Archives pour juin 2014

La musique de Clint – JERSEY BOYS (et autres films)

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JERSEY BOYS, de Clint Eastwood

L’histoire :

L’histoire de Frankie Valli et de son groupe, The Four Seasons, commence en 1951. Frankie Castelluccio (John Lloyd Young) a 16 ans ; apprenti barbier à Belleville, New Jersey, il joue dans un groupe avec son meilleur ami, Tommy DeVito (Vincent Piazza). Sûr de lui et grande gueule, Tommy entraîne Frankie dans ses combines. Pour un braquage mal organisé, Frankie échappe de justesse à la prison en raison de son jeune âge, et Tommy passe six mois derrière les barreaux. Une fois ce dernier sorti de prison, lui, Frankie et Nick Massi (Michael Lomenda) décident de poursuivre dans la chanson, aidés en cela par la voix exceptionnelle de Frankie… ainsi que par le soutien du « protecteur » local, Gyp De Carlo (Christopher Walken), qui aime leur musique. Ayant changé son nom en Frankie Valli, Frankie épouse Mary Delgado (Renée Marino), qu’il a rencontré dans un bar. Le trio, dont le groupe change en permanence de nom, rencontre en 1959 un compositeur surdoué de 17 ans, Bob Gaudio (Erich Bergen). Les quatre hommes trouveront le nom définitif de leur groupe au sortir d’un bowling. Après des débuts difficiles avec leur nouveau producteur, Bob Crewe (Mike Doyle), les Four Seasons enchaînent les hits. Mais les tensions naissent, alimentées par le comportement de Tommy, lourdement endetté auprès d’ »associés » dangereux…

 

Jersey Boys

La critique :

Clint Eastwood, avec une régularité de métronome, continue d’ignorer la retraite (84 ans depuis le 31 mai dernier !) et enchaîne les tournages, ajoutant à une filmographie déjà phénoménale un petit (avant) dernier. Jersey Boys est en effet son 33ème long-métrage comme réalisateur, et il a déjà amorcé la post-production du suivant, American Sniper, avec Bradley Cooper. Un tel rythme impressionne… et inquiète aussi, un peu. On ne peut pas s’empêcher de penser que l’acteur-cinéaste est parfaitement conscient du peu de temps qu’il lui reste à vivre sur cette Terre, et qu’il tient à finir dans les temps une œuvre impressionnante, tant par sa régularité que sa qualité. Pardonnez-moi cette réflexion aux airs d’enterrement prématuré, mais il n’échappe à personne que Clint sait qu’il ne sera bientôt plus là, et, qu’à travers ses films, il fait aussi le bilan de sa vie. Même une comédie musicale (terme erroné s’il en est) comme Jersey Boys, sur un sujet classique (l’ascension et la rupture d’un groupe de jeunes gens venus d’un milieu modeste), se situe à sa façon dans la lignée des précédents films du réalisateur de Million Dollar Baby, toujours prêt à regarder la Grande Faucheuse droit dans les yeux… et si possible, caméra en main !

La sortie de Jersey Boys offre ici l’occasion de revenir sur un thème cher au cœur de Clint Eastwood : l’univers de la musique. On le sait passionné de jazz depuis toujours, et il n’a échappé à personne qu’il a développé, au travers des films qu’il a réalisé, un lien particulier avec le son et les ambiances musicales propres à la culture américaine. Bien après avoir poussé la chansonnette dans Paint Your Wagon (La Kermesse de l’Ouest), Clint s’est souvent servi de ses films pour transmettre sa passion. Celle-ci a souvent surgi de façon inattendue dans plusieurs de ses longs-métrages : voir par exemple l’inoubliable Big Fran’s Baby qui devient le thème principal d’Un Monde Parfait, lié à l’enfance du héros (Kevin Costner en alter ego du cinéaste), ou ce détour dans une boîte de jazz dans Sur la Route de Madison, qui nous permet d’apprécier le talent du fiston Kyle Eastwood, devenu un jazzman de renommée mondiale ! Avant d’en venir à Jersey Boys, voici la  »playlist » des films musicaux de l’ami Clint. 

 

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PLAY MISTY FOR ME (UN FRISSON DANS LA NUIT, 1971)

Première réalisation de Clint Eastwood, qui joue ici le rôle de Dave Garver, un disc-jockey animant les heures nocturnes de sa station de radio, située à Carmel-by-the-Sea. Un DJ charmeur, qui, bien qu’ayant une tendre relation avec Tobie (Donna Mills), ne se prive pas de quelques « écarts »… Comme de passer la nuit avec une admiratrice, Evelyn Draper (Jessica Walter), qui lui demande chaque soir de jouer Misty, langoureux morceau jazz d’Erroll Garner. Cela ne poserait aucun problème à Dave, sauf que l’aventure d’une nuit tourne au cauchemar. Evelyn le harcèle, persuadée qu’ils ne peuvent vivre l’un sans l’autre ; et quand Dave l’éconduit, le drame éclate…

Play Misty for me est un solide thriller, « à la Hitchcock », dont l’originalité tient à son ambiance musicale permanente. Parfois formellement maladroit, pardonnable dans ses défauts puisqu’il s’agissait du tout premier film réalisé par Clint, Play Misty fut en tout les cas l’occasion parfaite pour celui-ci de révéler au public sa passion de la musique jazz. Dans ce thriller qui préfigure l’histoire de Liaison Fatale, Eastwood se permet de nombreuses « déviations » musicales qui donnent au film un charme particulier. Outre l’entêtante présence de la musique de Garner qui devient le signal de la présence du danger, représenté par une femme gravement perturbée (excellente Jessica Harper), on sort du cadre du thriller pur pour s’aventurer dans des passages entièrement « musicalisés ». Comme cette séquence de promenade amoureuse dans les bois et sur la plage de Carmel, entre Clint et Donna Mills, sur l’air de la balade de Roberta Flack, The First Time Ever I Saw Your Face. Et, le travail de son personnage aidant, Clint détourne aussi son film, dans une longue pause située durant le Festival de Jazz de Monterey. L’occasion pour le jeune cinéaste de filmer quelques-uns de ses héros musicaux : Johnny Otis, Cannonball Adderley et Joe Zawinul, des Weather Report. Sont également cités dans cette séquence Woody Herman, Joe Williams et le légendaire Duke Ellington. Un bon départ pour Clint, qui mettra sa passion de côté pendant quelques films avant d’y revenir une décennie plus tard.

 

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HONKYTONK MAN (1982) 

Clint Eastwood joue ici le rôle de Red Stovall, un chanteur et compositeur de country qui fait la tournée des « beuglants » (« honkytonks »), et n’a jamais percé dans son métier. On est en pleine Grande Dépression, et Red a enfin l’occasion de décrocher le succès : il doit se rendre à Memphis, Tennessee, pour auditionner au Grand Ole Opry, le temple de la musique country. Encore faut-il pour cela arriver à temps, à bord de sa Lincoln… Red emmène avec lui son jeune neveu Whit (Kyle Eastwood), qui va devenir son complice, et fait aussi la route avec le grand-père du gamin (John McIntire) et une gamine un peu folle (Alexa Kenin). Au fil des aventures dérisoires qui les attendent sur la route, Whit apprend à grandir et comprend que son oncle se meurt de la tuberculose, qu’il ne peut soigner…

Certainement l’une des plus belles réussites d’Eastwood, toute périodes confondues. Honkytonk Man avait, à l’époque, complètement pris à contrepied ceux qui ne voyaient en Clint qu’un flingueur taciturne. Avec la simplicité de style qui fait la force des plus grands (on pense énormément à John Ford, le film retrouvant l’ambiance des Raisins de la Colère situé à la même époque de crise aux USA), Clint Eastwood se permet pour la première fois d’aborder directement le monde de la musique américaine, baignant ici intégralementdans l’ambiance de la country. C’est l’occasion aussi pour le cinéaste-acteur de filmer des thèmes qui lui sont chers : les relations filiales, la transmission d’un savoir et la douloureuse agonie d’un personnage central porté sur l’autodestruction. La bonne humeur du duo formé par Clint et son fils Kyle adoucit la tristesse d’un finale poignant. Rétrospectivement, on se rendra compte que ce chef-d’oeuvre souvent oublié allait préfigurer Bird et Jersey Boys.

 

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BIRD (1988)

Un très grand film qui fait le saut entre différentes époques de la vie de Charlie « Yardbird » Parker (Forest Whitaker). Nous suivons ici l’inventeur du be-bop, dans son enfance difficile à Kansas City, sa relation avec ses amis Dizzy Gillespie (Samuel E. Wright) et Red Rodney (Michael Zelniker), et son histoire d’amour avec sa femme, Chan (Diane Venora). Une vie qui finira en tragédie, par la mort de Parker à l’âge de 34 ans, d’une overdose…

Autre très grand film de Clint Eastwood sur une figure révolutionnaire de la musique jazz, Bird a définitivement contribué à asseoir la réputation d’Eastwood comme cinéaste de tout premier plan. C’est aussi certainement son film le moins « accessible » aux néophytes, sa construction très particulière pouvant rebuter le spectateur habitué à des œuvres plus linéaires. Le scénario, dense et passionnant, de Joel Oliansky adopte en effet la structure même du jazz de Charlie Parker : un récit basculant sans cesse du passé au présent, ainsi construit selon les principes du be-bop, mode d’expression favori du personnage central. Une narration audacieuse, adaptée au sujet, et qui nous fait entrer dans la psyché perturbée du grand musicien, magnifiquement interprété par Forest Whitaker. Bird n’épargne pas le spectateur en décrivant la déchéance du musicien, ceci tout en livrant un regard lucide sur le monde du jazz des années 1940-50, qui, grâce à des gens comme Parker, sortait peu à peu du cloisonnement.

 

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MINUIT DANS LE JARDIN DU BIEN ET DU MAL (1997)

Quand le journaliste John Kelso (John Cusack) débarque de New York pour faire un article sur Jim Williams (Kevin Spacey), antiquaire réputé de Savannah, en Géorgie, il n’imagine pas une seconde mettre les pieds dans un drôle d’univers… A peine a-t-il découvert les habitants de la ville, qui semblent tous avoir un sacré grain de folie, qu’il apprend que Williams a tué son amant, Billy Hanson (Jude Law). Un procès retentissant va dévoiler les secrets de « l’irréprochable » gentleman, et Kelso, flairant l’article à succès, décide de rester en ville. Il faut dire que la présence de la jolie Mandy (Allison Eastwood) a de quoi le persuader. La rencontre avec un travesti extravagant, Lady Chablis (dans son propre rôle), l’omniprésence du vaudou et la musique de Johnny Mercer, parolier, chanteur et compositeur légendaire, vont contribuer à rendre le séjour de John vraiment unique…

Film imparfait, au rythme nonchalant collant bien à la personnalité de son metteur en scène, Minuit dans le Jardin du Bien et du Mal est un véritable OVNI dans la filmographie d’Eastwood. Impossible en effet de lui donner un genre spécifique ! Le film est à la fois une comédie, un drame, un film romantique, un thriller judiciaire, un film fantastique… le tout sans jamais suivre la ligne stricte de ces genres très différents. S’il souffre parfois de ce déséquilibre, Minuit… n’ennuie en tout cas jamais. L’ambiance unique de la petite ville sudiste de Savannah y est sans doute pour beaucoup, de même que la musique. Eastwood a veillé à imprégner l’ensemble du film de l’esprit des créations du grand Johnny Mercer (auteur de classiques immortels comme Moon River ou That Old Black Magic), dont le sublime Skylark interprété par K.D. Lang ouvre le film. La sortie du film a permis à l’époque de redécouvrir  les standards de Mercer, interprétés par la crème de la crème : K.D. Lang, Cassandra Wilson, Brad Mehldau, Diana Krall, Tony Bennett, Joshua Redman, pour ne citer que ceux-là… Kevin Spacey vient y chrooner à merveille That Old Black Magic, tandis que Clint et sa fille Allison viennent y pousser joliment la chansonnette. Cette dernière susurre un langoureux Come Rain Or Come Shine (qu’elle interprète dans le film), tandis que son illustre paternel swingue à merveille sur Ac-cent-tchuate The Positive, qui illustre à merveille sa philosophie de la vie !

 

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PIANO BLUES (2003)

Une « récréation » pour Clint Eastwood, qui, entre deux gifles magistrales (Mystic River et Million Dollar Baby), tourne cet épisode de la série documentaire The Blues créée par Martin Scorsese, explorant les racines des différentes facettes de la musique américaine. Le réalisateur de Bird n’allait évidemment pas laisser passer cette chance de parler de sa passion ! Et il est en grande compagnie : il interviewe des maîtres du blues et du jazz, comme Dave Brubeck, Doctor John, Pinetop Perkins Marcia Ball… Les mânes de Fats Waller, Fats Domino, Duke Ellington, Art Tatum, Oscar Peterson et bien d’autres sont aussi présents, via des extraits d’archives sélectionnées par le réalisateur. Avec en prime, comme co-présentateur, le grand Ray Charles dans une de ses dernières apparitions filmées avant sa mort. Ses conversations avec Clint, et leur numéro de duettistes au piano, sont irrésistibles.

 

Jersey Boys 02

Jersey Boys poursuit (et conclut ?) en beauté la filmographie musicale de Clint Eastwood. Il ne s’agissait pas, à l’origine, d’un projet personnel du réalisateur. Celui-ci avait tenté de mettre en scène une nouvelle version d’Une Etoile est née. Rappelons que le film original de George Cukor, sorti en 1954, fut la première grande « tragédie » musicale apparue à une époque où les films musicaux hollywoodiens étaient invariablement joyeux et optimistes. On devine ce qui avait intéressé Clint Eastwood dans l’histoire originelle : l’autodestruction dans l’alcool, jusqu’au suicide, d’une gloire vieillissante de l’écran (James Mason) supplanté par sa muse et épouse (Judy Garland)…  Le film d’Eastwood aurait transposé la même situation dans l’univers du jazz, et le réalisateur de Million Dollar Baby avait contacté Tom Cruise et Beyoncé pour les premiers rôles. Le projet n’aboutit pas. Heureusement, Eastwood ne s’est pas laissé abattre et a finalement décidé d’adapter Jersey Boys, une pièce musicale à succès de Broadway, écrite par Marshall Brickman, célèbre co-auteur des meilleurs Woody Allen (Annie Hall et Manhattan, notamment). Cela a été l’occasion pour Eastwood de poursuivre son exploration de la musique américaine et de ses héros méconnus. A la vision du film, on comprend la cohérence de la démarche du cinéaste, qui, après la country (Honkytonk Man) et le jazz (Bird), s’attaque ici à l’univers de la pop rock des années 1960. Relativement méconnus de ce côté de l’Atlantique, Frankie Valli and the Four Seasons ont fait partie de cette grande décennie riche en classiques « rétro ». Valli, un drôle de petit bonhomme à la voix haut perchée, est resté lié à ce groupe à l’existence très chaotique, dont quelques standards nous sont quand même familiers. On leur doit, entre autres, le classique Can’t Take My Eyes Off You (« You’re just to good to be true…« . Robert De Niro et Christopher Walken chantaient ce tube dans une séquence mémorable du Voyage au bout de l’Enfer de Cimino) et December, 1963 (Oh, What a night), arrivé en pleine vague disco, et qui fut « remaké » (hélas) chez nous par Claude François (Cette année-là). En solo ou avec les Four Seasons, Valli a dû une grande partie de son succès au travail « dans l’ombre » de l’autre vétéran du groupe, le compositeur-parolier Bob Gaudio.

Ces précisions sont nécessaires pour bien comprendre le parcours de Valli, Gaudio et des deux autres fondateurs du groupe, Tommy DeVito et Nick Massi. Quoi qu’il en soit, le résultat procure, à la fin de la projection, une joie permanente. Certes, l’histoire de la success story, de la rupture et des drames au sein du groupe demeure très classique, mais on sent qu’Eastwood a pris un plaisir immense à faire un vrai film musical « à l’ancienne », se permettant même de conclure sur un numéro final digne des grands classiques hollywoodiens. Mais avant d’en arriver là, il y aura eu des heurts et des pleurs… L’habileté de l’écriture de Brickman et Rick Elice, respectée par Eastwood, fait que le film glisse en douceur du rire des débuts (un cambriolage calamiteux commis par nos apprentis chanteurs, un peu loubards mais pas trop…) à une tristesse absolue au final. Car la vieille ennemie d’Eastwood, la Grande Faucheuse, rôde toujours, comme elle rôdait dans Honkytonk Man et Bird… ici, elle frappera une personne la propre fille de Frankie Valli. On retrouve ici une hantise propre au cinéaste, qui, ces dernières années, a souvent décrit des relations père-fille parfois maladroites (comme dans l’inégal Les Pleins Pouvoirs ou dans True Crime / Jugé Coupable) mais toujours touchantes (revoir évidemment Million Dollar Baby ou Trouble with the Curve / Une Nouvelle Chance). Le chagrin et le deuil, Valli saura les sublimer dans le film grâce au travail (la valeur sacrée que défend Gaudio, dans le film), et qui aboutira à une belle déclaration d’amour cachée dans la chanson Can’t Take My Eyes Off You.

Cohérent avec l’œuvre eastwoodienne, le film l’est aussi dans la description des relations, tantôt amicales, tantôt conflictuelles, qui unissent les quatre garçons de la bande ; Eastwood bénéficie ici de la dynamique créée par les comédiens, qui reprennent les rôles qu’ils interprétaient sur scène. Ces ambiances de groupe, le réalisateur a su bien les exploiter, faisant des Four Seasons les continuateurs des autres « films de groupe » d’Eastwood, comme les Space Cowboys ou les soldats de Mémoires de nos pères. Et il n’est pas interdit de penser qu’à l’instar de ces derniers, les membres des Four Seasons affichent des traits de caractères proches de la personnalité d’Eastwood : Nick, tenaillé par un grave manque de confiance en lui, et qui commence à s’abîmer dans l’alcool ; Bob, consciencieux, travailleur infatigable… et un poil carriériste et arrogant ; Tommy, bad boy avec un bon fond, mais macho, narcissique et tête brûlée ; et Frankie, la star malgré lui qui s’affirme peu à peu, mais perd beaucoup dans l’histoire (la mort de sa fille, et, autre thème récurrent d’Eastwood, la rupture conjugale inévitable). Les quatre « cavaliers » se rassembleront une dernière fois pour délivrer, au spectateur, un message dont on ne peut s’empêcher de penser qu’il est le testament de Clint Eastwood*.

* je sais, je m’avance un peu, là. Tout le monde sait que Clint ne meurt jamais ! L.F.

 

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ci-dessus : les véritables Four Seasons interprètent un de leurs plus grands hits, Big Girls don’t cry.

 

Cette gravité qui, peu à peu, s’empare de Jersey Boys n’empêche heureusement pas le film de rester par ailleurs ludique et joyeux. Grand gentleman, Clint Eastwood sait bien qu’il ne faut jamais ennuyer le spectateur, quand bien même la Mort s’invite à la fête. De ce point de vue-là, le film cultive une nostalgie amusée, passant par un jeu permanent avec le spectateur. C’est même le tout premier film d’Eastwood qui ose briser le « quatrième mur », les personnages apostrophant le spectateur, face caméra. Une méthode familière aux connaisseurs d’un certain film de Martin Scorsese qui usait (et abusait) de cette pratique. Il s’agit bien sûr de Goodfellas (Les Affranchis), auquel Eastwood ne peut manquer de se référencer pour des raisons historiques compréhensibles. Frankie Valli, Tommy DeVito et leurs compères ont plus d’une fois croisé la route de l’acteur Joe Pesci, oscarisé pour son rôle dans Goodfellas : il y jouait un mafieux très irascible du nom de… Tommy DeVito, hommage probable à son ami musicien ! Et nous voyons naturellement le jeune Joe Pesci (ici joué par Joey Russo) présenter Bob Gaudio à ses futurs collègues. Eastwood se permet même de glisser la fameuse réplique  »funny how ? » emblématique de Goodfellas. La private joke ne sera remarquée que par les incurables cinéphiles ! Pour ajouter à la bonne humeur, on saluera les dialogues de Brickman, typiques de l’humour que celui-ci affichait chez Woody Allen. Comme cet aparté tout en understatement, du jeune Gaudio au spectateur, au sujet du très gay producteur Bob Crewe : « Vous savez, à l’époque, on disait que Liberace était juste extravagant ! ». Rajoutons aussi d’autres moments savoureux liés à la création des chansons les plus célèbres du groupe : c’est en regardant Ace in the Hole (Le Gouffre aux Chimères), classique acide de Billy Wilder avec Kirk Douglas, que les Seasons trouvent l’idée de Big Girls don’t cry ; quant à December, 1963 (Oh, What a night), Eastwood nous en montrera l’inspiration : le dépucelage de Bob Gaudio, le cadet du groupe, par une ravissante demoiselle. Clint évite le scabreux de la situation, jouant à merveille la carte de l’humour… et assume ainsi toujours, à un âge canonique, une certaine verdeur coquine ! Au passage, il se permettra même un savoureux caméo télévisuel, via un épisode de Rawhide présent au détour d’une scène. Nostalgie, toujours…

J’ai gardé le meilleur pour la fin avec la présence toujours bénéfique du grand Christopher Walken, toujours bon pied bon œil, et irrésistible en « parrain » mélomane. L’acteur de Voyage au bout de l’Enfer, remarquable danseur depuis toujours, ne pouvait pas ne pas se permettre un petit pas de danse dans le feu d’artifice final. Et rien que pour cela, on pardonnera à Jersey Boys quelques menues faiblesses techniques (une incrustation numérique ratée d’une scène de voiture, des maquillages vieillissants un peu trop évidents). Clint Eastwood, pour le bonheur et les larmes de la musique, a su compléter idéalement la démarche entamée avec Honkytonk Man et poursuivie avec Bird.

 

Ludovic Fauchier, melomonomaniac.

 

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ci-dessus : Weapon of Choice des Fatboy Slim, mis en images par Spike Jonze… légèrement hors sujet avec ce texte, mais Christopher Walken est absolument irrésistible !

 

La fiche technique :

Réalisé par Clint Eastwood ; scénario de Marshall Brickman et Rick Elice, d’après leur comédie musicale et leur livret ; produit par Clint Eastwood, Tim Headington, Graham King et Robert Lorenz ; producteurs exécutifs : Bob Gaudio, Tim Moore, Jeff Packer, Brett Ratner et Frankie Valli (Malpaso / GK Productions / Ratpac-Dune Entertainment / Warner Bros. Pictures)

Chansons originales de Bob Gaudio, paroles de Bob Crewe ; photographie : Tom Stern ; montage : Joel Cox et Gary D. Roach

Décors : James J. Murakami ; direction artistique : Patrick M. Sullivan Jr. ; costumes : Deborah Hopper

Distribution : Warner Bros. Pictures 

Durée : 2 heures 14 

Caméras : Arri Alexa XT

Aux disparus du printemps 2014…

Bonjour, chers amis neurotypiques !

Comme à l’habitude (hélas) prise en ces pages, ce texte est un petit hommage à des personnalités liées au monde du cinéma qui nous ont quitté ces trois derniers mois.

Aux héros oubliés 2014... H.R. Giger

Peintre, sculpteur, réalisateur, illustrateur, graphiste, le suisse H.R. Giger nous a quitté le 12 mai 2014, à l’âge de 74 ans. S’il ne travailla qu’épisodiquement dans le milieu du cinéma, son nom reste indissociable d’une des plus belles (et horribles) créatures du cinéma de science-fiction et d’horreur : l’Alien originel, star du film de Ridley Scott qui traumatisa les spectateurs de 1979. Le monstre protéiforme, qui hante pour toujours les coursives du vaisseau Nostromo, devait tout de son aspect aux étranges œuvres de Giger, qui s’impliqua totalement dans le projet, et fut justement récompensé d’un Oscar des Meilleurs Effets Spéciaux en 1980.

