Vous connaissez certainement le petit jeu des « six degrés de séparation », où il s’agit de trouver les liens entre des personnes qui, a priori, ne se sont jamais croisées. Un jeu qui, dans le monde du Cinéma, permet de faire les rapprochements parfois les plus inattendus. Disparus tous les deux le 15 décembre dernier, Joan Fontaine et Peter O’Toole n’ont jamais travaillé ensemble ; bien que faisant le même métier, ils étaient venus de milieux très différents ; pourtant, eux aussi ont vécu ces « six degrés de séparation » et quelques coïncidences et points communs…
Tous deux citoyens britanniques, ils ont été révélés au cinéma par des films prestigieux (Rebecca et Lawrence d’Arabie), produits par deux grands mégalomanes (David O. Selznick et Sam Spiegel) et mis en scène par les cinéastes britanniques les plus exigeants et visionnaires de leur temps (Alfred Hitchcock et David Lean). Et toute leur carrière à l’écran a été profondément influencée par ces débuts fracassants. Coïncidences supplémentaires : la mère de Joan Fontaine fut une ancienne sociétaire de la prestigieuse Académie Royale des Arts Dramatiques (RADA), la même école de théâtre dont O’Toole fut élève. Tous deux ont joué dans un film de Nicholas Ray et un d’Anatole Litvak. Et Miss Fontaine joua à ses débuts avec Katharine Hepburn, qui fut la partenaire d’O'Toole dans Un Lion en Hiver, adaptation filmée de la pièce de théâtre de James Goldman, qu’interpréta aussi Joan Fontaine à la fin des années 1950.
Le décès simultané de ces deux grandes figures de l’écran est l’occasion de revenir, dans les grandes lignes, sur leur vie et leurs grands rôles.
« La nuit dernière, je rêvais que je retournais à Manderley… »
Honneur aux dames ! Joan Fontaine, disparue à 96 ans, fut l’une des toutes dernières grandes figures de l’Hollywood mythique, celui des années 1930 aux années 1950. Elle s’appelait en réalité Joan de Beauvoir de Havilland, née dans une grande famille britannique dont les aïeux venaient de l’île de Guernesey, partageant donc des racines britanniques et françaises. Une très grande famille, des plus respectables, comptant aussi parmi les cousins de Joan l’ingénieur aéronautique Sir Geoffrey de Havilland, concepteur de l’avion militaire Mosquito, ainsi qu’une célèbre « dynastie de la porcelaine » bien connue dans le Limousin. Joan était la soeur cadette d’Olivia de Havilland (future dulcinée à l’écran d’Errol Flynn dans Capitaine Blood, Les Aventures de Robin des Bois, etc. et la Melanie d’Autant en emporte le vent), toutes deux les filles de Walter (avocat conseiller) et Lilian (née Ruse) de Havilland, grande actrice de la scène britannique. C’est à Tokyo, où son père enseignait l’anglais à l’Université Impériale, que naquit la future comédienne, qui grandit dans une curieuse ambiance.
Deux soeurs ne vivaient pas en paix… Olivia et Joan étaient toutes petites quand leurs parents se séparèrent ; leur père préférant la compagnie des geishas à celle de sa femme, Lilian rompit avec lui, emmenant les fillettes avec elle à Saratoga, en Californie. Ils divorcèrent en 1925. Enfant, Joan était souvent malade, ayant contracté une rougeole et une infection aux streptocoques qui la laissèrent anémique. Sa santé s’améliora aux Etats-Unis. Selon les souvenirs de l’actrice, Lilian favorisait Olivia, qui se montrait une vraie peste avec elle, déchirant ses robes, lui interdisant de parler à ses amis, ou se permettant de la juger « laide »… Des bêtises d’enfant, certes, mais qui donneront le ton de la relation houleuse entre les deux soeurs à l’âge adulte. Si Olivia fut « coachée » par sa mère pour suivre ses traces, Joan ne s’en laissait pas compter. Très intelligente (elle avait un QI de 160), la jeune fille fit ses études à la Los Gatos High School, suivant des cours de diction avec sa soeur. Partie au Japon chez son père pour finir ses études, elle fut diplômée de l’Ecole Américaine en 1935 et retourna aux Etats-Unis juste au moment où Olivia devenait la nouvelle star d’Hollywood, grâce au succès de Capitaine Blood.
Joan avait elle aussi pris goût au métier d’actrice, et, après un début de carrière théâtrale, la jolie jeune femme blonde, très élégante, excellente comédienne, fut repérée par les recruteurs du studio RKO. Sa mère lui interdisant d’utiliser le nom de famille pour ne pas « profiter » du succès de sa soeur, Joan se fit d’abord appeler « Joan Burfield » dans ses premiers films. Le tout premier fut un petit rôle dans No More Ladies (La Femme de sa vie), avec Joan Crawford. Par la suite, elle choisira son nom de scène définitif, »Joan Fontaine ». A la toute fin des années 1930, elle dût se contenter de rôles secondaires, gagnant peu à peu en importance. Elle n’était pas créditée au générique de Quality Street (Pour un baiser), un drame romantique de George Stevens avec Katharine Hepburn. La jeune actrice se fit remarquer dans une romance, Un homme qui se trouve, cette même année 1937, où la fraîcheur de son jeu et son charme lui valurent d’excellentes critiques. Elle fut appelée à supplanter Ginger Rogers auprès de Fred Astaire dans Demoiselle en détresse, comédie musicale de George Stevens. Malheureusement, le public la bouda. Patiente, Joan Fontaine fit d’autres apparitions dans des seconds rôles, notamment en 1939, jouant la fiancée éplorée dans Gunga Din (toujours de George Stevens), classique du film d’aventures avec Cary Grant en vedette. On la remarqua aussi en jeune épouse en instance de séparation dans la comédie Femmes dirigée par George Cukor, parmi un casting de stars féminines comptant Norma Shearer, Joan Crawford, Rosalind Russell et Paulette Goddard. Le film n’ayant pas plus remporté de succès, la RKO mit fin à son contrat. Joan Fontaine croisa un soir, à une réception, le producteur David O. Selznick, en quête d’un nouveau triomphe après Autant en emporte le vent. Ils parlèrent beaucoup du roman de Daphné du Maurier, Rebecca…
Selznick voulait rééditer le « coup médiatique » d’Autant en emporte le vent, et organisa un véritable marathon de casting pour le rôle principal, parmi toutes les actrices alors en vogue. Ceci au grand dam du réalisateur, Alfred Hitchcock, tout juste arrivé d’Angleterre, et dont le choix se porta vite sur Joan Fontaine. Un choix judicieux ; encore relativement inexpérimentée, de nature timide, l’actrice correspondait au rôle. Celui d’une jeune femme, modeste suivante d’une insupportable aristocrate new-yorkaise, tombant sous le charme d’un veuf ténébreux, Maxim de Winter (Laurence Olivier), marqué par la mort mystérieuse de sa femme Rebecca. Remplaçant cette dernière dans le coeur de Maxim, elle l’épouse et devient la maîtresse de maison du manoir de Manderley, en Cornouailles. Tâche difficile, car la nouvelle Mrs. de Winter est très mal à l’aise devant la sinistre gouvernante, Mrs. Danvers (Judith Anderson), qui ne cesse de la rabaisser et de la manipuler en secret…

