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Archives pour décembre 2015

Des maîtres et des élèves – STAR WARS EPISODE VII : LE REVEIL DE LA FORCE

SUPER ALERTE SPOILER ! Merci de ne pas lire cet article, si vous n’avez pas encore vu le film et que vous avez l’intention de le faire !! L.F.

 

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STAR WARS EPISODE VII : LE REVEIL DE LA FORCE, de J.J. Abrams

Trente années se sont écoulées depuis les évènements du Retour du Jedi, qui avaient vu L’Alliance Rebelle vaincre l’Empire. L’existence de la Nouvelle République reste bien incertaine, depuis la disparition de Luke Skywalker. Le dernier Chevalier Jedi encore en vie n’a en effet plus donné signe de vie depuis des années. A la tête de la Résistance, les forces armées chargée de protéger la République, sa sœur Leia Organa (Carrie Fisher) doit faire face à une nouvelle menace : le Premier Ordre, succédant à l’Empire Galactique, assemble des troupes et un armement considérable sous la férule du sinistre Suprême Commandeur Snoke (Andy Serkis).

Sur la planète désertique Jakku, le meilleur pilote de la Résistance, Poe Dameron (Oscar Isaac), obtient une carte remise par Lor San Tekka (Max Von Sydöw), un vieil ami de Luke, pour retrouver l’emplacement de celui-ci. Mais les troupes du Premier Ordre, menées par le redoutable chevalier du Côté Obscur, Kylo Ren (Adam Driver), débarquent et capturent Poe. Celui-ci a cependant remis à temps la carte à son droïde BB-8, qui s’enfuit dans le désert. Le petit droïde se retrouve bientôt entre les mains de Rey (Daisy Ridley), une orpheline pilleuse d’épaves de vaisseaux spatiaux. Un jeune stormtrooper, FN-2187 (John Boyega), écoeuré par la violence du Premier Ordre, aide Poe à s’évader, mais croit le perdre dans les sables de Jakku. Renommé « Finn », le soldat renégat tente de récupérer BB-8, en se faisant passer auprès de Rey pour un agent de la Résistance. Poursuivis par le Premier Ordre qui veut récupérer la précieuse carte, Rey, Finn et BB-8 volent le premier vaisseau qu’ils trouvent pour quitter Jakku : le Faucon Millennium ! Ils vont bientôt rencontrer une légende vivante de la Rébellion : Han Solo (Harrison Ford), toujours flanqué du fidèle Wookie Chewbacca (Peter Mayhew). Cette rencontre décisive va sceller le sort des deux jeunes gens, alors que le Premier Ordre prépare l’activation de sa terrifiante Base Starkiller…

 

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C’est qui, les plus beaux ? Chewie (Peter Mayhew) et Han Solo (Harrison Ford), revenus à leurs premières activités…

 

Impressions :

Comme disait C-3PO : « Voilà, c’est reparti !« . Petit flash-back : en octobre 2012, un grand trouble de la Force avait été ressenti par les Jedis du monde entier. Après avoir un temps envisagé de relancer la saga pour un épisode VII écrit par Michael Arndt (Toy Story 3), George Lucas avait finalement revendu son studio Lucasfilm Limited aux studios Walt Disney, leur cédant du même coup les droits d’exploitation de ses licences – Star Wars (et Indiana Jones aussi !) en tête. Décision qui marquait la fin d’une époque, Lucas ayant combattu pendant de longues années le système hollywoodien avant de rendre les armes. Il tenait ces dernières années des propos qu’illustraient bien, finalement, les choix faits pour sa  »prélogie » controversée, affirmant qu’il était devenu l’exact opposé du moviemaker qu’il voulait être plus jeune. Anakin / Darth Vader, l’homme devenu machine, avait pris le pas sur Luke Skywalker, le jeune fermier en quête d’accomplissement…

Une forme de renoncement ? On sait que Lucas, après avoir été le cinéaste-producteur indépendant le plus puissant d’Amérique, avait subi le feu nourri des critiques et des reproches par rapport à une longue série de décisions créatives… disons, assez aléatoires et peu convaincantes, pour rester dans l’euphémisme. La production d’Howard le Canard et de Labyrinthe, le « relookage » numérique de l’Edition Spéciale de la trilogie originelle, l’écriture hasardeuse de la prélogie (ah, Jar Jar Binks…), le finale d’Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal imposé par ses soins, etc. George Lucas est passé en quelques années du statut de héros de la génération geek à celui de tête de Turc attitrée de ceux-ci. Connu pour son comportement parfois abrupt et renfermé, le cinéaste-producteur a aussi payé cher des erreurs de communication, relayées et mal comprises sur le Net, s’attirant les foudres des fans les plus rageux (et les moins stables) de sa chère saga. Il est vrai que, dès que l’on parle de Star Wars, certains fans oublient vite toute pensée critique et réagissent excessivement (oubliant les préceptes de Maître Yoda) ; dès que le Grand Concepteur a tenté de se réapproprier un univers qui finissait par lui échapper, à partir des Editions Spéciales, ceux-ci ont rué dans les brancards, parfois méchamment. Ayant atteint les 70 ans, sans doute peu motivé de s’attirer un nouveau déluge de critiques nourries, Lucas a finalement accepté l’offre des studios Disney ; il a laissé à d’autres le soin de poursuivre sa saga spatiale.

 

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L’Appel de la Grande Aventure… Rey (Daisy Ridley) et le droïde BB-8, sur les traces du clan Skywalker.

 

Lucasfilm désormais sous l’égide de Disney, une nouvelle équipe s’est fondée, dirigée par une femme de tête : Kathleen Kennedy, la complice discrète du vieux camarade Steven Spielberg, au CV impressionnant – près de 35 ans de carrière de productrice dans l’industrie cinématographique américaine avec des titres comme E.T. et Jurassic Park -, et une réputation de compétence non usurpée. C’est elle qui a finalement débauché les différents réalisateurs chargés de créer la nouvelle trilogie Star Wars, ainsi qu’une tripotée de films (Han ?) « solos » liés à cet univers ; le premier d’entre eux, Rogue One, signé de Gareth Edwards (le récent Godzilla), sortira l’année prochaine et racontera la capture des plans secrets de l’Etoile Noire par un commando de soldats Rebelles, prélude aux évènement de l’Episode IV. Premier appelé pour cet épisode VII intitulé Le Réveil de la Force, un J.J. Abrams qui n’a pas résisté longtemps à l’invitation de Kathleen Kennedy. C’était couru d’avance : Abrams est l’archétype de ces réalisateurs, nés et élevés avec les films de Lucas et Spielberg, qui ne se privent pas de glisser allusions et hommages directs à ces derniers. Fanboy ultime devenu professionnel respecté, Abrams a déjà travaillé avec Spielberg, Harrison Ford (il est l’auteur du scénario d’A Propos d’Henry), et ses films portent bien la marque de ses passions. Voir l’ouverture « Indianajonesque » de Star Trek Beyond Darkness, ou Super 8, hommage astucieux et calculé aux films de SF de son producteur Steven Spielberg. Et affronter le feu nourri des fans ne lui fait pas peur : s’il a su relancé la franchise Star Trek, ce fut en faisant grincer quelques dents parmi les « Trekkies » puristes ; Abrams n’a jamais vraiment caché préféré le rythme et la mythologie de la saga de Lucas plutôt que la série de Gene Roddenberry. En acceptant de changer de camp, Abrams était conscient du risque, et surtout des risques encourus, les spectateurs gardant encore en mémoire les seize ans d’attente ayant mené à la déception unanime de La Menace Fantôme.

 

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En sauvant le pilote Poe Dameron (Oscar Isaac), Finn (John Boyega) change son destin programmé d’avance.