Hans Ruedolf (ou Ruedi) Giger naquit à Coire, en Suisse, le 5 mai 1940. Ce fils d’un pharmacien se prit de passion pour la peinture et l’art dès sa jeunesse, et y trouva l’exutoire nécessaire de ses cauchemars. Depuis l’enfance, en effet, Giger souffrait de terreurs nocturnes ; lui qui vécut dans une « petite maison presque sans fenêtres » voyait dans ses mauvais rêves les mêmes images répétées de machines, de trains fusionnés avec des organes ou de la peau animale ou humanoïde… L’étude de la peinture, de l’architecture et du dessin industriel à l’Ecole des Arts Appliqués de Zurich, de 1962 à 1970, lui permettra de développer son talent. Son œuvre, essentiellement qualifiée de « surréaliste », fut grandement inspirée par des artistes tels que Jérôme Bosch, Francisco Goya, Gustave Moreau, Hector Guimard, Ernst Fuchs, Salvador Dali ou Hans Bellmer. Dans les années 1970, Giger devint vite un nom familier dans le monde artistique. Ses peintures à l’aérographe, chargées de sexualité, « branchées » sur son inconscient, dégageaient un sentiment indéfinissable, un mélange de fascination et de répulsion. Le métallique et l’organique s’y entremêlaient en permanence, dans des univers industriels glaçants, où il était impossible de séparer les corps et les machines. Giger inventera, pour qualifier son univers, un terme devenu familier à tous les amateurs de science-fiction et de technologie : la « biomécanique ».

Le travail d’un artiste aussi singulier attirera l’attention d’un confrère tout aussi « allumé », le chilien Alejandro Jodorowsky, qui vers 1975 se lança dans un projet fou : l’adaptation du roman de Frank Herbert, Dune. Pour réaliser et rendre crédible cette épopée de science-fiction, Jodorowsky s’était entouré de personnalités très colorées. Dan O’Bannon à la réalisation des effets visuels, Jean « Moebius » Giraud et Chris Foss pour le production design des costumes et décors extra-terrestres, Salvador Dali prêt à jouer le rôle de l’Empereur Shaddam IV… Giger se joindrait à l’aventure pour créer d’inquiétantes machines comme la « Chaise Capo » du Baron Harkonnen, le grand méchant de l’histoire. Comme on le sait, Jodorowsky ne put mener son film à terme, et le « Dune de Jodorowsky » devint le plus célèbre des films morts-nés. Moebius affirma même (sans preuve formelle toutefois) que George Lucas y « emprunta » quelques idées conceptuelles pour son Star Wars

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ci-dessus : , dans Alien. Kane (John Hurt), Dallas (Tom Skerritt) et Lambert (Veronica Cartwright) découvrent le « Space Jockey » fossilisé. H.R. Giger a conçu et réalisé le décor. Joyeuse ambiance…

Quoi qu’il en soit, le succès du film de Lucas encouragea les studios américains à se lancer dans la production de films de science-fiction. O’Bannon, inspiré par ses souvenirs de vieilles séries B, proposa un certain Star Beast à la 20th Century Fox : une histoire archi-rebattue d’un monstre extra-terrestre attaquant l’équipage d’un vaisseau spatial… à cette différence près qu’O'Bannon voulait que Giger élabore un monstre biomécanique jamais vu. Le script d’O'Bannon et Ronald Shusett tomba dans les mains de Walter Hill, lequel engagea un jeune réalisateur anglais très prometteur, Ridley Scott. Lui-même ancien étudiant en arts, Scott, particulièrement impressionné par la peinture Necronom IV de Giger, insista pour que ce dernier, avec les « anciens de Dune » Moebius et Chris Foss (ainsi que Ron Cobb), élabore le monde mystérieux du film, rebaptisé Alien. A charge pour Giger de peindre et réaliser en pied tout les éléments extra-terrestres du film : le paysage cauchemardesque de la planète, le vaisseau spatial abandonné, les intérieurs de celui-ci, le pilote « Space Jockey » fossilisé, les œufs… et bien sûr, les différents stades de développement de la créature : parasite « Face Hugger » agrippé au visage de l’astronaute Kane (John Hurt), nouveau-né « Chest Burster » vedette d’une scène de repas traumatisante, et l’Alien adulte, dans toute sa splendeur. Une créature que le réalisateur dissimula dans l’ombre, rendant sa présence à la fois indiscernable, un mélange d’humain, de machine, d’insecte et de reptile que le spectateur de l’époque ne pouvait restituer dans son ensemble. Giger, qui avait travaillé d’arrache-pied dans la production de ce classique, obtint un Oscar en 1980.

Le succès ne montera cependant pas à la tête du « roi de la biomécanique » qui gardera une méfiance légitime vis-à-vis des promesses du système hollywoodien. Au vu des quelques films fantastiques sur lesquels il travaillera, on peut le comprendre. Pour le médiocre Poltergeist II, il créera un affreux « Ver Spectral » prenant possession du père de famille (Craig T. Nelson). Il créera aussi la belle et mortelle extra-terrestre SIL, jouée par la sculpturale Natasha Henstridge dans Species (La Mutante), une série B de 1995 qui serait oubliable sans les métamorphoses de la belle en prédatrice biomécanique. On fera l’impasse sur une suite catastrophique qui confirmera l’aversion de Giger pour les studios d’effets spéciaux américains, incapables de comprendre sa démarche. La saga Alien se poursuivra sans lui, ou presque ; James Cameron remaniera de fond en comble ses designs pour le second film, pour lequel il ne sera pas consulté. Pour Alien 3, d’un tout jeune réalisateur nommé David Fincher, il sera de nouveau contacté, élaborant le nouveau design de l’Alien, désormais quadrupède et débarrassé de ses tuyères dorsales. Giger sera complètement oublié au générique du Alien : La Résurrection de Jean-Pierre Jeunet, n’ayant plus grand-chose à voir avec le film original (et ne parlons des Alien Vs. Predator…). Heureusement, Ridley Scott n’oublia pas sa contribution pour Prometheus, la « vraie-fausse préquelle » d’Alien. Le cinéaste réutilisera, avec l’accord de Giger, les concepts du vaisseau abandonné et du Space Jockey. Giger élabora aussi les inquiétantes fresques murales découvertes par les explorateurs, et le visage humanoïde géant veillant sur une inquiétante et familière cargaison… En dehors de ces films, signalons aussi la contribution de Giger à des œuvres très hétéroclites : une superbe affiche pour un très Z Future-Kill en 1985, le concept visuel des effrayantes créatures et l’affiche du film d’animation japonais Tokyo : The Last Megalopolis en 1988, le design rejeté de la Batmobile de Batman Forever en 1995, et les monstres vedette du film allemand de 1996 Killer Condom - des préservatifs maléfiques mangeurs de pénis ! Dommage, par contre, que Giger ait manqué sa collaboration avec deux cinéastes dérangeants qui semblaient pourtant faits pour lui : David Lynch, dont il admirait Eraserhead, gardera quelques traces de ses travaux pour son Dune raté, d’où cependant la « touche Giger » planait dans les séquences mettant en avant les immondes Harkonnen. Et David Cronenberg s’inspirera largement de ses œuvres pour les dérangeantes métamorphoses de son halluciné Vidéodrome, marqué au sceau du biomécanique dont H.R. Giger fut le prophète.

Aux héros oubliés 2014... Bob Hoskins

Le 29 avril 2014, Roger Rabbit a pleuré le décès de Bob Hoskins (1942-2014), connu du monde entier pour avoir interprété le bougon détective Eddie Valiant, héros du Qui veut la peau de Roger Rabbit, le « cartoon – Film Noir » de Robert Zemeckis…

Un comédien venu d’Angleterre parmi les plus attachants et les plus reconnaissables qui soient, avec son physique trapu, tout en rondeur bonhomme, Bob Hoskins avait beaucoup bourlingué avant de devenir acteur. Petit-fils d’une grand-mère gitane, né dans le Suffolk mais Londonien dès sa petite enfance, Bob Hoskins (de son vrai nom Robert William Hoskins Jr.) quitta l’école à 15 ans pour commencer à travailler. Pour gagner sa vie, il fut ainsi tour à tour portier, chauffeur routier, nettoyeur de vitres, et commença des études de comptable qu’il ne finit jamais. A 25 ans, il partit travailler volontairement en Israël dans un kibboutz, et fut même un temps conducteur de chameaux en Syrie ! Revenu au pays, il commença sa carrière d’acteur en 1968 au Victoria Theatre de Stoke-on-Trent ; l’année suivante, il fut retenu à l’Unity Theatre de Londres, presque par hasard (il attendait au pub du théâtre que son ami finisse son audition, quand on lui donna un script pour passer sur scène…), et révéla aux directeurs de l’Unity un réel talent de comédien. Remarqué sur les planches, Hoskins en vint évidemment à venir à la télévision et au cinéma britannique, dès 1972, pour des petits rôles. Il se fit connaître du public anglais en 1975, en jouant Alf, un déménageur illettré, dans la série On the Move. Premier succès qui en appellera d’autres, bientôt suivis d’une belle série de récompenses et de nominations. Il obtint sa première nomination aux BAFTA Awards en 1978 pour la mini-série Pennies from Heaven, où il jouait Arthur Parker, un mari adultère. En 1980, Hoskins obtint les louanges des critiques pour son interprétation d’Harold Shand, un caïd en quête de respectabilité, dans The Long Good Friday (ou Racket, en français : Du Sang sur la Tamise), un solide polar britannique dû à John McKenzie. Toujours avec McKenzie, Hoskins tournera en 1983 The Honorary Consul, qui lui valut une autre nomination aux BAFTA.

Au milieu des années 1980, la carrière de Bob Hoskins connut un bond phénoménal ; capable aussi bien de jouer les personnages comiques (son physique l’y prédisposait) que des personnages antipathiques, voire carrément inquiétants, Hoskins va multiplier avec succès les rôles au cinéma et à la télévision, aussi bien dans son pays qu’aux USA où des réalisateurs prestigieux l’ont remarqué. On le vit ainsi dans le luxueux (et surchargé) Cotton Club de Francis Ford Coppola, où il était excellent dans le rôle d’Owney Madden, le patron truand du mythique night-club de Harlem ; il fut un Benito Mussolini convaincant dans La Chute de Mussolini à la télévision, aux côtés de Susan Sarandon et Anthony Hopkins ; les amateurs du Brazil de Terry Gilliam se souviennent quant à eux de Spoor, le plombier grossier qui finit littéralement « emmerdé » par Robert De Niro.

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ci-dessus : Bob Hoskins, alias Eddie Valiant dans Qui veut la peau de Roger Rabbit, détective chanteur et exterminateur de fouines !

Le tournant de la carrière cinéma de Bob Hoskins eut lieu en 1986, lorsqu’il joua le rôle principal de Mona Lisa, un film noir de Neil Jordan. Hoskins y incarnait George, un petit truand sans envergure, sorti de prison, qui accepte de devenir le chauffeur d’une superbe call-girl (Cathy Tyson) pour le compte de son ancien patron (Michael Caine). Une improbable amitié se nouant entre la belle et le chauffeur, ce dernier va l’aider à ses risques et périls. Superbe interprétation d’Hoskins en malfrat touché par l’amour, et pour laquelle l’acteur obtiendra une flopée de récompenses internationales, dont le BAFTA et le Golden Globe du Meilleur Acteur, le Prix d’Interprétation à Cannes et une nomination à l’Oscar. Hoskins manquera in extremis le rôle d’Al Capone dans Les Incorruptibles (1987) de Brian DePalma, la faute aux volte-faces de Robert De Niro qui abandonna un temps le rôle avant de changer d’avis. S’étant vu remettre un chèque de dédommagement de 20 000 Livres, Hoskins appela DePalma pour lui demander s’il n’avait pas d’autres films pour lesquels il ne voulait pas le voir jouer ! Cet incident digéré, Hoskins accepta de jouer dans un autre polar bien inclassable, le fameux Roger Rabbit de Robert Zemeckis, coproduit par les studios Disney et Steven Spielberg. Zemeckis le préféra à des stars plus « bankables » (notamment Bill Murray), trouvant en Hoskins un côté « cartoon vivant » parfaitement approprié. Il y jouait Eddie Valiant, un privé minable et alcoolique, spécialisé dans les affaires privées des stars les plus ingérables de Hollywood : les Toons – Bugs Bunny, Mickey Mouse et compagnie ! Les intrigues sentimentales de la pulpeuse Jessica Rabbit affectant le jeu de son époux, l’irrésistible Roger, Eddie se retrouve embarqué dans une sale affaire orchestrée par un juge démoniaque (Christopher Lloyd) l’obligeant à se confronter à ses vieux démons… A l’époque, on a beaucoup glosé sur le tour de force technique du film mêlant, de façon ultra-dynamique, prises de vues réelles et personnages de dessins animés, en oubliant la qualité du jeu du comédien. Hoskins devait passer le plus clair du tournage à jouer « dans le vide », de façon naturelle et sérieuse, et imaginer son lapin de partenaire en lieu et place des machineries créées sur le plateau, nécessaires pour rendre vivante la présence des Toons. Ce travail, étalé sur plusieurs mois, demandait une sacrée faculté de concentration et d’imagination, et Hoskins s’en sortit haut la main… quitte à voir des lapins de cartoon partout après le tournage !

Roger Rabbit fit un malheur au box-office de 1988, et fit de Hoskins, sans qu’il l’ait cherché, une star. Une célébrité déconcertante pour ce descendant de gitans qui réalisa son propre film, The Raggedy Rawney (Raggedy), en hommage à la culture de ses ancêtres, cette même année. Durant ces années hollywoodiennes, Hoskins obtint de nouveau des louanges dans la comédie dramatique Mermaids (Les Deux Sirènes, 1990), où il jouait Lou, le soupirant de Rachel Flax (Cher), mère de deux gamines (Winona Ryder et Christina Ricci) difficiles à gérer. On se souviendra également d’Hoskins dans le rôle du glouton et exubérant Smee (Mouche), le fidèle second du Capitaine Crochet (Dustin Hoffman) dans la superproduction de Steven Spielberg, Hook, en 1991. Dans ce gros raté commis par le cinéaste d’E.T., alors en pleine crise, Hoskins assura les meilleurs passages dans son numéro de pirate poltron, conseiller personnel du revanchard Crochet. Les deux acteurs, complices, décidèrent de jouer les deux pirates comme un vieux couple gay ! Il est à noter qu’Hoskins reprendra en 2011 le rôle de Mouche dans un téléfilm britannique, Neverland. La « période hollywoodienne » d’Hoskins connut un relatif coup d’arrêt avec le bide de l’improbable adaptation du jeu vidéo Super Mario Bros. en 1993… Hoskins, toujours sympathique, ne pouvait cependant être tenu responsable du désastre de ce film, un beau navet. L’acteur choisira prudemment de s’écarter de ce type de production surchargée d’effets spéciaux par la suite. Il préfèrera de loin les seconds rôles dans des films historiques, des comédies et des films fantastiques, et des rôles à sa mesure dans des films plus modestes, et tout aussi réussis. On le retrouva ainsi, par exemple, sous les traits de Sir Winston Churchill dans le téléfilm When Lions Roared (1994), en J. Edgar Hoover plus conspirateur que jamais dans le Nixon d’Oliver Stone en 1995, en Général Noriega dans le téléfilm de 2000, Noriega : God’s Favorite, ou en Nikita Khrouchtchev sanguin dans Enemy at the Gates / Stalingrad, de Jean-Jacques Annaud, en 2001. Les apparitions d’Hoskins furent si nombreuses dans les années 1990/2000 qu’il est difficile de toutes les citer. Dans le domaine fantaisie / fantastique, on le verra incarner tour à tour, sur le petit et grand écran, des personnages tels que Sancho Pança (le téléfilm Don Quichotte en 2000), le Professeur Challenger du Monde Perdu de Conan Doyle (téléfilm de 2001), le Blaireau du Vent dans les Saules (film de 2006), Gepetto (téléfilm Pinocchio en 2008), Mr. Fezziwig dans A Christmas Carol (Le Drôle de Noël de Scrooge, marquant ses retrouvailles avec Zemeckis en 2009), ou Muir, l’aîné aveugle des Nains dans Blanche-Neige et le Chasseur, qui fut son dernier film en 2012. Dans le registre dramatique, Hoskins marqua aussi les esprits dans le film controversé d’Atom Egoyan, Le Voyage de Felicia (1999), où il jouait Hilditch, un vieil homme porteur de lourds et sinistres secrets. On se souviendra aussi du merveilleux duo qu’il forma avec Dame Judi Dench chez Stephen Frears, dans la comédie de 2005 Mrs. Henderson Présente, où il était Vivian Van Damm, fondateur du cabaret coquin Windmill, ayant maille à partir avec la riche veuve finançant ledit cabaret ! Ou, dans un registre tout aussi sympathique, on reverra Bob Hoskins dans le rôle d’Albert, syndicaliste soutenant la grève des ouvrières de Ford dans Made in Dagenham (We Want Sex Equality, 2010). Ce fut un des derniers grands rôles d’Hoskins, qui dut prendre sa retraite en 2012, la maladie de Parkinson l’empêchant de continuer à jouer.

On versera une petite larme affectueuse à ce grand petit homme. « Salut Bob ! Salut Bob ! Au revoir, Bob ! ».

 

Aux héros oubliés 2014... Mickey Rooney

Mickey Rooney semblait n’avoir jamais vraiment quitté la scène et l’écran, et ce bien avant ses vrais débuts professionnels. En effet, ce New Yorkais pur jus fut un vrai enfant de la balle : à quinze mois, le petit Joseph Yule Jr. (son vrai nom) se hissa sur la scène du numéro de vaudeville joué par ses parents qui le présentèrent au public. Et il finit sa carrière quelques quatre-vingt-dix ans après ses débuts en couche culotte. Né le 23 septembre 1920, Mickey Rooney a donc traversé dix décades en chantant, jouant et dansant, et s’il est devenu l’un des « enfants stars » les plus reconnaissables de l’Âge d’Or du Hollywood des années 1930, sa carrière ne s’est jamais arrêtée.

De 1927 à 1936, il fut l’enfant vedette de 78 courts-métrages burlesques où il jouait le rôle de Mickey McGuire, un personnage de comic-strip très populaire. A la suite d’un règlement judiciaire, le jeune garçon acteur garda le prénom « Mickey » comme nom de scène, qu’il complètera ensuite par « Rooney » (plus sérieux selon lui que « Looney », suggéré par sa mère). Les dirigeants de la MGM remarqua vite ce jeune acteur au visage éternellement poupin, petit et débordant d’énergie. Adolescent, il joua notamment le personnage de Clark Gable enfant dans Manhattan Melody (L’Ennemi Public numéro 1, 1934), un sympathique Puck dans Le Songe d’une nuit d’été (1935), et fut le faire-valoir énergique d’un autre enfant star de l’époque, Freddie Bartholomew, dans Le Petit Lord Fauntleroy, Au Seuil de la vie et Capitaines Courageux (tous sortis en 1936 et 1937).

 

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ci-dessus : la bonne humeur et la complicité du duo Mickey Rooney-Judy Garland  dans Babes in Arms.

 

Rooney triompha avec A Family Affair (1937), une modeste comédie musicale où il joua le rôle d’Andy Hardy, le fils turbulent et courageux d’un juge de province. Un personnage d’adolescent optimiste si populaire que Rooney l’incarnera dans quinze films jusqu’en 1958 (Andy Hardy comes home), bien qu’il ait alors largement dépassé l’âge de son rôle… On se souviendra de lui en garnement remis dans le droit chemin par Spencer Tracy dans Boy’s Town (Des Hommes sont nés, 1938), ainsi que d’autres évocations très idéalisées d’une Amérique à la Norman Rockwell : The Adventures of Huckleberry Finn (1939), Le Jeune Edison (1940), The Human Comedy (Et la vie continue, 1943), pour lequel il sera nominé aux Oscars. Les succès les plus notables de cette époque resteront les films musicaux qu’il joua avec Judy Garland, comme Babes in Arms (Place au Rythme, 1939), dans lequel lui et Judy interprètent le très jazzy  »Good Mornin’ » repris des années plus tard dans Chantons sous la pluie. Pour ce film, Rooney gagnera sa première nomination aux Oscars ; toujours avec Judy Garland, il y aura aussi Strike up the band (En avant la musique) en 1940 et Girl Crazy en 1943. A 18 ans, Rooney sera ainsi la star numéro un du box-office, obtint un Oscar spécial (pour « l’incarnation de l’esprit de la jeunesse » de l’époque), et sa fortune s’éleva jusqu’à 12 millions de dollars, une somme record. Un esprit de la jeunesse très turbulent, Rooney ayant vite eu une réputation méritée d’être un joueur invétéré et un sacré coureur de jupons, enchaînant les mariages et les divorces, huit en tout. Sa première épouse ne fut autre qu’une starlette ravissante nommée Ava Gardner (petit canaillou !).

Comme nombre de ses collègues d’Hollywood durant la 2ème Guerre Mondiale, Mickey Rooney anima les spectacles de l’USO, participant à des spectacles et des films spécialement conçus pour distraire les soldats partis au front. L’après-guerre et l’inévitable vieillissement causèrent son déclin, Rooney s’endettant au jeu, enchaînant les ennuis conjugaux, et souffrit d’une addiction à la drogue. En 1962, l’ancien enfant star avoua avoir totalement dilapidé sa fortune. Déterminé à rembourser ses dettes, Rooney continua néanmoins à tourner, à jouer à Broadway, et renoua avec le succès. Au cinéma, Rooney âgé sera notamment remarqué dans Le Brave et le Téméraire (1956), Baby Face Nelson (L’Ennemi Public, 1957), Breakfast at Tiffany’s (Diamants sur Canapé, 1961, où il jouait un grincheux voisin chinois…), Requiem pour un Poids Lourd (1962) ou Un Monde Fou, Fou, Fou (1963). Par la suite, il alternera les apparitions à la télévision, au cinéma et à Broadway. Bon an mal an, dans des productions de qualité très variables, il était toujours là, émouvant à l’occasion le jeune public dans L’Etalon Noir, qui lui valut sa dernière nomination aux Oscars, en 1979. Il fut aussi récompensé, cette fois pour l’ensemble de sa carrière, d’un Oscar honorifique en 1983, et d’un Golden Globe et un Emmy Award en 1982 pour le téléfilm Bill, où il jouait un vieil homme handicapé mental. Même en ayant largement dépassé l’âge de la retraite, Rooney réapparaissait toujours ; on put le voir par exemple en 1999 jouer un vieux clown muet, chez George Miller, dans Babe 2 : Le Cochon dans la Ville (avec des scènes incroyablement émouvantes en compagnie d’un orang-outan), ou en gardien de musée insultant et tabassant Ben Stiller dans La Nuit au Musée, en 2006 ! Et il continua ainsi à tourner jusqu’en 2012, pour son dernier film, The Woods… avant que le rideau ne tombe le 6 avril 2014.