Enfin le succès ! A 24 ans, Joan Fontaine décrocha sa première nomination à l’Oscar. Elle est excellente dans Rebecca, en jeune femme craintive qui, peu à peu, s’affirme malgré les menaces de Mrs. Danvers et de l’odieux maître chanteur joué par George Sanders. Grâce à la maîtrise et les idées d’Hitchcock, ce film mélodramatique se teinte d’une ambiance surnaturelle, non dénuée d’humour. Le cinéaste encourage la jeune comédienne à jouer son personnage comme une petite fille impressionnable, incapable d’assumer son nouveau rang de lady, et s’amuse à lui tendre des pièges en conséquence. Voir par exemple la scène où la jeune femme casse une statuette, et cache les débris, comme si elle craignait la punition des parents… La fragilité apparente de l’actrice, combinée à un beau visage très « rose britannique », aide dans ce sens. Et, pendant les années suivantes, Joan Fontaine sera régulièrement inscrite comme la jeune femme (et même la jeune fille) romantique de nombreux mélodrames d’inspiration victorienne.

La relation professionnelle entre Hitchcock et Joan Fontaine fut si réussie que le cinéaste anglais en fit, d’une certaine façon, sa première grande « first lady« , bien avant Ingrid Bergman, Grace Kelly ou Tippi Hedren. Après Rebecca, Hitchcock la retrouvera pour le plus « hitchcockien » Soupçons. Joan Fontaine y est Lina McLairdlaw, l’austère fille d’un austère général, qu’un coup de foudre pour le beau Johnnie Aysgarth (Cary Grant à son meilleur niveau) « dégèle » complètement. Malheureusement, Lina, mariée contre l’avis de ses parents, déchante en réalisant que Johnnie est désinvolte et dépensier au point de s’endetter gravement. Pire, Lina se persuade que son cher mari veut la tuer pour s’emparer de son héritage… Un scénario parfaitement élaboré par Samson Raphaelson (collaborateur des grands films de Lubitsch) fait basculer le film de la comédie légère au drame le plus étouffant, avec cette idée folle, typique d’Hitchcock, que l’héroïne accepte de se laisser tuer par amour pour son dangereux époux. Joan Fontaine devient ici la première incarnation de la « femme hitchcockienne », le feu de la passion et de la révolte couvant sous la glace apparente, avant de jouer à merveille de sa fragilité, passant de la confiance aveugle à la paranoïa et la dépression. Soupçons aurait dû être un chef-d’oeuvre total si les patrons de la RKO n’avaient pas été pris de panique à l’idée de voir Cary Grant, star du box-office, incarner un tueur. Hitchcock dût tourner contre son gré un happy end gâchant la réussite du film. Personne n’a oublié la séquence où la pauvre Joan Fontaine, alitée, se voit offrir un verre de lait suspect par Mr. Grant… Lina devait en fait boire le lait et succomber au poison, non sans avoir au préalable demandé à son mari de poster pour elle une lettre à sa mère. Ce que faisait Johnnie, sans savoir que la lettre l’accusait du meurtre prémédité ! En l’état, malgré ces cinq dernières minutes inutiles, le film fonctionne très bien, suivant un suspense psychologique diablement bien mené. Et, pour l’actrice, impeccable de bout en bout, ce fut l’Oscar bien mérité, en 1941.

Après This Above All (Âmes Rebelles), romance avec Tyrone Power dûe à Anatole Litvak, elle joua dans The Constant Nymph (Tessa, la Nymphe au coeur fidèle) une adolescente amoureuse malheureuse de Charles Boyer : ce fut sa troisième nomination à l’Oscar.
Ensuite, Joan Fontaine remporta un autre grand succès dans une fameuse adaptation de Jane Eyre, adaptation du classique de Charlotte Brontë par Robert Stevenson, contant les amours tourmentées de l’héroïne face au sombre Rochester, ici incarné par Orson Welles, véritable « patron » sur le tournage. Le succès fuit une nouvelle fois au rendez-vous, mais l’actrice approchant la trentaine se lassait des rôles de ces rôles d’ingénue dans laquelle on la cantonnait. Durant la suite des années 1940, on notera une comédie réussie, où elle jouait une héroïne à facettes multiples : The Affairs of Suzanne (Les Caprices de Suzanne, 1945). Il y eut ensuite un drame de John Berry, From this Fay Forward (1946). Avec le temps, Joan Fontaine s’aventurera aussi dans des rôles plus sombres, dévoilant une facette de sa personnalité qu’on ne lui connaissait pas, comme dans Ivy (Le Crime de Mme Lexton) de Sam Wood, où elle jouait une manipulatrice meurtrière.

La fin des années 1940 fut marquée par un chef-d’oeuvre : Lettre d’une Inconnue (1948), du grand Max Ophüls. Un drame romantique, encore un, mais d’une qualité rarement atteinte. Adaptation d’un roman de Stefan Zweig, Lettre d’une Inconnue narre l’amour malheureux d’une jeune femme modeste, Lisa Berndl (Joan Fontaine) pour Stefan Brandt (Louis Jourdan), un pianiste virtuose trop imbu de lui-même pour prêter attention aux sentiments de la jeune femme, apparaissant à trois étapes différentes de sa vie. Même après une nuit passée ensemble à Vienne, il ne retient pas son nom et lui fait une vaine promesse de retour… Comme toujours chez Ophüls, les histoires d’amour finissent très mal, et celle-ci, magnifiquement filmée dans le décor de la Vienne du début du 20ème Siècle, ne déroge pas à la règle. Joan Fontaine y est sublime, dans la peau de cette malheureuse jeune femme poursuivant sa chimère amoureuse, aussi à l’aise en jouant celle-ci adolescente (à 31 ans !) ou femme mûre, préfigurant la Danielle Darrieux de Madame De… . Etrangement, si le film fut un succès, l’Académie ignora la prestation de la comédienne.

