Nom de Zeus, Marty ! Nous sommes maintenant en 1955, et le monde a considérablement changé… Hé, Doc, c’est le pied ! 1955, c’est l’année où nous avons aidé mes parents à tomber amoureux, où je suis venu du Futur, où j’ai inventé le skate-board et le rock’n roll, où ma mère… euh… rien du tout… et où je suis re-revenu du Futur pour que vous m’envoyez à l’époque du Far-West !
Ah oui, 1955, année familière des fans de Retour vers le Futur, donc… et dans le monde réel, la 2ème Guerre Mondiale a laissé la place aux premières années de la Guerre Froide, opposant les Etats-Unis et l’Union Soviétique ; témoins de ce changement d’époque, les pays européens, qui se reconstruisent petit à petit et forment deux « blocs » opposés – notamment l’Allemagne désormais coupée en deux (la RFA à l’Ouest, la RDA à l’Est). Epoque de (très relative) stabilité et de modernité, où plane quand même sur les têtes la menace des bombes atomiques et des espions du camp opposé… Et pendant que les adultes se posent de graves questions, la jeunesse bouillonne au son de nouvelles musiques qui déroutent leurs parents – notamment le Rock’n Roll !
Bref rappel de quelques dates marquantes de cette année : en France, le gouvernement de la IVe République, à peine sorti de l’échec de la Guerre d’Indochine, se prend les pieds dans une guerre sans nom, en Algérie, où les voix s’élèvent pour réclamer l’indépendance. 5000 soldats français sont engagés dans l’Opération Véronique, dans le massif des Aurès, le 19 janvier. Pierre Mendès-France, président du Conseil, démissionne de ses fonctions à la tête du gouvernement le 2 février, et il est remplacé le 23 février par Edgar Faure. La situation empirera avec les tueries commises le 20 août dans le Constantinois ; en représailles des attaques indépendantistes du FLN, l’Armée Française et des civils pieds-noirs armés répondront avec violence contre les populations musulmanes.
En politique, on suit aussi avec attention la conférence du Sommet de Genève, du 18 au 23 juillet, rassemblant les « quatre grands » (USA, Grande-Bretagne, URSS et France) sur la paix et la sécurité internationale. Les grandes puissances ont de quoi parler, entre l’invasion du Sinaï égyptien prévue par Israël par le ministre de la défense David Ben Gourion avec le général Moshe Dayan (18 février), l’ouverture de la conférence de Bandung, qui permet aux anciens pays colonisés de faire entendre leurs voix et leur volonté d’indépendance (17 au 24 avril), et la signature du Pacte de Varsovie ralliant l’URSS et ses pays satellites autour d’un programme commun de défense militaire (et nucléaire) opposé à celui des forces de l’OTAN. Cette année-là, il y a aussi la démission de Sir Winston Churchill, le 1er Ministre Britannique, malade, remplacé par Sir Anthony Eden (12 avril). Le 19 septembre, en Argentine, le colonel Juan Person est contraint de s’exiler. Le 26 octobre 1955, au Sud-Viêtnam, Bao Dai est renversé par Diêm, allié politique des américains ; il proclame la République du Viêtnam. Le 1er décembre, à Montgomery (Alabama, USA) une femme nommée Rosa Parks monte dans un bus ; fatiguée, elle refuse de s’asseoir sur les places « réservées aux Noirs » ; le 5 décembre, sous l’impulsion du révérend Martin Luther King, le boycott des bus de Montgomery alerte l’opinion publique américaine sur les droits civils bafoués des citoyens afro-américains, victimes du racisme ambiant dans les états du sud des USA.