 

Aux héros oubliés 2014... Gordon Willis

Les amoureux du grand cinéma américain des seventies auront une petite pensée pour Gordon Willis, décédé dix jours avant son soixante-treizième anniversaire, le 18 mai dernier. Il fut l’un des plus grands chefs-opérateurs du grand cinéma américain de cette décennie sacrée, si ce n’est LE chef opérateur de cette époque, aux côtés des Conrad Hall (Butch Cassidy et le Kid, Marathon Man) ou Vilmos Zsigmond (Voyage au bout de l’Enfer, Rencontres du Troisième Type). Sa filmographie, comme on va le voir, parle pour lui, dominée par son travail exceptionnel sur la trilogie du Parrain. Rien que pour cela, voilà qui impose le respect, mais la carrière de Willis ne s’est pas limitée à la légendaire fresque familiale mafieuse de Francis Ford Coppola. Son style visuel, associé aux grands drames et thrillers oppressants des années 1970, lui avait valu le surnom taquin de  »Prince des Ténèbres » par son ami et collègue Conrad Hall. Il faut dire que personne, en ce temps-là, ne savait aussi bien créer des effets de clair-obscur dignes des grands maîtres, posant les ambiances d’une Amérique gagnée par le doute dans le contexte des années post-Watergate… 

Natif d’Astoria dans le Queens, Gordon Willis était le fils d’un couple d’anciens danseurs de Broadway, et son père fit ensuite carrière comme maquilleur pour les studios de cinéma de Warner Bros. Le jeune Willis adorait le cinéma et voulait donc naturellement travailler dans ce milieu ; s’il rêvait d’être acteur, il apprit peu à peu les bases des techniques d’éclairage, les décors et la photographie. Self-made man, après avoir fait le grouillot sur les plateaux, et tenté de percer comme photographe de mode à Greenwich Village, il rejoignit les services cinéma de l’US Air Force pendant la Guerre de Corée. Quatre années bénéfiques qui l’aidèrent à parfaire ses compétences techniques. Revenu à la vie civile, Gordon Willis rejoignit la côte Est, travaillant comme assistant caméraman puis premier caméraman sur des publicités et documentaires. Une école idéale pour aboutir à son style de tournage. Willis reconnaîtra garder une approche très minimaliste, mais techniquement impeccable, de son travail ; sa signature sera celle d’un chef-opérateur retirant la lumière sur les acteurs, et les filmant à la limite de la sous-exposition complète, là où les confrères saturaient ceux-ci d’éclairages très crus et à la mode. Il sera chef-opérateur pour la première fois en 1970, pour le film End of the Road d’Aram Avakian.

 

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ci-dessus : démonstration de l’immense talent de Gordon Willis dans cette scène légendaire du Parrain II, où Vito Corleone (Robert De Niro) rend la monnaie de sa pièce à Don Fannucci (Gastone Moschin).

 

Dès l’année suivante, Willis sera reconnu comme un des meilleurs de sa spécialité, grâce au succès du film Klute, d’Alan J. Pakula. Un thriller tendu, et très existentialiste, où Willis « maltraitera » les stars Donald Sutherland et Jane Fonda, creusant leurs visages à foison et les faisant ainsi ressembler à des morts-vivants… Le « style Willis » fera fureur, et la réussite du film scellera une solide amitié entre lui et Alan J. Pakula, dont il restera le chef-opérateur attitré. Francis Ford Coppola avait remarqué le film et insisté auprès de Paramount pour travailler avec Willis sur l’ambitieuse adaptation du Parrain. Le style de Willis fera merveille, dès les premiers instants du film. Impossible d’oublier le visage de Marlon Brando en Don Vito Corleone, rongé par la noirceur ambiante de son bureau où il écoute patiemment les doléances de ses « sujets »… Willis sut à merveille alterner le rythme visuel des saisons, s’inspirant de grands peintres pour composer les ambiances du film : les toiles cauchemardesques de Füssli ou Goya (notamment pour la fameuse scène de la tête du cheval…), ou les couleurs ensoleillées de Renoir pour la grande scène de mariage. La suite se passera presque de commentaires : Willis restera pratiquement fidèle aux mêmes cinéastes durant toute sa carrière. Avec Pakula, il poursuivit sur sa lancée en signant les angoissantes images de The Parallax View (A Cause d’un Assassinat, 1974) avec Warren Beatty, et Les Hommes du Président (1976) avec Dustin Hoffman et Robert Redford. Deux films qui plongent dans les angoisses d’une Amérique découvrant avec effarement les mensonges et odieuses manipulations dont sont capables ses élites, en l’espace d’une décennie, des assassinats des frères Kennedy jusqu’à la débâcle de Nixon. Une image emblématique, devant tout au talent visuel de Willis, résume cette époque : les scènes où « Gorge Profonde » (l’informateur mystérieux incarné par Hal Holbrook) apparaît tel un spectre désincarné au journaliste Bob Woodward (Robert Redford) pour le mettre sur la piste des sales petits secrets derrière le cambriolage du Watergate. Pakula et Willis continueront à travailler ensemble, même si la qualité des films n’égalera plus jamais leurs premières œuvres : Le Souffle de la Tempête (1978), le très bon Présumé Innocent (1990) avec ce bon vieux Harrison Ford, et le très mauvais The Devil’s Own / Ennemis Rapprochés, leur dernier film en 1997, toujours avec Harrison Ford et Brad Pitt. Willis aura aussi travaillé à plusieurs reprises avec James Bridges sur La Course aux Diplômes (1973), Perfect (1985) avec Jamie Lee Curtis et John Travolta et Bright Lights, Big City (Les Feux de la Nuit, 1988) avec Michael J. Fox. Gordon Willis, new yorkais adorant sa ville, fut aussi l’artisan visuel de quelques-uns des plus célèbres films de Woody Allen : d’Annie Hall (1977) à La Rose Pourpre du Caire (1985), Willis apporta sa patte à l’univers de « Woody ». Il y eut Intérieurs (1978), Stardust Memories (1980), Comédie Erotique d’une Nuit d’Eté (1981), Broadway Danny Rose (1984)… les deux sommets, en termes visuels, étant certainement les somptueuses images en noir et blanc de Manhattan (1979) et Zelig (1983), pour lequel Willis reçut une nomination aux Oscars. Nul doute que Willis, d’une certaine façon, a « fait » l’œuvre de Woody Allen. Comparez avec le style des films ultérieurs de ce dernier, après La Rose Pourpre… : on n’y retrouve guère ce sens visuel qui devait tellement au chef-opérateur. Ce dernier, de plus en plus lassé par les contraintes techniques des tournages, et étonnamment peu reconnu dans les cérémonies officielles pour son travail, prendra sa retraite à la fin des années 1990, après Malice (1993), le thriller avec Nicole Kidman, et Ennemis Rapprochés

Le plus incroyable est de constater que, malgré un si brillant palmarès et une science de l’image évidente, Willis fut constamment boudé par les Oscars : très « new yorkais » en ce sens, il affichait un certain mépris pour les paillettes d’Hollywood, restant à travailler sur la côte Est, et Hollywood, hélas, le lui rendit bien… Willis travailla, entre 1971 et 1977, sur des films prestigieux qui récoltèrent 39 nominations et 19 statuettes aux Oscars (dont trois meilleurs films : les deux premiers Parrain, et Annie Hall), mais il fut constamment oublié ! Il ne fut jamais récompensé, et n’obtint que deux nominations tardives, pour Zelig et Le Parrain III… L’industrie du cinéma se rattrapa très tardivement, en lui remettant un Oscar honoraire en 2010 pour sa « maîtrise insurpassée des ombres, de la lumière, de la couleur et du mouvement« . Mieux valait tard que jamais…. Heureusement, quelques cinéastes téméraires avaient déjà reconnu l’immense valeur de son travail en s’inspirant de lui : nul doute que les films de David Fincher (notamment Seven, The Game ou Zodiac) ou James Gray (The Yards, La Nuit nous appartient ou Two Lovers) doivent beaucoup aux splendides « ténèbres » de Gordon Willis…

 

Ludovic Fauchier.

En bref… EDGE OF TOMORROW

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EDGE OF TOMORROW, de Doug Liman

L’histoire :

des créatures extra-terrestres, les « Mimics », ont envahi et détruit l’Europe, menaçant de s’étendre sur le reste du monde. Après cinq années de combats, les forces de l’UDF (Union Defense Forces), armée spéciale créée et supervisée par l’OTAN, remportent enfin des succès significatifs, grâce aux »Jackets », exo-squelettes de combat améliorant la puissance des soldats. L’Opération Downfall, un débarquement général en divers points du continent, doit surprendre les Mimics engagés contre les forces russes et chinoises, et ainsi mener à la victoire des humains. Le commandant Bill Cage (Tom Cruise), officier de réserve du service communications de l’Armée Américaine, chargé de la propagande en faveur des troupes, arrive à Londres. 

Il est stupéfait d’apprendre qu’il va être envoyé en première ligne pour combattre, alors qu’il n’a jamais eu le moindre entraînement militaire… Son refus et ses tentatives d’amadouer le général Brigham (Brendan Gleeson) lui valent d’être arrêté, dégradé et envoyé menotté au fort militaire d’Heathrow, d’où l’attaque sera lancée. Devenu un simple soldat dans l’Escadron J, Cage se retrouve pris dans un véritable carnage lors du débarquement : les Mimics, prévenus, déciment les troupes humaines en quelques minutes. Aspergé de sang acide par une créature, Cage est tué sur le coup… et se réveille sur le tarmac du fort Heathrow, 24 heures avant l’assaut ! Le voilà en train de revivre le même jour… et de mourir à nouveau lors du débarquement… et de se réveiller pour revivre sa dernière journée. Seule Rita Vrataski (Emily Blunt), combattante d’élite qu’il tente en vain de sauver durant le combat, s’est rendue compte de son étrange comportement. Revivant sans cesse sa dernière journée, Cage tente de la contacter pour comprendre ce qui lui arrive avant d’être envoyé sur le front pour y mourir sans cesse… 

 

Edge of Tomorrow 01

La critique :

On lui cache tout, on ne lui dit rien ! Edge of Tomorrow marque le retour de Tom Cruise dans le cinéma de science-fiction, un genre qui, jusqu’ici, lui sied très bien puisqu’il s’agit de son quatrième (cinquième si l’on compte le très fade Vanilla Sky) film du genre. La star a su somme toute toujours bien choisi ses sujets en la matière, comme en témoigne son association avec Steven Spielberg pour Minority Report et La Guerre des Mondes (deux claques magistrales du « boss » barbu, avant que « l’affaire du canapé d’Oprah Winfrey » ne cause leur brouille… ne me demandez pas pourquoi), et l’intéressant Oblivion précédant cet Edge of Tomorrow, adapté du graphic novel japonais All You Need Is Kill d’Hiroshi Sakurazaka par Doug Liman, solide réalisateur de Go, du premier Jason Bourne (The Bourne Identity / La Mémoire dans la Peau) et du passable Mr. and Mrs. Smith

 

Edge of Tomorrow 03

La popularité de Cruise, mise à mal par les décevantes performances de ses films au box-office (les Mission : Impossible étant l’exception), n’a pas réussi semble-t-il à inverser la tendance, et Edge of Tomorrow n’a pas attiré les foules américaines à sa sortie. Le public commence apparemment à se lasser d’une formule, qui, pourtant ici, nous offre une série B de SF tonique et bien ficelée, mais jouant de façon souvent trop consciente sur des formules éprouvées. A commencer par la sempiternelle paranoïa qui caractérise un énorme pan de la filmographie de l’acteur : La Firme, le premier Mission Impossible, Eyes Wide Shut, Vanilla Sky, Minority Report, Oblivion, voir même Valkyrie… les personnages joués par Tom Cruise sont ainsi manipulés (ou du moins le croient-ils) par des puissances supérieures à la limite de l’occultisme, un thème récurrent qui semble traduire un malaise permanent de l’acteur. Edge of Tomorrow, de façon assez ludique, joue sur ce sentiment sans prendre trop de risques. Saluons quand même les efforts du réalisateur Liman qui s’amuse à malmener allègrement son acteur vedette. Présenté ici en porte-parole pétochard d’une opération de propagande (hmm… scientologie ?) Cruise est tour à tour : humilié par un sergent-la-terreur (Bill Paxton, semblant tout droit sorti de chez James Cameron, et toujours bon), ravagé en très gros plan par un flot de sang acide, flingué à n’en plus finir par sa partenaire (l’adorable Emily Blunt), et subit toutes sortes de sévices cartoonesques – chutes libres, murs de briques et de béton, défenestrations… Cruise s’amuse, inventant pour l’occasion un personnage, qui, au début de son étrange aventure temporelle, tiens moins du Bill Murray de Groundhog Day (Un Jour Sans Fin, le modèle insurpassable de « film de boucle temporelle ») que du William Holden pleutre du Pont de la Rivière Kwaï.

 

Edge of Tomorrow 02 - I love Emily Blunt !

La référence cachée au film de Lean n’est peut-être pas fortuite, Edge of Tomorrow, dans ses meilleurs moments, devenant un vrai film de guerre rétro : les scènes de bataille évoquent bien évidemment le souvenir du Soldat Ryan mâtiné de Starship Troopers, le propos politique virulent en moins. Le réalisateur risque quant à lui l’autocitation consciente de Bourne Identity , quand le film devient une cavale dans la campagne française (même le générique final force la comparaison évidente). Au final, le film reste très plaisant à voir, sans pour autant surpasser ses prestigieux modèles, un peu trop gêné sans doute par ceux-ci (on rajoutera aussi la façon dont Cruise se débarrasse d’un alien, exactement comme dans La Guerre des Mondes…). Dommage, car, quand il se laisse aller à un peu plus d’inventivité, Doug Liman trouve des idées originales : comme ce « training montage » où notre ballot de héros n’en finit plus d’être exécuté par sa partenaire… Emily Blunt, d’ailleurs, devrait faire craquer les amateurs du genre en campant une héroïne délicieusement badass, valkyrie brandissant une épée démesurée, une image digne des plus beaux mangas. Dommage que le scénario ne suive qu’à moitié son intéressant postulat avant de se rabattre vers des recettes un poil trop éprouvées, « mécaniques » pour convaincre entièrement. Dans un registre proche, on préfèrera le récit du Source Code avec Jake Gyllenhaal. 

 

Ludovic Fauchier (reloaded).

 

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La fiche technique :

Réalisé par Doug Liman ; scénario de Chris McQuarrie, Jez & John-Henry Butterworth, d’après le graphic novel « All You Need Is Kill » de Hiroshi Sakurazaka ; produit par Jason Hoffs, Gregory Jacobs, Tom Lassally, Tim Lewis, Jeffrey Silver, Erwin Stoff, Kim H. Winther (Warner Bros. Pictures / Village Roadshow Pictures / 3 Arts Entertainment / Translux / Viz Media)

Musique : Christophe Beck ; photo : Dion Beebe ; montage : James Herbert

Décors : Oliver Scholl ; direction artistique : Neil Lamont ; costumes : Kate Hawley

Distribution : Warner Bros. Pictures 

Caméras : Arriflex et 435, Panavision Panaflex Millennium XL2 et Panavision Panaflex Platinum

Durée : 1 heure 53

Pour John Milius

John Milius 02

UNE MISE AU POINT POUR LE LECTEUR : les curieux trouveront assez facilement sur Internet divers propos tenus par John Milius au fil des années ; propos politiques très agressifs et qui, tirés hors de leur contexte, laisseraient croire que je défendrai ici un individu souvent qualifié de « fasciste » par ses critiques. Il faut garder la tête froide et faire la part des choses… la personnalité de John Milius ne plait pas à tout le monde, c’est un fait. Mais il faut éviter d’emblée les amalgames douteux : l’homme dont je parle ici a beau avoir souvent exprimé ses positions conservatrices « à l’américaine », et connaître par cœur tout ce qui se rapporte à la Guerre, il ne faut pas pour autant voir en lui un simple fou furieux abonné à la NRA et prêt à tirer sur tout ce qui bouge. L’homme Milius est beaucoup plus intelligent que cela, et son machisme affiché est un masque. Je suppose pour ma part que Milius aime mettre à l’épreuve l’intelligence de ses interlocuteurs par la provocation, et nombreux sont ceux qui sont tombés dans le panneau de ses déclarations bellicistes.

Evitons donc les amalgames douteux ; pour ma part, je ne militerai jamais pour l’usage libre des armes à feu et la violence, de quelque nature qu’elle soit dans la réalité, me rend malade. Les excès de virilité belliqueuse qui apparaîtront dans ce texte de votre serviteur, en proie à une flambée permanente de testostérone causée par des visions répétées de Conan le Barbare, seront à prendre bien évidemment au second degré ! Ces excès seront à voir comme un hommage personnel à un conteur exceptionnel, ce qu’est avant tout John Milius.

C’est à moi, son chroniqueur, qu’il revient de vous narrer sa saga. Laissez-moi parler de ces jours de grande aventure !

L.F. 

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ci-dessus : la bande-annonce du documentaire Milius (2013), qui annonce bien la couleur !

 

Qui est John Milius ? Un réalisateur et un scénariste dont le caractère haut en couleur a généré autant d’admiration (surtout chez ses collègues cinéastes de la génération des « movie brats« , et de quelques vaillants héritiers) que de mépris et d’hostilité chez une certaine intelligentsia médiatique, aussi bien répandue aux Etats-Unis qu’en Europe. Il faut dire que le gaillard, ayant toujours défendu une certaine idée de cinéma épique et viril, a attiré sur lui toutes sortes de qualificatifs pas toujours flatteurs… Les plus modérés l’ont surnommé le « Général Patton des réalisateurs » ou de « va-t-en guerre » ; pour d’autres, c’est un »fasciste« , « réactionnaire« , « psychopathe » ou, pire encore,  »l’Hermann Goering des cinéastes« . C’est dire si sa personnalité divise. Lui-même en rajouta souvent, se définissant comme un  »Viking« , un « Samouraï américain » égaré dans des temps faussement policés… ou, selon sa formule la plus célèbre, « un anarchiste zen« . L’image généralement laissée par le lascar est celle d’un personnage qui, en tout cas, n’ennuie jamais ; un mélange du Général Patton, d’Ernest Hemingway, de Yosemite Sam, du cousin Teddy d’Arsenic et Vieilles Dentelles (« CHAAAAAAAAAARGE !! »), avec une touche de paranoïa digne du Général Ripper (Sterling Hayden) dans Docteur Folamour, prêt à plonger le monde dans le feu nucléaire pour anéantir ces sales communistes ! De mon seul point de vue de cinéphile, je dirai que John Milius est une sorte d’anachronisme fascinant ; derrière cette façade de dinosaure grognon et réactionnaire qu’il s’est plu à cultiver, se cache en fait un grand romantique incompris, un authentique poète guerrier ; son talent est né d’une grande frustration personnelle, et s’est développé à travers l’écriture et la réalisation d’un nombre considérable de films exceptionnels… mais aussi de sévères ratages. qui participent à son charme très particulier. Même ses pires détracteurs pourront lui reconnaître cette qualité : quoi qu’il ait pu dire ou faire, aussi fou qu’il puisse paraître, John Milius est resté honnête jusqu’au bout, comme seul peut l’être un vieux guerrier. Et la galerie de personnages qu’il a contribué à créer parle aussi pour lui. Des hommes, des vrais durs qui ne pleurent pas (ou alors en silence), impitoyables au combat, souvent sérieusement fêlés, parfois très drôles, qui enflamment le cœur des femmes ou effraient les gens civilisés. Ils se nomment « Dirty Harry » Callahan, Jeremiah Johnson, Roy Bean, Mulay El Raisuli « Le Magnifique », Quint, les Colonels Kurtz et Kilgore, le Capitaine Willard, Theodore Roosevelt, Wild Bill Kelso, Conan le Cimmérien, Learoyd, le Commandant Ramius, Geronimo ou Titus Pullo, et tous sont nés (ou ont été « recréés ») dans l’esprit unique de John Milius.

Et maintenant suivez-moi, les bleues-bites, tous dans l’hélico ! J’ai envie de faire jouer la Chevauchée des Valkyries

John Milius 01

« Cela ne s’est sans doute pas passé comme ça. Mais ça aurait dû. » (texte préambule de The Life and Times of Judge Roy Bean / Juge et Hors-la-loi).

Les informations sur l’enfance des artistes sont souvent précieuses, et révélatrices de leur futur parcours. Malheureusement, celles concernant John Milius sont très rares, du moins en français. Il va nous falloir extrapoler à l’occasion… 

John Frederick Milius poussa son premier rugissement le 11 avril 1944 ; il était le benjamin des trois enfants de William et Elizabeth Milius. Le second prénom de son père, un fabricant de chaussures, était « Styx », le fleuve du Royaume des Morts de la mythologie grecque. Voilà de quoi prédestiner le jeune Milius, fils du Styx, à s’intéresser aux grands mythes… Tout comme Joséphine Baker, Vincent Price ou Chuck Berry, Milius naquit à Saint-Louis, dans le Missouri, la « Gateway to the West » du temps de la Conquête de l’Ouest, également réputée pour ses distilleries de whisky et de bière (la Budweiser !). Coïncidence curieuse, l’acteur John Goodman y naquit également, huit ans plus tard ; celui-là même s’inspira, pour incarner le caractériel Walter Sobchak dans The Big Lebowski, du caractère de Milius ! William Milius vendit son commerce vers 1951, emmenant avec lui toute sa famille en Californie, alors en plein essor économique. Une nouvelle terre d’opportunités où le jeune Milius développa, en grandissant, un caractère difficile, un vrai « délinquant juvénile » selon ses propres termes. Il dira d’ailleurs avoir vite eu l’impression de n’être pas né à la bonne époque, et d’adopter vite une attitude endurcie proche de l’esprit des pionniers et des colons américains de l’Ouest, à une époque où leurs valeurs semblaient déjà appartenir à un lointain passé.

même un avide fan de ce sport, qui continua de l’inspirer au point d’en faire, plus tard, l’univers d’un de ses meilleurs films, et de lui donner l’idée, pour son scénario le plus célèbre, d’un colonel amoureux fou de la « surf culture ». Milius fit, par l’intermédiaire du surf, le premier pas dans son futur univers ; véritable culture régie par ses propres codes, le surf était l’occasion d’une compétition permanente entre les as des vagues, affrontant pour la gloire de dangereuses déferlantes (et d’éventuels requins…), se rassemblant le soir pour faire la fiesta et raconter les « légendes » de leur discipline… et, bien évidemment, frimer devant les jolies filles en bikini ! Pas spécialement beau (on le décrivait comme un adolescent rachitique, qui, en grandissant deviendra de plus en plus rondouillard), Milius souffrait aussi de sérieuses crises d’asthme qui l’obligeaient à séjourner à l’hôpital. Grâce au surf, sa santé s’améliora et il développera un tempérament guerrier, qui lui vaudra avec l’âge le surnom du « Viking ». Il est étonnant de voir que, dans la génération des movie brats, un sérieux problème de santé allait de pair avec une maladresse sociale évidente ; et ces futurs grands cinéastes trouveront tous des centres d’intérêt exclusifs qui les amèneront à s’intégrer par le biais du Cinéma, entre autres. Francis Ford Coppola, atteint de poliomyélite, et Martin Scorsese, lui aussi asthmatique, furent « isolés » de leurs camarades, tout comme George Lucas ou Steven Spielberg, eux aussi des gamins solitaires, physiquement fragiles et tout aussi isolés… Il faudra quand même que les parents Milius veillent à l’éducation de leur bouillonnant rejeton en l’envoyant, à ses 14 ans, dans une école privée du Colorado, l’Ecole Lowell Whiteman. Là, il se prit de passion pour la littérature : particulièrement Ernest Hemingway (Pour qui sonne le Glas), Herman Melville (Moby Dick, qui restera son livre de chevet), Joseph Conrad (Au Cœur des Ténèbres…), Jack Kerouac, Jack London et plein d’autres auteurs, ayant une nette prédilection pour des grands écrivains « battants », ceux qui n’hésitèrent pas à partir, dès leur jeunesse, à la rencontre d’eux-mêmes à travers des territoires dangereux. Milius pouvait passer une nuit entière dans le froid, dans la forêt, en lisant Au Cœur des Ténèbres, pour se mettre à l’épreuve ; il se découvrit, sous l’influence de ces auteurs, une âme d’écrivain particulièrement doué. Ses futurs films et scénarii en garderont une trace, Milius créant ou interprétant une galerie de personnages carrés, complexes, et servis par des dialogues cinglants souvent devenus légendaires.