La suite de la carrière de Joan Fontaine fut un peu moins heureuse, malgré des films intéressants et des cinéastes de premier plan. Toujours en 1948, elle tint la vedette d’un des rares films ratés de Billy Wilder : La Valse de l’Empereur (1948) et on la vit dans un curieux film noir avec Burt Lancaster, Kiss the Blood off my Hands (Les Amants Traqués, 1948). Elle joua une autre manipulatrice mangeuse d’hommes dans Born to be bad de Nicholas Ray, avec Robert Ryan (1950) ; on la revit l’année suivante dans une plaisante comédie de Mitchell Leisen, Darling, How Could You ! ; elle retrouva George Stevens qui lui donna le premier rôle du drame Something to live for (L’Ivresse et l’Amour, 1952) ; elle joua dans le méconnu The Bigamist (Bigamie, 1953), l’un des films mis en scène par sa collègue Ida Lupino, également actrice du film. Suivant les traces de sa grande soeur aux temps glorieux du swashbuckler à la Robin des Bois, Joan Fontaine fut la blonde dulcinée de Robert Taylor dans Ivanhoé, grand succès de 1954, où malheureusement elle était un peu trop âgée pour le rôle, et éclipsée par Elizabeth Taylor alors en pleine ascension.
L’insuccès de la plupart de ces films fit que l’actrice commença, prudemment, à s’éloigner des plateaux de cinéma, continuant l’essentiel de sa carrière au théâtre et à la télévision. Elle eut toutefois l’occasion de briller encore une fois dans un des derniers grands films de Fritz Lang, et de revenir vers un peu de noirceur, en 1956 dans Beyond a Reasonable Doubt (L’Invraisemblable Vérité). Elle jouait Susan Spencer, l’héritière d’un grand journal, fiancée à un journaliste écrivain (Dana Andrews) désireux de prouver l’inanité de la peine de mort par des moyens inhabituels. Avec le concours du père de Susan, le journaliste laissait des preuves compromettantes le faisant accuser du meurtre d’une danseuse minable, tout en établissant les preuves indiscutables de son innocence. Malheureusement pour lui, rien ne se passait comme prévu… Joan Fontaine apporte une belle dignité blessée à son personnage, d’abord mise à l’écart, puis déterminée à sauver son fiancé.
Les bons rôles au cinéma se feront hélas rares pour Joan Fontaine qui devra se contenter d’apporter son élégance naturelle dans des films mineurs de très bons cinéastes (Sérénade, d’Anthony Mann ; Une Île au Soleil, de Robert Rossen ; Until They Sail, de Robert Wise…). Son dernier film sera une petite production d’épouvante, sans grand intérêt, du studio britannique Hammer, The Witches (Pacte avec le Diable) en 1966. Joan Fontaine, son étoile posée sur Hollywood Boulevard en 1960, s’était fait une raison, se réservant pour le théâtre et faisant des apparitions régulières à la télévision – notamment dans la série The Alfred Hitchcock Hour, également connue sous le titre… Suspicion, renvoyant directement au titre original de Soupçons. Ses apparitions se raréfièrent, mais elle obtiendra quand même un Emmy Award pour sa prestation en 1980 dans la série Ryan’s Hope. Elle fera finalement sa dernière apparition en 1994 dans le téléfilm Good King Wenceslas, avant de profiter d’une retraite bien méritée dans sa résidence de Carmel-by-the-Sea (elle était donc voisine de Clint Eastwood !), où elle s’est éteinte dans son sommeil.
Impossible de ne pas citer pour conclure la fameuse rivalité de Joan Fontaine avec sa grande soeur Olivia de Havilland. Sans aller aussi loin que les soeurs ennemies Bette Davis et Joan Crawford dans le film Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, elles entrèrent dans une guerre larvée qui dura des décennies. Joan oublia de saluer Olivia lorsqu’elle remporta l’Oscar pour Soupçons ; quelques années plus tard, Olivia vexée snoba sa soeur en retour alors qu’elle allait chercher à son tout l’Oscar pour L’Héritière… Leur relation se dégrada jusqu’à la mort de leur mère en 1975, moment à partir duquel les deux soeurs ne se parlèrent plus. Malgré l’interdiction de Joan, ses deux filles (dont sa fille adoptive Martita) continuèrent cependant à parler à leur tante. Joyeuse ambiance… au moins, les deux grandes actrices évitèrent de laver leur linge sale en public.
Laissons le mot de la fin de cet article à Joan Fontaine, qui déclara de façon prémonitoire, dans son autobiographie, au sujet d’elle et de sa soeur : « Je me suis mariée avant elle, j’ai eu un Oscar avant elle, et si je meurs avant elle, elle en sera sûrement malade de jalousie ! » Joan Fontaine sut tenir parole sur ce dernier point, devançant encore une fois son aînée…
Lien vers le site ImdB, pour la filmographie intégrale de Joan Fontaine :
http://www.imdb.com/name/nm0000021/?ref_=fn_nm_nm_1
« Le truc, William Potter, c’est de ne pas penser que cela fait mal. »
Avec sa silhouette longiligne, toute en hauteur, sa voix fluette, et ses immenses yeux bleus tantôt mélancoliques, pensifs ou malicieux, Peter O’Toole ne passait pas inaperçu. Ce grand monsieur de la scène britannique et du cinéma (hâtivement désigné, à l’annonce de son décès, comme « Star de Hollywood » par des agences de presse paresseuses) restera à jamais indissociable du rôle qui le révéla au grand écran : le rôle-titre du Lawrence d’Arabie de David Lean sorti triomphalement en 1962. Mais l’arbre Lawrence cache une riche forêt : plus de cinquante années passées sur les planches – O’Toole étant, par vocation et par passion, un grand acteur shakespearien – et dans d’autres films, dignes d’intérêt, mais bien souvent éclipsés par l’épopée de David Lean. Quoiqu’il en sot, la silhouette de Peter O’Toole s’est inscrite dans la mémoire collective dans de nombreux rôles de figures historiques et de rois mythiques, mais aussi de personnages plus légers… ou d’autres nettement plus inquiétants. Dans tous les cas, ou presque, le personnage d’O'Toole fut celui d’un indécrottable romantique égaré dans des époques cyniques.
Etait-il né à Leeds, en Angleterre, ou dans le Connemara, en Irlande ? En juin ou le 2 août 1932 ? Même lui n’était pas vraiment certain. Peter Seamus O’Toole avait deux certificats de naissance, un anglais et un irlandais, avec des dates différentes ! Quoiqu’il en soit, ce fils d’un ouvrier irlandais, Joseph (également joueur de football et bookmaker) et de Constance, une infirmière écossaise, passa la majeure partie de son enfance dans la triste banlieue industrielle de Leeds, au nord de l’Angleterre. Il est amusant de se rappeler a posteriori que le futur interprète de grands rois, d’officiers et d’aristocrates, était en réalité un enfant de la classe ouvrière… Le jeune O’Toole, évacué de la ville durant la 2ème Guerre Mondiale à cause des bombardements allemands, gardera un souvenir terrifié des nonnes de l’Ecole Catholique St. Joseph, l’obligeant à devenir droitier. Ceux qui regardent attentivement Lawrence d’Arabie constateront que les braves nonnes échouèrent (la scène où Lawrence accepte la nourriture de son guide bédouin, en se servant de la « mauvaise main »…). Un temps apprenti journaliste au Yorkshire Evening Post, Peter O’Toole fit son service militaire comme opérateur radio dans la Royal Navy. Démobilisé, le jeune homme, voulant être poète ou acteur, se prit de passion pour l’oeuvre de Shakespeare. Jusqu’à la fin de sa vie, d’ailleurs, Peter O’Toole lisait chaque jour les Sonnets du maître anglais, qu’il connaissait par coeur (154 au total !). Rejeté par l’école d’art dramatique de l’Abbey Theatre de Dublin parce qu’il ne pouvait pas parler irlandais, il tenta sa chance avec succès à la RADA, la prestigieuse Académie Royale des Arts Dramatiques. De 1952 à 1954, il fit ainsi partie d’une classe d’élèves exceptionnels, parmi lesquels Albert Finney et Alan Bates. O’Toole croisa aussi la route d’un autre futur grand acteur, et un compatriote irlandais, le turbulent Richard Harris, rejeté par la RADA. Tous de joyeux dingues selon les mémoires d’O'Toole, et on imagine bien ces futurs monstres sacrés écumer les pubs pour les troisièmes mi-temps des matches de rugby, et les fins d’années d’études… N’ayons pas peur de dire que les acteurs britanniques apparus dans les années 1960-70 se distinguèrent aussi bien par leur immense talent que par une certaine tendance… comment dire les choses poliment ?… à s’imbiber joyeusement. De Richard Burton (leur héros à tous) à Anthony Hopkins, en passant par O’Toole, Finney, Harris, Michael Caine, John Hurt, Oliver Reed et bien d’autres, cette habitude était bien installée, par tradition. Dans le cas d’O'Toole, malheureusement, elle faillit bien le tuer des années plus tard. On ne sera pas surpris d’ailleurs de voir, dans la filmographie de l’acteur, un nombre phénoménal de séquences joyeusement « alcoolisées ».
Mais ne réduisons pas le talent de l’acteur à ces histoires de boisson. Le jeune Peter O’Toole devint un prometteur jeune comédien, se distinguant vite au Bristol Old Vic et à l’English Stage Company. Il croisa le chemin de Siân Phillips, qui devint sa femme et dont il eut deux filles. Naturellement, les réalisateurs de la télévision du cinéma en quête de nouveaux talents remarquèrent le jeune acteur. Apparu pour la première fois à la télévision en 1954, Peter O’Toole fit ses débuts au cinéma dans Le Jour où l’on dévalisa la Banque d’Angleterre (1960), un film policier de John Guillermin où il tint le rôle d’un officier de police. Le grand Nicholas Ray l’engagea dans un second rôle important de son film d’aventures situé en Acrtique, The Savages Innocents (Les Dents du Diable), avec Anthony Quinn en vedette. Brun et barbu, O’Toole y jouait là aussi le rôle d’un policier canadien, chargé de capturer l’Inuit Inuk (Quinn) accusé de meurtre, avant de se raviser devant la bonté innée de ce dernier, qui lui sauve la vie. Le rôle laissa une mauvaise impression à O’Toole, sa voix ayant été doublée sans que son avis ait été sollicité. Qu’à celà ne tienne, après ces premiers pas, O’Toole retrouvera Anthony Quinn pour un autre film, passant des plaines glacées du cercle arctique aux étendues brûlantes du désert jordanien. A cette époque, le grand cinéaste David Lean, qui venait de triompher avec Le Pont de la Rivière Kwaï, cherchait un acteur pour incarner le héros de son prochain film.