D’autres événements, encore, marquent le changement d’époque : aux USA, l’ouverture du premier restaurant fast-food McDonald’s à Des Moines, le 15 avril, et l’ouverture du premier Disneyland en Californie le 17 juillet 1955. En France, on salue le vol d’essai réussi de l’avion de ligne Caravelle, le 27 mai, et l’arrivée de la mythique Citroën DS en octobre. Les sportifs se passionnent pour Juan Manuel Fangio, trois fois vainqueur du Championnat du Monde de Formule 1, et Louison Bobet, vainqueur au Tour de France. Il y a aussi le drame des 24 Heures du Mans, le 11 juin, quand la Mercedes de Pierre Levegh sort de la piste et s’écrase dans les tribunes (82 morts). La jeunesse pleure la mort de James Dean, révélé par les films A l’Est d’Eden et La Fureur de Vivre (Rebel Without a Cause) ; l’acteur de 26 ans venait de finir de tourner Géant ; il meurt au volant de sa Porsche dans un accident de la route le 30 septembre. D’autres personnalités marquantes décèdent en 1955 : notamment les écrivains Paul Claudel (23 février) et Thomas Mann (12 août), le compositeur Arthur Honegger (27 novembre), et le grand mathématicien-physicien Albert Einstein, qui quitte notre dimension espace-temps le 18 avril.
1955, c’est aussi une année de musique ; la communauté des jazzmen se prend de passion pour les compositions de Miles Davis, et, en France, les familiers du quartier Saint-Germain suivent Boris Vian ; on apprend aussi la triste nouvelle du décès du légendaire Charlie « Yardbird » Parker, le fondateur du be-bop, emporté par une overdose à seulement 33 ans. On célèbre le retour d’Edith Piaf sur scène, à l’Olympia, et on découvre la Chanson pour l’Auvergnat de Georges Brassens. Aux USA, le Rock’n roll débarque en force. Elvis Presley est le chef de file, avec Hound Dog (interprété le 5 avril à la TV) et Mystery Train ; citons aussi Little Richard (Tutti Frutti), Chuck Berry (Maybellene, en attendant Johnny Be Good - Marty McFly, on pense à toi !), Bill Haley & The Comets (dont le tube Rock Around the Clock domine la bande son du film Graine de Violence / Blackboard Jungle), Fats Domino, Bo Diddley, en attendant Johnny Cash ou Jerry Lee Lewis… L’émergence de ce nouveau genre musical déchaîne les passions des teenagers et des greasers (les « blousons noirs »), et affolent parents et ligues de vertu.
Côté cinéma, c’est l’opulence des années fastes, synonymes d’ambiance « Dernière séance » où, dans les grandes villes, les salles de cinéma sont plus luxueuses, les ouvreuses pimpantes et les films plus chatoyants. Place au Technicolor et à l’Eastmancolor, véritables feux d’artifices de couleurs rutilantes à souhait ! Place au format Cinémascope, qui offre plus de grand spectacle en étirant les images ! Il faut bien cela pour persuader les spectateurs de sortir, une machine infernale les retenant chez eux : la télévision. Beaucoup de films américains, d’ailleurs, brocardent cette année-là le petit monde de la télé, ses faux semblants et ses diktats publicitaires… Quoiqu’il en soit, le « cinoche » nous gâte en 1955 ; le Festival de Cannes et les Oscars récompensent le drame Marty de Delbert Mann (qui obtient la toute première Palme d’Or) ; à Cannes, on fait des pieds et des mains pour apercevoir une starlette française nommée Brigitte Bardot ; et on constate que la belle Grace Kelly passe beaucoup de temps à Monaco, aux côtés du Prince Rainier. Le réalisateur danois Carl Theodor Dreyer est quant à lui récompensé du Lion d’Or au Festival de Venise, pour Ordet.