Etudiant au City College de Los Angeles, il se voyait devenir historien ; l’Histoire sera un sujet sur lequel il reste encore aujourd’hui un expert, avec une préférence évidente pour les destinées d’individus (souvent controversés ou honnis) au caractère bien trempé par les épreuves et leurs grands faits de guerre. Les choix de ses héros historiques montraient bien son anticonformisme en la matière. Milius admire ainsi Genghis Khan (il truffera d’ailleurs son film le plus célèbre de références à l’histoire du Grand Khan), Mao Zedong (choix apparemment surprenant, Milius étant un anticommuniste des plus virulents. Mais bien avant de devenir le Grand Timonier, et un politicien désastreux, Mao fut aussi, dans sa jeunesse, un vrai guérillero) et Theodore Roosevelt. C’est surtout dans ce dernier que Milius se reconnaîtra le plus : Roosevelt était un jeune homme asthmatique, comme lui, ayant vécu à la dure et survécu aussi à des drames personnels (la mort simultanée de sa mère et sa première femme) ; un romantique assumant son caractère de guerrier-né et d’explorateur, un impérialiste « éclairé », et un redoutable chasseur de fauves. Une figure critiquée de nos jours, mais dont on devine à quel point sa vie épique enflamma l’imagination du jeune Milius…

John Milius ne savait pas trop quoi faire de son avenir ; des vacances d’été à Hawaï, haut lieu du surf, seront un nouveau déclencheur de sa vocation. Pour s’occuper, il entra dans un cinéma qui projetait un film d’Akira Kurosawa. Le coup de foudre fut immédiat, Milius tiendra désormais en adoration absolue les films du maître japonais, en particulier Les Sept Samouraïs, le modèle insurpassable du cinéma épique à très grand spectacle. Il y trouva sûrement la plus parfaite expression, chez un cinéaste, de la connaissance du Bushidô Shoshinshû, le code d’honneur militaire des samouraïs. Livre qui a défini la société des grands guerriers de l’Empire du Soleil Levant, et dont les premières lignes rappellent une règle essentiel : avoir en permanence « la mort à l’esprit ». Un mode de pensée qui va déteindre largement sur Milius et sur ses futurs personnages. En matière de cinéma, Milius sera un fin connaisseur, marquant une nette préférence pour les films de réalisateurs « burnés » et les séries B de Budd Boetticher et de Samuel Fuller. Entré dans la section cinéma de la prestigieuse USC de Los Angeles, Milius améliora ses connaissances en la matière, et il eut bon goût dans le choix de ses cinéastes préférés. Jugez-en plutôt : outre sensei Kurosawa, il y aura Stnaley Kubrick (pour Docteur Folamour), John Ford (particulièrement They Were Expendables / Les Sacrifiés et The Searchers / La Prisonnière du Désert), John Huston (Le Trésor de la Sierra Madre), David Lean (Le Pont de la Rivière Kwaï et Lawrence d’Arabie), Federico Fellini (8 1/2), Orson Welles (Citizen Kane), Billy Wilder (Sunset Boulevard), Gillo Pontecorvo (La Bataille d’Alger), Raoul Walsh (They Died With Their Boots On / La Charge Fantastique), Howard Hawks (La Rivière Rouge), rejoints au fil des ans par Sergio Leone (Il Était une Fois dans l’Ouest) et Sam Peckinpah, dont Milius défendra toujours bec et ongles La Horde Sauvage à une époque où il était de bon ton de lui reprocher sa violence. On peut constater que, parmi ses cinéastes de prédilection, Milius a une sympathie certaine pour des « mavericks » certes bien installés à l’intérieur du système de production hollywoodien, mais dont la personnalité bien trempée n’était pas celle de simples employés soumis aux caprices des producteurs. Beaucoup de westerns, de films de guerre, réalisés par des auteurs qui ont souvent subi les foudres de critiques bien-pensants (Ford ou Peckinpah ont eu leur lot d’attaques et de malentendus). Des cinéastes qui ont aussi une mentalité de baroudeur, tels John Huston, qui aura une influence déterminante sur Milius.

 

John Milius took his gun !

Durant ses années à l’USC, Milius sera le chef de troupe énergique d’un drôle de petit gang d’étudiants en cinéma regroupant Randal Kleiser (futur réalisateur de Grease), Basil Poledouris (qui signera les musiques de ses futurs films), Don Glut (touche-à-tout de la culture SF/fantasy dans tous les domaines), Willard Huyck (futur scénariste d’American Graffiti et d’Indiana Jones et le Temple Maudit), Walter Murch (concepteur de la phénoménale bande son d’Apocalypse Now)… et d’un passionné de mythes, de voitures et des samouraïs de Kurosawa, un certain George Lucas. Ils constitueront la « mafia de l’USC », motivée à trouver sa place dans le système de production américain, inspirée par les modèles venus d’Europe et du Japon, où les jeunes réalisateurs prennent alors le pouvoir. Se joignant à Francis Ford Coppola, réalisateur débutant et jeune scénariste doué, implanté dans le milieu professionnel, Milius et ses camarades s’entraident, se conseillent et s’encouragent mutuellement, le « Viking » s’avérant particulièrement doué pour l’écriture de scénarii et de dialogues percutants. Milius aidera ainsi George Lucas à réaliser son court-métrage au titre prophétique, The Emperor, et Lucas lui rendra la pareille pour le court-métrage de son ami, Marcello I’m Bored (ou Marcello I’m so Bored, selon les sources), un petit film d’animation réalisé en 1967 et qui vaudra à Milius plusieurs prix, et la critique élogieuse de Vincent Canby dans le New York Times. C’est l’époque des grandes espérances pour Milius, qui cultivait son caractère aventurier, très différent de ses camarades étudiants. Lorsque l’Amérique entra en guerre au Viêtnam, Milius vit là l’occasion de devenir un homme en s’engageant pour partir combattre et se confronter à la Mort, espérant ainsi suivre les traces de ses héros et s’imaginant mourir à 26 ans. Peine perdue : asthmatique, Milius sera réformé d’entrée de jeu. Il en gardera une frustration terrible toute sa vie, ce qui cependant l’inspirera pour écrire et réaliser des films. Il restera un « Général frustré » faisant des films au lieu de faire la guerre pour laquelle il se voyait destiné.

Milius entra, grâce à Willard Huyck, dans le circuit professionnel ; il commença par travailler l’été au département scénario du studio American International Pictures (AIP), spécialisé dans les productions à très petit budget : films de science-fiction, westerns, films fantastiques (les adaptations d’Edgar Poe par Roger Corman) et films de bikers remplissent les drive-ins et les petites salles de cinéma en doubles programmes peu coûteux. Milius devint vite un script doctor émérite, travaillant vite et bien pour remanier les scénarii qui s’accumulaient. Il écrivit aussi ses propres projets : The Devil’s 8, un film d’action influencé par Les 12 Salopards de Robert Aldrich, des westerns comme Los Gringos ou Jeremiah Johnson, ainsi que des scripts nommés Last Resort ou Truck Driver. La situation au Viêtnam ne cessait de se dégrader, l’armée américaine s’enfonçant dans un bourbier inextricable. Une guerre à nulle autre pareille, pour les Américains, et qui obsédait Milius. Très marqué par la lecture d’Au Cœur des Ténèbres de Joseph Conrad, impressionné par les films de Pierre Schoendoerffer, Milius vit les étonnants parallèles qui s’établissent entre le roman de Conrad et le conflit en cours, et rédigea un certain Apocalypse Now… En cette fin des années 1960, il persuada même son ami George Lucas de réaliser le film sur place, dans la jungle vietnamienne, au milieu des combats, façon « cinéma vérité » ! Coppola arriverait plus tard, comme simple producteur. Mais Lucas et Milius, très enthousiastes, comprirent vite qu’Apocalypse Now, tel qu’ils l’imaginaient alors, était intournable… En attendant, les studios hollywoodiens, en recherche de bons scripts, entendirent vite parler de ce jeune homme portant, selon l’humeur, un Stetson ou un sombrero à la Pancho Villa. Associé de Francis Ford Coppola, George Lucas comptait faire d’Apocalypse Now son second film après THX 1138, mais l’échec financier de son premier film l’obligea à reporter son plan. En tout cas, la carrière de Milius fut lancée en cette année 1971, avec l’écriture du scénario d’Evel Knievel, biographie du fameux motard cascadeur interprété par George Hamilton. Un personnage en qui Milius, fidèle à ses références historiques, voyait  »le dernier gladiateur de la Nouvelle Rome« , payé pour s’écraser devant les yeux du public et affronter une Mort absurde, pour la gloire et la beauté du geste.

 

John Milius - Dirty Harry

« Je sais à quoi tu penses. « Est-ce qu’il a tiré six fois, ou seulement cinq ? » A vrai dire, avec toute cette agitation, j’ai perdu le compte. Mais ça, c’est un Magnum.44, le revolver le plus puissant au monde, et il pourrait te faire exploser la tête, d’un coup. Alors, pose-toi cette question : « Est-ce que j’ai de la veine ? » … Alors, ordure ? »

Cette année-là, Milius fut aussi contacté par John Calley, le grand patron du studio Warner Bros. pour réécrire le scénario d’un film policier dont Frank Sinatra devait avoir la vedette. C’était Dirty Harry ! L’histoire d’un flic honnête, dévoué à son travail, témoin désabusé de la lâcheté des autorités et de la violence qui terrorise San Francisco sous la forme d’un tueur en série, très inspiré du Tueur du Zodiaque, qui sévissait alors en Californie. Largement remanié, le script original passa notamment entre les mains de Terrence Malick puis de Milius, qui insista pour avoir, en guise de salaire, une arme à feu !

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Finalement confié à Don Siegel et interprété par LA superstar du moment, Mr. Clint Eastwood, le film fut un succès au box-office… et s’attira une salve de critiques pour sa supposée glorification de la violence. Un amalgame qui mélangeait les positionnements politiques de Clint, Républicain pur jus, et l’idée provocatrice de faire porter au tueur le symbole de paix… manière sans doute de rappeler qu’un Charles Manson venait juste de revêtir les atours des hippies avant de pousser ses adeptes au massacre. En pleine époque de contestation du pouvoir nixonien, cela ne passait pas aux yeux de tous… Qu’importe, le film restera l’un des meilleurs polars de la décennie. Quant à savoir quelle est la « patte » exacte de Milius (non crédité au générique), on suppose qu’il en reste quelque chose, ne serait-ce que dans les célèbres répliques laconiques de Harry Callahan.

 

John Milius - The Life and Times of Judge Roy Bean

« Mesdames, je comprends que vous vous soyez offensées quand je vous ai traitées de putes. Je suis navré. Je m’excuse. Je vous prie de noter que je ne vous ai pas traitées de catins à cul calleux, de fornicatrices, ou de salopes nées au fond de l’égout. Mais j’ai dit « putes ». On ne peut pas retirer cela. Et pour ce lapsus, je m’excuse. » 

En 1972, John Milius eut fort à faire avec les figures singulières du Vieil Ouest : à commencer par Roy Bean, dit « Le Juge », héros de son scénario The Life and Times of Judge Roy Bean / Juge et Hors-la-loi. A la fois tenancier de bar et juge, « la Seule Loi à l’Ouest du Pecos » était un drôle de type, pratiquant quelques pendaisons occasionnelles, interprétant selon sa fantaisie le Code de Justice, et vivant avec un ours ivrogne… du moins s’il faut en croire les légendes à son sujet. Un personnage plutôt dérisoire comparé aux héros de l’Ouest, et bien attachant par ses aspects les plus décalés, notamment son adoration de fanboy avant l’heure de l’actrice Lilly Langtry. Fidèle à l’adage du journaliste de L’Homme qui tua Liberty Valance (« imprimez la Légende !« ), Milius remania à sa façon, avec beaucoup d’humour et de nostalgie, l’histoire de ce drôle de juge qui, d’abord pressenti pour être joué par Lee Marvin, revint à Paul Newman. La compagnie National General, productrice du film, lui accorda le poste de réalisateur avant de revenir sur sa parole. Dédommagé de 300 000 dollars alors qu’il aurait dû être payé le double, Milius vit le film lui passer sous le nez…

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Le réalisateur qui le remplaça ne fut autre que John Huston, auteur du Trésor de la Sierra Madre, et adaptateur de Moby Dick. L’un des héros de Milius, qui devint son mentor et ami durant le tournage. Une consolation pour Milius qui jugera que le film est raté, son héros passant plus de temps avec sa nouvelle petite amie qu’à se concentrer sur le tournage ! Jugement excessif sans doute causé par la déception et la trahison de la National General ; imparfait, très inspiré par les succès du moment (une scène musicale copiant-collant celle de Butch Cassidy et le Kid), The Life and Times… révèle pourtant les aspects oubliés du talent de Milius : une approche nostalgique, décalée et désabusée, du Vieil Ouest (là encore très ancrée dans l’époque, le film étant un « voisin de palier » du Cable Hogue de Peckinpah avant de se conclure sur un finale à la Horde Sauvage) et un goût certain pour l’humour et la satire. Il n’y a qu’à voir la séquence où l’affreux Bad Bob l’Albinos (Stacy Keach) vient semer la terreur sur les terres du Juge… une scène très « cartoonesque », quelque part entre Lucky Luke et 1941 ! Le ton du film était plutôt porté sur la mélancolie, malgré les rires ; comme les héros de Peckinpah et des derniers films de Ford, le Juge Roy Bean apparaît comme une anomalie face à l’avancée de la Civilisation, ici représentée sous les traits d’un visqueux avocat joué par Roddy McDowall. Le reflet inversé du personnage de James Stewart dans Liberty Valance, cet homme de loi-là représente tout ce que Milius abhorre chez les gens « civilisés » : l’hypocrisie, la compromission et la corruption masquées sous une vertu de façade. 

 

John Milius - Jeremiah Johnson

« - Vous allez bien ?

- Bien sûr, bien sûr, j’ai un bon cheval sous mes pieds ! … J’ai une foutue plume dans l’nez.

- Continuez à éternuer, elle finira par sortir. Vous avez vu passer personne récemment, par ici ?

- Personne est passé devant moi. Derrière moi, j’pourrais pas vous dire.

- Les Indiens vous ont mis là ?

- C’était pas des Mormons. Un Chef nommé Mad Wolf. Un type bien, pas du genre causant. Dites, z’auriez pas un chapeau en rab’ ? Y a pas beaucoup d’ombre par ici…« 

Jeremiah Johnson avait finalement, de son côté, trouvé preneur. Le studio Warner avait bien payé Milius pour son scénario, adapté et inspiré de deux livres, Crow Killer : The Saga of Liver-Eating Johnson par Raymond W. Thorp Jr. et Robert Bunker, et Mountain Man : A Novel of Male and Female in the Early American West par Vardis Fisher. Le scénario de Milius suivait les traces de Jeremiah Johnson, inspiré de l’histoire vraie du trappeur montagnard John « Liver-Eating » Johnson, un ancien soldat de la guerre Américano-mexicaine de 1847, qui partit vivre dans les Rocheuses. Marié à une Indienne Blackfoot tuée par des guerriers Crows, Johnson se lança dans une vengeance sanglante contre la tribu ennemie avant de faire la paix avec eux. Il y gagna son sinistre surnom à son habitude de dévorer le foie de ses ennemis vaincus ; les Crows croyaient en effet que le foie humain, doté de pouvoirs magiques, aidait les braves à rejoindre l’au-delà. En leur mangeant le foi, Johnson croyait peut-être s’approprier leur force vitale, et les punir pour l’éternité. Un personnage comme les aimait Milius, qui rendit un scénario remarquable, n’excluant pas le cannibalisme rituel du vrai Johnson. Le projet aurait dû être un rêve éveillé pour Milius : Lee Marvin et surtout Clint Eastwood furent pressentis pour incarner Jeremiah Johnson, et le réalisateur serait un des héros de Milius : Sam Peckinpah en personne. L’association Peckinpah-Eastwood-Milius avait de quoi faire fantasmer tout amoureux des westerns, encore aujourd’hui. Malheureusement, si Clint appréciait le travail de Milius, il ne s’entendait pas du tout avec « Bloody Sam », et chacun partit sur d’autres projets.

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Ce fut finalement Sydney Pollack qui obtint le feu vert, emmenant avec lui Robert Redford. Excellent directeur d’acteurs, réalisateur solide, Pollack ne partageait cependant pas du tout la vision de Milius du personnage ; il remania, avec Edward Anhalt, le scénario de ce dernier, expurgeant les aspects les plus sanglants de l’histoire (pas question donc de voir le beau Robert Redford se repaître du foie d’un Indien…), préférant faire du film une ode à la nature sauvage plus pacifiste que survivaliste. Un très beau film au demeurant, témoin de la réhabilitation de l’Indien dans les westerns de l’époque, mais on devine que Milius dût se sentir trahi par la révision de son récit. On retrouve néanmoins sa patte dans des séquences dignes de John Ford (le mariage avec l’Indienne), ou ses moments absurdes, comme celui où Johnson rencontre un trappeur enterré vivant jusqu’au cou, dans le désert. Avec le temps, Milius changea finalement d’avis et apprécia le film de Pollack. Une « trahison » réussie, somme toute.

 

John Milius - Magnum Force

« L’Homme sage est celui qui connaît ses limites, Lieutenant. »

Le succès de Dirty Harry appelant une suite, le studio Warner et Clint Eastwood rappelèrent John Milius pour rédiger un nouvel opus des enquêtes du policier de San Francisco. Milius s’exécuta en signant Vigilance, bientôt retitré Magnum Force. Le scénario solide calmerait à la fois les détracteurs du premier volet, persuadés d’y voir un film « fasciste », tout en livrant un polar nerveux dominé par la culture des armes à feu, typique de son scénariste. Dans ce second film, Harry avait fort à faire avec un groupe de motards policiers, véritable escadron de la mort ayant décidé de se placer au-dessus des lois pour éliminer sans procès les personnalités les plus corrompues de la ville… Voilà qui relativisera la mauvaise réputation de Harry, plus désabusé que jamais envers le système qu’il sert, mais somme toute plus intègre que ces curieux alliés qu’il devra combattre. Le script de Milius sera remanié par un autre « brat » prometteur et débutant, Michael Cimino, et sans rancune pour Milius, appelé vers un autre projet plus important pour lui.

 

John Milius - Dillinger 02

« Que personne s’énerve, vous n’avez rien à perdre. Vous vous faites dévaliser par le Gang de John Dillinger, et c’est ce qui se fait de mieux ! Les quelques dollars que vous perdez aujourd’hui serviront à vous acheter des histoires à raconter à vos enfants et arrière-petits-enfants. Ceci pourrait bien être l’un des plus grands moments de votre vie ; ne faites pas en sorte que ce soit le dernier ! »

Le succès du Bonnie & Clydehéros » qui narguaient la loi et le système, vivant vite et mourant jeunes. L’époque des criminels de la Prohibition et de la Grande Dépression fascinaient à nouveau le public, comme elle inspirait Milius. Retrouvant Lawrence Gordon à l’AIP, Milius obtint un budget modeste pour réaliser sa vision des derniers mois de la vie du plus emblématique braqueur de banques des années 1930 : John Dillinger, ses associés (« Pretty Boy » Floyd, Harry Pierpont, Homer Van Meter ou « Baby Face » Nelson), sans oublier l’agent du FBI Melvin Purvis, qui, sous l’égide du sinistre J. Edgar Hoover, les traqua et les élimina froidement. Dillinger sortit en 1973, et fut très bien accueilli par les critiques comme par le public. Le film était nerveux, rythmé, plein d’humour noir et de gunfights énergiques à la Mitraillette Thompson. Milius se fit un grand plaisir en rendant un hommage très appuyé à Sam Peckinpah ; Warren Oates et Ben Johnson, les inoubliables frères Gorch de La Horde Sauvage, incarnaient Dillinger et Purvis. Choix de rôle un peu anachronique pour Johnson, vétéran des westerns de John Ford, bien plus âgé que le vrai Melvin Purvis, mais le film de Milius ne s’embarrassant pas de vérité historique, l’acteur en imposait, mâchonnant en permanence un énorme cigare.

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Véritable sosie du vrai Dillinger, Warren Oates fut un choix parfait. Il l’incarnait sans chercher à en faire un romantique ou un Robin des Bois moderne. Ce Dillinger-là avait la gâchette facile, faisait des victimes innocentes, buvait, fumait, jurait et frappait sans vergogne sa petite amie Billie Fréchette (Michelle Phillips). On remarqua aussi au casting les bonnes vieilles trognes des westerners Geoffrey Lewis et Harry Dean Stanton, et un tout jeune Richard Dreyfuss en Baby Face Nelson, finissant salement mitraillé par les « G-Men ». Dillinger fut un film très cru, tonique et joliment éclairé en lumières naturelles recréant l’âpreté de ce Midwest rongé par la violence. Un brillant examen d’entrée pour Milius cinéaste, qui sera suivi en 1974 d’un téléfilm écrit par ses soins : Melvin Purvis G-Man, axé sur la lutte entre l’agent du FBI et le braqueur « Machine Gun » Kelly, mais hélas sans Ben Johnson…

 

John Milius - Jaws

« Un sous-marin japonais nous balança deux torpilles dans le flanc, Chef. On rentrait de l’Île de Tinian vers Leyte… on venait juste de livrer la bombe. La bombe d’Hiroshima. 1100 hommes tombèrent à la baille. Le navire coula en douze minutes. Nous ne vîmes pas de requin avant une bonne demi-heure. Un requin-tigre. Quatre mètres de long. Vous savez, vous savez comment on le sait quand on est dans l’eau, Chef ? On le devine en regardant la distance entre la dorsale et la queue. Ben, nous, on le savait pas. Aucun message de détresse n’avait été envoyé, parce que notre mission avait été tellement secrète… Ils ne signalèrent pas notre retard avant une semaine. A la première aube, Chef, les requins arrivèrent. Alors nous, on se rassemblait en petits groupes compacts. Vous savez, c’est… un peu comme les formations de bataille en carré, que l’on voit sur les calendriers, comme la bataille de Waterloo. Et l’idée, c’était que si le requin s’approchait de trop près d’un homme, alors celui-ci n’aurait qu’à battre des pieds et des mains et à hurler, et peut-être que le requin s’en irait. Sauf que parfois, il s’en allait pas. Parfois ce requin, il vous regarde. Droit dans les yeux. Vous savez, le truc à propos d’un requin, c’est qu’il a… des yeux noirs, sans vie, comme des yeux de poupée. Quand il vient vers vous, il a pas l’air vivant. Jusqu’à ce qu’il vous morde, et ces yeux noirs, ils se révulsent. Et alors, ah, alors vous entendez ce terrible hurlement suraigu et l’océan devient rouge, et malgré les coups de pieds et de bras, ils arrivent tous et vous déchirent en morceaux… » 

1974, l’année de la Grande Aventure pour Milius ! Aussi bien dans les grands espaces du désert saharien, que sur l’océan Atlantique pour une très angoissante partie de pêche… Vous avez bien sûr reconnu ci-dessus le début du fameux monologue du Capitaine Quint (Robert Shaw) dans Jaws (Les Dents de la Mer), le classique de Steven Spielberg. John Milius fut – partiellement – de l’aventure du tournage. Ils se connaissaient depuis que Spielberg, vite entré dans le milieu professionnel aux studios Universal, s’était lié d’amitié avec George Lucas et le « gang » de l’USC (sans avoir pu cependant s’y inscrire). Spielberg et Milius avaient des points communs ; tous deux avaient été des gamins solitaires, ils étaient juifs dans un environnement essentiellement protestant, ils avaient suivi leurs pères en Californie et se retrouvaient sur des passions communes : une admiration partagée pour les films de Kurosawa, Ford et Lean, ainsi qu’une passion pour les armes à feu… Passion moins « démonstrative » chez Spielberg, et plus critique aussi (il suffira de revoir Sugarland Express), mais tout aussi présente dans son univers. Sans oublier leur intérêt pour l’Histoire et ses grandes épopées, notamment pour l’univers de la 2ème Guerre Mondiale.