Le casting de Lawrence d’Arabie, fut un coup de génie ; alors que le producteur Sam Spiegel voulait la star Marlon Brando pour incarner l’énigmatique Thomas Edward Lawrence, héros singulier de la 1ère Guerre Mondiale, David Lean, lui, envisageait un inconnu pour incarner le personnage. Il faillit engager Albert Finney, qui hésita, ne ressemblant guère au vrai Lawrence. Ce fut finalement Peter O’Toole, l’ancien camarade de classes théâtrales de Finney, qui devint du jour au lendemain la vedette de cette superproduction épique. Lawrence d’Arabie reste le film de tous les superlatifs, depuis sa sortie en 1962. Un tournage difficile (plus d’une année) en Jordanie, au Maroc et en Espagne, compliqué par les rapports tendus entre Lean et Spiegel. Le résultat est un chef-d’oeuvre, un vrai poème épique qui continue, plus de cinquante ans après, à fasciner. Et le portrait d’un personnage complexe, Thomas Edward Lawrence ; archéologue de formation, officier du renseignement au Foreign Office, érudit et poète rêvant de grands exploits à la mesure de ses lectures, il va largement outrepasser sa mission initiale d’agent de liaison entre le gouvernement britannique et le Prince Fayçal (Alec Guinness), souverain Bédouin opposé à l’occupation Ottomane des terres du Proche-Orient. Devenu « Shérif Aurens » pour les bédouins dont il a gagné l’amitié, Lawrence se lance dans une entreprise folle : la création d’un état arabe unifié et indépendant. Inconcevable pour le gouvernement britannique qui, dans ces années 1910, entend bien maintenir son emprise sur les terres arabes et leurs richesses. L’aventure laissera à Lawrence un goût amer.
Entouré d’acteurs de premier ordre – Anthony Quinn en Auda Abu Tayi, Sir Alec Guinness, Jack Hawkins en Général Allenby, Claude Rains en « conseiller de l’ombre » du Foreign Office, José Ferrer en visqueux Bey Turc… -, Peter O’Toole gagna haut la main ses galons de grand acteur de cinéma. Le rôle complexe de Lawrence, incarné par ses soins, contient en germe tous ses futurs rôles : l’humour (dans les scènes initiales au mess des officiers), la rêverie contemplative, l’érudition qui déconcerte ses interlocuteurs, la grandeur épique, la figure tragique, et des côtés moins plaisants : la mégalomanie touchant à la démence, le goût de la violence glaçante, et un masochisme latent qui « explose » au grand jour lorsque Lawrence, capturé et torturé par les Turcs, suscite l’intérêt sexuel évident de son géôlier. Au terme de ce tournage épuisant et riche en anecdotes (l’acteur manquera de finir piétiné par les cavaliers lors du tournage de la prise d’Aqaba, et fut miraculeusement protégé par son dromadaire !), O’Toole gardera des liens distants avec David Lean (les deux hommes s’éviteront pendant vingt ans, avant de se réconcilier lors de la restauration du film en 1988), et une grande amitié avec Omar Sharif (qu’il surnommera toujours « Fred » !), inoubliable Shérif Ali, gardien de la conscience de ce singulier héros. O’Toole sera justement nominé (mais pas récompensé) pour le Golden Globe (gagnant toutefois celui de la Nouvelle Star de l’Année) et l’Oscar du Meilleur Acteur, et remporta le BAFTA Award (équivalent britannique des Oscars) pour Lawrence d’Arabie, rôle qui lui collera définitivement à la peau.

