Nom de Zeus, Marty ! Nous sommes en 1975, et le monde a considérablement changé…
L’an 2 avant Star Wars, également connu sous le nom de 1975. Cette année-là n’est pas juste l’époque des chemises à cols pelle à tarte et des pantalons patte d’éléphant, elle est aussi le cadre d’évènements internationaux pour le moins moroses. Voyons ceux-ci… La crise pétrolière de 1973 s’ajoute à d’autres crises, politiques celles-ci. Pour les USA, c’est la déconfiture morale, résumée en deux mots : Watergate et Viêtnam. On suit les effets immédiats du scandale du Watergate, qui a coûté sa présidence à Richard M. Nixon : après enquête et procès (du 2 janvier au 21 février 1975), les hommes du président déchu, H. Robert Haldeman, John N. Mitchell et John D. Ehrlichman, sont reconnus coupables de tous les chefs d’accusation prononcés contre eux dans cette affaire. Ils sont rejoints dans l’opprobre par Maurice H. Stans (ancien secrétaire au Commerce et directeur des finances du comité de réélection de Nixon) le 13 mars, qui reconnaît avoir levé illégalement des fonds pour l’opération.
La Guerre du Viêtnam, officiellement arrêtée deux ans plus tôt à la Conférence de Paris, prend définitivement fin avec la Chute de Saigon : devant l’avancée des troupes nord-viêtnamiennes, les dernières troupes américaines cantonnées au Viêtnam quittent piteusement le pays le 30 avril 1975. Le conflit a déstabilisé toute l’Asie du Sud-Est avec des conséquences désastreuses : les bombardements du Cambodge, décrétés par Nixon durant le conflit, ont entraîné la guerre civile dans ce pays voisin du Viêtnam. Résultat : les Khmers Rouges prennent le pouvoir. Ils s’emparent de Phnom Penh en avril. Sous l’égide de Pol Pot, un épouvantable génocide politique commence. Les Etats-Unis vivent aussi une curieuse époque, dans leur propre pays, marquée par la défiance envers le gouvernement du Président par intérim Gerald Ford (célèbre pour ses descentes d’avion mal contrôlées). Celui-ci échappe à deux attentats en deux semaines de septembre 1975, commis par Lynette Fromme (une disciple de Charles Manson) et Sara Jane Moore. L’actualité retient aussi notamment les incidents violents de Pine Ridge, dans le Dakota, opposant le FBI aux mouvements politiques amérindiens. Le 30 juillet, Jimmy Hoffa, le controversé président du syndicat des chauffeurs routiers américains, disparaît, sans doute exécuté par la Mafia qu’il menaçait de dénoncer. On fait aussi des gorges chaudes de l’arrestation le 18 septembre de Patty Hearst, la petite-fille du magnat de la presse William Randolph Hearst, kidnappée plus d’un an avant par les dingos du SLA (Symbionese Liberation Army) ; la jeune héritière, armée et dangereuse, a subi un lavage de cerveau en règle de ses ravisseurs, entre autres supplices.
En Europe occidentale, l’actualité est marquée par la violence terroriste politique : IRA en Grande-Bretagne, Fraction Armée Rouge en Allemagne de l’Ouest, Brigades Rouges en Italie, Septembre Noir en France, ETA en Espagne… il n’y a que l’embarras du choix, si l’on peut dire. L’Angleterre paie le prix fort de l’occupation de l’armée en Irlande du Nord : les plasticages meurtriers se multiplient (London Hilton Hotel, le 5 septembre). Il faut des coupables idéaux : parce qu’ils sont irlandais du nord, les « Birmingham Six » (15 août) et les « Guildford Four » (octobre 1975) seront les boucs émissaires désignés en dépit de leurs protestations d’innocence. En France, ce sont les attentats de janvier à Orly commis par Septembre Noir (fusillade et détournement d’avion), le commando palestinien, ceux du Groupe du 6 Mars à Paris, pour demander l’amnistie de la Fraction Armée Rouge, et les crimes du terroriste »Carlos » rue Toullier le 27 juin qui retiennent l’attention. L’actualité internationale retiendra aussi, surtout, le début de la guerre civile au Liban le 13 avril opposant les divers groupes religieux du pays, et celle en Angola, qui après son indépendance, sombre dans le chaos après le 11 novembre, le petit pays africain devenant un nouveau champ de bataille de la Guerre Froide. On condamne la brutalité du gouvernement sud-africain contre la population des townships, qui a un porte-parole charismatique, Steve Biko. L’Espagne, elle, s’apprête à tourner la page Franco : le dictateur malade cède le pouvoir au jeune roi Juan Carlos avant son décès le 20 novembre. Autres évènements politiques significatifs : l’adoption définitive le 17 janvier par l’Assemblée Nationale française de la Loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse en France, et la prise du pouvoir à la tête du Parti Conservateur en Grande-Bretagne par Margaret Thatcher, le 11 février. L’année 1975 voit aussi les décès de personnages tels que l’armateur grec Aristote Onassis, le Roi Fayçal d’Arabie Saoudite (assassiné par son neveu), Tchang Kaï-Chek, Eamon DeValera (président fondateur de la République d’Irlande) et l’Empereur d’Ethiopie Haïlé Sélassié.
Divers évènements font aussi l’année 1975 : la naissance de Microsoft, conçu par deux jeunes informaticiens du nom de Bill Gates et Paul Allen ; le Prix Nobel de la Paix attribué à Andrei Sakharov (évidemment interdit par l’URSS d’aller chercher son prix). Dans l’espace, le rapprochement russo-américain se fait le 17 juillet grâce à la Mission test Apollo-Soyouz ; et la sonde Viking 1 est lancée à destination de Mars le 20 août. En sport, une année dont les héros sont Niki Lauda, champion du monde de Formule 1 chez Ferrari ; Junko Tabei, la première femme à gravir l’Everest ; Mohamed Ali, qui bat Joe Frazier à Manille et est à nouveau champion du monde de boxe poids lourds ; Eddy Merckx qui truste les premières places en cyclisme (Liège-Bastogne-Liège, Milan-San Remo, l’Amstel Gold Race, le Tour des Flandres et le Challenge Pernod) mais se fait battre au Tour de France par Bernard Thévenet ; on salue la mémoire de l’ancien pilote de F1 Graham Hill, qui se tue dans un accident d’avion. Les sports collectifs saluent l’équipe galloise de rugby, vainqueur du Tournoi des Cinq Nations avec JPR Williams et Gareth Edwards, et en football, le Bayern Munich champion d’Europe avec Franz Beckenbauer et Gerd Müller, au terme d’une finale tendue contre Leeds United (et ses supporters furieux qui saccagent Paris). Côté musique, on trouve de tout et son contraire, avec l’émergence et l’évolution notamment de nouveaux styles : le rock est rejoint par le hard rock (les Aerosmith déménagent avec Walk this Way) ou le heavy metal représenté par Alice Cooper (Welcome to my Nightmare), Kiss ou la formation d’Iron Maiden. On écoute David Bowie (Young Americans), Pink Floyd (Wish you were here), Queen ou Genesis (que Peter Gabriel quitte pour être remplacé par Phil Collins). Keith Jarrett livre un mémorable concert à Cologne le 24 janvier ; et on voit apparaître les premiers grands hits de l’ère disco, parfois mâtiné de funk ou de rock. Morceaux choisis : Frankie Valli & The Four Seasons avec December 1963 (Oh, What a night) que Claude François « remake » chez nous en Cette année-là ; Patti LaBelle et son fameux Lady Marmalade ; ou KC & The Sunshine Band (That’s the way I like it). En France, on est surtout marqué par le suicide du chanteur Mike Brant, et on fait un succès au Sud de Nino Ferrer, à L’Eté Indien de Joe Dassin, au France de Michel Sardou et… La Bonne du Curé, d’Annie Cordy !.. Aucun rapport, mais cette année marque aussi les décès de Joséphine Baker, Oum Kalsoum et du compositeur russe Dimitri Chostakovich.