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En 1974, donc, Steven Spielberg se lançait dans l’aventure du tournage de Jaws, adapté du roman de Peter Benchley, officiellement crédité comme scénariste du film produit par Richard Zanuck et David Brown chez Universal. Les génériques des films américains sont trompeurs, les scripts étant fréquemment remaniés par différents auteurs, avant d’être tournés. Jaws fut ainsi largement réécrit par Carl Gottlieb, une connaissance de Spielberg, mais le film ne se limita pas à ses deux scénaristes officiels. Alors que le tournage se transformait en galère permanente (essentiellement attribuée aux problèmes techniques incessants du requin mécanique), le jeune Spielberg se confrontait aussi à un problème de scénario : rien ne justifiait l’obstination du vieux Quint, le pêcheur de requins, à tuer l’affreux grand requin blanc terrorisant les plages d’Amity. Personnage très sommaire dans le (médiocre) roman de Benchley, Quint n’était qu’un second rôle caricatural de vieux marin ronchon. L’idée d’inclure l’histoire de l’Indianapolis revint à un scénariste non crédité, Howard Sackler, un ancien collaborateur de Stanley Kubrick qui connaissait cette tragédie maritime survenue à la toute fin de la 2ème Guerre Mondiale. Spielberg aimait l’idée et demanda à son ami Milius, venu sur son temps libre lui rendre visite sur le tournage, de faire de Quint un rescapé de ce drame. Du pain béni pour Milius, voyant là l’occasion de rendre hommage à Herman Melville, au Capitaine Achab et à Moby Dick. Il rédigea un monologue de neuf pages, remarquables selon Spielberg, mais trop longues pour le rythme du film. Le mérite de la scène finale revint à Robert Shaw, lui-même écrivain, qui en dégagera la substantifique moelle. La scène, par son pouvoir d’évocation, la magie des mots de l’acteur, et l’ambiance traumatisante qu’elle suggère, demeure encore aujourd’hui l’un des grands moments du film. Au passage, on peut se demander si Milius n’a pas subrepticement suggéré à Spielberg de créer Quint en s’inspirant de Sam Peckinpah, avec une touche de John Huston et d’Hemingway ! Tout chez Quint est « peckinpien », jusqu’au bandana emblématique du cinéaste !

 

John Milius - Le Lion et le Vent 01

« - Ceci est le Riff. Je suis Mulay Ahmed Mohammed Raisuli le Magnifique, Shérif des Berbères du Riff. Je suis le vrai défenseur de la foi et le sang du Prophète court dans mes veines, et je ne sers que sa volonté. Vous n’avez rien à dire ?

- Ce n’est pas dans mon intention d’encourager les fanfarons.

- Votre carapace est forte, comme celle d’une tortue, mais elle s’effrite.

- Votre langue est rapide et intelligente. Mais faites attention à ne pas trébucher dessus.

- Vous êtes un grand embarras. « 

Tandis que Spielberg luttait pour finir son tournage cauchemardesque, Milius s’était tourné vers une autre épopée.  Il trouva ce qu’il cherchait dans un article de Barbara W. Tuchman pour le magazine American Heritage, relatant le kidnapping d’un citoyen américain, Ion Pedecaris, par le Cheikh Mulay El Raisuli, au Maroc. L’enlèvement survenu en 1904 déclencha un grave incident international entre les différentes puissances coloniales européennes (Allemagne, France et Grande-Bretagne), les insurgés du Riff, jusqu’à l’intervention militaire du gouvernement américain présidé par Theodore Roosevelt, alors en pleine campagne de réélection. Il y avait là le potentiel pour une histoire forte, un récit d’aventures « à l’ancienne », à mi-chemin entre les écrits de Rudyard Kipling et de vieux classiques comme Les Quatre Plumes Blanches, avec l’esprit de Lawrence d’Arabie. Milius fit des recherches, se basant notamment sur la biographie The Sultan of the Mountains, de Rosita Forbes et reçut le feu vert de la MGM pour diriger son second film : Le Lion et le Vent. Il modifia la vérité historique en faisant de Pedecaris une femme, Eden, mère de deux enfants que l’intrépide chef Berbère enlève pour défier les grandes puissances et revendiquer l’indépendance de son territoire. Dans les rôles principaux, après avoir envisagé Omar Sharif puis Anthony Quinn (pour rester dans l’ambiance de Lawrence) dans le rôle de Mulay El Raisuli, et Faye Dunaway puis Julie Christie dans celui d’Eden Pedecaris, Milius convainquit Sean Connery d’interpréter le seigneur du Riff, face à une Candice Bergen quelque peu égarée par contre dans le film. A leurs côtés, Brian Keith interprétait le président Roosevelt, et John Huston son secrétaire d’état, John Hay. Le résultat demeure, près de quarante ans après sa sortie, un superbe film d’aventures dont le souffle épique ne démérite pas face à l’inégalable David Lean. Incurable cinéphile, Milius ne se prive pas de citer ses maîtres : le film a le visuel démesuré des meilleurs Lean (Milius tourna au palais des Amériques de Séville et près d’Almeria en Espagne, déjà utilisés dans Lawrence), des « gueules » d’affreux sorties de chez Sergio Leone (l’acteur Antoine St. John reprenant le type de rôle qu’il tenait dans Il était une fois la Révolution), une bataille sur la plage inspirée par La Forteresse Noire de Kurosawa, et une fusillade finale digne de La Horde Sauvage. Milius aurait même voulu, paraît-il, engager Orson Welles dans le rôle de Charles Foster Kane (inspiré comme on sait du magnat de la presse William Randolph Hearst), 34 ans après Citizen Kane

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Le Lion et le Vent fut aussi l’occasion pour Milius d’affirmer son point de vue critique évident sur les « mérites » bien relatifs de la civilisation, présentée ici comme corruptrice et décadente (les puissances coloniales achetant la bienveillance du Pacha), et de faire du Raisuli (Sean Connery tel qu’on l’aime : débordant de charisme rude et de noblesse) un « sauvage » anachronique bien plus honnête que ses adversaires. Le film dresse aussi un portrait crédible de Theodore Roosevelt et de sa politique étrangère. Milius nous montre les bases de ce qu’on appelle aujourd’hui l’interventionnisme et l’impérialisme américain, mais évite in extremis le déploiement excessif de patriotisme. Plutôt dans l’esprit de John Ford, il s’amuse à tourner en dérision le côté « Gendarme du Monde » que les jeunes officiers affichent à l’excès, dans le film. Signalons d’ailleurs que Milius dresse un portrait crédible et lucide de la culture musulmane. Ce sera d’ailleurs le dernier film américain du genre à faire d’un Arabe une figure héroïque noble, jusqu’au Treizième Guerrier de John McTiernan, en 1999. Le Lion et le Vent, servi par une splendide musique de Jerry Goldsmith, obtiendra un joli succès… avant d’être éclipsé quelques semaines plus tard par le triomphe des Dents de la Mer !

 

John Milius - Apocalypse Now 01

 » – Est-ce que tu sens ça ? Tu le sens, ça ?

- Quoi ?

- Le napalm, fils. Y a rien au monde qui sente comme ça. … J’aime l’odeur du napalm au petit matin. Tu sais, une fois, nous avons bombardé une colline, pendant 12 heures. Quand c’était terminé, j’y suis allé. Nous n’avons rien trouvé du tout, pas un seul putain de cadavre de niakoué. L’odeur, tu sais cette odeur d’essence, toute la colline en était imprégnée. Ça sentait… la victoire. Un jour, cette guerre finira… « 

Après la sortie du Lion et le Vent, Milius ne resta pas inactif. Les « brats » (plus ou moins) barbus triomphaient. Fer de lance du mouvement, Francis Ford Coppola, après les succès consécutifs des deux Parrain et de Conversation Secrète, était en position de force pour choisir son projet suivant. Il ressortit de ses cartons Apocalypse Now, qui allait devenir la plus démesurée des superproductions jamais issues d’un studio indépendant américain. George Lucas s’était lancé dans la production et la réalisation douloureuse d’un « petit » film de science-fiction à l’avenir incertain (un certain Star Wars…) et ne participerait pas, en ces années 1975-76, à l’odyssée vietnamienne mise en scène par son mentor et ami. John Milius restait quant à lui crédité comme scénariste, bien que Coppola remania certains passages de son scénario original. Notamment la fin, qui lui posait problème, et qu’il jugeait trop « comic-book » pour être crédible : un affrontement à la Peckinpah entre, d’un côté, le capitaine Willard et le Colonel Kurtz, face aux troupes Viêt Congs et américaines venues anéantir le camp retranché. Cependant, le film conserverait l’essentiel de l’esprit du récit de Milius : une véritable relecture d’Au Cœur des Ténèbres de Conrad, mêlée à une construction toute droit héritée d’Homère et L’Odyssée (avec Willard en Ulysse dont les épreuves sont transposées en pleine guerre du Viêtnam), avec la discrète influence du Pont de la Rivière Kwai de David Lean et d’Aguirre la Colère de Dieu, de Werner Herzog, le tout baignant dans un esprit « rock’n roll » surréel pour toujours associé à cette guerre démentielle. On connaît la suite, racontée dans le remarquable documentaire Au Cœur des Ténèbres, sur le calvaire que fut le tournage pour Coppola. Tournage entamé en 1976, pour un film qui ne sortira au Festival de Cannes qu’en… 1979. Entretemps, Coppola avait essuyé tous les revers qui font cauchemarder même le plus solide des cinéastes : le dépassement de budget arrêta la production ; les hélicoptères « généreusement » prêtés par le dictateur des Philippines, Marcos, partaient en plein milieu d’une scène pour bombarder les rebelles tapis dans la jungle ; un typhon ravagea les décors ; l’acteur Martin Sheen fit une crise cardiaque sérieuse ; Coppola eut aussi à  »gérer » ces fous de Marlon Brando et Dennis Hopper… Tout y passa, et Coppola, rongé par l’angoisse, bloquant sur l’écriture des scènes finales, fit une très grave dépression nerveuse. Pourtant, il alla jusqu’au bout de son cauchemar pour nous livrer LE film définitif sur la Guerre du Viêtnam. Un chef-d’oeuvre halluciné, dépassant le simple statut de film de guerre pour devenir une véritable œuvre philosophique, alimentée par les réflexions nietzschéennes de Milius.

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La patte de ce dernier (appelé un temps à la rescousse après six mois de tournage et plus, pour retravailler le scénario) demeure largement reconnaissable dans la rencontre de Willard (Martin Sheen) et ses compagnons avec le Colonel Bill Kilgore. Magistralement interprété par Robert Duvall, Kilgore est, du point de vue de Milius, le Cyclope de l’aventure de Willard. Kilgore n’est pas un simple soldat. Il ne fait pas la guerre, il ne vit que pour elle. S’il reste immobile, il meurt, comme un requin… Inspiré par de véritables pilotes têtes brûlées qui faisaient tout et n’importe quoi pour tromper leur ennui (comme de mettre du rock’n roll à fond la caisse avant un bombardement), Kilgore est à la fois la réincarnation du Général Patton (Coppola avait co-écrit le scénario du film homonyme de Franklin J. Schaffner) et du Général Custer, à en juger par ses références au 7ème de Cavalerie : il en porte le chapeau, et les hélicoptères décollent au son du clairon, comme chez John Ford ! Inutile de dire que Milius a dû s’amuser énormément en écrivant ce personnage aux répliques irrésistibles (« Charlie don’t surf ! »)… et bien sûr, il le dote de qualités typiquement « miliusiennes » : une loyauté absolue pour ses hommes, le respect (assez tordu) du code d’honneur du guerrier, et ce mélange d’humour, de folie meurtrière et de démesure machiste qui se traduit par sa passion absolue pour la musique de Richard Wagner… et la culture surf. Kilgore résume à lui seul l’absurdité de la Guerre du Viêtnam : le massacre au napalm d’un village viêtnamien au son de La Chevauchée des Walkyries, des hommes sacrifiés et pissant le sang… bref, un carnage épouvantable et sublime, juste pour aller surfer sur les rives du village anéanti ! La restitution des scènes supprimées dans le montage initial montrera que Willard et ses hommes feront la nique au Colonel en lui volant sa planche de surf adorée, rejouant ainsi à leur façon l’évasion d’Ulysse hors de la caverne du Cyclope aveuglé. Aucun doute possible, ce passage d’Apocalypse Now est du John Milius tout craché.

 

John Milius - Big Wednesday 02

« Je veux pas être une star. Avoir ma photo dans les magazines, une bande de gamins qui me regardent. Je suis un ivrogne, Bear, un raté. Je surfe seulement parce que c’est bon de sortir et de s’éclater avec ses potes. Maintenant, je n’ai même plus ça. » 

Entretemps, Milius venait de fonder sa propre société de production, A-Team, avec son collègue Buzz Feitshans. Lui et Steven Spielberg, embarqué de son côté dans le tournage de Rencontres du Troisième Type (sur lequel Milius vint donner quelques conseils scénaristiques, sans doute les passages liés à l’armée), cherchaient des projets de film. Ce dernier avait rencontré Robert Zemeckis et Bob Gale, deux anciens de l’USC.  »Les deux Bobs » avaient une réputation de trublions à l’université, où leurs goûts juraient avec ceux des autres étudiants : Disney, James Bond et Clint Eastwood quand les autres ne parlaient que de la Nouvelle Vague et le cinéma d’auteur. Zemeckis et Gale lui présentèrent un scénario intitulé Tank, qui plut tellement à Milius qu’il décida de devenir leur producteur pour leurs futurs films. Par son entremise, les Bobs montrèrent à Steven Spielberg leur film de fin d’études, Field of Honor, qui l’emballa immédiatement. A cette époque, ce dernier, très proche de Lucas et Spielberg, échangeait fréquemment avec eux conseils et participation à leurs films – une pratique que les « brats«  effectuaient souvent alors. Spielberg venait par exemple monter les scènes de fusillade du Taxi Driver de Martin Scorsese, tandis que Brian De Palma et George Lucas organisaient des sessions de casting communes pour Carrie et Star Wars. Pour leurs contributions respectives sur leurs films, Milius, Lucas et Spielberg se mirent d’accord pour toucher chacun un pourcentage sur les recettes du film des deux autres. Lucas avait Star Wars, Spielberg avait Rencontres, Milius suivit avec Big Wednesday (Graffiti Party), sorti en 1978. Ironie du sort : le film de Milius fit un bide, mais il toucha une jolie somme grâce aux films de ses deux confrères ! 

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Big Wednesday est le plus mal connu, et le plus personnel, des films de Milius réalisateur. Il puisa dans ses propres souvenirs de jeunesse pour rédiger le script avec Dennis Aaberg. Le film suit le parcours de trois surfeurs californiens, amis aux personnalités très différentes, Matt (Jan-Michael Vincent), Jack (William Katt) et Leroy « Le Masochiste » (Gary Busey) ; ils chercheront à éviter l’enrôlement au Viêtnam, avant que la mort d’un de leurs amis ne bouleverse à jamais leurs vies. Une histoire de passage à l’âge adulte et de perte de l’innocence très classique, mais finalement très intime, bien plus qu’un simple « film de surf ». Voilà qui permit à Milius d’éviter la confusion avec un sous-genre très niais ayant fleuri à Hollywood au début des années 1960, synonyme de comédies musicales absurdes sur fond de twist yé-yé. Nourri des propres expériences de John Milius, Big Wednesday touchait des thèmes simples et universels, tout en permettant de montrer cette drôle de communauté sous un regard éloigné des clichés qui lui sont collés. Et le film offrait aux amateurs d’impressionnantes scènes dans les déferlantes magnifiant le courage des héros de la planche. Proche dans l’esprit de l’American Graffiti de Lucas, Big Wednesday sera malheureusement un échec cinglant pour le réalisateur. La faute, peut-être, à un casting limité : le fade Jan-Michael Vincent verra sa carrière sombrer dans les séries style Supercopter, William Katt, après des débuts prometteurs dans Carrie, ne percera jamais, et seul Gary Busey continuera en se spécialisant dans les seconds rôles de tordus ricanants. La faute, aussi, à des critiques excessivement sévères, s’en prenant plus au personnage de Milius lui-même qu’au film. Ce dernier, au fil des années, gagnera peu à peu un statut de film culte, généralement reconnu comme l’un des meilleurs films réalisés par Milius.

John Milius - 1941

« - Mon nom est Wild Bill Kelso, et vous avez pas intérêt à l’oublier !

- Voilà ce que j’aime entendre, fiston. Allez, fais-moi entendre tes flingues.

- Mes flingues ?

- Ouais, je veux entendre leur musique, fais-leur cracher la purée ! YAAAAHHH !!! … VERS HOLLYWOOD… ET LA GLOIRE !!! « 

Le scénariste-réalisateur était un homme occupé : une ribambelle de scénarii écrits par ses soins ne trouveront pas preneurs. Give Your Hearts to the Hawks, The Life and Times of Joe McCarthy (« biopic » de l’infâme organisateur de la Chasse aux Sorcières qui fit du mal à Hollywood…) ou East of Suez allaient ainsi prendre la poussière dans les armoires de Milius. Quant à son projet de « western moderne » intitulé Extrême Préjudice, il intéressa les studios avant d’être englouti dans le development hell. Extrême Préjudice aurait dû être La Horde Sauvage de Milius, racontant la rivalité de deux amis d’enfance dont l’un est devenu un Texas Ranger et l’autre un trafiquant de drogue réfugié au Mexique. Pour la peine, Milius s’était largement inspiré des faits et gestes d’un de ses amis de la NRA, Joaquin Jackson, un vrai Texas Ranger alors en fonction. En attendant la réalisation de son prochain film, Milius, via la A-Team, épaulait les collègues. Le tourmenté Paul Schrader, scénariste de Taxi Driver, put ainsi filmer Hardcore, un drame avec George C. Scott à la recherche de sa fille, kidnappée et droguée pour tourner dans des films pornos. A la même époque, dans une ambiance plus joyeuse, Milius et Spielberg encadraient les « deux Bobs ». Ils écrivirent et réalisèrent en 1978 le tout premier long-métrage de Robert Zemeckis : I Wanna Hold Your Hand (1978), une comédie suivant les péripéties d’une bande de groupies prêtes à tout pour rencontrer les Beatles au plus fort de la Beatlemania. Typique de l’état d’esprit du duo Zemeckis-Gale, le film était une course-poursuite délirante truffée de gags. Toute première production de Spielberg associé avec Milius, il fut cependant un échec. Pas découragés, Spielberg, Milius, Zemeckis et Gale continuèrent aussitôt leurs méfaits !… Les Bobs avaient présentés à Milius un autre scénario, une comédie noire à la Docteur Folamour sur une anecdote méconnue de la 2ème Guerre Mondiale : en février 1942, la défense civile de Los Angeles avait imposé un black-out total sur la ville et, durant six heures, vida ses cartouches dans le ciel, persuadée que l’aviation japonaise allait recommencer le bombardement de Pearl Harbour… Le scénario plut à Milius qui le présenta à Spielberg, les quatre mousquetaires développèrent le scénario…

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Tour à tour intitulé Rising Sun, Hollywood 41 puis The Night The Japs Attacked, le récit devint une « screwball comedy«  absolument hors normes. Dès que les quatre garnements cinéastes se réunissaient pour élaborer le script final, chacun y allait de son idée loufoque, hurlant sur les autres comme un gamin surexcité ! Ce qui, somme toute, annonçait bien l’état d’esprit du film, devenu 1941, le film le plus fou de Steven Spielberg. Milius, expert en histoire de la 2ème Guerre Mondiale, suggéra aux Bobs l’ajout du respectable Général Joseph Stilwell, voix de la raison dans ce film de totale déraison. Rôle pour lequel il suggéra John Wayne à Steven Spielberg, qui se vit tancer par le « Duke » pour avoir osé lui proposer un rôle dans un film aussi « anti-américain » ! On ne rigole pas avec le patriotisme yankee, comme Spielberg et ses complices allaient s’en rendre compte à la sortie du film… Mais peu importe, Spielberg, Milius et les Bobs s’amusaient comme des fous sur ce tournage. Spielberg rajoutait des scènes à n’en plus finir avec John Belushi en Wild Bill Kelso, l’aviateur fou furieux, véritable incarnation du Chaos en marche, et avec Slim Pickens, irrésistible vétéran de Peckinpah et de Kubrick. Milius,  »script doctor » permanent du film, s’amusa aussi dans un caméo (absent du montage final) qui le voyait déguisé en Père Noël, revolver au poing, hurlant avant de s’enfuir, imitant la démarche du Bigfoot devant un Stilwell médusé ! La touche « miliusienne » est bien présente, ici, dans son aspect le plus ouvertement satirique, dans ce jouissif chaos ; le traitement très respectueux de Stilwell (qui n’en pleure pas moins devant Dumbo… les grands chefs militaires sont aussi des sentimentaux), la participation du « peckinpien » Warren Oates en officier hyper-paranoïaque, ou celle du plus emblématique des acteurs japonais, Toshirô Mifune, le héros des films de Kurosawa, ici en impassible commandant de sous-marin venu bombarder Hollywood… Et une caricature évidente du militarisme à l’américaine, ici montré dans sa forme la plus irresponsable : tirer d’abord, réfléchir ensuite ! 1941, phénoménal « pétage de plomb » collectif, truffé de gags, de destructions, de caméos (Samuel Fuller !) et de références empilées les unes sur les autres, défia la raison de l’esprit critique… et celle du public américain. Le film ne fut pourtant pas l’échec que l’on croit : plus de 90 millions de dollars de recettes, une jolie somme au box-office de 1979, mais bien inférieure et moins immédiate que les cartons que furent Jaws et Rencontres du Troisième Type. Pas découragés par le mauvais accueil fait à cet « acte d’irresponsabilité civique » (dixit Milius, toujours hilare, au sujet de 1941), Spielberg et Milius produirent ensuite le second film du duo Zemeckis-Gale, Used Cars (sorti chez nous en 1980 sous le titre idiot de La Grosse Magouille), avec Kurt Russell, où des vendeurs de voitures d’occasion concurrents rivalisent de sales coups pour attirer la clientèle. Toujours fidèle à l’esprit 1941, donc rempli de gags, de poursuites et de sous-entendus sexuels évidents, Used Cars n’eut pas plus de succès et condamna temporairement Zemeckis et Gale à une période de vaches maigres, avant Retour vers le Futur. John Milius, de son côté, partait vers d’autres horizons. Dans un lointain et mythique passé, dans la sauvage Cimmérie, sur les traces du Barbare…

John Milius - Conan le Barbare 04

 » – Crom, je ne t’ai jamais prié auparavant. Je n’ai pas ce talent. Personne, ni même toi, ne se souviendra si nous étions des hommes bons ou mauvais. Pourquoi nous combattions, et pourquoi nous sommes morts. Tout ce qui compte, c’est qu’aujourd’hui, deux hommes se sont dressés contre beaucoup d’autres. Tu aimes la vaillance, Crom. Alors, accorde-moi cette seule requête. Accorde-moi la vengeance ! Et si tu ne m’écoutes pas, VA AU DIABLE ! « 

Edward R. Pressman, producteur du Badlands de Terrence Malick et du Phantom of Paradise de Brian DePalma, s’était vu proposer par son collègue Edward Summer une adaptation cinéma des aventures de Conan le Barbare, héros d’une série de nouvelles « pulp » écrits par Robert E. Howard, dans les années 1930. Jeune écrivain texan, à la prose enfiévrée, Howard était un curieux personnage : de santé fragile, mais obsédé par le culte du corps et de la force physique, collectionneur d’armes à feu, puritain obsédé par la sexualité et les femmes, dépressif et paranoïaque souvent reclus chez lui, il se suicida immédiatement après la mort de sa mère dont il se reprochait de n’avoir pu subvenir à ses soins. Howard ignorait avoir largement contribué à créer un nouveau genre de littérature fantastique que l’on désignerait sous le terme d’ »epic fantasy » ou « heroic fantasy« . Howard, à vrai dire, ne créa pas Conan… celui-ci, s’il fallait en croire l’écrivain, lui apparut dans l’ombre de sa maison, l’exhortant à écrire les mémoires de ses aventures, autrement il lui fendrait le crâne à coups de hache ! Dans une Terre « proto-historique », mi-médiévale, mi-antique, Conan le Cimmérien tracera sa route qui le mènera à porter la couronne du Roi d’Aquilonie sur son front troublé. Ses aventures, épiques, violentes et sexualisées au possible, enflammeront l’imaginaire des jeunes lecteurs. Succès renouvelé au tournant des années 1960-70, où Conan vécut une seconde jeunesse grâce aux sublimes peintures de Frank Frazzetta et à la bande dessinée publiée chez Marvel, confirmant l’intérêt du jeune public masculin pour les exploits du guerrier cimmérien. Pressman comprit évidemment l’intérêt d’une adaptation cinématographique de qualité. Vers 1977, il contacta Milius qui s’était montré intéressé, sans qu’un accord financier put être trouvé. Pressman se tourna vers un jeune scénariste-réalisateur, ancien du Viêtnam : Oliver Stone, salué par son travail sur Midnight Express. Stone rédigea un scénario très baroque et futuristico-apocalyptique, avec un Conan affrontant des hordes de mutants humains-animaux. Un scénario réussi, mais intournable, qui fut un temps présenté à Alan Parker et Ridley Scott avant que Pressman ne revienne vers Milius avec le scénario de Stone. Au bout du compte, si Milius appréciait le travail de Stone (le fait que ce dernier ait fait le Viêtnam aidait sûrement !), il décida, avec l’accord de Pressman, de tout réécrire de fond en comble. De surcroit, Milius, lié par un accord avec le producteur italien Dino de Laurentiis, n’eut pas de mal à convaincre celui-ci de co-produire le film.