Voilà un début fracassant s’il en est, et Peter O’Toole, devenu immédiatement un acteur de la « A-List », va enchaîner film sur film. Le film suivant est là pour rappeler qu’il restait avant tout attaché à ses racines théâtrales : Becket, sorti en 1964, est une adaptation de la pièce de Jean Anouilh, mise en scène par Peter Glenville. O’Toole y partage l’affiche avec le héros des acteurs de sa génération, et un autre grand ami, Richard Burton. O’Toole y est le Roi d’Angleterre, Henri II, qui en ce 12ème Siècle peine à maintenir l’unité politique d’une Angleterre divisée par les tensions entre Normands (formant l’aristocratie, descendants des conquérants de la Bataille de Hastings en 1066) et Saxons (les gens du peuple, victimes du mépris de leurs anciens vainqueurs). Un jeune roi capricieux, plus préoccupé à courir les filles avec son ami Saxon Thomas Becket (Burton) qu’il s’amuse à en faire son conseiller politique, puis à le désigner Archevêque de Canterbury, pour narguer son entourage détesté. Mal lui en prend, car Becket, en proie à des problèmes de conscience, va se transformer et devenir son ennemi politique… Le film est une démonstration réussie des dilemmes moraux de la realpolitik à l’ère médiévale, présentée ici sans artifices. O’Toole y est un Henri II à plusieurs facettes, un gamin attardé et fantasque découvrant tardivement les contraintes de sa fonction royale ; tantôt cabot, tantôt dépressif, manipulateur, cruel ou juste amer, il est un excellent contrepoint au tourmenté Becket joué par un Richard Burton à son meilleur niveau. O’Toole décrochera sa deuxième nomination aux Oscars, et remportera le Golden Globe du Meilleur Acteur.
En 1965, Peter O’Toole revint à un univers familier avec le film suivant, Lord Jim de Richard Brooks. Ce très bon récit d’aventures à grand spectacle est une adaptation du roman homonyme de Joseph Conrad, qui se situe dans l’Asie du Sud-Est à la fin du 19ème Siècle. O’Toole y est Jim Burke, un jeune marin idéaliste, dont les rêves d’exploits et de grande aventure sont ruinés par un acte de lâcheté ; sa carrière détruite, Jim voit l’occasion de se racheter quand un homme d’affaires lui propose de convoyer des armes pour libérer la population du Patusan, opprimée par le redoutable Général (Eli Wallach). Mais les fantômes de Jim ne le lâchent pas, et l’aventure est un prétexte pour lui, l’occasion de se confronter à sa culpabilité. Le jeune homme doit aussi affronter un trio de belles crapules (James Mason, Akim Tamiroff et Curt Jürgens) venu tirer les marrons hors du feu… Très solide récit d’aventures préfigurant par moments l’Apocalypse Now de Coppola (s’inspirant d’ailleurs d’un autre roman de Conrad, Au coeur des Ténèbres), Lord Jim est l’occasion pour O’Toole de revenir à un personnage très proche de Lawrence d’Arabie : là aussi, un idéaliste dont les rêves de gloire se brisent contre les dures réalités de l’expansion coloniale. Et, à l’instar de Lawrence (et aussi de Henri II dans Becket, se faisant châtier par des moines Saxons), Jim est un autre personnage masochiste d’O'Toole, se punissant de sa faute en subissant les tortures du Général. L’ombre de Lean et de Lawrence, d’ailleurs, plane en permanence sur ce très beau film ; on y retrouve un autre acteur « leanien », Jack Hawkins, dans une courte apparition, et le générique révèle la présence d’une bonne partie de l’équipe de tournage de Lawrence d’Arabie. Même la mise en scène, très solide, de Brooks, semble par moments se calquer sur celle du maître anglais. Difficile alors pour Peter O’Toole d’échapper à l’inévitable comparaison…

Sans doute pour prendre ses distances avec le cinéma épique »à la David Lean », Peter O’Toole choisit pour ses films suivants de se tourner vers un registre plus léger, donnant libre cours à sa fantaisie et son humour. Cette même année 1965, il joua le rôle de Michael James dans Quoi de neuf, Pussycat ?, une comédie de Clive Donner écrite par un tout jeune Woody Allen. Rédacteur en chef dans un magasine féminin, Michael est un Don Juan invétéré ; bien qu’amoureux sincère de sa fiancée Carole (Romy Schneider), il ne peut s’empêcher de séduire les autres femmes. Son psychanalyste, Fritz Fassbender (Peter Sellers), est un frustré disjoncté qui lui-même craque pour la jolie Renée (Capucine), une des conquêtes de Michael ; Carole, elle, est prête à se réfugier par vengeance dans les bras du brave Viktor (Allen)… Le film est un chassé-croisé burlesque plaisant, typique des années 1960, célèbre pour la chanson de Tom Jones, la course-poursuite finale en kart, et les gags du duo formé par O’Toole et Sellers. Ne pas manquer la scène où les deux compères, complètement ivres, vont jouer leur version personnelle de Cyrano de Bergerac à la fenêtre de Capucine. Dommage qu’ils ne se soient pas retrouvés sur d’autre films, notamment La Vie Privée de Sherlock Holmes de Billy Wilder, pour lequel ils faillirent incarner Sherlock Holmes et le docteur Watson. En 1966, O’Toole reste dans le registre humoristique, avec le sympathique caper movie de William Wyler, Comment voler un million de dollars, en compagnie d’Audrey Hepburn. O’Toole s’amuse bien en y incarnant Simon Dermott, un détective privé spécialisé dans les fraudes du marché de l’art. Enquêtant sur le père de Nicole Bonnet (Hepburn), un faussaire vivant la belle vie à Paris, Simon se retrouve à se faire passer pour un Arsène Lupin d’envergure mondiale aux yeux de la belle, ceci afin de récupérer une fausse statuette de Vénus que le paternel a vendu au directeur d’un prestigieux musée… Représentatif d’un genre de films très populaire dans les années 1960 (Charade, Topkapi), le film de Wyler souffre juste d’une durée un peu longuette. O’Toole, en tout cas, excelle dans le rôle de ce faux cambrioleur, gentiment manipulateur, s’amusant comme un gamin à narguer la police française avec un boomerang !