Le monde du cinéma suit lui aussi les changements de l’époque. Tandis que les petites Angelina Jolie, Charlize Theron, Marion Cotillard, Drew Barrymore et Kate Winslet voient le jour (bon anniversaire à vous, mesdames), le 7ème Art salue la mémoire de quelques grands disparus : en France, Pierre Fresnay et Michel Simon disparaissent, ainsi que le jeune Pierre Blaise (le Lacombe Lucien de Louis Malle), mort dans un accident de la route. Clap de fin également pour les cinéastes américains George Stevens et William A. Wellmann ; et Rod Serling, scénariste, producteur et maître d’œuvre de la Twilight Zone (La Quatrième Dimension) qui a lancé nombre de jeunes talents du cinéma américain, décède trop tôt. En Italie, l’assassinat du cinéaste-poète Pier Paolo Pasolini survient peu de temps après la sortie de son brûlot antifasciste, l’insoutenable Salo ou les 120 Journées de Sodome. Côté prix et récompenses, les vainqueurs de l’année sont le film algérien Chronique des Années de Braise de Mohammed Lakhdar Hamina, Palme d’Or à Cannes, et Le Parrain II de Francis Ford Coppola aux Oscars. Devenu en peu de temps le nouveau Roi du cinéma américain, Coppola rêve de changer l’industrie du cinéma de son pays, entérinant le règne des movie brats barbus : John Milius, George Lucas, Martin Scorsese, Brian DePalma ou Steven Spielberg. Coppola écrit et prépare une fresque démesurée sur la Guerre du Viêtnam : Apocalypse Now.
Les films suivants ont fait l’actualité. L’Angleterre, terre d’accueil de Stanley Kubrick, est le cadre du tournage de Barry Lyndon, description sans complaisance de l’ascension et de la chute d’un ambitieux joué par Ryan O’Neal. Le public anglais salue aussi le retour des trublions Monty Python, qui refont la légende du Roi Arthur à leur manière avec Sacré Graal ! L’Italie voit la sortie de Profession Reporter, le nouveau film d’Antonioni, avec Jack Nicholson, et de Parfum de Femme, sommet de la comédie à l’italienne de Dino Risi, avec Vittorio Gassmann en aveugle obsédé. De jeunes cinéastes s’imposent en chefs de file de leurs pays respectifs : Peter Weir signe le remarquable et inclassable Pique-nique à Hanging Rock en Australie, et Paul Verhoeven confirme son talent en Hollande, avec le drame très cru Keetje Tippel. On salue aussi le retour du sensei Akira Kurosawa, qui s’aventure hors du Japon pour filmer dans la taïga sibérienne le très beau Dersou Ouzala. L’Allemagne de l’Ouest suit la carrière de Volker Schlöndorff, nouveau chef de file du cinéma local avec L’Honneur Perdu de Katharina Blum. L’actualité cinématographique en France est quant à elle marquée par la controverse sur le cinéma érotique. Emmanuelle a fait un triomphe, la libération sexuelle a changé les mœurs, ce qui embarrasse sérieusement le gouvernement Giscard-Chirac. Le nouveau président de la République avait promis la suppression de la censure d’Etat, mais son Premier Ministre, avec le Ministre de la Culture Michel Guy, entérine un décret interdisant le financement par le même Etat d’œuvres à caractère pornographique. La mesure entraînera la classification des films pour adultes sous un label particulier, le X… et le développement d’un réseau de production et de distribution indépendant du cinéma officiel. Le public français, lui, fait un triomphe à Histoire d’O. Hors de ces polissonneries filmées, le cinéma français se repose sur ses acquis. On suit toujours les stars du box-office : Jean-Paul Belmondo affronte un terrifiant serial killer dans Peur sur la Ville d’Henri Verneuil, Lino Ventura fait le coup de poing avec le jeunot qui monte, Patrick Dewaere, dans Adieu Poulet de Pierre Granier-Defferre, Yves Montand et Catherine Deneuve sont en Amérique du Sud dans Le Sauvage de Jean-Paul Rappeneau, et Philippe Noiret venge sa femme (Romy Schneider) assassinée par les Nazis dans Le Vieux Fusil, de Robert Enrico. Costa-Gavras confronte la France à son embarrassant passé vichyste avec Section Spéciale. On remarque aussi les premiers films de Bertrand Tavernier (Que la fête commence, avec Philippe Noiret et Jean Rochefort) et Andrzej Zulawski (L’Important c’est d’aimer, avec Romy Schneider). François Truffaut, lui, rate passablement L’Histoire d’Adèle H. avec Isabelle Adjani…
Côté Amérique, l’industrie du cinéma poursuit sa phase de transition alors que les grands studios observent avec un intérêt croissant les recettes de plus en plus élevées des succès de l’année. Certains restent cependant en dehors du show-business à l’hollywoodienne, comme Woody Allen qui s’affirme comme un cinéaste original, avec Guerre et Amour, relecture toute personnelle de Tolstoï mâtinée d’humour juif et d’angoisses existentielles. Côté comédies, le public retrouve avec plaisir Peter Sellers dans la peau de l’Inspecteur Clouseau chez Blake Edwards, dans Le Retour de la Panthère Rose. Les stars de l’année sont : Warren Beatty, coiffeur séducteur dans la comédie satirique Shampoo d’Hal Ashby avec Julie Christie ; Gene Hackman, vedette de trois films (le polar d’Arthur Penn Night Moves / La Fugue, French Connection II de John Frankenheimer et le western de Richard Brooks Bite the Bullet / La Chevauchée Sauvage) ; Robert Redford, fidèle à ses cinéastes favoris, George Roy Hill (The Great Waldo Pepper / La Kermesse des Aigles, évocation des aviateurs casse-cou de l’entre-deux-guerres) et Sydney Pollack (Les 3 Jours du Condor, thriller et complots de la CIA avec Faye Dunaway et Max Von Sydöw) ; Sean Connery, héros de deux splendides films d’aventures (il est un intrépide seigneur Berbère dans Le Lion et le Vent, de John Milius, avec Candice Bergen, et un aventurier en quête de gloire avec son vieux camarade Michael Caine dans L’Homme qui voulut être Roi de John Huston) ; Jack Nicholson, qui triomphe en semant la rébellion dans l’asile psychiatrique de Vol au-dessus d’un nid de coucou tenu par la terrifiante Louise Fletcher, devant les caméras de Milos Forman) ; et Al Pacino, inoubliable braqueur amateur dépassé par les évènements dans Un Après-midi de Chien, de Sidney Lumet. Tous ces immenses acteurs devront toutefois capituler devant une star au sourire démesuré et mortel, qui orne les affiches de l’été 1975… Le 20 juin de cette année-là, personne aux USA n’échappera aux Dents de la Mer. Le classique de Steven Spielberg a quarante ans. Trinquons à la santé des nageuses aux jambes arquées !