Conan le Barbare fut l’occasion rêvée pour Milius de réaliser ses vieux fantasmes épiques et cinéphiles : lui qui, enfant, adorait Kirk Douglas, avait enfin l’occasion de faire son film de Vikings ! Et, tant qu’à faire, Conan lui permettrait aussi de rendre hommages aux maîtres du cinéma japonais, comme de s’inspirer de la vie d’un de ses héros historiques. En puisant, et parfois en détournant, le matériel d’origine écrit par Howard, Milius fera pencher plus son film du côté du récit historique que de l’heroic fantasy pure, malgré les sorciers et les monstres. Son Conan devait être le premier chapitre d’une saga modelée sur les récits traditionnels des scaldes scandinaves relatant les hauts faits et gestes de leurs anciens rois. Le tout baignant, de son propre aveu, dans une ambiance devant tout aux légendes germaniques mises en musique par Richard Wagner, avec un visuel à la Frazetta. Au passage, Milius citera les grands cinéastes japonais : Akira Kurosawa, bien sûr, et ses Samouraïs sera de la partie. Conan croisera un sorcier, joué par Mako, véritable sosie de Takashi Shimura, le chef des Sept Samouraïs, et aussi facétieux que Toshirô Mifune dans ce même film ! Egalement cité dans Conan, un autre immense cinéaste japonais envers qui Milius paya sa dette : Masaki Kobayashi, auteur du sublime Kwaïdan. La rencontre de Conan avec une torride et trop accueillante sorcière (Cassandra Gava) s’inspire largement des récits de fantômes adaptés par Kobayashi ; la référence est encore plus marquée quand Conan est couvert de tatouages rituels supposés le protéger des démons – une idée venant directement de l’épisode le plus célèbre de Kwaïdan, Hoichi le Sans Oreilles. Au petit jeu des références cinéphiliques, le Conan de John Milius en rajouta d’autres : on y retrouvait des traces d’Alexandre Nevski de Sergei Eisenstein (le look des hommes du sorcier Thulsa Doom doit tout aux Chevaliers Teutoniques), du Spartacus de Stanley Kubrick (Conan esclave et gladiateur), une touche de Sergio Leone (pour les solennels échanges de regards de Thulsa Doom envers ses victimes), d’Ingmar Bergman (pour la participation shakespearienne du grand Max von Sydöw en souverain déchu), de Federico Fellini (la scène de l’orgie évoquant le Satyricon), de Leni Riefenstahl (les processions des adorateurs de Doom renvoyant aux tristement célèbres images de propagande d’Hitler dans Le Triomphe de la Volonté)… et même (on n’est jamais si mieux servi que par soi-même) d’Apocalypse Now ! La phénoménale culture mythologique et historique de Milius fournit l’arrière-plan « historique » du film. Conan fut aussi son hommage à Genghis Khan, le fondateur de la grande (et redoutée) civilisation mongole médiévale. Le grand Khan vit son père assassiné sous ses yeux, vécut un temps en esclavage avant de prendre sa revanche sur ses ennemis et en rassemblant les clans sous sa seule autorité. Il en reste des traces dans le film, notamment cette célèbre réplique de Conan sur ce qui constitue le meilleur dans la vie d’un homme : « briser ses ennemis, les voir traînés devant soi et entendre les lamentations de leurs femmes« , qui est une citation de Genghis Khan. N’oublions pas non plus la présence de l’archer Subotai (joué par le surfeur professionnel Gerry Lopez, vieil ami de Milius), dont le nom est celui d’un des lieutenants du Grand Khan. Dans le même ordre d’idée, le méchant du film, Thulsa Doom (joué par le grand James Earl Jones), est un « patchwork » de mythes et de personnages bien réels : outre le Grand Maître des Chevaliers Teutoniques d’Alexandre Nevski, et Hitler posant en « libérateur » de son peuple fanatisé, Doom doit aussi beaucoup au révérend Jim Jones (aucun lien de parenté avec l’acteur) responsable du suicide collectif de sa secte en Guyana, en 1978, ainsi qu’au mystérieux « Vieux de la Montagne » chef des Nizârites (les fameux Assassins) réfugié dans sa forteresse d’Alamût.

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L’une des grandes forces du film, qui est devenu l’objet d’un véritable culte, est sa sauvagerie revendiquée et assumée sans honte. Il fut aidé en cela par de brillants collaborateurs ; notamment le réputé production designer Ron Cobb (qui avait travaillé sur Star Wars, Rencontres du Troisième Type et Alien) chargé de créer les objets et décors adéquats. Un travail exemplaire : du petit village viking perdu dans une forêt hivernale aux tertres ensablés où Conan croise le sorcier, en passant par la crypte où notre héros découvre l’épée du Général Atlante, tout dans le film a l’air vrai. Et Milius confia la musique à son ami Basil Poledouris, préféré à Ennio Morricone : ce fut une merveille. Le compositeur grec fit de Conan un véritable opéra guerrier, sous influence directe de Wagner, Prokofiev, Carl Orff et Maurice Ravel. Sa musique demeure toujours l’une des plus emblématiques, et les plus riches, du genre. Et, bien sûr, Conan le Barbare ne serait pas ce qu’il est sans sa star… John Milius préféra à Charles Bronson ou Sylvester Stallone un quasi débutant, un autrichien champion de bodybuilding au nom imprononçable et à la diction caverneuse : Arnold Schwarzenegger. Si beaucoup, à l’époque, ironisèrent sur le choix d’un acteur aussi limité, il faut se rendre à l’évidence, Milius avait le nez creux. Le jeu limité d’Arnold, à l’époque, servit le personnage. Frustre, redoutable guerrier, Conan est aussi un contemplatif et un mélancolique, qui parle peu, réfléchit beaucoup (revoyez le film !) et agit armé de son inébranlable volonté, bien similaire à celle somme toute à celle du futur Gouvernator parti de (presque) rien depuis son Autriche natale… Schwarzenegger comprit bien les intentions de Milius, faisant de son héros le personnage « miliusien » par excellence, apprenant à se méfier du confort trompeur de la civilisation pour s’accomplir en tant qu’homme… et sans demander de comptes particuliers à son Dieu. Crucifié, Conan préférait mordre le vautour qui l’humilie plutôt que de pleurer vers le Ciel comme le Christ ; et s’il livre une inoubliable prière d’avant la bataille, c’est finalement pour dire à son dieu d’aller se faire voir !

Conan le Barbare fut l’un des plus grands succès de l’été 1982 (dépassé toutefois par l’ami Spielberg et le pacifique E.T. !). Il fut le sommet de la carrière de Milius réalisateur, et annonça, somme toute, une évolution du cinéma épique que bien peu, à l’époque, prévoyaient. Bien avant Braveheart, 300, ou même Game of Thrones, Conan affichait sans gêne une brutalité jamais vue dans sa description des combats (crânes fracassés ! décapitations ! empalement !) comme de scènes sexuelles d’habitude poliment censurées. Notre héros s’y débat en effet aussi bien avec la pulpeuse sorcière qu’avec son grand amour, la voleuse Valeria (magnifique Sandahl Bergman). Quant à la description de la salle des orgies de Thulsa Doom, hé bien… elle frôla carrément le X. Certaines copies du film (en France, notamment, pour la télévision) virent la suppression du passage où les héros découvrent les cuisines de la secte, et la base de leur alimentation (un indice : ils ne sont pas végétariens). Sous l’influence de la philosophie de Nietzsche (qui ouvre le film) et des mythologies mises en musique par Wagner, Milius réalisa donc la plus « païenne » des aventures, sans en être embarrassé ! Et les critiques lui tombèrent dessus, sans saisir le fond du propos, en traitant notamment le film de « Star Wars filmé par un psychopathe » et autres peu glorieux qualificatifs… Certains pousseront le bouchon un peu trop loin, en faisant un amalgame douteux entre les citations de Nietzsche, Wagner et Leni Riefenstahl (sans compter l’emploi d’un acteur autrichien au physique de Surhomme…) pour traiter bassement Milius de « nazi »… oubliant que le cinéaste est juif pratiquant ! Ceux-là s’attirèrent vite la sainte colère de l’Ours Milius…

Voisin de palier mythologique, en ces temps-là, du Mad Max 2 de George Miller ou d’Indiana Jones et le Temple Maudit de Steven Spielberg, Conan le Barbare survécut aux attaques de ses critiques et fut peu à peu reconnu comme un des meilleurs films épiques jamais tournés. Malheureusement, malgré le succès, Milius ne put mener à bien son projet de bâtir une trilogie sur la vie du Cimmérien dont ce film était le premier volet. Sans doute gênés par les flots de sang du film, bien peu grand public, et par la personnalité impétueuse de son maître d’œuvre, Pressman et DeLaurentiis écartèrent Milius de l’aventure Conan. Monumentale erreur, comme dirait Arnold dans Last Action Hero : Conan le Destructeur, plus axé « fantasy familiale« , fut un beau navet commis par un Richard Fleischer en fin de course, bien loin des Vikings. Et ne parlons pas de l’épouvantable Red Sonja / Kalidor… Entre-temps, Milius était parti sur d’autres territoires, au-delà des lignes ennemies de la bienséance morale, sans se douter que sa carrière en pâtirait.

John Milius - Sudden Impact

 » – C’est juste que nous n’allons pas vous laisser partir d’ici.

- C’est qui ça, « nous », connard ?

- Smith, Wesson, et moi. »

Conan le Barbare venait de sortir à une époque où Ronald Reagan, un ancien acteur de série B devenu le leader de la plus grande puissance mondiale, s’érigeait en champion des valeurs américaines, le plus souvent à grands coups de déclarations tonitruantes et d’idées absurdes empruntées aux succès hollywoodiens de l’époque (le projet d’armement spatial « Star Wars »…). Curieuse période, à vrai dire, où Hollywood se laissait approcher par le reaganisme ambiant, traduit par un retour au pouvoir des conservateurs et des revanchards de tout bord, qui n’avaient pas digéré le cuisant échec des années du Viêtnam. Les succès des films « musclés » de cette époque laissent une impression bizarre et contrastée. Chose curieuse, Sylvester Stallone venait de jouer dans un premier Rambo (First Blood), plutôt réussi, et n’ayant guère à voir avec ses suites hyper-violentes et revanchardes. Le soldat traumatisé et marginal du premier film devint l’incarnation du « Musclor » furieux semant la terreur chez les soldats communistes… Plus prudent, Clint Eastwood faillit aussi tomber dans le piège en signant le passable Firefox, où il allait faire la nique au KGB et à l’Armée Rouge. Lorsqu’il rempila pour un quatrième Dirty Harry, Clint Eastwood prit un peu plus de distance avec les « surhommes » reaganiens, insufflant pas mal d’ironie désabusée à Sudden Impact, pour lequel il demanda une nouvelle fois à John Milius de venir jouer les script doctors. Milius joua le jeu, sans être crédité au générique, inventant des répliques parmi les plus cultes pour Harry ; notamment le fameux « Go ahead, make my day »… qui sera repris sans ironie par Reagan et ses camarades. Vers cette même époque, John Milius sembla s’enfoncer de plus en plus dans sa carapace de macho ; il sembla même en rajouter avec délices, se faisant photographier sur le tournage de Conan en tenue de guérillero, avec treillis et béret de combat ! En 1983, il fut le producteur d’Uncommon Valor (Retour vers l’enfer), un film de guerre de Ted Kotcheff (l’auteur du très bon First Blood, cinéaste pourtant « classé » à gauche) révélateur de ce « glissement reaganien » affirmé. Gene Hackman y menait un commando de baroudeurs (dont le jeune Patrick Swayze, et Robert Stack échappé de 1941) partis sauver les boys retenus prisonniers au Viêtnam. Un film mal reçu, qui annonçait déjà Rambo II. Milius, à cette même époque, fut aussi le « conseiller spirituel » du film Lone Wolf McQuade (Œil pour Œil), sommet du cinéma « bourrin » avec Chuck Norris préfigurant son ahurissante série Walker Texas Ranger… Ecarté de la production du second Conan, « John le Sauvage » n’allait guère calmer son tempérament guerrier.

John Milius - L'Aube Rouge 01

 » – Vous pensez que vous êtes assez durs pour manger des haricots chaque jour ? Il y a un million de squelettes à Denver qui donneraient n’importe quoi pour une bouchée de ce que vous avez. Ils sont assiégés depuis trois mois. Ils mangent des rats et de la sciure de bois et parfois… des cadavres. La nuit, les bûchers pour les morts éclairent le ciel. C’est médiéval. « 

John Milius reçut un script, Ten Soldiers, dû à un ancien de l’USC, un jeune Texan nommé Kevin Reynolds. Il avait vécu enfant sur les bases de l’US Air Force, tourné le dos à l’école de droit pour faire des films, et sera un futur réalisateur au parcours très chaotique. Lancé par Spielberg avec Fandango en 1985, Reynolds signera par la suite le remarquable film de guerre The Beast (La Bête de Guerre, 1988), avant de connaître les hauts et les bas d’une collaboration de longue date avec Kevin Costner (Robin des Bois, Prince des Voleurs, Waterworld, la mini-série western de très haute qualité Hatfields and McCoys). Reynolds fut à bonne école avec Milius, devenu une légende à l’USC. Ten Soldiers racontait, dans un proche futur où les USA étaient envahis par une puissance étrangère, les jours difficiles d’une bande d’enfants s’improvisant soldats. Le traitement, très dur et intense, devait largement à Sa Majesté des Mouches d’Edmund Goulding. Milius s’intéressa au sujet, qu’il adapta à ses propres vues. Il changea l’âge des enfants soldats, devenant des adolescents, réduisit leur nombre et déplaça le conflit de l’intérieur du groupe vers l’extérieur. La puissance étrangère ne pouvait être que Soviétique – soutenue par les forces armées cubaines et nicaraguayennes ! L’Aube Rouge venait de se lever, en 1984. Le film suivait la lutte pour la survie d’un petit groupe d’adolescents, les « Wolverines » menés par deux frères, Jed et Matt (Patrick Swayze et Charlie Sheen), réfugiés dans leurs montagnes alors que tout le reste du pays est écrasé par la botte soviétique.

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Le résultat final laisse songeur, fascine et divise à la fois. D’un sérieux absolu pour ce qui constitue sans doute l’œuvre de politique-fiction la plus paranoïaque jamais tournée, John Milius livre un récit de guérilla crédible mais sacrément tendancieux. Le ton général du film est assez proche du « tu seras un homme, mon fils » rédigé par Rudyard Kipling. On a une certaine sympathie pour ces jeunes gens qui, du jour au lendemain, doivent abandonner leurs homes douillets, faire l’expérience des privation, de la survie et devenir de vrais guerriers… La transition est violente, forcément mal vécue par certains d’entre eux, guère habitués à cette culture guerrière d’un autre temps. Face à eux, des envahisseurs qui, malheureusement pour le film, s’avèrent assez caricaturaux et déshumanisés, à l’exception d’un officier cubain qui, Histoire oblige, comprend très bien le choix de la Résistance faite par ces gamins. Après tout, Fidel Castro et le Che n’avaient pas fait différemment, en leur temps. Milius n’hésitera pas une seconde, dans son film, à affirmer son credo en une culture guerrière que la société américaine n’enseigne plus aux jeunes : celle des Mudjahiddines d’Afghanistan, comme celle des Apaches de Geronimo, dont les jeunes « Wolverines » de L’Aube Rouge s’inspirent largement – jusqu’à manger rituellement le cœur d’un cerf abattu, scène qui rendit malade les critiques de l’époque… Joliment filmé dans des décors naturels de toute beauté, brutal (l’ambiance d’oppression et d’occupation s’inspire de La Bataille d’Alger) mais malheureusement un peu trop « sec » dans sa démonstration, L’Aube Rouge contenait quand même un joli moment de tendresse, dans sa scène finale où les deux frères, mourants, se reposent dans un jardin d’enfants enneigé. Le film remporta un certain succès auprès du jeune public américain… mais, on s’en doute, s’attira une phénoménale volée de bois vert des critiques déjà échaudés par Conan. Inconcevable qu’un cinéaste ose livrerun film perçu comme une œuvre de propagande d’ultra-droite… Pourtant, les critiques assassines n’empêcheront pas le film de gagner là encore un statut « culte » (hautement discutable) au fil des décennies. Chez les militaires américains, il devint même une référence, au point que ceux-ci baptisèrent l’opération de capture de Saddam Hussein « Operation Red Dawn ». Les déclarations tonitruantes de Milius embarrasseront de plus en plus les nouveaux responsables des studios, venus de Wall Street, méconnaissant le cinéma et ne s’intéressant qu’à sa rentabilité immédiate. Autant dire qu’à leurs yeux, « l’incorrect » Milius, ne visant pas à rassembler le grand public par des œuvres apaisantes, sera un mouton noir.

John Milius - Extreme Prejudice

« Tu sais, Jack, je crois que la prochaine fois qu’on va se croiser, il va y avoir un massacre. C’est juste une impression. »

La mise à l’écart de Milius dura près de cinq ans. Les années A-Team étaient déjà finies, faute de succès garantissant son indépendance financière ; de la société de Milius naquit les éphémères productions « Milius-Feitshans » (sur Uncommon Valor) et « Valkyrie Films » (sur L’Aube Rouge). Il dut se contenter de jobs alimentaires sur des séries télévisées. Un épisode de The New Twilight Zone, tentative de remake au goût du jour de la fameuse série de Rod Serling en 1985, intitulé Opening Day, fut écrit et réalisé par ses soins. Deux ans plus tard seulement, Milius écrivit un épisode de Miami Vice, la série policière à succès de Michael Mann, épisode dont le nom était tout un programme : Viking Bikers from Hell ! Le scénario d’Extrême Préjudice avait fini quant à lui dans les mains d’un connaisseur : Walter Hill, ancien scénariste de Sam Peckinpah (sur The Getaway / Le Guet-Apens), producteur des Alien et expert ès westerns classiques. Un solide réalisateur, donc, dont le style brut et violent était fait pour Extrême Préjudice, qui fut réécrit sans Milius par Deric Washburn, Fred Rexer et Harry Kleiner. Le film fut produit par Buzz Feitshans, garantissant un certain respect de « l’esprit Milius » sur ce polar-western brut situé à la frontière américano-mexicaine. En tête de casting, un affrontement de durs à cuire : Nick Nolte dans le rôle du Texas Ranger Jack Benteen, Powers Boothe (habitué de l’univers Milius depuis une apparition marquante dans L’Aube Rouge) dans celui du trafiquant Cash Bailey, et l’inquiétant Michael Ironside en Major chargé de mener l’assaut au Mexique contre ce dernier. On s’en doutait, les balles sifflaient, la tequila coulait à flots en même temps que le sang et la sueur dans ce film 100 % testostérone !

John Milius - L'Adieu au Roi 03

 » – Si vous étiez un communiste, comment pourriez-vous être roi ?

- Seul un communiste aurait pu y penser. « 

Enfin, en 1988, John Milius put reprendre un de ses grands tournages « commandos » dont il rêvait tant. Il était tombé sur le livre idéal : L’Adieu au Roi, écrit en 1969 par le regretté Pierre Schoendoerffer. Héritier spirituel de Joseph Kessel et Pierre Loti, ancien caméraman de guerre qui avait vécu l’enfer de Diên Biên Phû et survécu dans un camp de prisonniers Viêt Minh, Schoendoerffer connaissait parfaitement bien les cultures asiatiques d’extrême-orient, et rédigea son roman se situant dans la grande tradition de ses auteurs préférés… L’univers du cinéaste alsacien et de Milius étaient somme toute faits pour se rencontrer : la scène supprimée de la plantation française, dans Apocalypse Now, rappelait l’ambiance des récits de l’auteur de La 317ème Section. De plus, Schoendoerffer, comme Milius, adorait les romans de Joseph Conrad : Au Cœur des Ténèbres, bien sûr, mais aussi Lord Jim, Typhon ou Nostromo qui intéressait tant David Lean. Et, affinité supplémentaire, Schoendoerffer était aussi un grand admirateur d’Akira Kurosawa ! Milius acquit les droits de L’Adieu au Roi, et convainquit son ancien agent, Mike Medavoy, devenu président du studio Orion Pictures, de distribuer son adaptation du livre de Schoendoerffer. Le film raconterait l’histoire de la solide amitié de deux hommes aux antipodes l’un de l’autre, dans les derniers mois de la 2ème Guerre Mondiale : le Capitaine Fairbourne (Nigel Havers, remarqué chez David Lean – La Route des Indes – et Spielberg – Empire du Soleil), officier des commandos britanniques, et Learoyd (Nick Nolte, de retour dans l’univers de Milius après Extrême Préjudice), un irlando-américain communiste, fugitif recueilli par la tribu des Dayaks de Bornéo. Isolés du reste du monde, les Dayaks firent de Learoyd leur roi, et celui-ci se laissera difficilement convaincre de terminer la guerre aux côtés des Britanniques, face à une armée japonaise en déroute et poussée aux pires extrémités. Le tournage-commando eut lieu dans les zones sauvages de Bornéo, Milius s’adjoignant les services du très bon chef opérateur australien Dean Semler, expert en tournages en milieu naturel (voir les deux derniers Mad Max, et Danse Avec Les Loups). Pas de problème apparent de tournage dans la jungle asiatique, Milius connaissant par cœur les risques en se référant aux tournages éprouvants du Pont de la Rivière Kwaï, un des modèles évidents du film, et des galères de son ami Coppola sur Apocalypse Now. Comme ce dernier, d’ailleurs, Milius et son équipe seraient les hôtes de marque des indigènes invités à sacrifier et déguster les animaux sauvages ! Le film fut une superbe épopée romantique et guerrière. On y retrouvait bien sûr les influences des auteurs et cinéastes préférés de Milius – Joseph Conrad et son Lord Jim adapté par Richard Brooks avec Peter « Lawrence » O’Toole ; des soldats japonais sortis des films de Kurosawa, appliquant jusqu’à l’absurde et la folie le strict respect des règles du Bushidô ; et l’ombre de John Ford plane sur le film, quand Learoyd (d’origine irlandaise !) apprend à « son » peuple le chant rebelle « Rising of the Moon », titre d’un film méconnu du vieux bourru borgne. Sans oublier l’apparition du Général McArthur rappelant sa présence dans un autre film de Ford, They Were Expendables (Les Sacrifiés). L’Adieu au Roi, d’une très grande beauté formelle, se situe dans l’esprit classique des films de ce dernier, décrivant la franche amitié de Fairbourne le britannique civilisé et Learoyd l’américain insoumis, tout en gardant la rudesse naturaliste des meilleurs Milius.