Le grand film suivant d’O'Toole fut La Nuit des Généraux (1967), oeuvre très intrigante dûe à Anatole Litvak. Un thriller qui suit en parallèle les enquêtes de deux hommes à vingt années de distance, le Major Grau (Omar Sharif), du Bureau des Renseignements de la Wehrmacht, et Morand (Philippe Noiret), officier d’Interpol ; point commun des deux enquêtes, des meurtres atroces de prostituées, dignes de Jack l’Eventreur, durant l’occupation allemande de la Pologne et de la France pendant la 2ème Guerre Mondiale. Au risque de gâcher la surprise à ceux qui n’ont jamais vu le film, révélons l’assassin : le Général Tanz (O’Toole), un héros de guerre de la Wehrmacht, chouchou d’Hitler et bardé de décorations, aimablement surnommé « le Boucher« … Cet officier en apparence irréprochable est un abominable psychopathe, taraudé par une sévère paranoïa, des phobies et un syndrome de Stendhal. Excellent film incorporant à son récit une reconstitution de la célèbre Opération Walkyrie (l’attentat manqué contre Hitler), quarante ans avant Tom Cruise et Bryan Singer, le film de Litvak osa montrer une Allemagne dénazifiée où les anciens frères d’armes du IIIe Reich n’en continuaient pas moins à célébrer le bon vieux temps des massacres dans les brasseries bavaroises… O’Toole retrouve son vieil ami Fred… pardon, Omar Sharif (sans sa moustache), et c’est assez curieux de voir les deux héros de Lawrence d’Arabie revêtir ici l’uniforme de la Wehrmacht ! Impression d’autant plus déconcertante que l’ombre du cinéma de Lean n’est jamais loin, avec la présence au générique du producteur Sam Spiegel, de Maurice Jarre à la musique, et de Tom Courtenay (Pasha dans Docteur Jivago), ici bouc émissaire malheureux des crimes du général. O’Toole est ici particulièrement terrifiant, quasiment « robotique », révélant une facette de son jeu inattendue, un côté pervers que l’on retrouvera plus tard dans The Ruling Class (Dieu et mon droit) quelques années plus tard.

La fin de la décennie cinématographique de l’acteur se termina en beauté avec, coup sur coup, deux beaux succès personnels, critiques et publics. En 1968, Peter O’Toole retrouva Henri II, quatre ans après Becket ; il partageait l’affiche du Lion en Hiver avec Katharine Hepburn, élégamment mis en scène par Anthony Harvey, d’après la pièce de James Goldman qui en signa l’adaptation. Un Henri II maintenant seul au pouvoir, et qui a vieilli prématurément sous le poids de sa charge. A l’automne de sa vie, le souverain et son épouse Aliénor d’Aquitaine (Hepburn), avec qui il ne s’entend guère (l’enfermer dans la Tour de Salisbury et la tromper allègrement avec la jeune Alaïs n’aide guère à la réconciliation, il faut bien le dire…), se retrouvent au château de Chinon, pour régler un délicat problème de succession en cette fin d’année 1183. Lequel de leurs enfants sera le plus digne de porter la lourde couronne ? Henri veut que ce soit le Prince Jean (Nigel Terry), son plus jeune fils. Aliénor favorise le faible Richard, le futur « Coeur de Lion » (un tout jeune Anthony Hopkins). Mais leur autre fils, Geoffrey (John Castle), Philippe II de France, futur Philippe Auguste, fils du premier mariage d’Aliénor (Timothy Dalton), et sa demi-soeur Alaïs (Jane Merrow), maîtresse d’Henri qui comte l’épouser, ont tous leur mot à dire sur l’avenir des royaumes d’Angleterre et de France. Charmante réunion de famille pour ce grand classique historique, où Hepburn et O’Toole se distinguent. Le comédien est un Henri plus mature, mais guère plus sage, qui réalise tardivement ses erreurs paternelles et sera gagné par l’amertume ; la grandeur shakespearienne d’O'Toole donne évidemment à son Henri les airs d’un Roi Lear déchiré par ses choix. Il sera cité pour la troisième fois à l’Oscar, et remportera son second Golden Globe du Meilleur Acteur.

Après avoir joué la même année un officier britannique à la cour de l’impératrice russe, La Grande Catherine, une comédie avec Jeanne Moreau, Peter O’Toole connut un nouveau succès en 1969 avec Goodbye, Mr. Chips, adaptation en comédie musicale du roman de James Hilton par Herbert Ross sur un scénario de Terence Rattigan. O’Toole y est l’austère et timide Arthur « Chips » Chipping, professeur de latin détesté de ses élèves de l’école privée de Brookfield ; un triste petit homme à grosses lunettes et moustache, solitaire… ou presque, lorsqu’il croise en vacances Katherine Bridges (Petula Clark), une actrice de music-hall malheureuse en amour. A la surprise de tous, le petit professeur et la charmante actrice reviennent à Brookfield bras-dessus bras-dessous, et mariés. Si les élèves admirent finalement « Chips » pour ce coup d’éclat inattendu, la direction voit d’un mauvais oeil ce mariage inconvenant… Jolie et touchante performance du couple O’Toole-Petula Clark, bénéficiant de la musique et des chansons de Leslie Bricusse et John Williams. Et agréable surprise de voir Mr. O’Toole chanter « What a lot of flowers » de sa douce voix murmurante… Cela lui valut sa quatrième nomination à l’Oscar, et un troisième Golden Globe bien mérité.
Après quoi, O’Toole, entre ses prestations théâtrales, enchaînera d’autres films ; dans Country Dance de J. Lee Thompson en 1970, il est un aristocrate écossais entretenant une relation incestueuse avec sa soeur (Susannah York). En 1971, il retrouva son épouse Siân Phillips et Philippe Noiret dans le très bon film d’aventures La Guerre de Murphy, dû au réalisateur de Bullitt, Peter Yates. O’Toole y campe un personnage atypique : Murphy, mécanicien irlandais d’un navire de guerre coulé dans l’Orénoque par un U-Boot à la fin de la guerre. Seul rescapé du naufrage, l’entêté Murphy décide de continuer seul le combat, avec les moyens à sa disposition. Il est tellement obsédé par sa vengeance qu’il en ignore l’Armistice du 8 mai 1945… Après Lawrence, Lord Jim ou le Général Tanz, O’Toole ajoute ici un nouveau personnage très perturbé à sa filmographie, sans la grandeur romantique des deux premiers ou la psychopathie du dernier.