JAWS (Les Dents de la Mer)
Amity, une paisible petite ville côtière du nord-est des USA, est l’endroit idéal pour des vacances à la plage inoubliables… Pour deux jeunes estivants éméchés, c’est l’occasion de faire plus ample connaissance durant un bain de minuit improvisé. Si le jeune homme, ivre, s’écroule sur la plage, la jolie Chrissie (Susan Backlinie), elle, plonge nue et attend son amoureux. Ce sera sa dernière baignade…
Au matin, le Shérif Martin Brody (Roy Scheider) apprend la disparition de Chrissie. Il a vite fait de la retrouver… du moins, ce que les crabes ont laissé sur le sable. Le rapport du coroner lui confirme qu’elle a été tuée par un requin. Brody espérait vivre tranquillement loin de New York avec sa femme Ellen (Lorraine Gary) et leurs deux fils, mais la situation va tourner au cauchemar. Il veut interdire la baignade par précaution, mais le maire Vaughan (Murray Hamilton) et ses adjoints le rappellent à l’ordre : cela signerait l’arrêt de mort économique de la ville, qui attend des milliers de touristes, le weekend du 4 juillet. Brody décide donc de taire l’incident et de garder les plages ouvertes. Erreur terrible qui va entraîner la mort d’un enfant tué par le squale, sous les yeux des premiers vacanciers. Une prime est offerte à celui qui tuera l’animal. Brody est vite débordé, entre les pressions des commerçants d’Amity, les pêcheurs du dimanche qui risquent bêtement leur vie pour l’argent, et l’obstination de Vaughan à ne pas fermer les plages. Un jeune océanologue, Matt Hooper (Richard Dreyfuss), répond à son appel, et parvient à identifier le prédateur comme un Grand Requin Blanc d’une taille colossale. L’animal a fait des eaux d’Amity son garde-manger, et continue les attaques meurtrières. En désespoir de cause, Brody et Hooper vont devoir se tourner vers un pêcheur de requins du coin, l’explosif capitaine Quint (Robert Shaw)…
Ci-dessus : sortez tous de l’eau ! Deux mauvais plaisantins créent une panique chez les baigneurs d’Amity…
Il n’est pas un documentaire animalier qui, chaque année, ne ressorte cette phrase : « contrairement à ce que montre Les Dents de la Mer, les requins ne sont pas une menace pour l’Homme », ou autre sentence du même genre. On peut comprendre le parti pris des réalisateurs de ces documentaires qui s’alarment, à juste titre, de l’extermination des grands requins, bien plus utiles qu’on ne le croit dans la régulation des écosystèmes marins. Mais rien ne peut y faire ; ces animaux continueront d’hériter d’une réputation épouvantable ; réputation qui n’avait pas attendu la sortie du roman de Peter Benchley ni du film de Steven Spielberg pour terrifier l’imaginaire collectif. A l’origine des Dents de la Mer (ou Jaws, si vous préférez la VO), il y a une histoire vraie qui a grandement contribué à la peur des squales, aux USA. Lorsqu’il effectuait des recherches pour son roman, Benchley connaissait cette histoire tristement célèbre sur la côte est américaine.
L’été 1916, le long des côtes du New Jersey, les requins furent particulièrement agressifs. En l’espace de onze jours, ils firent quatre victimes sur une centaine de kilomètres, dans la région située entre New York et Philadelphie. Le 1er juillet, à Beach Haven, un vacancier, Charles Vansant, se baigne à cent mètres du rivage en fin de journée. Rentrant vers la plage, il ne prête pas attention aux cris des témoins : un aileron lui fonce dessus et il est attaqué dans un mètre d’eau… ramené à terre par un surveillant de plage, Vansant meurt d’une hémorragie, la jambe gauche déchiquetée. Le 6 juillet, à Spring Lake, un groom suisse, Charles Bruder, connaît le même sort. Il nage, et hurle subitement de douleur. Une femme témoin alerte deux surveillants qui recueillent Bruder ; le jeune homme a eu les deux jambes arrachées et succombe vite. Des témoins de la scène s’évanouissent. La presse, cette fois, fait les gros titres avec cette attaque de requin confirmée. Quelques jours passent, et un nouveau drame éclate à Matawan Creek, plus au nord. Les enfants adorent se baigner dans les eaux douces de cette baie située à l’intérieur des terres. Un jeune garçon, Rennie Cartan, est légèrement blessé en heurtant la peau d’un requin. Le 12 juillet, un squale attaque un groupe d’enfants. Albert Sitwell, 11 ans, est entraîné au fond de l’eau ; son cadavre sera retrouvé deux jours plus tard. Un jeune homme, Stanley Fisher, plonge pour retrouver le garçon. Il est attaqué par le requin, qui le mord à la jambe. Fisher meurt de l’hémorragie. Trente minutes plus tard, à un kilomètre de là, le jeune Joseph Dunn échappe à une autre attaque, mais devra être amputé. Le drame marquera le début d’une psychose du requin : les autorités offrent des primes, des chasseurs à la dynamite se précipitent dans l’estuaire et sur la côte… Conséquence économique : le tourisme connaît une baisse brutale dans une région qui commence à se développer. Peu de gens osent se baigner. Finalement, une femelle de grand requin blanc est capturée, tuée et exposée comme « la » coupable des quatre morts et attaques. Toute cette histoire annonce la première partie du film de Steven Spielberg, dans ses grandes lignes.
Peu de gens, à l’époque, y compris les spécialistes de la vie animale maritime, connaissaient le comportement des requins, nombreux dans cette région côtière. Pendant longtemps, la théorie du « requin rogue », squale solitaire ayant pris goût à la chair humaine, prévaudra. De nos jours, les ichtyologues contestent cette idée : il est impossible qu’un seul animal ait pu attaquer autant de personnes sur une aussi longue distance, dans des eaux très différentes. Les grands requins blancs ne peuvent vivre qu’en eau salée, les morts en eau douce de Matawan Creek seraient dues aux requins-bouledogues ; et l’une des morts aurait pu être causée par un requin tigre. Mais voilà, pour son propre malheur, le Grand Requin Blanc (Carcharodon Carcharias) fait office de coupable idéal ; sa taille imposante, sa peau pâle, ses yeux « noirs comme une poupée » et ses monstrueuses mâchoires lui donnent une allure de cauchemar. Le délit de faciès appliqué à un animal… Peter Benchley connaissait cette histoire quand il écrivit Jaws (« Mâchoires ») et fréquentait un pêcheur expert en requins, Frank Mundus, qui lui inspira le personnage de Quint. Si le roman, publié au début de l’année 1974, lui valut le succès et de confortables revenus, Benchley en garda pas mal d’amertume. Tout comme son ami Mundus, il changera d’attitude vis-à-vis du Grand Blanc, chassé et éliminé à outrance par les amateurs de pêche touristique, ainsi que par la pêche industrielle à échelle mondiale. De son propre aveu, il regretta d’avoir contribué à diaboliser les requins vis-à-vis du public. L’auteur, décédé en 2006, aurait pu plaider non coupable par ignorance, les squales étant des « monstres » idéaux dans les récits d’aventure en mer. Notre cher Jules Verne pourrait figurer en tête de liste des accusés, lui qui, un bon siècle plus tôt, avait souvent terrifié les lecteurs de ses Voyages Extraordinaires (voir à ce titre certains passages et gravures de 20000 Lieues sous les Mers)… On aurait pu citer Hergé, aussi, qui confronte Tintin et le Capitaine Haddock à des requins voraces dans Le Trésor de Rackham le Rouge. Coïncidence ! Steven Spielberg, dans son adaptation de la bande dessinée d’Hergé, glisse quelques rapides allusions aux squales… Spielberg, incurable cinéphile, citera sûrement quand à lui des films liés aux requins, comme un classique oublié de Howard Hawks, Tiger Shark (Le Harpon Rouge, 1935), avec Edward G. Robinson en prédécesseur de Quint ; ou, plus proche de nous, les requins tigres qui firent passer de sales moments à Sean Connery dans Opération Tonnerre… Quoi qu’il en soit, au grand dam des défenseurs de la vie sous-marine, mais pour le plus grand bonheur des cinéphages amateurs de grande frousse sur pellicule, Jaws est devenu, quarante ans après sa sortie, un classique absolu. Dommage pour les requins du monde entier, bien en peine de se défendre contre cette publicité négative faite à leur espèce…