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Le charme particulier de L’Adieu au Roi doit beaucoup au fait que, cette fois, Milius ne se limite pas à la simple célébration des actes guerriers de ses héros. Le réalisateur n’hésite pas à donner une dimension picaresque, généreuse et souvent pleine d’humour, à un récit qui n’en est que plus émouvant lorsque les drames surviennent. La tendresse cachée de Milius apparaît au détour de scènes inattendues, comme celle qui voit Learoyd protéger la vie d’un petit enfant né d’un adultère, et qui doit être sacrifié selon l’antique loi tribale. Ou dans les réactions de la petite troupe de guerriers découvrant le funeste destin des femmes du village, victimes non consentantes des japonais. La grande dimension romantique du film devra aussi énormément à Basil Poledouris, qui se fendra d’une musique majestueuse à souhait. Malheureusement, les cadres du studio Orion, eux, ne goutèrent point au charme du récit de Schoendoerffer et Milius… Ce dernier se vit dépossédé du montage final, et, de son propre aveu, les exécutifs firent en sorte que L’Adieu au Roi soit « complètement réduit en morceaux« , tout en opposant systématiquement Milius et ses coproducteurs Albert Ruddy et André Morgan. Le travail subtil de la grande monteuse Anne V. Coates (tiens, encore une « leanienne » oscarisée pour Lawrence d’Arabie !) fut donc saccagé par ces malappris couverts par Mike Medavoy… Dans sa version définitive, L’Adieu au Roi souffrit de ruptures narratives abruptes, typiques hélas du travail de cochon décrété par les exécutifs hollywoodiens. Exit notamment une séquence où Learoyd unissait les tribus en persuadant les femmes Dayaks de pratiquer la grève du sexe. La paix des ménages, plutôt que la guerre tribale ! Insupportable pour les cadres d’un studio qui allait bien vite sombrer quelques années après, victime de lamentables erreurs de gestion commises par les mêmes imbéciles en costume-cravate. Maltraité au montage, distribué sans efforts de promotion particulier, L’Adieu Au Roi fut un bide cinglant… une grande déception personnelle pour John Milius, mal récompensé de sa bataille. La reconsidération de ce grand récit d’aventures « à l’ancienne » fut lente, mais efficace : le film gagnera peu à peu une réputation non usurpée de chef-d’oeuvre du genre. Ne reste plus qu’à un éditeur consciencieux et passionné de restaurer le film avec l’accord de Milius… ce qui, hélas, ne risque pas d’être pour demain, le catalogue des « films perdus d’Orion » ayant été englouti dans le naufrage juridico-financier du défunt studio.

John Milius - A la Poursuite d'Octobre Rouge

 » – La paix des parties de pêche me manque, comme quand j’étais enfant. Je suis en mer depuis quarante ans. A mener une guerre sous les flots. Une guerre sans batailles, sans monuments… rien que des victimes. Je l’ai fait veuve le jour où je l’ai épousée. Ma femme est morte quand j’étais en mer, saviez-vous. « 

L’aventure suivante de Milius l’entraîna, à la fin 1988, sur les eaux de l’Atlantique, théâtre d’un épisode fictionnalisé d’une page méconnue de la Guerre Froide. Tom Clancy, écrivain passionné d’histoire militaire, jadis réformé du Viêtnam, très bien documenté sur le fonctionnement interne des services de renseignements américains (et, comme Milius, politiquement situé du côté des conservateurs), avait publié un roman à succès qui avait retenu l’attention de Mace Neufeld, producteur de la Paramount Pictures : A la Poursuite d’Octobre Rouge, ou l’histoire de l’habile – et risqué – passage à l’ouest d’un commandant de sous-marin nucléaire soviétique, avec ses officiers, risquant de mettre le feu aux poudres dans l’Atlantique nord. Seul un jeune analyste de la CIA, Jack Ryan, comprendra ce que l’officier compte faire alors que la marine soviétique fait tout ce qu’elle peut pour couler l’équipage rebelle… Un sujet intéressant mais risqué, le public ne goûtant guère d’habitude les intrigues diplomatiques et le jargon militaire spécialisé dans ce type de récit. L’obstination de Neufeld fut payante, Paramount acceptant de faire une adaptation de grand standing dont le tournage commença en 1989, avec une sortie finale en mars 1990. Pour ce faire, le film fut confié aux bons soins d’un cinéaste dur à cuire, John McTiernan (libre, enfin !!!). Capable de glisser un sous-texte intelligent et intelligible dans des films d’action « popcorn » (comme le prouvaient alors les succès de ses précédents Predator et Die Hard / Piège de Cristal), McTiernan était un réalisateur comme les appréciait Milius, se retrouvant dans les mêmes références littéraires et filmiques. Le scénario confié aux bons soins de Larry Ferguson et Donald Stewart fut remanié par John Milius, montrant une nouvelle fois son talent de script doctor non cité au générique. Milius, avec l’approbation de McTiernan, élabora la psychologie du commandant Marko Ramius, personnage secondaire du roman, pour l’adapter à la stature héroïque du grand Sean Connery, à l’aise avec les personnages « miliusiens » depuis Le Lion et le Vent. Ramius deviendra ainsi un personnage à la Herman Melville et un maître stratège aux nerfs d’acier (condition indispensable pour ruser avec les marines américaines et soviétique, déjouer la méfiance de ses subalternes et neutraliser un visqueux commissaire politique nommé… Poutine !!!).

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L’ensemble des répliques de Ramius, et les scènes le mettant en valeur, sont dues à la plume de Milius ; qu’il soit en train de galvaniser ses hommes, de convaincre ses officiers ou de citer des figures historiques réelles (de Hernan Cortès à Christophe Colomb en passant par l’amiral américain Halsey), Ramius gagne haut la main ses galons de grande figure du cinéma de Milius (et de McTiernan !). La plus belle scène du film se situe d’ailleurs totalement dans l’esprit des écrits de Melville : cet échange de confidences entre Ramius et son second Borodine (Sam Neill) rappelant ceux d’Achab et Starbuck dans Moby Dick. Milius glissa aussi quelques échos du Colonel Nicholson (Alec Guiness) dans Le Pont de la Rivière Kwaï, dans cette séquence révélatrice. Magistralement mis en scène par McTiernan, mis en musique par le vieux complice Basil Poledouris, soutenu par un casting 5 étoiles (Sean Connery, Sam Neill, Alec Baldwin, Scott Glenn, James Earl Jones, Stellan Skarsgard), A la Poursuite d’Octobre Rouge remporta un franc succès à sa sortie, s’imposant comme le meilleur exemple de thriller sous-marin et de récit d’espionnage intelligent.

John Milius - Le Vol de l'Intruder

 » – Sept cents biftons pour les dommages, trente hommes à l’hosto et… un alligator blessé. Et vous vous êtes enfuis ?

- En utilisant les techniques d’évasion et de fuite, Chef, j’ai pu éviter d’être capturé. Et, Chef ? Nous n’avons pas blessé ce crocodile. Il allait bien quand nous sommes partis. « 

John Milius sera cependant bien moins inspiré avec Mace Neufeld et la Paramount pour son film suivant. A la fin de l’année 1989, Milius obtint le feu vert de la Paramount pour adapter le roman Le Vol de l’Intruder, de Stephen Coonts, un ancien pilote de bombardiers Grumman A-6 Intruder, durant la guerre du Viêtnam. Le roman, chronique des faits de guerre des pilotes des Intruder, était largement autobiographique, et, à l’instar de Clancy, extrêmement documenté sur les tactiques des pilotes de l’US Navy durant le conflit. Du sur mesure pour l’auteur d’Apocalypse Now ? Pas si vite… En adaptant les aventures du pilote Jake Grafton (Brad Johnson, découvert dans Always de Spielberg, et disparu du grand écran depuis lors) aux côtés de son commandant, l’irascible Camparelli (Danny Glover), et de l’as des as Virgil Cole (Willem Dafoe), Milius se retrouva vite pris au piège du contrôle des studios. Les pressions incessantes des cadres de la Paramount poussèrent ce dernier à gonfler son budget plus que de raison (35 millions de dollars, une forte somme à l’époque) en dépit d’une préparation médiocre… Résultat, Le Vol de l’Intruder sera, de l’aveu de Milius, sa pire expérience de réalisateur. Certainement son film le plus oubliable : des séquences de combat aérien très cheap, des acteurs solides mais n’incarnant au mieux que des stéréotypes, et une cruelle absence de rythme et d’implication font du Vol de l’Intruder un gros trou d’air dans la filmographie de Milius. Il n’y a guère à sauver qu’un passage typiquement « John Ford » où les héros déclenchent une bagarre collective dans un bar de Saigon, entre pilotes et « rampants ». 1941 était hélas bien plus drôle en la matière.

Si l’on connaît la passion de Milius pour le surf et les armes à feu, on connaît beaucoup moins son intérêt (guère surprenant à vrai dire) pour les arts martiaux. Milius, en ce début des années 1990, était l’élève de Rorion Gracie, champion brésilien de judo et de jiujitsu qui avait été l’instructeur de Mel Gibson sur le premier Arme Fatale. Très intéressé par les vidéos de démonstration du clan Gracie et de leurs élèves face à d’autres écoles des disciplines rivales (sans doute cela lui rappelait-il le premier film de sensei Kurosawa, La Légende du Grand Judo !), Milius contacta Art Davie, un exécutif lui-même passionné de sports de combat. Milius et Gracie parlèrent à Davie de leur idée : « The War of the Worlds » - rien à voir avec les martiens d’H.G. Wells, Orson Welles, George Pal ou Steven Spielberg !)… « WOW » présenterait aux téléspectateurs un tournoi à huit participants, façon La Fureur du Dragon, où ces experts en jiujitsu, karaté, kickboxing, kung fu et autres formes de combats à mains nues, s’affronteraient dans une cage octogonale (imaginée par Milius) pour déterminer qui serait la meilleure école. L’idée fit son chemin chez Davie, et, quelques années plus tard, évoluerait pour devenir… l’Ultimate Fighting Championship. Ces tournois ultra-violents provenaient donc, en partie du moins, de l’esprit de Milius le « Bad Boy » ! On ne regardera plus d’un même œil la séquence du combat de gladiateurs de Conan le Barbare

John Milius - Geronimo

 » – Il y a deux femmes mortes là-bas… et deux petits enfants. Ils les ont tous scalpés, tous les quatre. Des chasseurs de primes. Ici, le gouvernement paie 200 pesos par tête d’homme, 100 par femme et 50 pour ces gosses. Ils tuent n’importe quel Indien et ensuite ils prétendent que ce sont des Apaches. Je ne vois pas comment un homme peut descendre aussi bas. Ils doivent être Texans… c’est la plus minable forme d‘homme blanc. « 

Ces féroces joyeusetés mises à part, Milius continuait à écrire, sans illusions sur le système hollywoodien. Le triomphe de Danse Avec Les Loups et d’Unforgiven (Impitoyable) avait, contre toute attente, relancé l’intérêt des studios pour les westerns… pour un temps bien éphémère. En 1992, Milius avait rédigé un script solide sur le chef apache Geronimo, « un prédateur humain » à ses yeux. Le scénario suivait la rébellion et la guérilla menée par Geronimo et ses braves dans le Sud-Ouest américain, alors que la fin de la Conquête de l’Ouest amenait le tragique déclin des « vrais américains » soumis par le gouvernement de Washington. Des heures sombres qui firent les grands films de John Ford et de Robert Aldrich, le récit puisant des éléments communs aux classiques de ce dernier, Apache (Bronco Apache) et Ulzana’s Raid (Fureur Apache), tous deux avec Burt Lancaster. Le scénario fut confié à une vieille connaissance de Milius, Walter Hill, qui remania le scénario de Milius avec Larry Gross. Le film, sorti en 1993, était d’une facture toute classique, solidement mené, et bénéficiait d’un casting de choix. L’imposant Wes Studi (intimidant aussi bien en féroce Pawnee dans Danse Avec Les Loups qu’en cruel Huron dans Le Dernier des Mohicans) était un choix parfait pour incarner Geronimo ; à ses côtés, Gene Hackman incarnait le Général George Crook, chargé de capturer l’Apache révolté, et ce bon vieux Robert Duvall chez Milius, 14 ans après Apocalypse Now, pour jouer le rôle du pisteur Al Sieber. Le film, intitulé Geronimo : An American Legend, aurait pu, et dû, être un très grand western si Hill avait hélas pu contrecarrer les interférences des studios l’obligeant à recentrer l’intrigue sur les officiers de l’armée américaine (dont un tout jeune Matt Damon). Hill comme Milius voulaient vraiment raconter l’histoire du point de vue de Geronimo mais ce fut peine perdue… Le sort des Indiens d’Amérique, apparemment, n’intéressait guère alors les studios – à moins de rester sagement dans les limites « gentils Indiens / méchants Indiens » posées par Danse Avec Les Loups.

Après cette déconvenue, Milius signera son dernier scénario adapté à ce jour dans un film américain : ce fut Clear and Present Danger (Danger Immédiat), sorti en 1994. Ce film constituait le troisième « Jack Ryan » adapté des romans de Tom Clancy, après Octobre Rouge et Patriot Games (Jeux de Guerre), Harrison Ford succédant à Alec Baldwin devant les caméras de l’australien Philip Noyce, préféré à John McTiernan. Pas grand chose à dire sur ce troisième volet assez mollement mené, le scénario de Milius (adapté par Donald Stewart et Steven Zaillian) emmenant cette fois l’analyste de la CIA en Colombie, face aux narcotrafiquants des cartels. Rien de bien notable à l’exception d’une éprouvante séquence d’embuscade en pleine rue élaborée par Milius, et qui fut la seule scène marquante du film. Milius, lui, passa à la télévision pour mettre en scène Motorcycle Gang pour la chaîne Showtime ; peu d’informations, hélas, sur ce film vite oublié, produit dans le cadre d’une série de téléfilms axés sur l’univers des motards, blousons noirs et autres Hell’s Angels. On y suivait le kidnapping d’une jeune femme (l’adorable Carla Gugino) par une bande d’affreux bikers bardés de cuir, menés par Jake Busey, aussi ricanant que son paternel Gary. Il restait quand même quelques cartouches dans la besace de Milius…

John Milius - Rough Riders

 » – Colonel Roosevelt, que pensez-vous de ce régiment, les Rough Riders?

- Je pense que ce régiment pourrait vaincre la Dixième Légion de César à plates coutures ! Je pense qu’ils pourraient chevaucher aux côtés de Genghis Khan ! Ils sont les meilleurs exemples de la virilité américaine. Nous avons des cowboys, des membres de l’Ivy League, des joueurs de football, des joueurs de polo, des dresseurs de broncos, des policiers de New York City… et un homme, je regrette de le dire, qui travaillait pour le Service des Impôts ! « 

Les années 1990 n’avaient pas sonné le glas des activités de John Milius, malgré les déconvenues et les crises de toutes sortes. Membre du Comité Directeur de la NRA, Milius avait tenu tête, aux côtés de Charlton Heston, face à une tentative de « coup d’état » interne menée par les représentants du « Militia Movement », des néo-fascistes, ennemis du contrôle des armes à feu, partisans des milices armées et des idéologies d’extrême droite. Comme quoi, même le controversé Milius, « coupable » aux yeux des médias de se lancer dans des attaques véhémentes contre le laxisme de son gouvernement, se qualifiant lui-même d’ »anarchiste zen » ou de « fasciste zen » n’en restait pas moins un adversaire déclaré des abrutis à tête rasée et croix gammées ! Mais ces combats l’usaient, tout comme de gros revers personnels ; deux divorces, avant son remariage avec l’actrice Elan Oberon (qui joua dans tous ses films depuis L’Aube Rouge), et le vol d’une partie de son argent par un « ami » non identifié dans les notices biographiques d’Internet… Milius, à l’instar de ses confrères, vécut aussi des périodes de dépression sérieuses. C’est sans doute pour cette raison qu’il déclina l’invitation de Steven Spielberg à le rejoindre sur le tournage d’Il Faut Sauver le Soldat Ryan. Spielberg voulait que Milius vienne l’aider comme réalisateur de seconde équipe sur son film de guerre, mais ce dernier refusa poliment, sous le coup de la dépression. Il se contenta de jouer les conseillers amicaux sur les armes et les tactiques de combat, Spielberg lui téléphonant depuis l’Irlande pour avoir par exemple son avis sur le son des mitraillettes ! Milius a peut-être suggéré à son collègue le prologue et la conclusion du film dans le cimetière normand de Colleville, mais, contrairement à ce qu’affirme Wikipédia, il n’a pas travaillé sur le script du film.

 

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Pendant que Spielberg livrait bataille sur les plages d’Irlande, Milius allait sonner sa dernière chaaaaarge, comme réalisateur. Depuis Le Lion et le Vent, il était toujours obsédé par la vie de Theodore Roosevelt. Avec Rough Riders, ce fut l’occasion pour lui de revisiter la grande histoire de son héros, incarné par Tom Berenger rescapé de Platoon. Le film fut en fait une mini-série, produite et distribuée par les compagnies du magnat cinéphile Ted Turner, Turner Films et TNT, d’une durée finale de quatre heures. On y suivait le parcours de Roosevelt, Secrétaire Assistant de la Navy, qui décida de rejoindre un régiment de volontaires de cavalerie, engagés en première ligne dans la Guerre Hispano-américaine de 1898. Suite à un douteux incident militaire arrangé et exagéré par William Randolph Hearst (« fournissez-moi les images, et je vous fournirai la guerre », souvenez-vous de Citizen Kane…), les troupes américaines combattront aux côtés des insurgés de Cuba contre l’armée espagnole. Point d’orgue de cette guerre : la Bataille de la Colline de San Juan, où Roosevelt, promu colonel, triomphera contre tout espoir en menant l’attaque de ses « Rough Riders », américains venus de tous les horizons, aussi bien WASPS, Irlandais, Indiens ou Mexicains. Un succès militaire qui fut l’affirmation de la pensée « virile » de Roosevelt, et pava la voie de sa future consécration politique comme Président des Etats-Unis. Milius rassemblera autour de Tom Berenger un casting de trognes familières, et de nouveaux venus : on y retrouvait Gary Busey (dans le rôle du général Wheeler), Brad Johnson, William Katt et Brian Keith, le Teddy Roosevelt du Lion et le Vent jouant ici le rôle de son prédécesseur, William McKinley ! Le casting se complétait aussi de Sam Elliot (la plus belle moustache du cinéma américain), Illeana Douglas en Edith Roosevelt, Dale Dye (ancien officier du Viêtnam et célèbre instructeur et conseiller technique militaire en chef de tous les films de guerre américains, de Platoon au Soldat Ryan), Geoffrey Lewis (le souffre-douleur attitré de Clint Eastwood dans ses films des années 1970), George Hamilton en W.R. Hearst, ou R. Lee Ermey (le sergent instructeur de Full Metal Jacket) marchant sur les traces de John Huston dans le rôle du Secrétaire d’Etat John Hay. Le résultat, en dépit des rapports « haineux » des exécutifs de Turner envers Milius, fut à la hauteur des espérances de ce dernier : une immense fresque retrouvant le souffle des maîtres à filmer et à penser de Milius. On y croisait Frederick Remington, le grand peintre de la Conquête de l’Ouest dont les tableaux inspiraient John Ford, ou Stephen Crane, vétéran de la Guerre de Sécession et auteur de The Red Badge of Courage (La Conquête du Courage), qui fut adapté en film par John Huston en 1951… Raoul Walsh et They Died With Their Boots On est aussi largement cité, notamment par l’utilisation de la fameuse chanson « Garryowen » (jouée par les hommes de Custer avant leur massacre à Little Big Horn) accompagnant les Riders avant leur bataille fatidique, chanson interprétée par la propre épouse de Milius. Le résultat fut un baroud d’honneur très réussi, l’œuvre dont Milius sera le plus fier, pour n’avoir pas eu cette fois à subir les diktats de ses producteurs. La mini-série n’a hélas jamais été à ce jour diffusée en France, ni éditée en DVD… trop « américaine », sans doute ?

 

John Milius - Rome

« Janus, Gaia et Dis, je vous prie humblement d’accepter cette créature comme mon offrande, et si cela vous plaît, je vous demande de donner longue vie à Irene… et la même chose pour mon ami Lucius Vorenus et sa famille, si ce n’est pas trop demander. Et faites qu’Irene sache que je suis désolé de ce que je lui ai fait.« 

Rejeté ou honni par une grande partie de la critique américaine, John Milius allait de nouveau être accepté, et même reconnu, par d’autres. Le temps arrangeait bien des choses, et la réputation des films qu’il avait écrit ou réalisés y était largement pour beaucoup. De jeunes cinéphiles avaient grandi avec Conan, Apocalypse Now ou Jeremiah Johnson, ne s’en sentaient pas honteux et aimaient sincèrement ces films ; certains réalisateurs de documentaires s’intéressaient au plus mal aimé des  »movie brats » que citaient en exemple Lucas, Coppola et Spielberg. Une douce revanche pour Milius qui redevint ainsi « tendance » une dernière fois au milieu des années 2000, et continuait à travailler sur des scripts. Passons sur celui de Texas Rangers, sorti de ses fonds de tiroir depuis qu’il l’avait écrit en 1991, et qui devint un très mauvais western réalisé par Steve Miner, avec un casting de minets à la mode : James Van Der Beek (de Dawson) et Ashton Kutcher (du 70′s Show)… on était loin, très loin, des Clint Eastwood ou Warren Oates d’antan…

Le dernier beau succès dont Milius sera co-crédité se fera en 2005, à la télévision. Sur Rough Riders, Milius s’était très bien entendu avec le producteur exécutif William J. MacDonald, responsable de quelques thrillers sexy des années 1990 (Sliver et Jade). Les deux hommes cherchaient un projet commun à développer, et se mirent d’accord pour une grande épopée historique sur le petit écran, en 2002, à HBO. Le succès du Gladiator de Ridley Scott avait ranimé l’intérêt du grand public pour l’Antiquité romaine ; Milius, incollable sur ce domaine,  »pitcha » l’idée de raconter en une mini-série les grandes heures et les drames de la naissance de l’Empire Romain. Depuis les succès de Jules César durant la Guerre des Gaules à l’avènement d’Octave Auguste, en passant par les épisodes célèbres de l’époque (la traversée du Rubicon, la fin de Vercingétorix, la déchéance de Pompée, l’assassinat de César par les Sénateurs, la mort de Cicéron, les amours tragiques de Marc Antoine et Cléopâtre, etc.), Rome retraçait deux décennies de cette période troublée qui vit la mort de la République Romaine, et l’émergence d’un pouvoir absolu, du culte de la personnalité incarné par les premiers Césars. Pour structurer ce projet imposant, il fallait une histoire feuilletonnesque solide ; Milius eut l’idée de puiser dans les Commentaires sur la Guerre des Gaules, écrits par Jules César, les deux personnages centraux qui seraient à la fois témoins et acteurs de la série : Titus Pullo (Ray Stevenson) et Lucius Vorenus (Kevin McKidd), membres de la prestigieuse 13ème Légion, vont, pour le meilleur et le pire, traverser les tumultes de l’Histoire en soudant une indéfectible amitié. Deux redoutables combattants aux caractères bien trempés et opposés : Titus est un légionnaire pur et dur, un rustre aimable pas fait pour la vie civile, et Lucius un officier patricien, père de famille très strict, peu à peu impliqué dans les jeux politiques. 