 

Attendu au tournant, Abrams a su convaincre les réticents, amenant avec lui de solides garanties de respect de la trilogie originale : le « King » John Williams est toujours fidèle au poste musical, de même que le génial concepteur sonore Ben Burtt. Abrams ramena aussi un nom familier au scénario : Lawrence Kasdan, porté disparu depuis l’échec de DreamCatcher en 2003. Celui-là même, qui, sous l’égide de Lucas, signa les brillants scripts de L’Empire Contre-Attaque et Les Aventuriers de l’Arche Perdue ; devenu cinéaste, Kasdan fut un solide artisan capables de livrer quelques trésors, comme le très sympathique western Silverado. Avec Kasdan comme coscénariste, Abrams a su livrer un récit respectueux de la trilogie originale, équilibrant le spectaculaire par des personnages solides. Le rappel des « vieux de la vieille », Mark Hamill, Carrie Fisher et Harrison Ford, en mentors d’une nouvelle génération de héros, coulait de source. Autre motif de satisfaction : l’annonce d’Abrams de ne pas tout sacrifier à l’imagerie numérique. Les acteurs ne seraient plus perdus dans des fonds verts face à des extra-terrestres informatiques. Les effets modernes sont donc combinés à des procédés plus classiques (maquillages, animatroniques et effets pratiques), donnant une patine plus réelle à l’univers dépeint. Bon point, qui témoigne cette année d’un changement de paradigme dans les récents blockbusters (voir ainsi Mad Max Fury Road, The Walk, Seul sur Mars, et quelques autres, qui ont su rééquilibrer techniques anciennes et imagerie numérique discrète). Donc, ce Réveil de la Force s’annonce comme l’épisode du changement. Un difficile numéro d’équilibriste entre le respect de l’ancienne trilogie, avec ce que cela implique comme « fan service » inévitable, et le besoin de la nouveauté. Au vu du résultat final, le pari d’Abrams est gagné. Le film retrouve le souffle serial de la trilogie classique, réserve bonnes surprises et moments attendus, et le grand spectacle est au rendez-vous. Mais (il y a forcément un mais…) tout n’est pas parfait pour autant…

 

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Rey traverse un cimetière d’épaves mythiques. Comment convoquer en un seul plan tous les fantasmes des fans…

 

Commençons par les différences notables, celles d’ordre esthétique : Abrams a un style de mise en scène bien à lui qui tranche souvent avec celui intronisé par Lucas. Ce dernier se posait surtout sur un montage « classique », au risque parfois de laisser des scènes un peu plates (dans les préquelles) traîner en longueur. Abrams, lui, laisse rarement sa caméra en repos, et privilégie des ambiances visuelles au look assez agressif, sur-stimulant l’œil du spectateur. Pas forcément une mauvaise approche, mais il faut un temps d’adaptation aux anciens (comprenez : ceux de ma génération…) pour se faire à ce nouveau style. En contrepartie, le cinéaste sait aussi doser ses effets, jouant dans la première partie, sur la planète Jakku, sur une imagerie familière et nostalgique. Il suffit de voir Rey évoluer parmi les carcasses d’un Destroyer Impérial ou d’un AT-AT pour apprécier l’intention ; les évènements des films originaux sont devenus l’objet de légendes pour la jeune femme, mise sur le même pied d’égalité que les spectateurs des Star Wars, qui ne pourront qu’apprécier la mise en abîme à leur intention. Ces films, ayant eux-mêmes souvent puisé dans des récits imaginaires lointains (les mythes arthuriens en tête), véhiculent désormais leur propre mythologie. Même son de cloche chez le méchant Kylo Ren, qui conserve une très précieuse relique à laquelle il voue un attachement fanatique : le casque fondu et brûlé de Darth Vader (ce qui laisse au passage supposer qu’il a froidement profané sa sépulture sur Endor !). Cette atmosphère nostalgique, révolue, fonctionne bien et va dans le sens des nouveaux personnages pour qui Luke, Han Solo, Leia et les autres sont devenus des héros mythiques. L’identification est donc cohérente, et immédiate. Et Abrams, petit malin, s’amuse à retarder au maximum l’apparition desdits héros et de leurs vaisseaux emblématiques. Grand moment de joie dans la salle, quand la caméra révèle que le « vieux cargo » que vont emprunter Finn et Rey n’est autre que le Faucon Millennium… Et ça marche à chaque fois, dès que Han Solo, Leia et enfin Luke surgissent à des instants décisifs. Tout comme d’autres images emblématiques des films originaux : le sabre-laser bleu de Luke (inexplicablement récupéré), le jeu d’échecs animé du Faucon, ou le look familier des troupes du Premier Ordre. Sans oublier Chewie, et les droïdes, un peu plus en retrait !

 

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Ne l’appelez plus « Princesse » ! Leia (Carrie Fisher) est désormais Générale de la Résistance, toujours prête à se battre pour la liberté.

Le « fan service », parfaitement respecté, ne fait pas tout. En travaillant avec Lawrence Kasdan, J.J. Abrams livre une histoire à la fois inédite et familière. L’approche  »légendaire » des personnages familiers de l’univers Star Wars permet de revenir aux bases, et de lancer le film comme une quête classique. Celle de deux orphelins venus d’horizons très différents, et qui, comme toute bonne quête initiatique qui se respecte, cherchent leur voie en rencontrant des modèles, des mentors. Finn et Rey sont encore des personnages en formation (les volets suivants devraient les étoffer), des archétypes forts grâce auxquels nous retrouvons les figures familières, désormais vieillissantes, que constituent Han, Leia et Luke. Abrams et Kasdan ont dû rebâtir de nouvelles bases sur une narration familière. Le réalisateur ne se prive pas, d’ailleurs, de citer souvent le Star Wars original, dont il reprend les grandes lignes : l’évasion d’un petit robot détenteur d’un plan, un personnage orphelin égaré sur une planète désertique, une station spatiale capable de raser une planète, une cantina remplie d’aliens bigarrés, un vilain vêtu de noir, un maître Jedi exilé, le noble sacrifice d’un héros vieillissant… Si Le Réveil de la Force prend des airs de reboot / remake d’Un Nouvel Espoir, ce n’est pas par hasard.

 

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Nouvelle saga, nouveaux héros : Finn (John Boyega) et Rey, embarqués dans la Résistance aux côtés de Han Solo.

 

L’hommage évident permet ainsi à Abrams et Kasdan de créer une filiation évidente entre les deux jeunes héros et leurs illustres mentors. Han Solo devient ainsi le père de substitution de Finn et Rey qui ont osé lui voler le Faucon Millennium, Leia endosse totalement le rôle de chef politique et militaire de la Résistance, et Luke s’exile, tels ses anciens maitres. La patte de Kasdan est vite reconnaissable, dans les échanges humoristiques de Han Solo et de Finn (excellent John Boyega, jeune acteur anglais découvert en attachant « caillera » dans Attack the Block), aussi bouillant et fonceur qu’il l’était jadis. Mais pas de bon film sans drame, et le vieux forban de l’espace suivra le destin d’autres glorieux mentors : Qui-Gon et Obi-Wan, tués sous les yeux des jeunes héros en devenir. Rey, elle, trouvera un soutien instinctif auprès de Leia, avant de partir à la rencontre de Luke Skywalker. Cette toute jeune femme sans attaches, sans nom, émotionnellement « fermée » au début du récit, s’affirme comme le personnage fort de la nouvelle saga. Rey n’a pas de famille (pour le moment !) et s’en crée une, en allant chercher son mentor, dans une jolie scène finale muette portée par la musique de John Williams. L’élève doit toujours chercher le maître… La prometteuse Daisy Ridley voit sa relative inexpérience professionnelle lui servir pour un personnage qui va sans doute beaucoup évoluer. Astucieux, au passage, le choix d’une actrice ressemblant comme deux gouttes d’eau à Natalie Portman (et donc à Padmé, la maman de Luke et Leia !) pour incarner un personnage rallié volontairement à la famille Skywalker. Et la demoiselle sait, en plus, se servir à merveille du sabre-laser… Signe des temps ? Les blockbusters récents, si souvent réservés aux héros masculins, semblent enfin accepter la parité et laisser aux femmes les rôles forts. Rey rejoint, pour cette année 2015, d’autres héroïnes n’ayant rien à envier aux héros d’action – voir Charlize Theron, impériale Furiosa dans Mad Max Fury Road, ou la superbe Rebecca Ferguson éclipsant Tom Cruise dans le dernier Mission : Impossible. Pas de doute, les temps changent.