Ci-dessus : entre Steven Spielberg et Bruce le Requin, un moment de détente…
Publié au début de l’année 1974, Jaws fut un best-seller immédiat. Pas un chef-d’œuvre littéraire, certes, plutôt un roman de gare très efficace, maintenant en éveil l’attention du lecteur autant par la description très crue des attaques du requin que par une certaine grivoiserie, un brin racoleuse, dans la description des mœurs amoureuses des estivants. Le livre de Benchley attira immédiatement l’attention des studios, et ce furent les producteurs Richard D. Zanuck (fils du redoutable big boss de la 20th Century Fox, Darryl F. Zanuck) et David Brown qui en obtinrent les droits d’adaptation. Deux producteurs avisés, récompensés par le succès de L’Arnaque (The Sting) avec Paul Newman et Robert Redford, qui n’eurent pas à chercher longtemps le réalisateur idéal pour adapter le livre : ils venaient tout juste de produire Sugarland Express, le premier long-métrage cinéma d’un jeune homme nommé Steven Spielberg. N’ayant même pas 28 ans au compteur, le jeune réalisateur jouissait déjà d’une réputation de virtuose de la mise en scène ; formé dans la branche télévisuelle d’Universal, Spielberg piaffait d’impatience à l’idée de mettre en scène ses propres films. Il s’était bien entendu avec Zanuck et Brown, et accepta leur offre avec enthousiasme (et, de son propre aveu, beaucoup d’inconscience !) : le récit de Jaws lui rappelait quelque chose. Trois ans plus tôt, il avait mis en scène le téléfilm Duel, où un automobiliste était pourchassé sur une route déserte par un monstrueux camion fou. Remplacez l’autoroute par l’océan, l’automobiliste nerveux par un policier phobique de l’eau, et le camion par un gigantesque requin blanc, et vous aurez la même histoire ! C’est sur cet argument que Spielberg accepta de tourner Jaws. Les premières versions du script écrit par Benchley furent remaniées et réécrites par Carl Gottlieb, collaborateur de Spielberg à la télévision, d’autres script doctors seront ensuite appelés à polir le tout : notamment Howard Sackler, ancien collaborateur de Stanley Kubrick à ses débuts, qui donna au personnage de Quint un passé lié à l’histoire de l’USS Indianapolis. Cette scène sera ensuite développée par John Milius, le scénariste bourru de Jeremiah Johnson et Apocalypse Now, futur réalisateur de Conan le Barbare, puis par Robert Shaw, l’interprète de Quint. Le casting fut vite verrouillé : refusant les pressions des chefs de studio voulant des stars (Paul Newman, Charlton Heston et Jeff Bridges), Spielberg engagea des acteurs moins connus mais tout aussi bons. Lee Marvin et Sterling Hayden refusèrent le rôle du capitaine Quint, ce fut le bouillant britannique Robert Shaw (mémorable dindon de la farce dans L’Arnaque) qui obtint le rôle. Pour le shérif Martin Brody, Spielberg convainquit vite Roy Scheider, qu’il avait apprécié pour son personnage de flic solide dans French Connection aux côtés de Gene Hackman. Et pour incarner le jeune scientifique Matt Hooper, Spielberg suivit la suggestion de son ami George Lucas, qui venait de diriger Richard Dreyfuss dans American Graffiti. Le courant passa vite entre les deux hommes, même si Dreyfuss se fit tirer l’oreille. Il accepta, non sans dire à Spielberg que Jaws « serait très amusant à voir sur l’écran, mais que ce serait une galère à tourner. » Il n’avait pas tort du tout !
La vraie star du film serait bien sûr le Grand Requin Blanc qui terrorise les baigneurs d’Amity. Spielberg se posa un sacré défi technique. Tout d’abord, il refusa la sécurité d’un tournage en studio à Hollywood. Le squale devait évoluer dans un environnement réel pour être crédible. Le tournage aurait lieu à Martha’s Vineyard, la ville idéale pour ses grandes plages et ses hauts-fonds proches du rivage, permettant ainsi à Spielberg de tourner en toute sécurité des scènes censées se passer dans le grand large. On écarta vite la possibilité de dresser un vrai requin blanc ; les experts Ron et Valerie Taylor, engagés pour le film, rirent bien à cette idée. Un requin n’est pas un gentil dauphin à la Flipper ! Spielberg se rappela du Calmar géant de 20 000 Lieues sous les Mers, le film de Walt Disney et Richard Fleischer. Le concepteur du monstre marin le plus crédible à cette époque, Robert Mattey, fut engagé pour fabriquer plusieurs répliques mécaniques du Requin, surnommé « Bruce » (le prénom de l’avocat de Spielberg). Le Requin sera ainsi l’un des touts premiers ancêtres des animatroniques, marionnettes grandeur nature animées, dont Jurassic Park fera grand usage près de vingt ans plus tard. Seulement voilà, Bruce a beau être fin prêt, ses mécanismes délicats et son poids ne supporteront pas les rigueurs d’un tournage dans l’eau de mer. A son premier jour de test dans la baie de Martha’s Vineyard, le requin coule, sous les yeux consternés de Spielberg et ses producteurs !… Début en fanfare d’un tournage infernal, qui va largement déborder sur le planning prévu. Spielberg et son équipe resteront coincés durant des mois à Martha’s Vineyard, à attendre que ce satané requin veuille bien fonctionner. Sans compter les problèmes esthétiques du monstre de plus abîmé par son séjour dans l’eau… Ajoutez à cela les changements de météo incessants ; le bateau Orca qui manque un jour de couler en embarquant des paquets de mer ; les plaisanciers importuns qui apparaissent dans le champ des scènes supposées être en haute mer ; les caméras qui sont abîmées par l’eau de mer ; et Robert Shaw, qui a l’alcool mauvais, s’en prend plusieurs fois à Richard Dreyfuss… A l’autre bout du monde, les époux Taylor, chargés de filmer des vrais requins pour la scène de la cage sous-marine, n’en mènent pas large non plus ; la doublure de Richard Dreyfuss refuse obstinément de descendre dans l’eau parmi les grands requins blancs. Le jeune Spielberg s’imagine déjà que sa carrière coulera avec le film. Il lui faudra le recadrage et le soutien de son mentor Sidney Sheinberg, le grand manitou d’Universal qui l’avait engagé, pour qu’il finisse ce tournage de cauchemar, en sabrant au passage le maximum de scènes avec le Requin ; une décision radicale qui, paradoxalement, décuplera la puissance du monstre. Enfin, après un tournage éreintant, Spielberg pourra compter sur l’aide providentielle, en post-production, de sa monteuse Verna Fields, qui donnera au film son rythme implacable, et de son nouveau complice musical, le compositeur John Williams. Celui-ci lui, inspiré par Le Sacre du Printemps d’Igor Stravinski et les partitions hitchcockiennes de Bernard Herrmann, présentera un leitmotiv à deux notes à l’efficacité redoutable.
Ci-dessus : « Show me the way to go home… » Pour Quint (Robert Shaw), Hooper (Richard Dreyfuss) et Brody (Roy Scheider), le calme avant le chaos.
