsche se prit définitivement de passion pour la philosophie antique grecque, voulant y voire la possible renaissance de la culture allemande. Participant aux débats scientifiques et philosophiques de l’époque, Nietzsche se lia d’amitié avec Richard Wagner. L’écriture et la parution de L’ORIGINE DE LA TRAGEDIE en 1872 fut un succès pour Nietzsche, mais qui le discrédita dans son milieu professionnel, où l’on n’acceptait pas qu’un professeur de philologie ose élaborer des théories complexes sur la musique à la mode… Ce n’était pas « convenable », sans doute. Il fut sévèrement critiqué. Le milieu artistique ne fut pas plus tendre, y compris dans l’entourage de Wagner qui fut pourtant l’un des rares à le défendre ouvertement dans cette période difficile. Sa misanthropie contre ce qu’il appelait « l’esprit du troupeau » dut sérieusement s’aggraver… 1875 fut une année noire. La maladie le rongeait petit à petit, les migraines cédant la place aux malaises, aux crises de paralysie, et à la cécité partielle ; son amitié avec Wagner se détériora complètement. Nietzsche et l’entourage du compositeur (à commencer par son épouse Cosima) se détestaient déjà, mais, cette fois, le grand Wagner se rendit coupable aux yeux du philosophe de colporter de vilaines rumeurs sur ses penchants sexuels… Nietzsche perdit son amitié en même temps que ses illusions sur la renaissance allemande. Il écrit HUMAIN, TROP HUMAIN dans cet état d’esprit, provoquant le malaise de ses proches ne lui connaissaint pas cette « noirceur d’âme ».
Dans les années qui suivront, Nietzsche, qui quitta son poste de professeur en 1879, connaîtra des épisodes dépressifs de plus en plus graves. Il va s’ensuivre neuf années d’errance en Italie et en France (Venise, Gênes, Turin, Nice) avec des passages par Bâle, neuf années où il va se sublimer dans ses plus grands textes, malgré la dépression et la maladie. Il rencontra Lou Salomé (Louise von Salomé), que fréquentait officiellement son ami et collègue Paul Rée, et tombera amoureux de cette dernière. Malheureusement, ce fut un nouvel échec relationnel, comme cela l’avait été avec Mathilde Trampedach en 1876. Comme pour celle-ci, Nietzsche lui fit sa déclaration par l’intermédiaire du prétendant officiel… Les relations entre Nietzsche, Lou et Rée se dégraderont forcément. Il écrira durant cette période LE GAI SAVOIR et entamera en 1883 son essai sur la Mort de Dieu, son poème philosophique : AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA, achevé en 1884 et paru en 1885. Son chef-d’oeuvre, qui sera mis en musique par Richard Strauss, et qui traversera les temps grâce à un certain film de Stanley Kubrick…
Si Nietzsche se réconcilia avec sa mère, ce fut une autre histoire avec sa soeur Elisabeth, qu’il aimait pourtant profondément. Celle-ci se fiança à Bernhard Förster, un faux admirateur et un antisémite délirant. Une trahison de plus à ses yeux, et qui le confortera un peu plus dans la solitude. Il préparera ses textes les plus controversés (LA VOLONTE DE PUISSANCE, LE CREPUSCULE DES IDOLES et L’ANTECHRIST) vers 1888, continuant à voyager et lire de plus belle – Plutarque, Baudelaire, Dostoïevski, Tolstoï, Charles Darwin… Mais ce fut la rechute fatale, en 1889, à Turin. Assistant à la maltraitance d’un cheval, fouetté par son propriétaire, Nietzsche s’effondra en larmes, s’accrochant au cou de l’animal. Se rappeler l’attachement profond de nombreux Aspies aux animaux, et leur réaction à leurs souffrances… Après cet épisode, Nietzsche sombra dans un état délirant. Difficilement ramené à Bâle, il y fut interné jusqu’à la fin de ses jours, soigné par sa mère puis sa soeur. Les hypothèses sur l’effondrement de sa santé mentale et physique, allant de pair, ont été nombreuses : on a parlé (sans doute exagérément) de la syphillis, mais aussi d’une démence vasculaire, de la maladie de Binswanger, d’un cancer du cerveau (il semble qu’il ait effectivement eu une tumeur cérébrale), d’une psychose causée par les médicaments censés soigner ses maux de tête, ou de la maladie de CADASIL…
Quoi qu’il en soit, la postérité n’a pas oublié le philosophe Nietzsche, même si, on l’a dit, sa réputation de penseur sulfureux naquit en partie par la faute d’Elisabeth, la soeur dévouée, et surtout des « admirateurs » en chemise brune à venir… Elisabeth géra la publication de ses oeuvres et carnets, fondant le Nietzsche-Archiv et garantissant ainsi la pérennité de son oeuvre philosophique. Malheureusement « convertie » par son mari, elle manipulera et dénaturera les textes de son frère (LA VOLONTE DE PUISSANCE fut réécrit par ses soins, de même que des lettres et des oeuvres de jeunesse…) pour valoriser la « philosophie » nazie. Il faut dire, aussi, que l’ambiguïté de certains propos philosophiques (sur « l’élimination des faibles », par exemple) tenus par Nietzsche dans des textes tels que L’ANTECHRIST fut malheureusement prise au pied de la lettre par les idéologues du IIIe Reich… Mais il faut aussi signaler qu’Elisabeth, malgré tout, ne censura pas les textes critiques de son frère envers les antisémites ; et, si Nietzsche tint lui-même de tels propos durant les années 1870, elle l’expliqua par l’influence du milieu wagnérien dans lequel il évoluait. Après s’en être écarté, Nietzsche mit un point d’honneur à mépriser l’antisémitisme et ceux qui le colportent.
Dans la culture populaire, Nietzsche a survécu de bien des façons. Il influença, sans le savoir, un monument du cinéma (2001 L’ODYSSEE DE L’ESPACE, bien sûr…), mais on pourrait citer des centaines d’autres oeuvres faisant référence, plus ou moins à propos, à son travail. Pas seulement en film, mais aussi en bande dessinée, d’ailleurs… Friedrich Nietzsche se doutait-il qu’il donnerait indirectement naissance aux super-héros (le Surhomme = Superman !) , Et pour finir sur une note joyeuse, saviez-vous qu’un texte écrit dans LE GAI SAVOIR a inspiré le thème du film GROUNDHOG DAY / UN JOUR SANS FIN avec Bill Murray ? L’idée de vivre le même jour, répété à l’infini, est une création de Nietzsche dans ce livre…
– cf. Charles Darwin, Albert Einstein, Carl Gustav Jung, Stanley Kubrick, Gustav Mahler, Bill Murray, Richard Strauss
A suivre…
Ludovic Fauchier.