 

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A travers ces personnages dignes des officiers filmés par John Ford, les spectateurs seront projetés à travers une époque impitoyable, pleine de complots, de batailles et de trahisons sanglantes. L’idée plut aux responsables d’HBO, chaîne américaine câblée dont l’audace des choix de programmation a su perdurer avec brio, offrant de véritables « mini-films » souvent plus efficaces que bien des productions du grand écran (Les Soprano, Band of Brothers, Deadwood, The Pacific ou Game of Thrones, pour ne citer que ceux-là). Le projet fut mis sur pied par Bruno Heller, producteur de télévision et fils du scénariste Lukas Heller (il écrivit notamment le scénario des Douze Salopards), et qui sera, plus tard, à l’origine de The Mentalist. Une équipe haut de gamme à laquelle se joignit le solide réalisateur britannique Michael Apted (Gorilles dans la Brume, Cœur de Tonnerre) pour mener à bien un projet démesuré. Un budget record de 110 millions de dollars, une collaboration entre HBO, la BBC et la RAI, des centaines d’acteurs et de figurants évoluant dans une Rome plus vraie que nature, construite dans les prestigieux studios de Cinecitta (ces décors serviront à d’autres productions télévisées, dont la sixième saison de notre Kaamelott national !)… cela aurait pu être un cauchemar logistique, et un flop artistique, heureusement il n’en fut rien. Rome retrouvait à la fois le parfum des grands péplums d’antan, débarrassés de leurs clichés, et la grandeur tragique des grandes fresques historiques du style des Rois Maudits, le tout avec le cachet d’une superproduction moderne. Les auteurs (dont Milius, producteur exécutif et co-auteur de l’épisode Egeria de la première saison) ont su parfaitement intégrer la réalité historique à la fiction feuilletonnesque, aidés en cela par des personnages plus grands que nature, tous excellemment interprétés. Beaucoup de spectateurs ont eu un faible particulier pour Titus Pullo, le plus « miliusien » de cette galerie de personnage, incarné à merveille par le colosse écossais Ray Stevenson : un « barbare » égaré dans la policée (mais violente) société romaine, fêtard, grossier et brutal (gare à ceux qui l’offensent, lui et ses amis), mais d’une honnêteté et d’une loyauté de cœur absolue. Durant les deux saisons, Titus Pullo devint un véritable héros à l’ancienne, balancé d’une guerre à l’autre et d’une intrigue à une autre sans jamais renoncer à son amitié pour Lucius Vorenus, lui aussi malmené par les grands troubles de l’histoire Romaine. Assurément, le personnage fait le ciment de cette épopée qui ne connut, hélas, que deux saisons (magistrales) avant d’être arrêtée à cause de ses frais de production trop coûteux. Bruno Heller plancherait, depuis, sur un long-métrage continuant les aventures de l’ancien légionnaire de la 13ème, mais celles-ci semblent hélas s’être perdues dans le development hell des scénarii américains…

 

John Milius - John Goodman dans The Big Lebowski

 » - T’AS MORDU LA LIGNE !!

- Hein ?

- Je suis désolé Smokey. T’as mordu la ligne, donc y a faute.

- Conneries. Marque un 8, Dude.

- Euh, excuse-moi. Marque-lui zéro. Jeu suivant.

- Conneries, Walter. Marque un 8, Dude.

- Smokey, c’est pas le Viêtnam ici. C’est le bowling. Y a des règles à suivre. « 

Le retour en grâce amorcé grâce au succès de Rome allait hélas rester sans suite. La réputation de John Milius restait la même aux yeux des nouveaux patrons d’Hollywood. Au royaume du politiquement correct et des arrangements de studio, les positions tranchées de Milius gênaient toujours, et ce n’était pas le contexte des années Bush qui allait arranger les choses… Toujours lié à des groupes conservateurs à Hollywood, Milius apportait ses lumières de conseiller technique à de curieux « think tanks » de ce milieu politique comme l’Institute for Creative Technologies (on peut se demander, en imitant Jerry Seinfeld, comment diable John Milius arrive à réfléchir dans un tank…). Les colères de Milius, en politique, n’épargnaient pas non plus les ultra-conservateurs. La Guerre d’Irak lancée par le gouvernement Bush ne trouvait aucune grâce à ses yeux. Dans le même ordre d’idée, il y eut cette tirade furieuse, souvent citée, à l’encontre de Rush Limbaugh, un animateur de radio célèbre aux USA pour ses prises de position ultraréactionnaires et racistes, que Milius aimerait voir « être écartelé en place publique » aux côtés des « porcs de Wall Street » pour qui il imaginait des « procès staliniens et confessions publiques » du même acabit… Ces déclarations, souvent sorties de leur contexte, ont définitivement forgé l’image publique de Milius comme un vieux facho colérique, image qui pourtant, en privé, le blessait. Comme le dit son camarade Oliver Stone à son propos, dans le documentaire Milius (tourné en 2013, jamais diffusé en France) : « John dit toujours ce qu’il pense. Le problème, c’est que parfois, il ne réfléchit pas… ». Cet homme qui, avec ses amis, était un vrai « nounours » plein d’humour, un conteur d’une culture phénoménale, restait donc un romantique coincé dans une époque ne répondant jamais à ses idéaux.

Faut-il y voir là la raison pour laquelle, après Rome, Milius ne put monter aucun de ses scénarii ? Il y eut bien, pourtant, des annonces alléchantes, comme ce King Conan : Throne of Iron, qui devait marquer vers 2001-2002 le grand retour de Milius et d’Arnold Schwarzenegger dans l’univers de Conan le Barbare. Le film devait être la « vraie » suite de leur épopée de 1982, avec un Conan vieillissant et assumant les lourdes responsabilités du pouvoir. Les frères/soeur Wachowski, auréolés du succès de Matrix, devaient épauler Milius et produire le film, qui malheureusement ne se fit pas. Les amoureux du film de Milius furent terriblement déçus de voir quelques années après un reboot bien tiède, sans Milius ni Schwarzenegger qui n’a pas renoncé à l’idée de ce King Conan. Le scénario rejoignit la pile de récits ambitieux rédigés par Milius et jamais tournés. Citons Mexico (écrit vers 1990), Sergent Rock (adaptation de la b.d. de guerre que devait tourner John McTiernan vers 1993, toujours avec Schwarzenegger), The Northmen (une épopée viking écrite dans les années 1990), The Son Tay Raid (un épisode de la Guerre du Viêtnam), une biographie de Curtis Lemay (controversé général américain de l’US Air Force responsable des bombardements civils massifs du Japon durant la 2ème Guerre Mondiale), Manila John (l’histoire vraie du soldat John Basilone, héros de guerre tombé à Iwo Jima), une biographie de Genghis Khan avec Mickey Rourke, une mini-série intitulée Pharaoh… et le rêve d’un volet final à sa « trilogie inachevée » de Teddy Roosevelt, après Le Lion et le Vent et Rough Riders, qui aurait suivi à la fois le président américain dans ses dernières années, perdu et malade au fond de la jungle amazonienne, et sa jeunesse marquée par les épreuves. Faute de mieux, Milius dut, à la place de ces grands projets, signer un roman basé du jeu vidéo Homefront, très largement inspiré de son Aube Rouge, en 2011. L’Aube Rouge qui, comme Conan d’ailleurs, eut droit à un remake-reboot stupide, victime du traitement politiquement correct habituel. Une imbécilité de plus que Milius mettra sur le compte de ce système hollywoodien avec lequel il coupa les ponts. Sa santé affaiblie par une attaque cardiaque (abus de cigares et de whisky…) ne lui permettrait pas, c’est à craindre, de reprendre le chemin des plateaux de tournage.

 

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Le vieil ours laisse cependant un héritage vraiment unique au cœur du cinéma américain avec lequel il a entretenu des rapports très conflictuels. John Milius a laissé une trace, débordant même parfois du cadre du cinéma. Il a parfois inspiré des confrères cinéastes et des romanciers, qui ont créé des personnages à partir de lui. George Lucas fut le premier à rendre hommage à son ami dans American Graffiti : John Milner, le voyou au bon cœur joué par Paul LeMat, amateur de rock’n roll, champion de cruising, et baby-sitter malgré lui de la chipie Carol (Mackenzie Phillips), doit tout au caractère de Milius. Des années plus tard, ce dernier allait aussi être un bon ami des frères Coen, qui lui proposèrent un rôle dans Barton Fink, celui de Jack Lipnick, producteur hollywoodien de films de catch ! Milius refusa, se jugeant mauvais comédien ; il faisait des caméos dans ses propres films, mais n’hésitait pas à se couper au montage, par exemple dans Conan le Barbare, où il jouait un vendeur de lézards grillés… Pas découragés, les frères Coen gardèrent Milius en tête pour The Big Lebowski : le colérique Walter Sobchak, qui n’a jamais tourné la page du Viêtnam et apporte à son copain le  »Dude »(Jeff Bridges) une somme supplémentaire de catastrophes, c’est Milius vu par les taquins frères cinéastes d’O’Brother. Une phénoménale et hilarante prestation de John Goodman qui garde en permanence l’aspect « nounours » de Milius pour le soupe au lait Walter. On retrouvera même des traces du caractère de John Milius caché dans la personnalité du Marshal Rooster Cogburn (Jeff Bridges) dans le True Grit des mêmes frères Coen (accompagnés de Steven Spielberg, producteur exécutif du film, et jamais éloigné du souvenir de son vieil ami !). On retrouva même John Milius en personnage de roman : il apparut ainsi, fumant le cigare, dans le roman Blind Jozsef Pronek and Dead Souls d’Aleksandar Harmon. L’écrivain et historien Theodore Roszak, grande figure universitaire spécialiste de la contre-culture, imagina quant à lui dans son roman Flicker (La Conspiration des Ténèbres) un certain Faustus Carstad, grand consommateur de cigares barreau de chaise et de whisky, expert en Histoire guerrière, un professeur passionné que croise le héros. Nul doute qu’il s’inspira largement de John Milius.

Enfin, l’influence indéniable de Milius se devine à travers l’œuvre de ses congénères cinéastes, et pas des moindres. Si l’on a déjà cité les frères Coen, rajoutons d’autres noms prestigieux qui se sont inspiré des films et des récits de John Milius : Steven Spielberg, bien sûr, à travers Le Soldat Ryan, mais aussi ses grandes séries sur la 2ème Guerre Mondiale, produites avec Tom Hanks – Band of Brothers et The Pacific, dans laquelle « Manila John » Basilone tient l’un des premiers rôles. La 2ème Guerre Mondiale dans le Pacifique inspira aussi Clint Eastwood (associé à Spielberg producteur) son diptyque sur Iwo Jima : Mémoires de nos Pères et Lettres d’Iwo Jima, grandes œuvres sur lesquelles plane encore l’esprit de Milius. Rajoutons John McTiernan, qui travailla donc avec John Milius sur Octobre Rouge, lui  »empruntant » son compositeur Basil Poledouris, et qui signera plus tard la splendide épopée viking Le 13ème Guerrier, très influencée par Conan le Barbare. A l’instar de Milius, le hollandais Paul Verhoeven suscitera souvent la polémique et, lui aussi, engagera Poledouris pour ses phénoménaux La Chair et le Sang, RoboCop et Starship Troopers. Ridley Scott glissa délibérément la musique de Conan dans la bande annonce de Gladiator, et signera une épopée guerrière controversée, Black Hawk Down (La Chute du Faucon Noir), bien dans l’esprit des films de Milius. Oliver Stone, l’ancien du Viêtnam, ne pouvait pas passer à côté d’Apocalypse Now et y répondre par ses films sur le Viêtnam – dont Platoon, bien sûr, où l’on retrouve Charlie Sheen (le fils de Martin, révélé par L’Aube Rouge). Tom Berenger et Willem Dafoe, les deux sergents ennemis, firent d’ailleurs ensuite un tour du côté du cinéma de Milius. Stone signa aussi le sulfureux U Turn où l’on retrouvait les frères ennemis d’Extrême Préjudice, Nick Nolte et Powers Boothe, avant de faire de son film de sport Any Given Sunday (L’Enfer du Dimanche) un vrai film de gladiateurs comme les appréciait Milius (pas de blagues à la Y a-t-il un Pilote dans l’Avion ? dans cette dernière phrase, s’il vous plaît)… Citons aussi Edward Zwick et notamment son Dernier Samouraï ou encore Defiance / Les Insurgés ; Bryan Singer, l’auteur de Valkyrie (normal) ; Robert Zemeckis, l’ancien protégé de Milius, s’est sûrement souvenu de Conan pour faire de son Beowulf le plus violent et sexuel des films d’heroic fantasy ; Mel Gibson suivra aussi « l’esprit de Conan » avec Braveheart et Apocalypto (et, comme lui, voulait faire un film de vikings avant de voir sa réputation « grillée ») ; Michael Mann puisera dans Dillinger son Public Enemies ; l’énergique et courageuse Kathryn Bigelow glissera un hommage évident au méconnu Big Wednesday avec son Point Break imprégné de la culture des surfeurs californiens (Gary Busey étant le lien entre les deux films) bien avant de se lancer dans des films de guerre remarquables (The Hurt Locker / Démineurs et Zero Dark Thirty). Enfin, ce fou furieux de Quentin Tarantino remerciera directement John Milius au générique final d’Inglourious Basterds. Impressionnant…

Voilà une belle liste d’influences reconnues et d’hommages divers qui vont certainement aider, un jour, à reconsidérer l’importance du plus « sauvage » d’entre tous les movie brats. Une personnalité affirmée, contradictoire, criticable, mais aussi un personnage attachant qui a aussi fait, d’une façon peu conventionnelle, le cinéma américain de ces cinq dernières décennies. Pour ce parcours chaotique et ces grands moments de cinéma, John Milius mérite plus de respect qu’il n’en a eu jusqu’à présent.

 

Ludovic Fauchier.

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Les sources biographiques en français concernant John Milius sont malheureusement d’une maigreur affligeante, comparées à celles de ses confrères. Pour rédiger ce texte, j’ai dû souvent broder, notamment faute d’informations sur la jeunesse du cinéaste. Dommage que le documentaire intitulé Milius, réalisé en 2013, ne soit jamais sorti en France, il aurait sûrement aidé à éclaircir certains points… Pour le reste, il a fallu faire avec les moyens du bord…

J’ai trouvé les informations sur Milius essentiellement sur la page Wikipédia en anglais qui lui est consacrée ;

Aussi, certaines informations de ce texte proviennent :

- d’une excellente interview de Ken Plume pour le site IGN FilmForce, datée du 7 mai 2003 : http://uk.ign.com/articles/2003/05/07/an-interview-with-john-milius?page=1 ;

- de deux livres : 140 grands réalisateurs, sous la direction de Joel Finler, Edition Gründ, et L’Aventure Spielberg, de Tony Crawley, Editions Pygmalion ;

- ainsi que du fantastique documentaire de Fax Bahr, George Hickenlooper et Eleanor Coppola : Au Cœur des Ténèbres, et les excellents making-of que Laurent Bouzereau a consacré à 1941 et Conan le Barbare.

 

Merci à tout connaisseur de l’œuvre de John Milius de me signaler d’éventuelles erreurs ! L.F. 

En bref… THE HOMESMAN

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THE HOMESMAN, de Tommy Lee Jones

L’histoire :

le Nebraska, en 1855. Mary Bee Cuddy (Hilary Swank) travaille dur du matin au soir, dirigeant seule sa ferme. Célibataire, pieuse et déterminée, Mary Bee propose à son voisin de l’épouser, mais celui-ci refuse net, gêné par cette proposition inattendue. L’hiver frappe durement les habitants du territoire de Loup City : une épidémie de diphtérie tue le bétail et les personnes fragiles. Au printemps, le Révérend Dowd (John Lithgow) rend visite à Mary Bee ; suite à l’épidémie, trois femmes sont devenues folles, dont sa meilleure amie Theoline Belknap (Miranda Otto). Le Révérend propose d’envoyer les malheureuses en Iowa, chez un de ses confrères, le Révérend Carter, qui les ramènera ensuite à leurs familles. Mary Bee remplace Vester Belknap (William Fichtner), hostile à l’idée, et un tirage au sort la désigne comme celle qui fera le dangereux voyage en Iowa. Lors des préparatifs, Mary Bee croise un vagabond sur le point d’être pendu ; elle sauve l’homme, qui dit s’appeler George Briggs (Tommy Lee Jones), à condition que celui-ci accepte, pour 300 dollars, de conduire la carriole et ses trois passagères à destination…

 

The Homesman 01

La critique :

Une question s’impose à la vision de The Homesman : pourquoi Tommy Lee Jones ne réalise-t-il pas plus de films ? Neuf ans depuis le splendide Trois Enterrements, l’acteur le plus buriné du cinéma américain vient juste de repasser à la mise en scène. Et, comme pour ce dernier, il a de quoi être fier du résultat : The Homesman se situe d’ailleurs dans sa continuité. Les deux films de Jones réalisateur sont de remarquables « westerns anti-westerns » puisant aux sources du genre, tout en retournant leurs conventions. Un même rythme contemplatif et un même regard lucide et désabusé sur les limites de la légende américaine (qu’il s’agisse des relations américano-mexicaines dans Trois Enterrements, ou, ici, des souffrances des femmes de pionniers) se retrouvent ainsi dans l’œuvre de Tommy Lee Jones. Il est dommage, vu la qualité du résultat fini, que ce dernier n’ait pas signé plus de films comme metteur en scène ; il n’aurait sûrement rien eu à envier à Clint Eastwood, avec lequel on le compare souvent. Comparaison compréhensible dans la mesure où Tommy Lee Jones, Hilary Swank et Meryl Streep (qui fait ici une courte apparition en femme de pasteur) ont tous été de grands acteurs « eastwoodiens ». Mais même s’il se met lui aussi en scène, jamais Tommy Lee Jones ne cherche pas pour autant à singer le grand Clint. Le film a son propre style et son propre univers, et poursuit en les modernisant des idées venues des grands « faiseurs de western » de jadis.

Certains journaux ont beau hâtivement classer The Homesman dans la catégorie « drame », ce qui fait plus sûrement plus « noble » et moins typé, à leurs yeux, que de dire « western »… il n’en reste pas moins que ce film assume complètement son héritage du genre. Ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’il est adapté d’un roman de Glendon Swarthout, défunt écrivain américain sosie de Ben Johnson (acteur fétiche de Ford et Peckinpah) et auteur à succès de nombreux romans  »westerns », le plus célèbre étant The Shootist, qui fut adapté en 1976 par Don Siegel ; le film, sorti en France sous le titre Le Dernier des Géants, fut le dernier rôle de John Wayne. Au jeu des références et influences, The Homesman assume sans problème les siennes : Eastwood bien sûr (avec le leitmotiv de la pendaison qui joue ici un rôle pourtant différent des films de Sergio Leone ou de Pendez-les Haut et Court), le Peckinpah de Cable Hogue (Briggs, le personnage de Tommy Lee Jones, est aussi touchant en rustaud gagné par la tendresse que l’était Jason Robards), et même une touche de John Huston… La relation entre Briggs et Mary Bee, vieille fille en détresse affective (magnifique performance d’Hilary Swank, qui n’avait pas été aussi bien servie depuis… Million Dollar Baby. Encore Clint !) évoque discrètement celle du duo Bogart-Katharine Hepburn d’African Queen. Toutefois, si The Homesman ne devait garder qu’un seul réel « inspirateur » à son récit, ce serait sans doute un des westerns les moins connus de John Ford et John Wayne : 3 Godfathers (Le Fils du Désert), touchante fable religieuse dont The Homesman semble souvent être le pendant féminin. Le « Duke » y campait une crapule, un fuyard qui se découvrait une conscience en se perdant dans le désert pour sauver un nourrisson, qu’il remettait à un couple de pasteurs… une rédemption douloureuse qui passait aussi par la mort de ses compagnons de fuite. Le film de Tommy Lee Jones suit – avec des variantes de taille – le parcours d’une autre crapule fugitive, que le dévouement d’une femme un peu revêche finit par transformer. Et là aussi, il est fortement question de s’égarer dans le désert, de sacrifices, et du salut – cette fois-ci, celui de l’âme brisée de trois malheureuses.

Pour autant, on l’a dit, The Homesman ne cherche pas à imiter ses prestigieux aînés, pas plus qu’il ne nous ressert les poncifs du genre. On n’y trouvera pratiquement ni fusillades furieuses, ni grandes cavalcades endiablées. Les Indiens qu’on y croise se contentent de poursuivre un cheval pour se nourrir, un kidnapping tourne à un affrontement délibérément grotesque (avant sa brutale conclusion), et, s’il y a bien un règlement de comptes, celui-ci tient plus du sordide fait divers que du grand geste héroïque. Les « méchants », des hôteliers promoteurs immobiliers bien visqueux, sont ici les marchands du Temple sévèrement punis pour leur mesquinerie. L’intérêt du film réside avant tout dans l’étude de deux forts caractères qui « s’apprivoisent » à grand peine et souffrent beaucoup, en silence, sous leur masque impassible. L’autre point fort du film étant sa description sans complaisance du calvaire des trois femmes devenues folles ; dans ce triste coin du Nebraska, en plein 19ème Siècle, la condition féminine n’est qu’une notion très lointaine dans l’esprit des colons, surtout de ces messieurs qui ne brillent pas par leur bonté… Tommy Lee Jones ne ménage pas le spectateur devant les scènes les plus dures du film, montrant les souffrances des trois femmes. Viol conjugal de l’une d’elle, meurtre d’un nourrisson (jeté vivant par sa mère désespérée dans la fosse des toilettes…), mort des enfants de la plus jeune femme, tout est montré sans pathos ni effets superflus. On comprend aisément pourquoi les trois femmes craquent face à des maris incapables d’amour ; les trois actrices n’ont pas la partie facile, mais elles s’avèrent tout à fait crédibles. La description des symptômes dont leurs personnages sont frappés (catatonie, hystérie) évoque même, au détour d’une scène, l’ombre de William Friedkin et de L’Exorciste, l’une des malades se mettant à cracher et siffler, comme une possédée. Pas étonnant quand on se rappelle que Tommy Lee Jones a travaillé à deux reprises avec ce dernier. La scène se situe d’ailleurs dans la même optique spirituelle, les trois « folles » nous renvoyant là aussi à l’ambiance religieuse omniprésente dans The Homesman. Le film est aussi l’histoire de leur lente et difficile guérison, comme celle de ces « possédés » que guérissait jadis un jeune rabbin de Nazareth…

Qu’on se rassure aussi, The Homesman ne fait pas dans le catéchisme pesant, ni dans l’horreur, malgré la violence des situations. A l’occasion, Tommy Lee Jones cinéaste n’oublie pas de détendre aussi un peu l’atmosphère ; difficile de garder son sérieux devant sa première apparition dans le film, surgissant d’une bicoque en caleçon long ! Tout comme de le voir improviser une gigue devant une Hilary Swank médusée par le comportement de ce vieil ours imbibé de whisky… Ces notes d’humour ne détonnent pas dans un film qui, s’il est difficile et violent de premier abord, n’en garde pas moins d’immenses trésors de tendresse cachée.

 

Ludovic Fauchier.

 

The Homesman 02

La fiche technique :

Réalisé par Tommy Lee Jones ; scénario de Kieran Fitzgerald, Tommy Lee Jones, Wesley A. Oliver et (NC) Miles Hood Swarthout

Produit par Luc Besson, Peter Brant et Brian Kennedy (Europa Corp / Ithaca / The Javelina Film Company) ; producteurs exécutifs : Deborah Dobson Bach, Michael Fitzgerald, Tommy Lee Jones et Richard Romero

Musique : Marco Beltrami ; photo : Rodrigo Prieto ; montage : Roberto Silvi

Décors : Merideth Boswell ; direction artistique : Guy Barnes ; costumes : Lahly Poore

Distribution Internationale : EuropaCorp. Distribution / Distribution USA et Canada : Saban Films

Durée : 2 heures 02



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