 

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Kylo Ren (Adam Driver), en plein méfait. Difficile de marcher dans les pas d’un illustre grand-père…

 

Par contre, Le Réveil de la Force faiblit légèrement quand il s’agit de présenter des méchants impressionnants. La révélation majeure du scénario portant sur l’identité réelle de Kylo Ren, successeur autoproclamé de Darth Vader. Filiation difficile à assumer, tant le Seigneur Sith est devenu l’icône absolue du Mal (ou du Bien dévoyé, selon le point de vue) et reste difficilement égalable. Abrams et Kasdan se sont pourtant donné du mal pour donner à Kylo Ren une profondeur psychologique. Ils n’attendent pas longtemps pour démasquer leur vilain : il s’agit donc du fils révolté de Han et Leia, Ben Solo. Un fils brillant mais perturbé, comme l’était Anakin Skywalker / Darth Vader, son aïeul. L’idée d’en faire donc un reflet de Vader est bonne, et va dans la logique historique du clan Skywalker, mais elle joue parfois contre le film ; la comparaison est inévitable, et ne profite pas au nouveau venu dont les motivations sont assez floues pour le moment : difficile de comprendre les raisons l’ayant poussé à rejoindre un Ordre fanatique. Parions, là encore, que les prochains films nous en dévoileront un peu plus. Cela dit, le personnage est bien dans son époque, hélas ; sans vouloir prêter un propos politique déplacé à ce qui reste un film de divertissement, on ne peut pas s’empêcher de voir en Kylo Ren l’équivalent fictif de ces jeunes gens qui tournent le dos à leurs familles pour rejoindre Daesh, et se faire complètement laver le cerveau par de lamentables leaders… Cela dit, revenons à nos vilains de cinéma. Pour le coup, ils manquent du charisme de leurs prestigieux aînés sur lesquels ils sont évidemment calqués : le Général Hux (Domnhall Gleeson) manque de la froide prestance du Grand Moff Tarkin joué jadis par Peter Cushing. Et le grand manipulateur de service, le Commandeur Suprême Snoke incarné par Andy Serkis, est pour l’instant un pâle reflet de l’Empereur Palpatine. Inexplicablement platement filmé en deux séquences, il lui manque une aura maléfique que le défunt Empereur avait eu (aidé cela dit par une présentation volontairement retardée). Et son look numérique le fait par trop ressembler à Lord Voldemort (des Harry Potter) pour totalement convaincre.

 

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Les X-Wings de la Résistance, lancés dans une monumentale offensive. La Force est avec eux !

 

Ces quelques réserves, heureusement, n’entament en rien la bonne humeur et l’enthousiasme qui se dégage du film, clairement fait par des amoureux de la saga pour leurs congénères. Du suspense, de l’humour, du drame, des images emblématiques… tout est là, ou presque ! Abrams a su offrir au passage un beau départ au plus sympathique des contrebandiers, auquel Harrison Ford prête son charisme intact de vieux briscard du grand écran. Le cinéaste a par ailleurs su trouver le bon équilibre entre les techniques numériques et les effets traditionnels, rendant une patine « ancienne » qui avait fait défaut sur les préquelles de la saga. Le point d’orgue de ces effets visuels bien  employé étant ces vertigineux dogfights aériens entre les vaisseaux mythiques, Faucon Millennium, chasseurs X-Wings, Destroyers et TIE, impeccablement découpés et hyperdynamiques. Par ailleurs, l’ajout des nouveaux personnages n’est jamais artificiel. Le bouillant Finn, la jeune Rey, l’intrépide pilote Poe Dameron et surtout le petit robot BB-8 (dont les mimiques et les gazouillis sont irrésistibles… prends garde, R2, tu as de la concurrence) sont déjà des personnages emblématiques.

 

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‘Tu vois, Chewie ? C’est comme ça qu’on fait des films, maintenant.

- GRAAAWWWRGGHHH !!!

- Oui, tout à fait ! Avec le numérique, tes poils ne s’incrusteront plus dans la pellicule !

- AAWWWGHHFF. « 

 

Beaucoup de questions restent en suspens, comme il se doit. J.J. Abrams a su trouver l’équilibre entre les attentes des fans, sa propre passion teintée de nostalgie pour la saga, les évolutions techniques inévitables de celles-ci, et les nouveaux enjeux narratifs nécessités par cette nouvelle trilogie désormais indépendante de son créateur. Les dernières minutes du film appellent à un développement prometteur et risqué, dans le même temps. Luke va transmettre son enseignement à Rey, faisant écho à sa propre formation passée auprès d’Obi-Wan (dont il reprend l’apparence emblématique) et Yoda ; de même que Kylo Ren va finir sa formation au Côté Obscur auprès de Snoke, reflet évident de la relation Vader-Palpatine. Avec les Episodes VIII et IX dont la préparation est déjà planifiée, de nouveaux défis sont à relever. On attend un peu plus de profondeur chez les nouveaux personnages, qui auront d’inévitables choix moraux à faire ; ce qui implique des informations supplémentaires sur le passé de Kylo Ren et Rey, définitivement nouvelle héroïne de la saga ; on espère tout autant voir évoluer Finn, l’ancien Stormtrooper aux problèmes de conscience. A charge pour Rian Johnson (réalisateur de l’excellent Looper) et Colin Trevorrow (qui a joliment assumé l’héritage de Spielberg pour Jurassic World) d’amener ces nouveaux Star Wars vers des chemins plus complexes. J.J. Abrams, lui, peut savourer la réussite de cet épisode du renouveau dans la continuité.

 

Ludovic Fauchewbacca

 

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Et un nouveau thème musical réussi dans la galaxie Star Wars par John Williams ! Le Maestro crée ici le joli thème de Rey.

 

La fiche technique :

Réalisé par J.J. Abrams ; scénario de J.J. Abrams & Lawrence Kasdan, et Michael Arndt, d’après les personnages créés par George Lucas ; produit par J.J. Abrams, Bryan Burk, Kathleen Kennedy, Tommy Gormley, Lawrence Kasdan, Michelle Rejwan, Ben Rosenblatt et John Swartz (Bad Robot / Lucasfilms Limited / Truenorth Productions)

Musique : John Williams ; photo : Dan Mindel ; montage : Maryann Brandon et Mary Jo Markey

Direction artistique : Neil Lamont ; décors : Rick Carter et Dan Gilfford ; costumes : Michael Kaplan

Effets spéciaux de plateau : Chris Corbould ; effets spéciaux visuels : Ben Morris, Michael Mulholland et Nick Hsieh (ILM / BaseFX / Blind / Hybride Technologies) ; effets spéciaux animatroniques : Neal Scanlan ; mixage et design sonore : Ben Burtt ; cascades : Rob Inch

Distribution : Walt Disney Studio Motion Pictures

Caméras : IMAX MSM 9802 et Panavision Panaflex Millennium XL2

Durée : 2 heures 15

Retour vers le Futur (dans le Passé) 1995 – SEVEN

Nom de Zeus, Marty ! Nous sommes en 1995, et le monde a considérablement changé…

1995, année si loin, si proche… Voilà l’occasion de passer en revue les évènements qui faisaient alors l’actualité, il y a vingt ans. La fin de la Guerre Froide et l’effondrement du bloc Soviétique devaient amener, croyait-on, une époque de paix. Notion bien relative quand on voit ce qu’annonçaient certains évènements funestes de l’époque. Alors que l’Organisation Mondiale du Commerce entrait en vigueur, les Etats-Unis, sous la présidence de Bill Clinton, établissaient (ou du moins, tentaient) d’établir un nouvel ordre mondial. L’Amérique « gendarme du monde » retirait ses troupes en Somalie, marquant la fin de l’opération Restore Hope. A l’étranger, Clinton se plaçait en arbitre de la paix, réussissant à faire signer les seconds accords d’Oslo aux frères ennemis, Israël et la Palestine : Yasser Arafat et Yitzhak Rabin signaient le document le 28 septembre ; espoir de paix brisé le 4 novembre, lorsque Rabin sera assassiné par un jeune extrémiste israélien. Par ailleurs, la nébuleuse terroriste islamiste Al Qaida fait ses tristes débuts sous l’égide d’un certain Ousama Ben Laden : le 13 novembre, une base américaine située à Riyad en Arabie Saoudite est touchée par un attentat suicide, faisant 5 morts. L’opinion publique américaine, elle, est surtout marquée cette année-là par un autre drame, le 19 avril ; un milicien d’extrême droite commet un attentat à Oklahoma City contre l’immeuble fédéral Alfred P. Murrah, faisant 168 morts ; ce sera, pour quelques années, l’attentat le plus meurtrier commis sur le territoire américain. L’actualité américaine s’intéresse à d’autres sujets controversés : les américains suivront (ou subiront) le dénouement du procès rocambolesque d’O.J. Simpson ; arrêté pour avoir tué sa femme et l’amant de celle-ci, l’ancien joueur de football américain et acteur sera acquitté à la surprise générale le 3 octobre. Le 16 octobre, la « Million Man March », manifestation organisée par le mouvement afro-américain pour attirer le regard des partis politiques sur la situation économique des Noirs américains, offre surtout une publicité pour le leader de Nation of Islam, Louis Farrakhan, dont les propos divisent l’opinion.  

