
Le Hobbit : La Bataille des Cinq Armées, de Peter Jackson
L’histoire : Thorïn Oakenshield (Richard Armitage), l’héritier du royaume Nain d’Erebor, a accompli sa quête. Lui et ses compagnons, avec le Hobbit Bilbo Baggins (Martin Freeman), ont pu chasser de la montagne le Dragon Smaug (Benedict Cumberbatch). Malheureusement, Smaug furieux s’est envolé pour se venger sur ceux qui ont osé aidé ses ennemis : les Humains d’Esgaroth, la Cité sur le Lac. En quelques instants, la ville est ravagée par le monstre. Il faut tout le courage d’un seul homme, l’archer Bard (Luke Evans), pour que Smaug soit finalement abattu. Bard devient le héros et le nouveau chef des rescapés, épuisés et affamés. Il décide de les guider vers la cité en ruines de Dale, au pied de la montagne, espérant obtenir l’aide des Nains ayant repris possession de leurs fabuleuses richesses.
Tout le monde ignore cependant ce qu’a vu Gandalf (Ian McKellen) : prisonnier dans la citadelle maudite de Dol Guldur, le vieux magicien a été vaincu par le Nécromancien, qui n’est autre que Sauron, le Seigneur Ténébreux retrouvant sa puissance passée. Sauron prépare un assaut massif sur la montagne Erebor, envoyant les troupes du redoutable Orc pâle, Azog le Profanateur (Manu Bennett), ennemi mortel de Thorïn. Obnubilé par la pierre sacrée Arkenstone subtilisée par un Bilbo inquiet, Thorïn devient de plus en plus soupçonneux et agressif. Et l’arrivée des Elfes du Roi Thranduil (Lee Pace), venu négocier avec Thorïn la restitution d’un objet précieux, risque de mettre le feu aux poudres…
la critique :

Adieu, Terre du Milieu ?… L’aventure entamée par Peter Jackson et ses collaborateurs, il y a près de 17 ans, connaît sa fin probable avec le dernier volet du Hobbit, complétant ainsi cette « pré-saga » et celle du Seigneur des Anneaux qui lui fait suite. Qu’on mesure le parcours accompli par le cinéaste néo-zélandais entre la réalisation de ses deux trilogies… Considéré à l’époque par ceux qui n’avaient pas vu Créatures Célestes comme un « rigolo » adepte de l’humour gore, Jackson avait réussi un pari jugé impossible en adaptant l’épopée de Tolkien, que l’on croyait inadaptable ; non seulement il avait livré coup sur coup une trilogie complète et épique à souhait, mais il avait su « maltraiter » délibérément la structure des livres pour mieux en garder la portée émotionnelle, un exploit rare. Et, accessoirement, il s’était mis au niveau d’un George Lucas, d’un Steven Spielberg ou d’un James Cameron de la grande époque, en se servant de ses films pour créer une véritable grande entreprise cinématographique (au grand bénéfice médiatique de sa Nouvelle-Zélande natale) amenant avec elle de nouvelles révolutions technologiques. Voir par exemple le développement du logiciel Massive qui a littéralement dynamité la mise en scène des scènes de batailles ou les bases de la Performance Capture, entamée avec l’inoubliable transformation d’Andy Serkis en Gollum. Replongé non sans mal (ni reproches de certains « fans », un peu ingrats devant le festin offert…) dans l’univers de Tolkien avec la trilogie Le Hobbit, Peter Jackson, avec La Bataille des Cinq Armées, est cependant sorti victorieux de la bataille… Quelque peu épuisé, aussi, et on peut comprendre qu’un (léger) désenchantement pointe derrière la réussite de l’entreprise.

Ce désenchantement doit cependant plus à l’ambiance mélancolique qui plane sur ce chapitre final qu’à autre chose. La Bataille des Cinq Armées rappelle évidemment quelques questionnements qui ont divisé les « Jacksonophiles » et les « tolkienophiles » sur la transformation d’un roman pour enfants en trilogie très dense, développée par l’équipe du film. On pourra toujours débattre à l’infini sur l’intérêt de rajouter des personnages, des sous-intrigues et des péripéties supplémentaires : la présence de Legolas, l’histoire d’amour malheureuse Tauriel-Kili, etc. Reste que ces ajouts demeurent cohérents dans l’ensemble (même si le « fan service » pointe parfois son nez) et équilibrent le récit du Hobbit, par rapport au Seigneur des Anneaux. On peut aimer les livres de Tolkien et les juger supérieurs aux films de Jackson, on remerciera quand même ce dernier de nous avoir livré une trilogie aussi généreuse que la précédente, en éliminant les aspects les plus « enfantins » du conte originel. Qu’auraient dit les fans mécontents si Jackson avait respecté à la lettre le livre de Tolkien : personnages (Bard) qui apparaissent de nulle part comme des deus ex machina, Elfes chantants, oiseaux parlants, etc. ? Il ne s’agit pas de mépriser l’œuvre de Tolkien, bien au contraire, mais de rappeler qu’une adaptation cinématographique a ses propres spécificités narratives, et qu’elle ne peut respecter à la lettre le livre dont elle s’inspire. Pour mettre les choses au clair, la trilogie filmique du Hobbit ne sera vraiment appréciable à sa pleine mesure que lorsque les Versions Longues (qui sont les « vrais » films, à l’instar des Versions Longues des trois Seigneur des Anneaux) seront enfin toutes disponibles. Les raccourcis narratifs trop évidents (exemple : Beorn, vite éjecté du montage cinéma de La Désolation de Smaug), qui freinaient l’intérêt de cette nouvelle saga, disparaîtront dans la vision complète de cette trilogie faisant un vrai jeu de miroir avec celle du Seigneur… : départ optimiste de l’aventure (Un Voyage Inattendu et La Communauté de l’Anneau) – aggravation des conflits et dispersion des personnages mis en échec (La Désolation de Smaug et Les Deux Tours) – confrontation finale apocalyptique, et accomplissement des personnages transformés par leur quête (La Bataille des Cinq Armées et Le Retour du Roi). Ces choix narratifs suivent assez fidèlement les modèles étudiés par des mythologues comme Joseph Campbell, rappelant que ces quêtes suivent symboliquement l’évolution de leurs héros vers la maturité psychologique. Peter Jackson, Philippa Boyens et Fran Walsh se sont montré en la matière bien plus cohérents que par exemple George Lucas sur ses « préquelles » confuses de Star Wars.