Du côté américain, Alfred Hitchcock joue gagnant sur tous les tableaux ; il signe la comédie macabre Mais qui a tué Harry ? (The Trouble with Harry), avec la nouvelle venue Shirley MacLaine et ses voisins aux prises avec un cadavre encombrant, et le caper movie La Main au Collet (To Catch a Thief), qui réunit sur la Côte d’Azur Cary Grant et Grace Kelly. Et, dans le même temps, « Hitch » joue les maîtres de cérémonie caustiques de sa série télévisée, Alfred Hitchcock Présente, dont il signe plusieurs épisodes de qualité. Les westerns ont la côte, pour la plus grande joie des gamins qui rêvent de grande aventure, de bagarres et de coups de feu héroïques : ils ont le choix entre Kirk Douglas, L’Homme qui n’a pas d’étoile chez King Vidor ; James Cagney, véritable inspirateur de Clint Eastwood dans A l’ombre des potences (Run for cover) de Nicholas Ray ; ou Clark Gable et Robert Ryan, alias Les Implacables (The Tall Men). Citons surtout les excellents westerns d’Anthony Mann : L’Homme de la Plaine (The Man from Laramie) avec James Stewart en quête de vengeance fraternelle, et La Charge des Tuniques Bleues (The Last Frontier) avec le massif Victor Mature jouant les éclaireurs pour l’U.S. Cavalry. Hors du western, on va rire devant les frasques de Jerry Lewis et Dean Martin (Artistes et Modèles) et, grâce à Billy Wilder, on fantasme devant Marilyn Monroe, l’affriolante voisine de Sept Ans de Réflexion (The 7 Year Itch) et sa jupe aérée sur une rame de métro… Gene Kelly danse en patins à roulettes et Cyd Charisse affole une salle de boxe dans Beau Fixe sur New York (It’s Always Fair Weather). On découvre Joan Collins en princesse égyptienne ambitieuse et manipulatrice dans le péplum d’Howard Hawks La Terre des Pharaons. On pleure devant la romance contrariée de Jane Wyman, grande bourgeoise amoureuse de son jardinier (Rock Hudson) dans le beau mélodrame de Douglas Sirk, Tout ce que le ciel permet. On sourit de bon cœur devant les deux films que livre le grand John Ford, cette année-là : Permission jusqu’à l’aube (Mr. Roberts), avec Henry Fonda, James Cagney et Jack Lemmon ; fâché avec Fonda, Ford quittera le tournage et enchaînera avec le très bon Ce n’est qu’un au revoir (The Long Grey Line), où Tyrone Power et la belle Maureen O’Hara veillent sur le destin des jeunes cadets de West Point. Hors du système des studios, les spectateurs découvriront les dernières perles du Film Noir : Orson Welles part en Europe tourner Mr. Arkadin ; Robert Aldrich signe En 4ème Vitesse (Kiss Me Deadly), polar énergique dont les dernières scènes basculent dans la SF apocalyptique ; devant les caméras de Charles Laughton, Robert Mitchum est un inoubliable pasteur tueur en série dans La Nuit du Chasseur ; et on remarque les débuts prometteurs d’un jeune cinéaste de New York : Stanley Kubrick, auteur du Baiser du Tueur.
En France, le public se passionne pour les grands films en costumes d’époque : c’est ainsi qu’on va voir Jean Gabin en maître d’œuvre du French Cancan coloré et chamarré mis en scène par Jean Renoir, ou Michèle Morgan séduite par Gérard Philipe dans Les Grandes Manœuvres de René Clair. Sacha Guitry met en scène sa version de Napoléon. Le grand Max Ophuls termine sa carrière en offrant un beau rôle à Martine Carol en Lola Montès, aux côtés de Peter Ustinov ; mais le film sera un échec public. Hors des grandes reconstitutions, on s’aventure aussi avec succès dans le Film Noir et le thriller. Blacklisté aux Etats-Unis, Jules Dassin arrive en France et signe l’excellent Du Rififi chez les Hommes, tandis qu’Henri-Georges Clouzot terrifie les spectateurs avec ses Diaboliques, Simone Signoret et Paul Meurisse, faisant vivre un enfer à la pauvre Véra Clouzot dans ce film qui rivalise avec les meilleurs Hitchcock. Le tour du monde cinématographique 1955 se poursuit chez nos voisins anglais, où l’on apprécie Les Briseurs de Barrage de Michael Anderson, minutieuse reconstitution d’un des exploits de la RAF durant la 2ème Guerre Mondiale ; les amateurs de Shakespeare suivent Laurence Olivier en Richard III ; ceux qui préfèrent les films romantiques saluent Katharine Hepburn, vieille fille amoureuse d’un bel Italien dans le Summertime (Vacances à Venise) de David Lean ; et l’on rit aux bévues du gang de bras cassés menés par Alec Guinness (dont le débutant Peter Sellers), ridiculisés par une mamie londonienne dans Tueurs de Dames d’Alexander Mackendrick. Le cinéma international compte par ailleurs d’autres fleurons, marquant la reconnaissance de grands maîtres parmi les cinéastes : Akira Kurosawa (Vivre dans la Peur) et Kenji Mizoguchi (L’Impératrice Yang-Kwei Fei) au Japon, Federico Fellini (Il Bidone) en Italie, et Ingmar Bergman (Sourires d’une nuit d’été) en Suède enthousiasment critiques et cinéphiles. 1955 sera aussi l’année d’un des ultimes barouds d’un très grand cinéaste, injustement négligé à Hollywood. Fritz Lang signe un des plus beaux films d’aventures de l’époque, Moonfleet (Les Contrebandiers de Moonfleet), sorti le 24 juin 1955 aux Etats-Unis.