En France, l’actualité politique de 1995 est dominée par le changement de présidence. François Mitterrand, épuisé par la maladie, s’en va ; son successeur sera Jacques Chirac, devançant aux élections présidentielles Lionel Jospin et « son ami de trente ans » Edouard Balladur. Le Premier Ministre RPR se voyait trop tôt en haut de l’affiche… (subitement, je me mets à penser aux meilleurs moments des Guignols de l’Info…). Le nouveau président nomme Alain Juppé Premier Ministre ; l’état de grâce prendra vite fin, cependant. La reprise des essais nucléaires à Mururoa et le plan de réforme de la Sécurité Sociale provoquant une grève en novembre-décembre vont y contribuer. L’Hexagone vit aussi des heures inquiétantes, une vague d’attentats survenant en été et automne. Le Groupe Islamique Armé, basé en Algérie, est officiellement désigné comme responsable de l’assassinat de l’Imam Sarhaoui le 11 juillet, et de l’attentat du RER B à la station Saint-Michel à Paris le 25 juillet, faisant 8 morts et 117 blessés. Un autre attentat survient le 17 août, Place de l’Etoile, faisant 16 blessés. D’autres attentats ratent ou sont déjoués : une ligne de TGV près de Lyon le 26 août, Boulevard Richard Lenoir le 3 septembre, place Charles Vallin le lendemain, une école juive de Villeurbanne le 7 septembre… Le suspect numéro 1 de l’enquête, Khaled Kelkal, sera finalement abattu par la police le 29 septembre. Mais la menace demeure : un autre attentat raté Place d’Italie le 6 octobre, et le 17 octobre, de nouveau au RER Saint-Michel, une trentaine de blessés. Sans aucun rapport, un autre crime, particulièrement macabre, marquera les esprits à la fin de l’année : le « suicide collectif » (et assassinat probable) de 16 membres de la secte du Temple Solaire le 16 décembre.

L’actualité internationale retiendra, en cette année 1995, d’autres sombres évènements. La guerre civile en ex-Yougoslavie, qui touche peu à peu à sa fin, avec son lot de tragédies : les troupes serbes commettent un massacre contre la population musulmane de Srebenica, en Bosnie-Herégovine, le 11 juillet (plus de 8000 morts). A la fin de l’année, le tribunal pénal international inculpe Radovan Karadzic et Hratko Mladic pour génocide et crime contre l’humanité. La Russie de Boris Ieltsine, avec une armée financièrement exsangue, se lance dans la première guerre de Tchétchénie, le 15 avril, faisant suite à la chute du palais présidentiel de Grozny le 15 janvier. Au Japon, on sera surtout marqué par le tremblement de terre de Kobé, qui fera le 17 janvier 6433 victimes et 43700 blessés ; le 20 mars, le métro de Tokyo est la cible d’un attentat au gaz sarin commis par les membres de la secte criminelle Aum, faisant 12 morts et des milliers de blessés. Autres évènements, encore : l’inquiétante montée en puissance du mouvement Taliban en Afghanistan ; les premières inculpations pour crimes contre l’humanité par le Tribunal pour le Rwanda (TPR) en Tanzanie ; la libération d’Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la Paix, assignée à résidence par les militaires birmans.

Hors de ces graves nouvelles, 1995 marquera aussi d’autres évènements importants. Du côté des sciences, par exemple, où le système GPS est annoncé comme opérationnel. Les astronomes, eux, sont heureux de découvrir la première planète extrasolaire, le 6 octobre : 51 Pegasi b. 1995, c’est aussi une année sportive toujours bien remplie. La troisième édition de la Coupe du Monde de Rugby est remportée par le pays organisateur, l’Afrique du Sud de François Pienaar, qui bat la Nouvelle-Zélande de Jonah Lomu. Une grande victoire symbolique pour le président d’un pays réunifié dans la douleur : Nelson Mandela. L’Angleterre, avec les frères Underwood, remporte le Tournoi des Cinq Nations avec un grand chelem en prime. En cyclisme, l’espagnol Miguel Indurain remporte son cinquième et ultime Maillot Jaune, au terme d’une édition endeuillée par l’accident mortel du cycliste italien Fabio Casartelli. Les français saluent la victoire de leurs handballeurs, champions du monde, avec Jackson Richardson. Steffi Graf et Pete Sampras sont les numéros 1 mondiaux en tennis. Michael Schumacher remporte son second titre de champion du monde de Formule 1 chez Benetton. Côté football, l’Ajax Amsterdam remporte la Ligue des Champions devant le Milan AC. Du côté de l’équipe de France, on tourne une page : « Patator » Papin et « Picasso » Cantona s’en vont (merci encore, les Guignols !), livrant leur dernier match en sélection. Cantona, superstar à Manchester United, fait aussi parler de lui en écopant de six mois de suspension, après s’être défoulé sur un supporter qui l’insultait. Le football va aussi changer, cette année-là, après la validation de l’arrêt Bosman du 15 décembre ; en vertus des lois européennes de libre circulation, chaque club pourra désormais recruter autant de joueurs étrangers du continent, sans limitation. Cela va transformer notamment la politique de recrutement des grands clubs, et une hausse phénoménale du prix des transferts.

1995, ce fut aussi l’émergence à la télévision de séries, en provenance des USA, entraînant de véritables cultes. Trois titres retiennent l’attention : la seconde saison de X-Files (ou Aux Frontières du Réel), qui suit les agents du FBI Mulder et Scully enquêter sur les phénomènes paranormaux, crée un véritable phénomène culturel international. Urgences, produite par Steven Spielberg et Michael Crichton, fait un carton. Les drames et les joies des médecins urgentistes du Cook County Hospital de Chicago (parmi lesquels un certain George Clooney) sont unanimement appréciés. Et il y a aussi la sitcom emblématique de cette époque : Friends, et ses six joyeux new yorkais dont les galères amoureuses et professionnelles font bien rire le public, qui vient juste de finir sa première saison.

L’année marquera aussi le décès de quelques personnalités notables : la romancière Patricia Highsmith, l’explorateur et scientifique Paul Emile Victor, le professeur Henri Laborit, les philosophes Emil Cioran et Gilles Deleuze, ou encore le père de Corto Maltese, Hugo Pratt…