Le résultat final : un triomphe, le film décrochant d’excellentes critiques et un triomphe public sans précédent. Grâce à une campagne publicitaire très bien conçue par Universal, Jaws sera le tout premier film à dépasser la barre jusqu’alors inaccessible des 100 millions de dollars de recettes au box-office américain. Du jamais vu à l’époque ; le budget initial de 4 millions de dollars avait plus que doublé, en raison du retard pris par le tournage. Le film dépassera les succès récents du Parrain, de L’Arnaque et de L’Exorciste pour récolter 123 millions de dollars.Un record détenu durant deux ans, avant que Spielberg soit détrôné par son ami George Lucas et Star Wars ; la prise de pouvoir des movie brats barbus sera ainsi entérinée, et les studios seront encouragés à produire pour chaque été les fameux blockbusters influencés par les films de cette génération. Pour Spielberg, Jaws marquera aussi sa première nomination aux Oscars ; le film obtiendra essentiellement celui de la musique pour John Williams, et du montage. L’influence de Jaws se fera sur le long terme ; même si Spielberg prendra un temps un peu de distance envers le film. Une nouvelle génération de cinéastes prodiges attrapera le virus du cinéma en découvrant le film et lui rendra hommage : David Fincher en tête, qui reconnaitra l’influence de Jaws au détour de scènes de Seven ou Gone Girl ; Christopher Nolan, faisant du Joker de The Dark Knight l’équivalent humain du Requin (la scène choc du »faux Batman » pendu, rappelant la découverte du cadavre du pêcheur de Jaws). Mais aucun cinéaste n’est sans doute plus fan du film que Bryan Singer, le réalisateur d’Usual Suspects et des films X-Men, au point d’avoir nommé sa société de production Bad Hat Harry d’après une réplique du film – celle du Shérif Brody au vieux baigneur portant un ridicule bonnet évoquant un aileron de requin : « That’s some bad hat, Harry« … Le film allait aussi générer une flopée de plagiats malencontreux, d’ersatz animaliers, et trois suites (un second volet aussi absurde que sympathique et deux catastrophes sur pellicule) pour lesquelles Spielberg n’avait rien à voir. Sans oublier des pastiches divers et variés : Jacques Tati ajoutera une scène gag pour une réédition des Vacances de Monsieur Hulot en référence directe aux scènes de panique du film de Spielberg ; les réalisateurs du studio d’animation Pixar s’amuseront dans Le Monde de Nemo, avec un requin nommé Bruce tentant de surmonter sa nature carnivore. Mais on n’est jamais si bien servi que par soi-même, en matière d’humour ; Spielberg produisit Retour vers le Futur 2, de Robert Zemeckis, où Marty McFly est attaqué en pleine rue par un requin en 3D star du totalement fictif Jaws 19 (dû à Max Spielberg, le fils de qui-vous-savez) ! Le même Zemeckis qui avait écrit 1941 pour Spielberg, se faisant plaisir de parodier la scène d’ouverture de Jaws, la même actrice (Susan Backline) étant cette fois-ci victime d’un sous-marin japonais égaré…
Le succès considérable du film n’était pas juste simplement dû à une habile opération publicitaire orchestrée par Universal. On peut certes imiter ou pasticher le style d’un film, mais il est pratiquement impossible de le surpasser. A la barre, il faut un réalisateur capable d’imprimer sa patte et sa vision personnelle. Spielberg, malgré son attitude critique envers Jaws, ne pourra nier au final se l’être approprié. Certes, ce n’est sans doute pas son œuvre la plus personnelle ; mais, derrière l’œuvre de commande, le réalisateur pose les bases de son univers, et son « langage » cinématographique en développement. Donc, outre le plaisir évident de revoir Les Dents de la Mer quarante ans après sa sortie, il faut bien se poser la question : pourquoi le film marche-t-il toujours aussi bien, malgré les évidents défauts esthétiques de Bruce le Requin, ou l’inévitable passage du Temps ? Plusieurs réponses et/ou hypothèses sont possibles, et il y a eu de nombreuses interprétations du film au fil des décennies. Commençons par la plus évidente : Jaws revendique sans complexe la filiation de grands maîtres de la Peur sur pellicule. Très consciemment, Spielberg suivit les traces d’Alfred Hitchcock : l’ombre du Maître du Suspense plane en permanence au-dessus du film. Cela pourrait être handicapant, mais le jeune Spielberg sut manier le suspense avec autant de maîtrise que son illustre prédécesseur. Il ne se prive pas, d’ailleurs, de le citer ouvertement. Le sujet même du film – une petite ville maritime terrorisée par des attaques animales inexplicables – nous ramène évidemment aux Oiseaux. Psychose n’est pas loin, non plus, dans les scènes choc de la mort de la baigneuse nue jusqu’à l’assaut contre Hooper coincé dans sa cage sous-marine. Et Spielberg se permet même de surpasser « l’effet Vertigo » (combinaison d’un zoom arrière et d’un travelling avant donnant un effet de vertige) créé par Hitchcock, lorsque Brody assiste horrifié à la mort du jeune baigneur sur son matelas. Des citations délibérées, quasi instinctives, qui n’empêchèrent pas Hitchcock de bouder toute rencontre avec son admirateur… mais le vétéran cinéaste reconnut tacitement la filiation en « empruntant » John Williams pour son dernier film, Complot de Famille. Un autre cinéaste, moins connu de nos jours, a peut-être aussi influencé le style du film. Le français Jacques Tourneur sut se tailler une réputation méritée de maître de l’angoisse et du surnaturel, dans des séries B fantastiques magistralement tournées malgré un budget famélique (La Féline, Vaudou, L’Homme Léopard, Rendez-vous avec la Peur). Tourneur, peu intéressé par les effets spéciaux de son époque, développa une ambiance visuelle adaptée aux manifestations de ses « monstres ». Leur présence était marquée par des signes visuels et sonores impressionnants, qui ont sans doute marqué le cinéphile Spielberg. Les retards et les ennuis techniques liés au Requin poussèrent Spielberg à improviser des solutions ingénieuses pour signaler sa présence. Le monstre ainsi rendu « invisible » faisait planer une menace constante par des objets et des décors détournés de leur usage initial : les barrières dentelées des plages d’Amity, un matelas pneumatique à demi dévoré, un ponton arraché qui semble pris de vie, les mâchoires omniprésentes chez Quint, un fil de pêche se tendant brutalement, et bien sûr les fameux barils jaunes utilisés durant la longue chasse finale. Autant d’idées qui doivent beaucoup à l’approche de Tourneur. Au passage, Spielberg n’hésite pas à retourner les clichés trop évidents : l’image de l’aileron parmi les baigneurs, par exemple, est soit une erreur d’appréciation (un bonnet de bain), soit une mauvaise farce commise par des gamins. Le cinéaste laisse tout juste au spectateur le temps de rire, avant de lui asséner l’horreur maximum.
Ci-dessus : « Du vandalisme écoeurant ! ». Le maire Vaughan (Murray Hamilton) et son curieux sens des priorités publiques…
Il est aussi intéressant de voir comment Jaws conserve, dans un film hollywoodien, une approche très naturaliste digne d’un film européen. Tourné loin des studios, sur les lieux même de l’action, le film de Spielberg conserve un côté documentaire évident dans la première partie du film. Les déboires du chef Brody avec le Maire et ses administrés, notamment, semblent souvent filmés sur le vif, à la façon d’un reportage en direct, qui surprendrait par hasard leurs conversations au milieu des badauds. Les scènes entre Brody et Vaughan ne sont jamais statiques, et sont autant d’affrontements psychologiques, évoluant peu à peu à l’avantage du policier. Il est intéressant de voir comment leurs points de vue sur la gestion de l’affaire du Requin évolue, en quelques scènes bien dosées : celles du début (sur le ferry, à la mairie) voient l’autorité de Brody complètement sapée par ce maire affairiste ; la scène intermédiaire (la capture du « faux coupable ») semble les mettre sur un pied d’égalité avant l’arrivée de la mère du garçon tué ; et dans les dernières scènes, Vaughan perd pied tandis que Brody prend l’ascendant, non sans colère et frustration (scène autour de l’affiche vandalisée), jusqu’à la scène dans l’hôpital où le policier obtient gain de cause. Cette scène est le contrepoint inverse parfait de la scène du ferry, Brody interceptant et coinçant Vaughan dans un coin pour l’obliger à faire ce qu’il aurait dû faire depuis le début ; toutes ces séquences ont un côté brut, que n’aurait pas eu le film s’il avait été filmé dans le confort des studios Universal. Histoire d’enfoncer le clou, Spielberg s’amuse même, en préambule de l’attaque de l’estuaire, à montrer le maire répondant à des journalistes de la télé. L’un d’eux, s’adressant face caméra pour son reportage (et donc face au public du film), n’est autre que Peter Benchley, l’auteur du roman. Grâce à son chef opérateur Bill Butler, Spielberg utilisera des caméras spéciales, filmant les figurants en pleine baignade au ras de l’eau, ou sous l’eau ; une sensation de réalité claustrophobique indéniable (le spectateur n’a aucune peine à imaginer le carnage imminent) qui transforme des images de tourisme vacancier en cauchemar absolu. Là encore, la sensation d’assister à une scène banale de la vie estivale renforce la crédibilité des évènements de Jaws.