Malheureusement, si son talent demeurait intact, l’attrait d’O'Toole déclina, le public se détournant peu à peu de ses films. La critique salua cependant son incroyable performance dans The Ruling Class (Dieu et mon droit) en 1972. Une tragicomédie adaptée de la pièce de Peter Barnes par le hongrois Peter Medak, The Ruling Class nous ramène la face la plus inquiétante du comédien dans le rôle de Jack, le 14ème Comte de Gurney. Paranoïaque et schizophrène, Jack croit réellement être la réincarnation du Christ, venu prêcher l’amour universel. Victime de soins thérapeutiques trop intensifs, le Comte de Gurney ressort de l’hôpital persuadé d’être Jack l’Eventreur, prêt à se remettre à l’ouvrage, avec l’approbation de la Chambre des Lords !… L’excentricité et l’aspect inquiétant de la personnalité de l’acteur se mélangent ici à merveille, O’Toole se montrant particulièrement effrayant quand il vit ses « crises » meurtrières. Il sera nominé pour la cinquième fois aux Oscars. Malheureusement, le film fut un échec public cinglant. Deux ans plus tard, un autre échec sérieux, la comédie musicale L’Homme de la Manche d’Arthur Hiller, où il est Don Quichotte face à la belle Sophia Loren, écorne son prestige. Les films suivants des années 1970 (dont le scandaleux Caligula de Tinto Brass, où il est l’empereur romain Tibère, pédophile et syphillitique) ne rétabliront pas la balance. Il faut dire qu’O'Toole traversa une grave crise personnelle durant ces années ; l’alcoolisme sévère dont il souffrait aggravait son état dépressif, situation qu’il vécut toute sa vie, et lui coûta son mariage avec Siân Phillips dont il divorça en 1979. O’Toole développa également un cancer de l’estomac nécessitant une lourde opération (avec ablation du pancréas), un diabète et un désordre sanguin dont il faillit mourir en 1978. L’acteur en sortira vivant, mais prématurément vieilli.

Après ces années difficiles, Peter O’Toole fera une sorte de « come-back » (bien qu’il ne soit jamais réellement parti) à l’écran. Come-back en partie réussi, car si ses performances, au début des années 1980, seront saluées par les connaisseurs, le public les boudera. Un mal pour un bien, l’acteur étant plus apaisé, enrichi par ses épreuves, et pouvant se permettre de prendre ses distances avec un star-system qui ne l’intéressait pas vraiment. En 1980, O’Toole fut salué pour son rôle dans The Stunt Man (Le Diable en boîte, 1980) de Richard Rush, une comédie dramatique. O’Toole y jouait Eli Cross, cinéaste excentrique en proie à un complexe divin, recueillant un jeune fugitif (Steve Railsback) recherché par la police pour en faire son cascadeur, et s’amusant à ses dépens à risquer sa vie durant le tournage de son film de guerre… Nouvelle performance humoristique brillante de Mr. O’Toole, qui décrocha de nouvelles nominations au Golden Globe et à l’Oscar du Meilleur Acteur. L’acteur fut tout aussi bon en 1981 dans Masada, mini-série télévisée de Boris Sagal retraçant l’histoire du fameux siège de la citadelle de Masada par les troupes romaines de Lucius Flavius Silva (O’Toole), siège débouchant sur le suicide collectif des Hébreux assiégés. Peter O’Toole fut nominé au Golden Globe et à l’Emmy Award pour son rôle dans cette épopée de très grande qualité. L’année suivante, O’Toole renoua avec sa veine comique en étant la vedette de My Favorite Year (Où est passée mon idole ?), comédie légère de Richard Benjamin. L’acteur s’inspire d’Errol Flynn pour camper Alan Swann, star déchue des films de cape et d’épée des années 1930 qui s’apprête à faire ses débuts à la télévision. Un has been doublé d’un ivrogne invétéré, brouillé avec sa fille, et qui connaît des attaques de panique quand il réalise qu’il va devoir jouer en direct. Le film vaut évidemment pour le numéro d’O'Toole, irrésistible quand il se met à hurler « Je ne suis pas un acteur, je suis une star de cinéma ! » ; et, accessoirement, il n’est pas interdit de penser que le comédien ose rire de ses angoisses et de ses échecs personnels avec grande classe. Il sera nominé pour la septième fois à l’Oscar du Meilleur Acteur, et pour la huitième fois au Golden Globe. En quelque sorte, ce fut là les adieux ironiques d’O'Toole aux rôles épiques de ses premières années. Mais l’acteur, de nouveau père à cinquante ans (un fils, Lorcan Patrick, né en 1983), n’abdiqua pas pour autant et fit encore quelques belles prestations pour le petit et le grand écran.

On citera quelques premiers rôles dans des films assez inégaux à la fin des années 1980, comme High Spirits (1988), une comédie de fantômes signée de son compatriote irlandais Neil Jordan ; si O’Toole est amusant en propriétaire désargenté d’un château forcément hanté, le film ne marqua guère les esprits. On signalera l’intéressant Les Ailes de la Renommée (1990) d’Otokar Votocek, une fantaisie plaisante où il est un écrivain assassiné en pleine gloire, qui se retrouve empêtré dans l’Au-delà avec son meurtrier. Le grand public se souvint surtout de la présence impeccable de Peter O’Toole dans Le Dernier Empereur, le film multi-oscarisé de Bernardo Bertolucci en 1987. Il y jouait Sir Reginald Johnston, tuteur et précepteur écossais du jeune empereur Puyi (John Lone) osant, à la demande de ce dernier, apporter la modernité dans la Cité Interdite. Irrésistible, qu’il apparaisse vêtu à la chinoise, en train d’arbitrer une partie de tennis ou de déambuler en vélo dans les murs de la Cité, O’Toole apporte l’indispensable caution « leanienne » du film. Et la relation filiale, subtilement décrite par Bertolucci, entre lui et le jeune empereur, est très touchante.
Les dernières décennies de Peter O’Toole resteront très actives, en dépit d’une santé de plus en plus fragile. Toujours partagé entre le théâtre (il jouera jusqu’en 1999), la télévision et le cinéma, Peter O’Toole suivit le parcours « classique » des grands comédiens britanniques qui, atteignant et dépassant la soixantaine, prêtent leur stature altière aux personnages historiques ou aux mentors vieillissants. On signalera notamment sa collaboration, à la télévision, avec le réalisateur canadien Christian Duguay qui lui offrit deux beaux rôles. Celui de l’Evêque Pierre Cauchon, instruisant le procès de Jeanne d’Arc (Leelee Sobieski) dans un téléfilm de 1999, qui vaudra à O’Toole de remporter un Emmy Award du Meilleur Second Rôle ; et, en 2003, O’Toole retrouva Duguay à la mise en scène du controversé Hitler : L’Ascension du Mal, où son rôle du Président Paul von Hindenburg vieillissant, remettant les rênes du pouvoir en Allemagne au dictateur en devenir joué par Robert Carlyle, lui vaudra une autre nomination à l’Emmy Award. Il manqua de peu de reprendre le rôle d’Albus Dumbledore dans les Harry Potter, après le décès de son vieil ami Richard Harris ; malgré le soutien officiel de la famille de ce dernier, les producteurs de la saga, prétextant la mauvaise santé d’O'Toole, offrirent le rôle à Michael Gambon. Une belle occasion manquée, mais O’Toole ne s’en laissait pas compter, surtout pas devant les soudains hommages cherchant à l’enterrer un peu trop vite… S’étant déjà fait tirer l’oreille pour accepter le titre de Sir Peter O’Toole par le Royaume d’Angleterre, le grand comédien renâcla également lorsque l’Académie des Oscars lui remit en 2003 un Oscar honorifique pour l’ensemble de sa carrière. Il écrivit avec humour aux responsables de la cérémonie qu’il était toujours prêt à remporter la précieuse statuette ! Mais il accepta quand même l’Oscar d’honneur.