1995, dans le petit monde du Cinéma, marque la commémoration du centenaire de la naissance officielle du 7ème Art, avec ce qu’il faut, pour la circonstance, de cérémonies un brin compassées, et d’initiatives intéressantes, comme cette série de documentaires consacrées au cinéma de chaque pays, réalisées pour le BFI par des cinéastes d’envergure. Les films sont de qualité inégale, même signés de Stephen Frears, George Miller ou Jean-Luc Godard, le plus emblématique étant Un Voyage avec Martin Scorsese à travers le Cinéma Américain, le réalisateur de Taxi Driver offrant un sacré cadeau aux cinéphiles du monde entier. Quelques étoiles s’éteignent, cette année-là : Ginger Rogers, Lana Turner, Ida Lupino, Dean Martin… Du côté des grandes cérémonies annuelles, le film d’Emir Kusturica, Underground, chronique tragicomique de l’ex-Yougoslavie, remporte la Palme d’Or à Cannes, une récompense symbolique alors que ce pays est déchiré par la guerre civile. Au Danemark, ça bouge, avec la fondation du mouvement Dogme 95 par les cinéastes Lars Von Trier et Thomas Vinterberg, qui va renouveler pour un temps le cinéma scandinave. Autres grands moments de l’année cinéma 1995 dans le monde : du côté des antipodes, quelques trublions talentueux marquent des points. Le néo-zélandais Peter Jackson fait le tour triomphal des festivals avec son Créatures Célestes (avec la toute jeune Kate Winslet) sorti l’année précédente, et réalise un beau canular à la télévision locale avec son faux documentaire Forgotten Silver consacré à la vie d’un cinéaste inconnu ayant tout créé avant tout le monde ; et son voisin d’Australie, George Miller, le père de Mad Max, produit (et réalise officieusement) l’attendrissant Babe, les aventures du petit cochon au grand cœur qui est le succès surprise de l’été aux USA. Le Japon se réveille, du côté du cinéma d’animation, et on découvre en France, avec trois ans de retard, le superbe Porco Rosso d’Hayao Miyazaki. Côté anglais, on retrouve Wallace & Gromit dans leur troisième aventure en court-métrage, Rasé de près, où il sauvent un gentil petit mouton, Shaun, des griffes d’un affreux chien cyborg. Le studio d’animation Aardman s’impose ainsi comme une valeur sûre. 1995, c’est le grand retour de l’agent 007 après une absence de six ans ; James Bond prend les traits du suave Pierce Brosnan dans Goldeneye. Chez les Italiens, le cinéma local a été sinistré par l’étouffoir Berlusconi ; c’est une forme de miracle si un film comme Le Facteur, coproduit avec l’Angleterre et la France, remporte un vif succès, aidé par la prestation bouleversante de l’acteur Massimo Troisi, qui décèdera peu après le tournage de ce film avec Philippe Noiret. En France, l’actualité cinéma est devenue désormais bien ronronnante. Les rescapés de la Nouvelle Vague (qui saluent la mémoire de Louis Malle, décédé) sont toujours là, avec des fortunes diverses : les deux Claude, Chabrol et Sautet, s’en sortent le mieux (La Cérémonie avec Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire, Nelly et Monsieur Arnaud avec Emmanuelle Béart et Michel Serrault), d’autres comme Bertrand Tavernier ou Jean-Paul Rappeneau (L’Appât et Le Hussard sur le Toit) marquent le pas. Le succès de la fin d’année est évidemment une comédie, Les Trois Frères, avec le trio des Inconnus à la poursuite de leurs chères « patates » en héritage. Très attendu, le nouveau film de Jeunet et Caro, La Cité des Enfants Perdus, mélange plutôt indigeste de réalisme poétique et de science-fiction steampunk, divise. Film culte ou pensum dépressif ? En tout cas, tout le monde salue l’émergence d’un jeune réalisateur bourré de talent et d’idées : avec son second long-métrage, La Haine, Mathieu Kassovitz donne un grand coup de pied dans la fourmilière. Cette virée de trois copains d’une banlieue ghettoïsée, dont l’un veut se venger de la police, appuie là où ça fait mal sur les bonnes consciences, avec humour et énergie. Le film provoque son lot de débats et de polémiques sur les banlieues, où tout le monde se reconnaît en Vinz, Hub et Saïd. Et c’est la révélation d’un acteur de premier plan, Vincent Cassel.

Outre-Atlantique, les règles du jeu sont les mêmes. Sorties estivales et de fin d’année sont dominées par les productions des major companies, et entre ces deux grandes vagues, les productions (plus ou moins) indépendantes offrent quelques très bonnes surprises. Comme Little Odessa, œuvre d’un certain James Gray, suivant les retrouvailles houleuses d’un tueur (Tim Roth) avec sa famille d’immigrants ukrainiens ; Crossing Guard, de Sean Penn qui offre un rôle magnifique à Jack Nicholson en père brisé par la mort de sa fille ; Penn, acteur, est à l’affiche du bouleversant Dead Man Walking (La Dernière Marche) où son confrère Tim Robbins l’associe à Susan Sarandon pour un réquisitoire anti-peine de mort sans concession ; il y a aussi Leaving Las Vegas de l’anglais Mike Figgis, qui suit la dérive suicidaire d’un écrivain alcoolique joué par Nicolas Cage ; et le thriller culte Usual Suspects, second film de Bryan Singer, où une bande de braqueurs (parmi lesquels Kevin Spacey et Benicio Del Toro) se découvre manipulée par un certain Kaiser Sozë (Keyser Sözay ? Kayser Sooseeëy ? Je ne sais plus…) qui pourrait être l’un d’eux…  

Le gagnant de l’année 1995, sur les grands écrans hollywoodiens, c’est très certainement Tom Hanks : il vient de remporter son second Oscar du Meilleur Acteur d’affilée, pour Forrest Gump, qui décroche d’ailleurs les principales statuettes dorées ; Hanks, au sommet de sa popularité, enchaîne en étant la tête d’affiche d’un des grands succès de l’été : l’aventure spatiale Apollo 13 filmée par Ron Howard, reconstitution minutieuse de la dramatique mission. Et de plus, Hanks prête sa voix au shérif Woody, héros du tout premier long-métrage du studio Pixar : Toy Story ! Une date dans le cinéma d’animation qui va voir peu à peu les images de synthèse prendre le dessus sur l’animation traditionnelle. Si c’est une heureuse année pour Tom Hanks, en revanche, pour d’autres, c’est la soupe à la grimace. Kevin Costner, surtout, dont le prestige décline à cause du tournage de Waterworld, dont le budget pharaonique (172 millions de dollars) et les incidents de tournage font plus parler que le film lui-même. A peine plus heureux, Sylvester Stallone fait un bide avec son Judge Dredd charcuté au montage. L’ère des « musclors » prend fin. Pour deux réalisateurs connus pour leur sens de la provocation, l’époque « politiquement correcte » est fatale : William Friedkin et Paul Verhoeven se font étriller par la critique pour Jade et Showgirls, écrits tous deux par Joe Eszterhas. Montrer les dessous corrompus de la politique, de la justice et du show-business n’était pas du goût du public. Friedkin tournera le dos à Hollywood, Verhoeven n’a pas encore brûlé ses dernières cartouches. A peine plus heureux : Strange Days, thriller futuriste détonant de Kathryn Bigelow, un film écrit par James Cameron avec Ralph Fiennes, est un échec public, mais gagnera une valeur « culte ». Oliver Stone, avec Nixon, livre un nouveau pavé qui divise, malgré l’interprétation d’Anthony Hopkins dans le rôle du président paranoïaque. L’année 1995 sera celle des valeurs sûres : Gene Hackman, en commandant de sous-marin dans Crimson Tide (USS Alabama) face à Denzel Washington (Hackman sera aussi un méchant mémorable dans le western de Sam Raimi, The Quick and the Dead, face à Sharon Stone, Russell Crowe et Leonardo DiCaprio, et très drôle face à John Travolta dans Get Shorty) ; Sean Connery, magnifique Roi Arthur vieillissant face à Richard Gere dans First Knight (Lancelot) ; Robert De Niro, dans ses derniers bons films, retrouve Martin Scorsese pour la dernière fois avec Casino (aux côtés de Sharon Stone et de l’éternel irascible Joe Pesci), et surtout affronte son grand rival Al Pacino dans le magistral polar de Michael Mann, Heat ; Bruce Willis revient en forme, d’abord dans Die Hard III (Une Journée en Enfer) de John McTiernan, faisant équipe avec Samuel L. Jackson pour résoudre les énigmes mortelles du grand méchant Jeremy Irons, ceci avant d’enchaîner avec un beau contre-emploi dans Twelve Monkeys (L’Armée des Douze Singes), de Terry Gilliam, où l’on remarque aussi Brad Pitt ; Nicole Kidman est enfin prise au sérieux en Miss Météo manipulant Joaquin Phoenix dans le très grinçant To Die For (Prête à tout) de Gus Van Sant ; enfin, les acteurs-réalisateurs ont la côte, dans des registres différents : Mel Gibson mène la révolte dans l’Ecosse médiévale de Braveheart, une épopée pleine de drames, de grands espaces, de trahisons et de batailles furieuses (les plus violentes jamais vues alors). Clint Eastwood, lui, fait pleurer la planète entière devant sa brève romance avec Meryl Streep dans le très beau The Bridges of Madison County (Sur la route de Madison). Le paysage cinématographique américain est cependant bousculé par l’arrivée sur les écrans, le 22 septembre 1995, d’un film policier à la noirceur absolue. Un jeune cinéaste prometteur s’offre une belle revanche sur le système hollywoodien qui l’avait maltraité…

 

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L’inspecteur William Somerset (Morgan Freeman), de la brigade des homicides, est dans sa dernière semaine de travail avant la retraite. Cet officier méticuleux et solitaire se voit temporairement associé à son successeur, l’inspecteur David Mills (Brad Pitt). Mills est tout son contraire : impulsif, prêt à en découdre et désireux de se faire un nom, le jeune enquêteur se vante de cinq années d’expérience en province et vient juste de s’installer en ville, avec son épouse Tracy (Gwyneth Paltrow).