Nous sommes tous d’accord, le comportement du Requin est irréaliste ; aucun squale ne tue des êtres humains pour le plaisir, pas plus qu’il ne peut faire de marche arrière, ou couler un bateau… Qu’importe l’invraisemblance, après tout, car Jaws n’est pas un documentaire ; le film est typique de cette époque qui voit ressurgir les légendes d’autrefois, avec leur part d’irrationnel, au beau milieu du cadre matérialiste et rassurant du 20ème Siècle en Occident. On a ainsi vu ressurgir les sorcières en plein New York (Rosemary’s Baby), les goules dans la campagne américaine (La Nuit des Morts-Vivants), un démon babylonien à Washington (L’Exorciste), ou des ogres dans la campagne texane (Massacre à la Tronçonneuse)… Le Requin qui s’invite parmi les vacanciers de Jaws participe de la même actualisation du Fantastique, qui a quitté les poussiéreux châteaux victoriens de Dracula et Frankenstein pour débouler dans les lieux les plus ordinaires. Spielberg l’assimile, délibérément, à une créature fantastique, l’équivalent du Dragon médiéval, ou de la Bête apocalyptique. Le Requin, ici, c’est le Léviathan, monstre marin représentant le Chaos des forces primitives indomptées, créé par l’Eternel lui-même avant l’Homme, pour inspirer à ce dernier crainte et respect. Le Livre de Job contient notamment des pages qui semblent faites pour illustrer le propos du film (« Irais-tu pêcher Léviathan à la ligne ? (…) Criblerais-tu sa peau de flèches / Et sa tête de coups de harpon ? », phrase citée dans le roman de Benchley) ; dans cette idée, le Requin serait venu des profondeurs pour « punir » l’orgueil et la cupidité des habitants d’Amity. Spielberg ne manque pas d’assimiler le Requin à diverses créatures épouvantables : vampire (Mike, le fils de Brody qui échappera de peu aux mâchoires de l’animal, montre sa main qui saigne en plaisantant sur le sujet), entité surnaturelle (Chrissie est aussi malmenée dans l’eau que la gamine de L’Exorciste assaillie par le démon), fantôme ou esprit frappeur (divers objets semblent soudain doués de vie au passage du monstre : poltergeist…), tueur en série insaisissable (Hooper fait une référence ironique à Jack l’Eventreur), et, donc, Dragon mythique. Brody, Quint et Hooper deviennent finalement, dans la seconde partie du récit, des chevaliers partis affronter la Bête dans sa tanière avec, en guise d’épées médiévales, des armes bien inefficaces… La référence est encore plus explicite quand Brody, dans les dernières minutes du film, tient le monstre en respect avec une gaffe évoquant la lance des chevaliers. Le comportement même du Requin démontre une intelligence vraiment surnaturelle, comme s’il testait ses trois adversaires. La découverte de ses méfaits garde le même aspect irrationnel ; dans la première partie du récit, il tue une jeune femme, un enfant, un vieux pêcheur et un homme adulte, plus peut-être un gentil chien inexplicablement disparu… pratiquement l’équivalent d’une famille entière ; par effet collatéral, les femmes mères de famille sont affectées par les drames (Mrs. Kintner, Ellen Brody). Et Spielberg nous montre le « puzzle » macabre des restes de ses victimes : un torse et une main (Chrissie, la jeune femme), une tête (le vieux marin), une jambe (l’homme dans le canot)… soit presque un corps entier, horriblement déconstruit par cet animal dément. Une incarnation de la Bête, que le cinéaste filmera souvent sous différents avatars, pour représenter une force chaotique, monstrueuse, profondément destructrice.
Ci-dessus : Hooper et Brody examinent le coupable idéal, capturé par les fous de la gâchette du coin.
Si le grand méchant monstre de Jaws marque autant les esprits, c’est aussi parce qu’il a des adversaires à sa mesure. Le film de Spielberg a beau être un monster movie modernisé, mettant en vedette le requin, sa crédibilité passe aussi et surtout par des personnages humains bien campés. Excellente idée de faire basculer le récit vers la haute mer, à la moitié du film ; le trio Brody-Hooper-Quint, que l’on pourrait croiser dans n’importe quelle ville portuaire, y gagne une dimension héroïque inégalée. Les antagonismes et l’amitié font jeu égal durant la chasse au requin ; le scénario de Carl Gottlieb, très astucieusement, s’amusera toujours à placer Brody, l’homme de la classe moyenne, grand phobique venu de la ville, entre ses deux congénères bien plus à l’aise sur l’eau. Les rapports de force s’équilibrent, s’affrontent et s’inversent à tour de rôle, entre le jeune scientifique féru de technologie, le policier responsable mais fragile, et le vieux pêcheur expérimenté mais passéiste. Attardons-nous un peu sur chacun d’entre eux. Honneur au plus jeune, Matt Hooper, campé par Richard Dreyfuss. Le premier acteur alter ego de Spielberg s’approprie et change astucieusement un personnage assez falot dans le roman. En lieu et place du bellâtre qui s’occupe de Mrs. Brody dans le dos de son mari, Dreyfuss fait de Hooper un scientifique idéaliste, aux allures d’étudiant barbu tout droit sorti des locaux de Greenpeace. Hooper devient l’allié spontané de Brody, face à la municipalité d’Amity. Il apporte une caution scientifique indéniable pour identifier le requin coupable des morts, et vient refroidir l’enthousiasme précipité des pêcheurs qui ont capturé un faux coupable idéal. De plus tout, la batterie d’objets et de gadgets techniques qu’il amène avec lui semble en faire un expert dans la chasse au monstre. Malheureusement, son savoir ne compense pas un manque d’autorité naturelle, indispensable pour persuader le maire de changer d’avis. Dreyfuss, en fait, a une stature comique indéniable qui a sans doute plu à Spielberg ; petit, rondouillard, dotée d’une voix nasillarde et d’une allure enfantine qui contraste avec les hommes du coin, il semble minuscule et perdu parmi les « durs » du port d’Amity, à son arrivée. Dreyfuss joue très bien de ce décalage entre les compétences réelles de son personnage (et une petite pointe d’arrogance propre aux hommes de science), et son apparence qui l’empêche d’être pris au sérieux. L’acteur tire le meilleur des quelques scènes humoristiques du film, notamment quand il essaie d’être aussi macho que Quint avec sa canette de bière… La situation de Hooper a dû rappeler à Spielberg ses propres débuts professionnels, lorsqu’il était un gamin de 22 ans dirigeant des vétérans sur les plateaux d’Universal TV. Quant aux certitudes scientifiques du jeune océanologue, elles ne le sauvent pas dès qu’il s’agit d’étudier le Requin dans son élément. La découverte d’une dent coincée dans le bateau abandonnée lui vaudra la peur de sa vie (et l’un des plus beaux jump scares pour le spectateur) ; et son face à face avec le squale, dans la cage, tournera court. La cage, dernier rempart scientifique et « civilisé » jeté dans un territoire primitif, ne peut tenir face à la fureur du monstre. Le scénario prévoyait qu’il se faisait tuer ; mais les images fournies par les époux Taylor, montrant un requin se débattre dans les câbles de la cage vide, donnèrent à Spielberg une idée tout juste plus indulgente. Le jeune homme sauvera in extremis sa peau, sans pouvoir aider ses équipiers assiégés dans le bateau.