1757. Un jeune garçon, John Mohune (Jon Whiteley), arrive à Moonfleet, petite ville de la côte du Dorset en Angleterre. En pleine nuit, le garçonnet passe à côté du cimetière local, d’où émerge une main… Terrifié, John trébuche et s’assomme. Recueilli par des hommes patibulaires, il fait la connaissance de Jeremy Fox (Stewart Granger), l’homme auprès de qui sa défunte mère, ancien amour de jeunesse, l’a envoyé. Jeremy et le jeune garçon sympathisent, mais l’étrange gentleman essaie de se débarrasser de lui, sans violence. Mais l’enfant, obstiné, découvre que son nouvel ami s’est approprié l’ancienne demeure de sa famille, menant une vie dissolue auprès de Lord et Lady Ashwood (George Sanders et Joan Greenwood), des nobliaux corrompus, tout en ayant une liaison avec Mrs. Minton (Viveca Lindfors). John se tourne vers le Pasteur Glennie (Alan Napier), qui lui raconte les origines de son aïeul Barbe-Rousse, un sinistre chevalier qui aurait caché un trésor connu de lui seul. Si John récupérait le trésor en question, il pourrait récupérer sa fortune et sa demeure ; mais Jeremy, qui n’est autre que le chef de la bande de contrebandiers recherché par les autorités, a une autre idée en tête…
Fritz Lang n’est pas un débutant, quand il attaque le tournage de Moonfleet. Le cinéaste viennois a 64 ans, une carrière remarquable s’étendant sur plus de trois décennies, il est respecté et admiré pour son œuvre (les jeunes critiques des Cahiers du Cinéma défendent bec et ongles chacun de ses films)… mais, aux Etats-Unis où il s’est réfugié quand l’Allemagne bascula dans le nazisme 22 années plus tôt, le cinéaste viennois est déconsidéré. De quoi être amer pour celui qui a été l’un des fleurons du cinéma expressionniste allemand, un conteur visuel hors pair et un observateur bien pessimiste de la nature humaine. Le langage cinématographique de Fritz Lang, ses avancées techniques et son goût pour les territoires imaginaires continuent d’influencer les cinéastes par-delà les âges. C’est bien simple : sans ses œuvres, tout un pan du cinéma aurait disparu. Les thrillers et Films Noirs lui doivent tout (Alfred Hitchcock lui-même s’inspira de ses œuvres allemandes pour définir sa propre « architecture » cinématographique, et William Friedkin reconnaît toujours son influence sur sa thématique) ; sans le Docteur Mabuse filmé par Lang (dont le terrifiant Testament du Docteur Mabuse, cri d’alarme à peine masqué de l’annexion de l’Allemagne par les Nazis), pas d’Hannibal Lecter présent dans Dragon Rouge et Le Silence des Agneaux ; les plus jeunes fans des trilogies adaptées de Tolkien par Peter Jackson ignorent sans doute le premier grand film d’heroic fantasy, Les Niebelungen, mis en scène par Lang en 1924 ; les représentations des tueurs en série à l’écran doivent beaucoup à M le Maudit, avec un Peter Lorre halluciné (et probable ancêtre de Gollum !) ; et la science-fiction d’anticipation ne serait pas la même sans le démesuré et controversé Metropolis, influençant les futurs Blade Runner de Ridley Scott, RoboCop de Paul Verhoeven, la trilogie Batman de Christopher Nolan… et même encore cette année les images de la Citadelle de Mad Max : Fury Road de George Miller ! Steven Spielberg ne sera pas en reste, s’inspirant de Lang aussi bien pour Minority Report qu’Indiana Jones et le Temple Maudit. Phénoménal héritage que Lang, décédé en 1976, ne pourra pas voir… En attendant ces reconnaissances futures, le cinéaste viennois fait grise mine, maltraité par le milieu professionnel américain. Moonfleet exprimera bien, à sa façon, cette situation où on le cantonne à des films « mineurs »… Un terme bien relatif pour un film magnifique, hélas renié par son principal auteur.