Dans cette période de transition, la collaboration temporaire entre Somerset et Mills démarre de manière macabre : les voilà obligés d’enquêter sur un crime aussi bizarre que morbide. Un homme obèse a été séquestré chez lui, et forcé de s’empiffrer pendant des jours sous la menace d’un revolver, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le lendemain, Mills se retrouve sur une autre scène de crime : un avocat célèbre a été retrouvé mort dans son bureau, poussé à s’entailler et s’arracher une livre de chair. Sur le mur, le mot « Avarice » a été écrit. De quoi mettre la puce à l’oreille de Somerset, qui revient sur le lieu du meurtre de l’homme obèse et trouve, caché derrière le frigo, le mot « Gourmandise » écrit dans la graisse. Les deux meurtres sont liés, l’œuvre probable d’un tueur en série obnubilé par la religion, et les Sept Péchés Capitaux. Les empreintes digitales mènent Mills et Somerset à un certain Victor, trafiquant de drogue et pédophile. Mais l’auteur présumé des meurtres n’est plus qu’un cadavre vivant ligoté à son lit, avec le mot « Paresse » écrit dans sa chambre, et amputé d’une main… Le vrai tueur, surnommé « John Doe » (Kevin Spacey), planifiait ses crimes depuis des mois. Traqué par la police, l’insaisissable Doe va continuer à sa macabre série. Et Somerset doute de plus en plus…

 

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Ci-dessus : l’image emblématique de Seven, les fameuses lampes-torches brandies par Somerset (Morgan Freeman) et Mills (Brad Pitt) dans l’antre du premier meurtre.

 

Entre 1992 et 1994, David Fincher a dû broyer du noir. Le jeune réalisateur alors tout juste trentenaire est passé en l’espace d’une année du statut de potentiel nouveau Wonder Boy à celui de victime en règle du système hollywoodien, à l’issue du tournage cauchemardesque d’Alien 3. Son parcours semblait pourtant tout tracé ; cet autodidacte qui, à l’instar d’un Spielberg ou d’un Tim Burton, avait commencé à faire ses premiers films dès l’enfance avec la caméra Super 8 familiale, avait commencé sa vie professionnelle sur le film d’animation Twice Upon a Time produit par George Lucas ; ceci avant de passer chez ILM, le prestigieux studio d’effets visuels de Lucas, sur Le Retour du Jedi et Indiana Jones et le Temple Maudit, comme caméraman et photographe des mattes (peintures sur verre). Après cela, Fincher devint réalisateur de publicités et de clips vidéo (pas moins de quatre pour Madonna) lui permettant de développer son sens visuel unique et de trouver son style, notamment sous l’égide de la compagnie Propaganda Films, véritable vivier de futurs talents qui lança aussi les carrières de Spike Jonze, Michel Gondry, Alex Proyas, Gore Verbinski ou Michael Bay (personne n’est parfait !). Le jeune homme croyait avoir décroché la timbale en obtenant le tournage d’Alien 3. Un cadeau empoisonné pour cet admirateur du travail de Ridley Scott : les cadres exécutifs du studio Fox, loin de le soutenir, ne virent en lui qu’un simple employé chargé d’accomplir leur quatre volontés. Le jeune homme voulait faire une suite originale, amenant un traitement révolutionnaire, épique et cauchemardesque ; les costumes-cravates du studio lui prièrent de laisser ses grandes idées au vestiaire, l’obligèrent à entamer le tournage sans scénario définitif, et à censurer ses idées ; pire, ils l’empêchèrent d’avoir accès au précieux final cut garantissant sa vision au montage. Fincher but le calice jusqu’à la lie ; le film fut mal accueilli aux USA, et les gens du studio se défaussèrent de leurs responsabilités sur le réalisateur débutant. Attitude aussi stupide qu’injuste, qui plongea Fincher dans une sérieuse déprime, et le sentiment que sa carrière de cinéaste était mort-née, hors de son contrôle. Retour à la case publicitaire et clips vidéo (pour les Rolling Stones) durant deux ans… Sur son bureau, les scénarii de films s’accumulaient jusqu’à ce qu’il posa ses yeux sur l’œuvre d’un certain Andrew Kevin Walker, intitulée Seven.

 

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Ci-dessus : la Victime de la Paresse…

 

Le résumé n’avait pourtant pas l’air prometteur : deux policiers que tout oppose traquent un tueur en série. Lu de cette façon, cela ressemblait à un script opportuniste mixant les succès du moment : L’Arme Fatale rencontrant Le Silence des Agneaux. Fincher, quelques heures de lecture plus tard, changera d’avis. Il se retrouva dans le ton du récit, bien plus proche de la noirceur absolue des grands thrillers des années 1970, ceux de William Friedkin ou Alan J. Pakula, que des formules prémâchées par les studios. Sans doute aussi ses frustrations ont-elles rejoint celles du scénariste Andrew Kevin Walker ; trentenaire comme lui, Walker espérait faire carrière comme producteur de cinéma, mais devait se contenter de faire de la vente au détail chez Tower Records. Il écrivait à ses heures perdues des scénarii, avec une nette prédilection pour les thrillers et le fantastique. Et comme tant de scénaristes débutants, il devait manger son pain noir, se voyant refuser ses scripts par des producteurs potentiels. La version finalisée de Seven fut écrite vers 1991. Walker pourra remercier sa bonne étoile, et un certain David Koepp, un confrère en train de percer (il n’avait pas encore écrit La Mort vous va si bien de Robert Zemeckis, Jurassic Park de Steven Spielberg et L’Impasse de Brian DePalma) ; impressionné par le scénario, Koepp va démarcher le studio New Line, firme indépendante en train de devenir une nouvelle major grâce notamment aux films d’horreur de la saga Nightmare on Elm Street (Freddy Krueger, donc !). En attendant que le jeu des réseaux professionnels se mette en marche, Walker signera d’autres scripts, guère marquants (Brainscan, un sous-Freddy, en 1994, et le médiocre film fantastique Souvenirs de l’Au-delà sorti quelques mois avant Seven). Pas vraiment de quoi crâner avant que Seven ne sorte et décroche la timbale. Walker deviendra un scénariste (et script doctor) de la top list, avec des fortunes diverses : il remaniera le script du film suivant de Fincher, The Game (et fera aussi un caméo amical pour lui dans Panic Room), et signera notamment les scénarii de 8MM de Joel Schumacher, Sleepy Hollow de Tim Burton ou encore Wolfman de Joe Johnston. Sans voir ses idées respectées, à l’exception des films de Fincher. Bienvenue dans le Hollywood moderne… Quoi qu’il en soit, Fincher et Walker se sont rencontrés à un moment opportun, trouvant dans Seven un exutoire à leurs frustrations personnelles, et la somme de leurs angoisses, qu’ils ont su transmettre au public via un récit simple en apparence, mais d’une perversité absolue. Loin d’être révulsé, le public a suivi en masse, faisant du film un des succès-surprise de cette année 1995.

 

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Ci-dessus : un petit air des Hommes du Président… Mills et Somerset recoupent leurs enquêtes respectives.

 