Ci-dessus : Quint dans une pose badass, à la Sam Peckinpah !
A l’extrême opposé de Hooper, se tient le capitaine Quint, à qui Robert Shaw prête ses traits et son caractère explosif. Le personnage le plus marquant de Jaws, à qui l’acteur britannique trop tôt disparu donnait une couleur qu’il n’avait pas dans le roman. Le vieux briscard de l’océan est tour à tour exubérant, narquois, obsessionnel ou mélancolique… et, pour ses compagnons, un personnage difficile à gérer ! Shaw, avec l’accord de Spielberg, lui donne un caractère digne de l’Achab de Moby Dick, et des excès dignes des meilleurs personnages de Sam Peckinpah… le cinéaste de La Horde Sauvage, connu d’ailleurs pour son comportement « alcoolisé » et sa rudesse, semble avoir largement inspiré le personnage – jusqu’au port du bandana. Le personnage marque les esprits à sa première apparition, durant le conseil municipal spécial donné par Vaughan. Dans le tohu-bohu général, l’homme se fait tout de suite remarquer en proposant ses services (« Je vous l’attrape pour 10 000 dollars. La tête, la queue, et tout le bataclan. »), et surtout en montrant à tous qui est le vrai chef, sur l’île, sur la question du Requin ! Poliment congédié par Vaughan sous les yeux de Brody impuissant, Quint reste à l’écart durant toute la première partie. Le personnage est un paria, un « sauvage » se tenant à l’écart de la communauté et craint de tous. Spielberg a peut-être fait le lien, inconsciemment, avec le John Wayne de L’Homme qui tua Liberty Valance : le rancher grossier et brutal, que les civilisés évitent poliment avant de demander son aide pour éliminer le desperado qui terrorise la région. Quint adore en rajouter dans le machisme et l’aspect fruste : voir sa scène de recrutement par Brody, où il teste les compétences professionnelles de Hooper autant que ses origines sociales (« ce sont des mains de citadin, ça… »). Avec son vocabulaire fleuri, ses coups de gueule et son attitude badass à souhait, Quint serait presque une caricature si Shaw ne le nuançait pas. Le vieux marin donne aux deux « bleus » son expertise et son expérience de la pêche au requin ; mais surtout, il tombe le masque durant une séquence d’anthologie : celle du récit de l’USS Indianapolis, la scène que Spielberg avoue préférer dans le film, à juste titre.
Juste après une séquence d’action trépidante, et avant l’attaque suivante, cette scène semble se situer dans un moment suspendu, hors du film, et hors du Temps. Après un bon repas bien arrosé, Quint s’amuse des petits bobos du shérif Brody (« Vous voulez voir quelque chose de permanent ? », double sens évident, compte tenu de ce qui va suivre) et détend l’atmosphère avec Hooper, dans un viril concours de cicatrices digne que n’auraient pas renié Howard Hawks, John Huston ou Ernest Hemingway. La conversation bascule sur le tatouage que Quint n’a jamais pu effacer, celui de son service à bord de l’Indianapolis. Hooper est refroidi, Brody, lui, devient le relais du public, qui en 1975 ignore tout ou presque de ce véritable drame maritime. Et Quint, en héritier d’Herman Melville, de nous raconter par le détail l’horreur qu’il a traversé trente ans plus tôt… Le récit qu’il fait du naufrage demeure terrifiant de réalisme. Rappelons que ce navire livra des composants essentiels des bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki, avant d’être coulé en mer du Japon fin juillet 1945 par un sous-marin. Durant quatre jours et quatre nuits, les rescapés, dérivant en haute mer, furent décimés par le froid, l’épuisement, et les requins… Sur un équipage de 1100 personnes, seul le quart environ survécut. Ce fut le drame le plus meurtrier jamais vécu dans l’histoire de la marine militaire américaine. A l’époque du film, cette histoire était si peu connue que beaucoup crurent que le monologue de Quint était pure invention. Il ne l’était pas, malgré quelques erreurs factuelles ; et tant pis si sa version laisse croire que les squales sont responsables de tous les morts de l’Indianapolis. Dans ce film de pur divertissement qu’est Jaws, cette séquence « suspendue » est inattendue, originale, et pare le film d’une atmosphère de réalisme fantastique qu’affectionne le jeune cinéaste. Spielberg, aussi, aborde pour la toute première fois de sa carrière les rives de l’Histoire. La 2ème Guerre Mondiale, dont il est à sa façon un rejeton (rappelons que son père fut opérateur radio de l’Air Force, et lui raconta ses expériences), sera omniprésente dans son cinéma à partir de ce moment-là. Et l’évocation d’Hiroshima par Quint amènera, plus de dix ans plus tard, une scène saisissante d’Empire du Soleil. La scène de l’Indianapolis nous éclaire sur Quint ; derrière sa façade de dur, il y a un homme traumatisé à jamais par ce qu’il a vécu, et qui vit depuis des décennies avec le souvenir des morts. Son récit éclaire aussi sur le syndrome de stress post-traumatique et la culpabilité des survivants, bien connue des rescapés de guerre (revoir Le Soldat Ryan). Cette séquence justifie aussi, sans chercher le pathos, le comportement entêté et aberrant de Quint, dont le désir de revanche est clairement suicidaire. L’évocation du triste sort de son meilleur ami, ancien joueur de baseball qui meurt « dévoré, coupé en deux sous la poitrine« , annonce au passage ce qui va lui arriver le lendemain. Quint se servira d’une batte de baseball pour démolir la radio de l’Orca et empêcher les secours (rappelons que l’équipage de l’Indianapolis fut privé de liaison radio pour raisons de secret militaire) ; et il sera broyé par les mâchoires du Requin, au niveau de la poitrine, dans un combat sanglant à souhait. Quint aura finalement obtenu ce qu’il cherchait.
Ci-dessus : Quint a ferré le monstre. Brody (notez sa crème solaire !) aide comme il le peut.
Reste donc le shérif Martin Brody, premier d’une longue série de héros malgré eux dans le cinéma de Steven Spielberg. Un choix de casting parfait, là encore, avec Roy Scheider, excellent dans le rôle de ce policier tiraillé entre son sens du devoir, ses difficultés d’adaptation et sa peur pathologique. Un américain pas bien tranquille, qui prend ses responsabilités au sérieux, mais qui est en porte-à-faux permanent entre la menace du Requin et les pressions malencontreuses de sa communauté… La sympathie du public est vite acquise à cet homme qui devient un héros lorsque les circonstances le poussent à bout. Mais avant d’en arriver là, Brody aura subi bien des avanies. Contrairement au roman où lui et son épouse sont déjà implantés depuis plusieurs années à Amity, Brody, dans le film, est un nouveau venu. Ce policier consciencieux a quitté New York pour des raisons évidentes (il suffit de voir French Connection pour voir à quel point la ville était dangereuse à cette époque) ; mieux valait emmener sa famille dans un endroit paisible, à poser quelques contraventions et écouter les petites plaintes ordinaires des citoyens. Spielberg s’amuse souvent à mettre son personnage, »déménagé » de fraiche date, en décalage permanent avec les us et coutumes de la petite ville. Et à le confronter avec sa phobie de la noyade ; dès son entrée en scène au petit matin après la mort de Chrissie, Brody a droit depuis sa fenêtre au spectacle de l’immensité de l’océan qui le met mal à l’aise. Plusieurs fois dans le film, Spielberg va ainsi diriger le regard angoissé de Brody vers le grand large, que l’imaginaire humain a longtemps peuplé de monstres. Il se trouve aussi en décalage « temporel », et le dialogue faussement anodin avec sa femme illustre bien cette impression (« On a acheté la maison en automne. On est en été. ») doublée par les tentatives de prendre l’accent local. Des piques similaires, on en retrouvera souvent dans le film envers Brody ; voir cette remarque d’une estivante à Ellen (« vous n’êtes pas née à Amity, vous ne serez jamais une insulaire ! »), ou ces derniers échanges entre Brody et Hooper (« Quel jour on est ? – Mercredi, je crois. Non, jeudi… »). Difficile pour le shérif de se sentir adapté, et accepté, à cause de cette impression de décalage permanent.