Aussi riche en batailles et scènes d’action soit-elle, cette Bataille des Cinq Armées (l’épisode le plus court de toute la saga : « seulement » 2 heures 20 !) s’avère aussi le film le plus « psychologique » de cette trilogie. Un an après avoir laissé le spectateur pantelant à la fin « cliff-hanger » de La Désolation de Smaug, Jackson nous replonge directement au milieu de l’action : la victoire morale de Thorïn sur Smaug n’a pas suffi. Une parole malencontreuse de Bilbo, et le vieux Dragon a décidé, en grand psychopathe qu’il est, d’exercer ses représailles sur la population civile de la Ville du Lac. Cette scène de destruction à très grande échelle ne déçoit pas ; elle conclut l’affrontement du film précédent, et permet de poser les bases de ce chapitre final. Ce n’était pas tout, pour nos héros, de s’emparer d’un trésor légendaire et de vaincre son abominable gardien, encore fallait-il affronter les conséquences de leur exploit… Et l’ambiance ne prête plus à la joie : des contentieux ne sont toujours pas résolus (entre Thorïn et Thranduil), les humains exigent l’aide promise, et la méfiance s’installe, au sein même de la troupe de héros. Ces conflits »communautaires » (qui, d’une certaine façon, sont bien les reflets de notre époque) sont les signes d’un retour d’un Mal encore plus grand, qui prendra forme comme on le sait sous la forme d’un grand Œil enflammé… Le personnage central de ce troisième film, celui qui gagne définitivement ses galons de héros tragique, n’est finalement ni Bilbo ni même Gandalf ; Thorïn Oakenshield (excellent Richard Armitage) sombre, comme promis, dans les affres du Mal du Dragon. Peter Jackson donne les meilleures scènes au Roi Nain tourmenté par la paranoïa. L’une des meilleures séquences du film le voit d’ailleurs faire face à sa propre folie, un cadeau empoisonné posthume de Smaug : une scène d’hubris qui finit par un symbolique engloutissement du héros dans une mare d’or liquide, représentant son inconscient envahi par la corruption. Une de ces idées purement visuelles, démentielles, telles que les affectionne Jackson. Sans doute s’est-il souvenu, lors de l’écriture du scénario, de l’influence majeure des légendes nordiques sur le texte de J.R.R. Tolkien. Légendes qui ont nourri les grandes œuvres majeures de Richard Wagner, notamment L’Or du Rhin. On peut voir en Thorïn un reflet positif du Nain Alberich décrit par Wagner. Un être assoiffé de pouvoir, qui fait fondre l’Or du fleuve pour en faire un Anneau de toute-puissance, réduit en esclavage son propre peuple, et hérite de pouvoirs magiques le rendant invisible ou le changeant en dragon… Tout ceci sonne très familier aux yeux des lecteurs/spectateurs de Tolkien et Jackson, non ? L’idée d’un « lien » possible entre Thorïn, les autres rois-héritiers du récit (Thranduil, Bard), Smaug, le trésor maudit et la menace latente de Sauron renvoie évidemment à la geste wagnérienne (et elle provient des propres notes de Tolkien, concernant le lien entre les maléfiques Smaug et Sauron). Heureusement, Thorïn fera in extremis preuve d’un sursaut moral dans l’épreuve, réaction qui aura des répercussions décisives dans l’histoire. Saluons le travail des scénaristes qui ont su lier toutes les intrigues au dilemme de Thorïn ; un remarquable tour de passe-passe où chaque conflit (rivalité Thorïn-Thranduil-Bard, méfiance entre Bilbo et Thorïn, love story malheureuse Legolas-Tauriel-Kili, affrontement Thorïn-Azog, opposition filiale entre Legolas et Thranduil…) se nourrit du même objectif, la revendication du trésor des Nains, et influence le suivant.