Interviewé sur le film, Lang ne semblait pas le porter dans son cœur, considérant Moonfleet comme une simple commande effectuée pour un grand studio. Il faut cependant se souvenir que Lang, dès son arrivée aux Etats-Unis, souffrit toujours de l’interventionnisme de patrons de studio soucieux de caresser le public dans le sens du poil. Le pessimisme de Fritz Lang sur la nature humaine ne les intéressait pas, et il était difficile, voire impossible, pour le cinéaste de venir déranger les certitudes du public américain tranquillisés par les happy ends et les leçons de morale bienveillantes. Plusieurs de ses films se verront ainsi obligés de conclure sur une coda rassurante (voir les fins de Furie, La Femme au Portrait ou Le Secret derrière la Porte), au grand dam de Lang. Et, s’il lui arriva par la suite de pouvoir mener ses films où il l’entendait, il voyait ceux-ci condamnés aux conditions de production des petites séries B, au mépris des critiques américains et à l’échec public ; voir son excellent et radical House by the River, d’une noirceur absolue, mais jeté aux oubliettes à sa sortie. Dur à encaisser pour le grand maître du grand cinéma allemand des années 1920. Le savoir-faire de Lang était toujours là, cependant, et le succès d’un film comme Règlement de Comptes (The Big Heat,1954) le maintenait en selle.
Avec Moonfleet, Lang travailla pour la MGM et le producteur John Houseman, un ancien associé d’Orson Welles pour adapter très librement le roman de John Meade Falkner, un auteur anglais du début du 20ème Siècle, également poète et homme d’affaires dans une compagnie d’armement. Le récit perpétrait les traditions du grand roman historique et de l’aventure initiatique, dans la tradition de Robert Louis Stevenson, et sa fameuse Île au Trésor. Un jeune garçon au grand cœur, des forbans impitoyables, un trésor, des complots… tout ce qui peut alors exciter l’imagination des jeunes lecteurs est ici présent dans le livre de Falkner. Du matériau solide pour Fritz Lang, qui revenait là à ses amours de jeunesse pour la lecture des romans d’aventure, comme ceux de Jules Verne, mais avec un regard adulte en accord avec ses thèmes de prédilection. Le scénario définitif s’éloignera délibérément du roman, ajoutant à la quête du petit John Mohune (excellent Jon Whiteley) l’histoire d’amitié qui le lie au chef des brigands, Jeremy Fox, inventé pour le film. Un personnage créé pour l’acteur britannique Stewart Granger, belle gueule un rien dandy devenu en quelques films le successeur désigné d’Errol Flynn comme héros de film de cape et d’épée ; les succès de Scaramouche et du Prisonnier de Zenda avaient conforté son image de séducteur athlétique et héroïque. Plus ambigu, le personnage de Fox permit à Granger d’étoffer son image de star en costume… malheureusement pour lui, Granger ne sortira jamais de ce genre de rôle et sa carrière stagnera. Reste que, sous la direction de Lang, l’acteur livra ici une de ses meilleures prestations, jouant sur les faux-semblants cultivés par son personnage.