Ci-dessus : Mrs. Kintner (Lee Fierro), la mère du garçon tué par le requin, rappelle à Brody sa part de responsabilité.
Ce premier grand héros spielbergien n’est pas irréprochable, ni « super-héroïque ». Ses défauts et ses erreurs contribuent à rendre le personnage bien plus touchant qu’un héros d’action à l’hollywoodienne à la puissance de feu illimitée et aux certitudes en acier trempé. Brody, on le sait, est un inquiet obsessionnel (voyez comment il « gonfle » sa peur en étudiant les photos macabres de victimes de requins…). Héritier du James Stewart de Fenêtre sur Cour et Sueurs Froides, Brody amorce chez Spielberg une belle galerie d’anti-héros victimes de phobies sévères (Indiana Jones et ses serpents en sont l’exemple le plus célèbre), reflets des propres peurs du cinéaste, qui avouera sans honte être lui-même un grand angoissé. Chez le cinéaste, la terreur de la noyade est omniprésente : revoir Poltergeist, Always, Hook, Amistad, Le Soldat Ryan, A.I. Intelligence Artificielle, Minority Report, La Guerre des Mondes… Le personnage de Brody est intéressant pour une autre raison : avec lui, le jeune Spielberg se pose pour la première fois peut-être la question de la responsabilité morale, une notion d’éthique personnelle qui commence à apparaître alors dans son cinéma. Brody est un bon policier, un mari aimant et un père protecteur (parfois à l’excès) de ses fils. Et son métier de shérif le voue à protéger, par contrat tacite, la petite communauté d’Amity. Lorsqu’il accepte de taire la mort de la baigneuse et de maintenir les plages ouvertes, notre brave shérif se met dans une position intenable. La mort du gamin sur son matelas, sous ses yeux, n’est pas qu’un accident malencontreux. Responsable de la sécurité des baigneurs, Brody a commis une faute grave, comme va le lui rappeler la mère du petit garçon tué. Dans le parcours de Brody, témoin de la mort violente d’un enfant, germe la prise de conscience et le combat d’Oskar Schindler, dans La Liste de Schindler ; l’industriel allemand, collaborateur du régime nazi, changera de camp après avoir aperçu dans un charnier le cadavre de la petite fille en rouge. L’idée reste la même : un homme adulte, chez Spielberg, se doit de défendre envers et contre ceux dont il est responsable. Brody est hélas bien isolé pour travailler efficacement : non seulement la municipalité impose des « mesurettes » dérisoires, mais il doit faire face à une bande de pêcheurs du dimanche, aussi inefficaces que dangereux. Des « beaufs » dans toute leur splendeur, qui transforment une chasse à l’animal en véritable lynchage, un innocent requin-tigre faisant les frais de leur vengeance aveugle. Encore une référence au western évidente. Brody, lui, compte les points, flanqué d’un adjoint très inefficace… Dans la tourmente, il n’y a guère que Hooper pour l’aider (sans plus faire fléchir le maire, comme on l’a vu) et sa famille pour le soutenir. Notamment son petit dernier, qui lui rend un peu le sourire en lui faisant des grimaces ; joli moment de tendresse basé sur un échange muet de gestes et de regards entre le papa et l’enfant, scène qui annonce des échanges similaires dans Rencontres et E.T. …
Mal à l’aise à terre, notre policier est encore plus malmené dans la seconde partie du récit, coincé entre les deux spécialistes de l’océan. Brody prend ses responsabilités en allant traquer le Requin sur son territoire, mais il n’est pas facile de laisser derrière soi femme et enfants. Le voilà obligé de faire ses classes de mer sous l’égide de Quint, comme le premier aspirant matelot venu ! Spielberg réserve quelques gags savoureux à l’encontre du policier complètement perdu dans un environnement qu’il ne maîtrise pas. Brody s’acharne à faire un nœud marin alors que Quint est en train de « flairer » la bête qui mord à l’hameçon ; il doit balancer les appâts sanglants en maugréant, avant de réaliser qu’ »il va falloir un plus gros bateau » (réplique génialement improvisée par Roy Scheider) ; et, lors du concours de cicatrices entre Quint et Hooper, ce bon citadin qui semble avoir évité les balles à New York n’a que les traces de son appendicite à exhiber… Le pauvre Brody semble constamment ballotté entre ses deux compères ; et lorsque les deux experts sont éliminés, on ne donne pas cher de sa peau. Ne lui restera qu’à rassembler, en désespoir de cause, son sang-froid, quelques armes improvisées, et réussir le tir impossible. On notera que c’est un policier très terre à terre qui se défend avec une bouteille d’air comprimé et une arme à feu, pour renvoyer le monstre dans les abîmes de l’élément eau… Aussi invraisemblable que soit ce grand finale (décidé au dernier moment par un Spielberg épuisé par les pannes à répétition de son poisson star…), il tombe sous le sens du récit. L’affrontement conjugue les phobies mêlées du spectateur, du protagoniste et sans doute du cinéaste : aquaphobie, agoraphobie et claustrophobie. Envahi par l’eau, coincé dans le bateau qui s’effondre, Brody est au milieu de nulle part et ne peut fuir le monstre déchaîné. Et, là encore influencé par le western (un genre qu’il n’a jamais réalisé, mais qui influence nombre de ses films, à commencer par Duel et Sugarland Express), Spielberg conclut l’aventure par un duel en règle entre un Shérif poussé à bout, et un monstre marin devenu le desperado terrorisant la communauté voisine. Voir le Requin mâchonner la bouteille d’oxygène prend alors un second sens tout savoureux ; pensez aux cigarillos de Clint Eastwood dans sa période Sergio Leone ! Ne restera plus à Brody qu’à savourer sa victoire finale, tandis que le Requin réduit en pulpe sanglante disparaît dans un ultime rugissement d’agonie… Spielberg utilisa ici un cri d’un Tyrannosaure issu d’un vieux film de dinosaures. Déjà une idée derrière la tête, bien avant que Michael Crichton n’ait écrit la première ligne de Jurassic Park…
Ci-dessus : trois chasseurs… chassés.
Le générique final sonnera comme une délivrance pour le spectateur, les deux rescapés regagnant le rivage, aux sons de la musique apaisée de John Williams. Brody et Hooper regagneront la civilisation en héros un peu parias, tels deux aventuriers magnifiques à la John Ford. Spielberg, lui, bénéficiera du succès du film pour faire progresser sa propre carrière ; il dira non à la suite du film, ainsi qu’à d’autres juteuses propositions (comme le premier Superman, que les producteurs Alexander et Ilya Salkind lui offrirent), pour se trouver de nouveaux défis. Il commence à lever la tête pour observer le ciel. Une idée de film sur les OVNIS lui trotte dans la tête…
Ci-dessus : la musique de John Williams a fait le succès du film. Outre le thème du Requin, on appréciera aussi la superbe partition du générique final. L’air de l’aventure en haute mer !
La fiche technique :
Réalisé par Steven Spielberg ; scénario de Peter Benchley et Carl Gottlieb (NC : Howard Sackler, John Milius et Robert Shaw) d’après le roman de Peter Benchley ; produit par Richard D. Zanuck et David Brown (Universal Pictures)
Musique : John Williams ; photo : Bill Butler ; montage : Verna Fields ; direction artistique : Joe Alves
Effets spéciaux : Robert A. Mattey et (NC) Roy Arbogast
Distribution : Universal Pictures
Durée : 2 heures 04