Quant à notre cher Hobbit, il n’est pas oublié, même si son rôle est plus discret. Dans tout ce tumulte, un petit être apparemment insignifiant a aussi un grand rôle à jouer… et quelque chose à se pardonner. N’oublions pas qu’il a commis une terrible gaffe en révélant un indice fatal au dragon (« Monteur de Tonneaux… »), et se sait directement responsable de l’anéantissement de la Ville du Lac par le monstre. Un peu truqueur dans l’âme, l’ami Bilbo avait déjà caché une précieuse information à Gandalf, concernant son préssssieux anneau magique acquis par tricherie (ce n’est pas Gollum qui dira le contraire, n’est-ce pas ?). Il lui faut grandir et recevoir quelques vérités amères dans l’épreuve ; à travers « l’affaire » de l’Arkenstone, le Hobbit « pépère », qui s’inquiétait pour l’état de ses assiettes, devient donc ici un habile négociateur politique, cherchant à régler pacifiquement un grave conflit politique. Il lui faut pour cela sacrifier l’amitié de Thorïn (rétribution pour les risques que ce dernier lui avait quand même fait prendre en l’envoyant seul dans l’antre de Smaug ?…), et subir la méfiance des autres chefs. Avec l’aide de Gandalf, s’il n’empêche pas l’inévitable guerre, Bilbo intègre enfin l’âge adulte, et en ressort transformé, comme le lui avait prédit le vieux magicien.

Passer en revue les personnages de La Bataille des Cinq Armées prendrait hélas un temps fou… Qu’on se rassure, les grandes figures du récit tolkienien bénéficient tous d’un traitement de faveur de la part de Peter Jackson, qui tient une nouvelle fois ses promesses en matière de grand spectacle mythique. Sans surpasser les ahurissantes batailles apocalyptiques du Retour du Roi, La Bataille… regorge d’images mémorables. L’alliance père-fils entre Bard (le charisme tranquille de Luke Evans, possible successeur spirituel « celtique » à Sean Connery et Liam Neeson) et Baïn face au dragon qui fond sur eux. Le déchaînement des pouvoirs de Dame Galadriel (annonciateurs de l’épreuve du miroir dans La Communauté de l’Anneau…) passant ici à l’action durant le sauvetage de Gandalf à Dol Guldur. Le dialogue de sourds entre Thorïn et Bard, isolés de part et d’autre d’une muraille de pierre. L’intronisation sur le champ de bataille d’un ultime personnage bien badass, le coriace Daïn Ironfoot (Billy Connolly) et son sanglier de guerre. Ces assauts déments de l’armée Orc lançant des vers fouisseurs géants tout droit sortis de Dune sur les combattants. Les exploits guerriers de Legolas (Orlando Bloom), définitivement ennemi de la gravité. Le duel final entre Thorïn et Azog le Profanateur, sur un lac gelé évoquant le glorieux souvenir d’Alexandre Nevski, le film d’Eisenstein »grand ancêtre » de toutes les épopées médiévales au cinéma… Reste qu’au milieu de tous ces grands moments de bruit et de fureur, Peter Jackson n’a pas oublié les simples enjeux émotionnels. Et la scène la plus touchante est d’une simplicité absolue : c’est ce moment où, après la bataille, Bilbo et Gandalf fument en silence, scellant leur amitié dans une scène d’une retenue muette, digne des meilleurs films de John Ford.
Désolé pour les puristes grincheux, mais cette saga, malgré ses défauts inhérents, a toujours du cœur. Peter Jackson a visé juste. Le cinéaste va maintenant pouvoir revenir à des projets plus intimistes, comme il l’avait annoncé (qu’il n’oublie quand même pas sa promesse de faire le second Tintin avec Spielberg !), et laisser derrière lui sa chère Terre du Milieu. Espérer voir un jour une adaptation filmée du Silmarillion est donc, pour l’instant, très improbable ; Christopher Tolkien, le fils de J.R.R. Tolkien refuse obstinément toute adaptation de cette œuvre bien plus difficile encore que ne l’était Le Seigneur des Anneaux… On verra dans dix ans, Mr. Jackson ?
Ludovic Fauchier (le Nain schizophrène).
La fiche technique :
Réalisé par Peter Jackson ; scénario de Philippa Boyens, Peter Jackson, Fran Walsh et Guillermo Del Toro, d’après le roman « Le Hobbit » de J.R.R. Tolkien ; produit par Philippa Boyens, Carolynne Cunningham, Peter Jackson, Fran Walsh et Zane Weiner (MGM / New Line Cinema / 3 Foot 7 / WingNut Films)
Musique : Howard Shore ; photo : Andrew Lesnie ; montage : Jabez Olssen
Direction artistique : Simon Bright et Andy McLaren ; décors : Dan Hennah ; costumes : Bob Burk et Ann Maskrey ; dessins conceptuels : John Howe et Alan Lee
Effets spéciaux visuels : Matt Aitken, Joe Letteri et Eric Saindon (Weta Digital / Weta Workshop)
Distribution : Warner Bros.
Caméras : Red Epic, Red One MX et Sony DVW-790
Durée : 2 heures 24