Fincher, échaudé par l’expérience Alien 3, aura carte blanche pour réaliser son second long-métrage. Heureusement pour lui, les patrons de New Line n’étaient pas ceux de la Fox. Doté d’un budget fort raisonnable (33 millions de dollars, une somme « classe moyenne » alors que les budgets de l’époque oscillaient entre 50 et 70 millions, Waterworld étant alors une exception…), Seven a aussi pu se reposer sur un casting adéquat : un mélange de valeurs sûres, de visages familiers et de stars en ascension. Fincher a eu le nez creux : quatre personnages principaux, qui croisent une foule de figures secondaires incarnées par des comédiens confirmés (parmi lesquels Richard Roundtree, le Shaft original, en procureur fédéral, ou R. Lee Ermey, le sergent instructeur de Full Metal Jacket, en supérieur des deux policiers). Honneur aux dames, avec la toute jeune Gwyneth Paltrow, 23 ans à l’époque, qui obtenait là son tout premier rôle important après des débuts dans des rôles secondaires (Hook, Malice, Mrs. Parker et le Cercle Vicieux, Jefferson à Paris), dans la peau de Tracy, l’épouse malheureuse de Mills. Bien que relativement peu présente dans le film, Gwyneth Paltrow s’imposait dans une jolie performance douce-amère, sa beauté diaphane et sa tristesse apportant un peu de lumière dans ce monde de ténèbres. Ceci avant de croiser le tueur, joué par un certain Kevin Spacey ; jusqu’ici surtout connu au théâtre et à la télévision américains, l’acteur s’imposait doucement au cinéma (notamment face à Al Pacino et Jack Lemmon dans Glengarry) ; coïncidence ou non, il tiendra en l’espace de quelques mois trois rôles d’affreux dans des registres variés : producteur tyrannique dans Swimming with Sharks, malfrat boiteux apparemment inoffensif dans Usual Suspects, et donc ici tueur en série dont la banalité apparente cache bien le jeu. Il « explosa » sur l’écran, devenant l’un des meilleurs comédiens américains, excellant toujours dans la création de personnages à double visage (la série House of Cards produite par Fincher en témoigne. John Doe président des USA !). L’attraction majeure de Seven restant cependant les deux policiers, et la réussite du film repose sur l’alchimie des caractères opposés de Somerset et Mills. La pioche était parfaite, avec Morgan Freeman et Brad Pitt. Le premier n’était déjà plus un inconnu, à 58 ans, après de longues années à la télévision ; c’est cependant après avoir passé le cap de la cinquantaine que le comédien est devenu une figure incontournable du grand cinéma américain ; en l’espace de cinq années, ses rôles dans Miss Daisy et son chauffeur, Glory, Impitoyable ou Les Evadés en avaient fait une « gueule » et une voix pleine de sagesse résignée. Seven confirmera son statut auprès d’un public qui l’identifiera à l’inspecteur Somerset. Brad Pitt n’était déjà plus un inconnu quand il tourna le film ; révélé par son rôle d’autostoppeur braqueur qui fit craquer les spectatrices de Thelma & Louise de Ridley Scott, Pitt enchaîna les rôles, confirmant qu’il était de l’étoffe des stars. Et qu’il n’hésitait pas à aller casser, à l’occasion, son image de « beau gosse » alter ego d’un Robert Redford (Et au milieu coule une rivière), en allant à contre-courant des rôles trop prévisibles : il incarna aussi un tueur en série dans Kalifornia… Pitt aime bien aller à l’encontre des idées reçues à son sujet, incarnant ici un jeune policier trop immature pour son bien. L’acteur confirmera  son talent et son goût pour les personnages instables, en incarnant ensuite un malade mental mémorable dans L’Armée des Douze Singes.

 

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Ci-dessus : le dialogue sur l’apathie, entamé par Somerset et Mills.

 

Tout ceci étant établi, reste encore à se pencher sur le film : un œil mal exercé pourrait voir dans le film de Fincher un de ces films mélangeant deux formules faciles, entre le buddy movie désinvolte et le thriller recyclant la fascination du public pour les tueurs en série. Un cinéaste moins exigeant que Fincher en aurait fait le film de la semaine, vite vu, vite digéré. Pourtant, c’est tout le contraire qui se produit ; paradoxalement, Seven est une leçon magistrale de pur cinéma, et une expérience sacrément inconfortable pour le spectateur. Ce n’est pas une banale enquête policière, mais une plongée sans rémission dans les abysses de l’âme humaine. Pour paraphraser Dante, cité intentionnellement dans le récit : « Vous qui entrez en ce film, abandonnez tout espoir« … Sous l’influence de ses maîtres à filmer du cinéma des seventies, qui n’hésitaient pas à mettre à mal le spectateur, Fincher va lentement mais sûrement imprimer la psyché du public de ses idées noires. William Friedkin, l’homme de L’Exorciste, croit absolument à l’existence du Mal prêt à égarer l’espèce humaine ; Fincher lui emboîte le pas. Dans Seven, le Mal rôde donc, présent dès les premières minutes du film. Comment expliquer autrement, derrière toutes les raisons sociales, psychologiques, etc. que l’espèce humaine inflige autant de souffrances à ses congénères ? Si l’on finit par admettre l’existence du Mal, alors il faut aussi admettre celle du Bien, présent lui aussi dans notre monde ; il est bien plus fragile, discret et moins spectaculaire. Seven, sous l’égide de Fincher, va prendre un aspect plus métaphysique, se démarquant par le style et le discours du Silence des Agneaux auquel on l’a trop souvent comparé. Fincher était certes conscient de la référence, mais, de son propre aveu, son film n’était pas une étude documentaire des tueurs en série ; il le comparait davantage aux Dents de la Mer, John Doe étant l’équivalent humain du monstrueux requin/dragon de Spielberg, un symbole de toutes les peurs enfouies du spectateur. Seven baigne dans une atmosphère de pur Fantastique, donnant à son tueur l’allure d’un spectre insaisissable, d’une présence prédatrice tapie dans l’ombre (Alien n’est pas loin non plus…). Le tueur ne tue pas par impulsion, pour chercher l’équivalent de la jouissance sexuelle comme c’est le cas dans les vraies affaires de meurtres en série, il agit autant par pur calcul intellectuel, pour donner un exemple moral dévoyé à la société, que par fanatisme. Ses crimes sont justifiés, à ses yeux, comme une forme de croisade contre la corruption et la déliquescence d’une société complètement corrompue. Malheureusement, ce genre de raisonnement et de discours n’appartiennent pas à la fiction, comme on peut trop souvent le voir en ce moment. Et le plus dérangeant est que son discours, aussi délirant et arbitraire soit-il, est partagé par Somerset sur certains points…

 

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Ci-dessus : un dîner presque parfait chez les Mills… Tracy (Gwyneth Paltrow) fait de son mieux pour respecter les apparences.

 

Le tueur n’a pas de nom, ni d’identité prononcée. Il s’enlève volontairement les empreintes digitales, coupe ses cheveux à ras, et son apparence respire l’insignifiance. Les policiers lui donnent un pseudonyme, « John Doe » (équivalent américain de notre « Monsieur Tout-le-Monde »), à double sens. Un personnage qui est censé représenter l’opinion publique, le citoyen lambda, le paisible représentant de ce que Nixon nommait quant à lui « la majorité silencieuse ». On voit là le sens de l’ironie et de la provocation de Fincher : ce citoyen ordinaire idéal, auquel Kevin Spacey donne le moins de traits distinctifs, cache en réalité un monstre absolu… Le pseudonyme de John Doe n’est pas choisi par hasard par Walker et Fincher, et a vite fait de titiller les mémoires cinéphiliques. Il renvoie, sous un angle totalement différent, à un classique de l’Âge d’Or hollywoodien : la comédie dramatique de Frank Capra, L’Homme de la Rue, dont le titre en VO est Meet John Doe… Trop souvent taxé de gentillesse et de naïveté, le cinéma de Capra recélait cette pépite douce-amère qui entretient une parenté indirecte avec le film de Fincher. Rappelons que Meet John Doe racontait une manipulation médiatique et politique orchestrée, par accident, par une jeune femme journaliste (Barbara Stanwyck) qui, pour garder son emploi, inventait un certain « John Doe » dont les diatribes contre l’injustice sociale touchaient les lecteurs (rappelons que le film, datant de 1941, frappait une corde sensible pour la population américaine sortant à peine de la Grande Dépression). La supercherie prenait un tour politique quand un ex-sportif vagabond (le grand Gary Cooper) acceptait, contre une bonne somme d’argent, d’incarner le fameux « John Doe »… au risque de devenir l’homme de paille d’un magnat corrompu, et donc de berner la confiance du peuple. Le film manquait même de finir en tragédie, « l’homme ordinaire » joué par Cooper allant même jusqu’à la tentative de suicide. D’une certaine façon, Seven reprend le développement narratif du récit de Capra, en le retournant complètement. La figure jadis sympathique du « John Doe » des années 1930-40 cède ici la place à un personnage terrifiant. La population américaine est, chez Fincher, au pire condamnée, au mieux résignée au pire. Les médias et les hautes instances, critiquées par Capra, participent chez Fincher à la déliquescence générale, ne s’intéressant qu’au tueur que dès lors qu’il tue un richissime avocat (les autres victimes ne sont somme toute que des statistiques). Et le parcours du John Doe version Fincher se conclut par un suicide, prémédité celui-là… Les quelques personnes de bien présentes dans Seven, véritable reflet négatif du film de Capra, n’en sortiront pas indemnes.