Peu de choses à dire sur le tournage de Moonfleet, tout juste dérangé par la visite impromptue d’un James Dean assez malpoli selon les souvenirs de Granger. Lang, lui, devra se plier aux exigences d’un tournage en couleurs au format CinémaScope, qu’il n’aimait guère – et qui inspirera une réplique célèbre du Mépris, de Jean-Luc Godard. Ironique et un rien sévère, le cinéaste devenu acteur y rappelait que ce format « n’est pas fait pour les hommes, mais pour les serpents et les enterrements. » Un peu injuste, car Lang sut tirer le meilleur de l’image horizontale du Scope, l’ancien étudiant en peinture et architecture donnant à Moonfleet des tableaux d’une beauté magnifiée par ce format. Lang, hélas, garda surtout du tournage un souvenir mitigé, résultat de ses conflits avec Houseman voulant un film « familial » assez peu compatible avec la noirceur du ton. De guerre lasse, Lang dut laisser passer l’ajout d’un happy end malvenu ; après la mort de Fox, emporté sur une barque sous le regard de John, fut donc ajoutée une scène optimiste où le gamin ouvrait les portes de son domaine, sous l’œil paternaliste du bon pasteur. Contredisant la scène précédente, John déclarait attendre le retour de son ami Fox qu’il venait de voir mourir. Fin totalement illogique donc, mais qui, magie du montage oblige, marque moins les esprits que la séparation finale entre les deux héros…
Il faut dire que Lang, le maitre borgne (résultat d’un accident de tournage sur Metropolis), aura entretemps fait basculer son récit de contrebandiers dans un univers de pur Fantastique, composant des tableaux visuels sublimes. Avec le chef-opérateur Robert Planck et une équipe artistique de tout premier plan, Lang, en digne héritier de Feuillade et Murnau, créa tout un monde gothique hanté par des images promptes à enflammer l’imagination – et à terroriser - un gamin solitaire : cadavre d’un pendu à la croisée des chemins, traversée nocturne d’un cimetière dominé par un archange au regard laiteux, petite église battue par les vents où domine l’imposante effigie de l’ancêtre familial, périlleuse descente dans un puits sans fond… Cette ambiance gothique, annonciatrice des meilleurs films Hammer, voir de certains Tim Burton (Sleepy Hollow en tête), mêlée à des éléments romanesques donne au film son charme particulier, celui d’un voyage initiatique d’un orphelin en quête de père, et sa découverte du monde des adultes rongé par la corruption. Lang nous donne, en cette année 1955, l’un des portraits d’enfants les plus attachants qui soient, à l’instar des gamins de La Nuit du Chasseur de Charles Laughton, tourné à la même époque. Le jeune Jon Whiteley joue juste, évitant la mièvrerie ou l’optimisme béat généralement attribué aux enfants dans les films hollywoodiens ; candide mais pas stupide, honnête et gentleman avant l’âge, le petit John fait preuve d’un respect de l’étiquette qui amuse ou étonne les adultes, ce qui ne l’empêche pas par ailleurs de réagir comme un enfant de son âge. Et son attachement instinctif à Jeremy Fox permet à Lang de décrire une relation complexe d’amitié (tempérée par la duplicité de l’adulte) et une émouvante rédemption finale. Fox, quant à lui, reste un personnage typiquement « langien » ; marqué dans sa chair par le Destin, il s’est abîmé dans le désir de vengeance (semblable à cela au personnage de Spencer Tracy dans Furie) en s’appropriant les biens de ceux qui l’ont jadis humilié, et en jouant sur tous les tableaux sociaux – associé d’un couple d’aristocrates décadents (dont le grand George Sanders, toujours parfait dans ce genre de rôle) ou chef d’une bande de contrebandiers – ; un comportement suicidaire, dont la mécanique est déjouée par l’affection sans bornes que lui porte John, même quand Fox le manipule.
La mise en scène de Fritz Lang tire le meilleur des contraintes techniques imposées par la couleur et le format Scope ; il eut beau s’en défendre, le cinéaste sut donner, on l’a dit, une atmosphère unique dans ce film d’aventures « à l’ancienne ». Grand utilisateur de formes et de symboles, Lang trouva dans Moonfleet de quoi lier le fond et la forme. Lang ne filme pas, à vrai dire, il peint des scènes vivantes toutes droit sorties des tableaux des maîtres romantiques anglais, Joseph Turner (pour les séquences nocturnes) et John Constable (pour leurs contrepoints diurnes), utilisant une palette de couleurs adéquates : les puissants de ce monde, Fox, les aristocrates et les militaires, portent des couleurs vives et chatoyantes, faussement rassurantes ; les gens du commun et John ont quant à eux des couleurs sombres, les contrebandiers appartenant au « monde d’en-dessous » adoptent quant à eux des couleurs terreuses, primitives. Lang créa aussi des motifs visuels récurrents typiques de son cinéma, le CinémaScope de Moonfleet privilégiant des formes circulaires et semi-circulaires omniprésentes.