Et, de fait, Peter O’Toole sut offrir quelques derniers grands moments de grâce dans ses dernières apparitions. Il joua Priam dans Troie (2004), le péplum épique de Wolfgang Petersen avec Brad Pitt en vedette ; cette reconstitution au goût du jour de l’Iliade d’Homère (et des autres textes antiques sur la Guerre de Troie), au demeurant plaisante, déçut, la faute sans doute aux exécutifs du studio Warner Bros. voulant un traitement très « politiquement correct » du récit, expurgé dans sa version cinéma de toutes les images trop violentes. Peter O’Toole sauve le film, lorsque Priam, le coeur brisé, vient réclamer à Achille (Pitt) le cadavre de son fils Hector (Eric Bana). En moins de quatre minutes, le grand roi réussit non seulement à émouvoir le coeur de pierre du bouillant Achille, mais aussi celui du spectateur. La marque des grands acteurs. En 2006, Peter O’Toole tint parole en décrochant son ultime nomination à l’Oscar du Meilleur Acteur, la huitième, pour Vénus. Cette comédie dramatique britannique, dûe à Roger Michell et au scénariste Hanif Kureishi, peut être considérée comme le chant du cygne de l’acteur. Il y tient le rôle très autobiographique de Maurice, un vieux comédien toujours persuadé d’être un séducteur, et qui tombe sous le charme de Jessie (Jodie Whitaker), la petite-nièce de son meilleur ami. Une curieuse relation d’amour-amitié se noue entre les deux êtres, le vieillard cherchant dans l’histoire à échapper à la triste réalité de son grand âge, victime d’un cancer de la prostate qui risque de le laisser impuissant s’il en réchappe… Tour à tour comique, touchant et pitoyable, Peter O’Toole se livre à travers le personnage. Et il peut, lors d’une très belle scène, déclarer son amour platonique à sa jeune amie en récitant l’un de ses chers sonnets de Shakespeare, le 18ème (« Te comparerai-je à une journée d’été ?…« ). Sa performance lui vaudra une pléthore de nominations, dont le Golden Globe du Meilleur Acteur.

Pour conclure sur une note plus joyeuse, on n’oubliera pas non plus sa savoureuse participation vocale au meilleur des films de Pixar, Ratatouille (2007), petit bijou de comédie dûe au réalisateur Brad Bird. O’Toole y prête sa voix inoubliable, en version originale, à l’atrabilaire critique gastronomique Anton Ego ; un « tueur en série » de réputations dans le milieu culinaire, qui voit d’un mauvais oeil le succès du jeune cuisinier Linguini, ignorant comme tout le monde que le brave garçon est « piloté » par Rémy, le petit rat fin gourmet. Le temps de quelques scènes mémorables, servi par des dialogues impeccables (« Je n’aime pas la nourriture, je la VENERE. Et si je ne l’aime pas… je ne l’avale pas.« ), O’Toole donne une couleur réjouissante à ce « Dracula » des restaurants, pas aussi méchant qu’on pourrait le croire pourtant. Touché par la grâce du talent culinaire de Rémy, Ego va se fendre d’une ultime critique, un superbe monologue sur les relations difficiles entre artistes et critiques, où le phrasé d’O'Toole sonne à merveille. L’acteur continuera à travailler à la télévision – notamment sept épisodes de la série historique à succès Les Tudors, où il joua le Pape Paul III – et au cinéma, sur des productions historiques de moindre importance. La maladie, malheureusement, le minait et l’épuisait ; après avoir fini ses scènes pour le film Katharine of Alexandria, sorti cette année, Peter O’Toole annonça sa retraite définitive en 2012, et s’éteignit dans son domicile londonien le 15 décembre dernier, avant d’être enterré dans sa terre natale du Connemara. Il restera le souvenir de ses pièces et de ses films, où sa haute stature fit merveille durant plus de cinquante années bien remplies. Et un héritage spirituel indéniable chez les jeunes acteurs britanniques parmi les plus doués, profondément marqués par son jeu : on citera ainsi Tom Hiddleston, qui dans Cheval de Guerre de Steven Spielberg (admirateur numéro 1 de Lawrence d’Arabie) campe un officier de cavalerie très inspiré par les personnages de Peter O’Toole ; et Michael Fassbender, compatriote irlandais de l’acteur, qui incarne un androïde obnubilé par Lawrence, au début de Prometheus de Ridley Scott, au point de reproduire son apparence et son phrasé à la perfection !
Quant à nous, nous saluerons avec respect et sympathie le départ de Peter O’Toole vers un monde meilleur. Au vu du document ci-dessous, datant de 2000, on ne peut s’empêcher d’imaginer que celui-ci a dû retrouver son vieux copain Richard Harris. Le Paradis doit être un peu plus joyeux depuis quelques semaines. Vive l’Irlande, son rugby, ses chants, sa bière et ses grands acteurs ivres. Ah, voir Lawrence d’Arabie tacler Marc Aurèle… Un bonheur EPIQUE !!

Lien vers le site ImdB, pour la filmographie intégrale de Peter O’Toole :
http://www.imdb.com/name/nm0000564/
Ludovic Fauchier.