L’arc de cercle est lié au monde des contrebandiers : quant John se réveille, les figures grotesques des crapules se penchent sur lui, disposés sous cette forme, les rapprochant des démons et gargouilles médiévales gardiens du Monde des Enfers. Un monde souterrain d’épreuves et de révélations pour le petit garçon, qui, plus tard, surprendra Jeremy Fox en chef de ces voleurs au fond d’une caverne. La révélation se fera, là aussi, sous une arche semi-circulaire plaçant Fox au-dessus de la masse des contrebandiers, pour mieux signaler son ascendant sur eux, et le mettre en porte à faux entre ce monde primitif et la « Civilisation » du dessus. Les images circulaires, elles, sont liées aux pulsions et aux passions : ainsi, une pulpeuse gitane (la danseuse française Liliane Montevecchi) aguiche Fox et les nobliaux avinés, tournoyant sur leur table en un flamenco déchaîné. Pulsion sexuelle évidente, que Fox satisferait sans doute tout de suite si John n’arrivait pas en trouble-fête à ce moment-là… Plus tard, le duel entre Fox et Elzevir Block (Sean McClory), un contrebandier rebelle, devient une chorégraphie géométrique parfaite, la brute s’emparant d’une hallebarde qu’il fait tournoyer dans la taverne. Le cercle de vie et de passion sexualisée devient ici son contraire, une menace de mort. Eros et Thanatos ne sont jamais loin chez Fritz Lang. Le cercle, enfin, réapparaîtra dans le climax du film : la descente de John dans le puits pour récupérer le diamant convoité par Fox, qui maintient la corde du seau dans lequel se glisse le gamin. Le parcours initiatique de celui-ci est complété, le rôle symbolique du puits aidant en cela. C’est l’endroit d’où l’on puise la Vie (l’eau) mais où la Mort rôde (risque de chute dans les ténèbres), mais c’est aussi l’endroit des secrets (le diamant enfoui) et des révélations : Fox aide certes le gamin, mais c’est pour mieux le duper… avant de se raviser : la bonté absolue du gamin aura raison de lui, et il se rachètera en lui rendant le diamant, au prix de sa vie. Le cercle, formé par l’ouverture du puits, scellera le destin de l’enfant et de l’homme. Il ne restera plus à Lang qu’à offrir au spectateur une émouvante scène de séparation, toute en pudeur. On saluera aussi, dans Moonfleet, le rôle essentiel tenu par la musique : un thème sublime composé par un autre expatrié de l’ancien empire austro-hongrois, Miklos Rozsa, dont on a déjà salué le talent (voir le texte consacré au Poison). Sortant de sa période « Film Noir », Rozsa créa une superbe partition lyrique, annonciatrice de ses chefs-d’oeuvre épiques à venir (Ben Hur, Le Roi des Rois, Le Cid) et dont les envolées transmettent littéralement le souffle des embruns de la côte anglaise.
Malheureusement, Moonfleet n’eut pas le succès attendu à sa sortie. Le public se lassait des films « cape et épée » et du ton du film. Fritz Lang s’en accommoda, lui-même fatigué du système hollywoodien qui l’empêchait de s’exprimer. Le vieux maître signera encore deux pépites tardives du Film Noir l’année suivante (La Cinquième Victime et L’Invraisemblable Vérité) avant de rentrer en Allemagne pour ses dernières œuvres (le diptyque Le Tigre du Bengale / Le Tombeau Hindou et Le Diabolique Docteur Mabuse) avant de se retirer. Fin de carrière un peu triste, résumée par les phrases murmurées par Lang dans Le Mépris (« je préfère M le Maudit… ») en guise de testament final. Mais le Temps arrange les choses, et les nostalgiques ont depuis largement réhabilité des œuvres sous-estimées comme Moonfleet.
L’exercice aura été profitable, Monsieur Lang.
Ludovic Fauchier.

La fiche technique :
Réalisé par Fritz Lang ; scénario de Jan Lustig et Margaret Fitts, d’après le roman de J. Meade Falkner ; produit par John Houseman et Jud Kinberg (MGM)
Musique : Miklos Rosza ; photographie : Robert H. Planck ; montage : Albert Akst
Décors et Direction artistique : Cedric Gibbons et Hans Peters ; costumes : Walter Plunkett
Distribution USA : MGM
Durée : 1 heure 27
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