 

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Ci-dessus : quand le tueur (Kevin Spacey) décide de faciliter la tâche de nos inspecteurs…

 

Seven tire aussi une de ses principales forces de son visuel. Le film est devenu un vrai cas d’école, la « patte » de Fincher prenant définitivement corps ici. Le look du film est immédiatement reconnaissable, assimilé aux clairs-obscurs angoissants à souhait du chef opérateur Darius Khondji, et à une habile direction artistique qui brouille les repères habituels du spectateurs. Bien que le film ait été tourné à Los Angeles, il est impossible d’identifier la ville californienne. De fait, la Ville de Seven devient une entité à part entière, un labyrinthe tenant du cauchemar éveillé pour le spectateur. Elle semble concentrer toutes les métropoles américaines dans ce qu’elles ont de plus oppressant, devenant par extension le terrain de chasse idéal du tueur. Fincher brouille les repères du spectateur ; les lieux garants de la justice (le commissariat clairement inspiré par les scènes de journal des Hommes du Président), du sens moral (l’appartement de Somerset) ou d’une relative tranquillité conjugale (l’appartement des Mills) semblent presque « déconnectés » du reste de la Ville, envahie par les Ténèbres de la misère humaine. Appartements décrépits, hôtel miteux, boîte de nuit souterraine, ruelles battues par la pluie permanente (évoquant Blade Runner)… l’environnement même est pris de malaise. Le moindre détail y contribue, aidé par une bande-son soignée à l’extrême. On peut entendre les murmures étouffés des voisins de Somerset à travers la cloison de son appartement solitaire, parmi d’autres éléments donnant vie à l’univers du film. La géographie des décors contribue à l’ambiance, Fincher exploitant notamment à merveille le dédale du vieil hôtel, théâtre d’une mémorable poursuite entre les policiers et le tueur, de la porte d’entrée de son appartement à la ruelle où il va tenir en joue Mills. L’impression d’étouffement permanent demeurera même dans le troisième acte, hors des murs de la ville, d’une discussion tendue dans la voiture des policiers jusqu’à la confrontation finale dans le désert, rappelant la présence monstrueuse de la Ville alimentée par les pylônes électriques. La claustrophobie cèdera la place à l’agoraphobie, renforcée par le sentiment d’attente interminable d’un horrible évènement. Dans ce décor digne d’une toile de Chirico, Fincher payera sa dette à Alfred Hitchcock, ce dernier acte en plein désert évoquant une scène célèbre de La Mort aux Trousses (North by Northwest).

 

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Ci-dessus : Mills à la poursuite du tueur dans l’hôtel. Le jeune officier risque d’y laisser sa peau…

 

Suivant l’exemple du Maître du Suspense, et de tant de ses successeurs, Fincher va aussi déployer, notamment dans le théâtre des scènes de crime, une mise en scène des signes et symboles témoignant de l’horreur des scènes. Paradoxalement, Seven qui joue finalement très peu sur la violence effective. On ne verra jamais les meurtres commis par John Doe, seulement leur résultat ; et l’enquête de Mills et Somerset est finalement assez peu « proactive ». Une démarche volontaire de la part de Fincher, cherchant à démarquer absolument son film des productions à la Joel Silver / Jerry Bruckheimer ; ses deux officiers piétinent souvent, et ne peuvent que constater les méthodes démentes utilisées par le tueur sur ses victimes. Au cinéaste d’amener le spectateur à reconstituer l’horreur, avec les indices qu’il lui glisse sous les yeux. Une méthode qui a fait ses preuves, chez Hitchcock (le fermier aux yeux crevés des Oiseaux), Spielberg (l’exploration du bateau du pêcheur des Dents de la Mer) ou Ridley Scott (la découverte du pilote fossilisé et de la cale aux œufs, dans Alien) ; et elle n’en est que plus déstabilisante, tout se reconstituant dans l’esprit du spectateur. Bien plus efficace, et terrifiant, que de filmer des flots de sang… L’expérience est éprouvante, dans le cas de certaines scènes. Voir notamment le meurtre « de la Luxure », avec ce pauvre type forcé par Doe à tuer une prostituée, et qui en restera marqué à vie. Ou la scène de « la Paresse », où le déploiement frénétique des forces du SWAT contraste avec la mort apparente de la victime, transformée en mort-vivant par le tueur à coups de tortures répétées… Un jeu de photos, montrée quasi subliminalement, et « offerte » aux policiers, montre la décomposition progressive de la victime. Fincher dresse méthodiquement un jeu de piste, obligeant le spectateur, mis au même niveau que les policiers, à reconsidérer certains détails apparemment secondaires, comme le tableau abstrait posé à l’envers dans la scène de crime de l’Avarice. Ou la chemise de John Doe, couverte de sang, lors de son arrestation volontaire… Fincher, par la suite de sa carrière, continuera à jouer avec le spectateur de cette façon, de The Game à Gone Girl.

 

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Ci-dessus : conversation avec un tueur en série peu ordinaire, et prêt à « faire un exemple ».

 

Mais ces jeux de pistes et de signaux ne serviraient à rien si Seven ne malmenait pas le spectateur à un autre niveau. Fincher se sert du récit policier pour mener à d’autres interrogations. La scène de pré-générique donne le ton. Somerset constate un double homicide, des parents s’étant entretués ; à ses collègues blasés, le vieux flic pose une question a priori banale : « Est-ce que leur gosse a tout vu ?« . De quoi irriter les autres policiers, devenus cyniques depuis longtemps. Pourtant, la question de Somerset a plus d’importance qu’il n’y semble. L’enfance semble a priori exclue du film, et pourtant elle va revenir comme un leitmotiv obsédant, liant Somerset au couple Mills. Magnifiquement interprété par Morgan Freeman, Somerset, vieil homme sans attaches, cache un triste secret. La relation qui se pose entre lui et les Mills est particulièrement réussie, crédible, Fincher se refusant toute facilité scénaristique ; les deux policiers ne se donnent pas de grandes claques dans le dos, et semblent incapables d’accorder leurs violons sur le terrain. Tracy, la jeune épouse jouée par Gwyneth Paltrow, tentera, un peu maladroitement, d’arrondir les angles entre eux. Et voilà bientôt Somerset obligé d’être le mentor du jeune couple fraîchement installé en ville. Cela aboutira à une scène déstabilisante entre Tracy et lui, ou leur mal-être apparaît. On devine que la jeune femme a suivi son chéri depuis le lycée, en sacrifiant sans doute pas mal de ses propres rêves pour tenter d’être la femme au foyer compatissante idéale. Un rôle qu’elle avoue détester, compliqué à tenir avec l’arrivée imminente d’un enfant à naître. De quoi mettre encore plus mal à l’aise Somerset, la seule personne que Tracy connaisse en ville. Il traîne un divorce douloureux, causé par un avortement dont il est responsable. L’intransigeance morale de Somerset, qui jusqu’ici faisait sa force, cachait donc une faille. Son quotidien est une vallée de larmes permanente : meurtres, agressions, viols… Comment trouver la force d’élever un enfant, de lui donner confiance et foi en l’avenir, dans un monde pareil ? Somerset a pesé le pour et le contre, et ne s’est pas senti de taille à mener deux combats sur deux fronts différents. Il a donc convaincu sa femme d’avorter, et si la froide raison était sans doute de son côté, il s’en est mordu les doigts pour le reste de sa vie.  Voilà qui le pousse sans doute à veiller un peu plus que de raison sur les Mills, même si sa relation avec David est plus conflictuelle. La fameuse discussion sur l’apathie leur permet de confronter leurs points de vue. Mills, plus jeune, est l’exemple type du jeune américain venu du Midwest, qui garde encore un regard enfantin sur le monde qu’il divise en Bien et en Mal sans fouiller plus loin (voilà qui explique ses théories simplistes sur le tueur). Somerset explique sa notion du Mal par le biais d’une phrase qui prend un double sens tragique, quand on la rapproche de son parcours et des derniers crimes de John Doe : « c’est plus facile de faire du mal à un enfant que d’essayer de l’élever…« . Somerset n’approuve évidemment pas un tel comportement, il ne fait que constater les faits dans son travail. Et il en a tiré une morale personnelle : la société américaine ne peut que se tourner vers l’apathie, le manque de réaction apparent, que comme seul moyen de défense psychologique contre une série infinie de crimes quotidiens (c’est le discours que tient le gérant du night-club / maison de passe, dégoûté par son travail mais résigné). Les policiers colmatent les brèches et se contentent de temps en temps de victoires symboliques, sans changer la nature humaine, trop souvent capable du pire… A la plus grande colère de Doe, ce tueur ordinaire qui justifiera ses atrocités comme une croisade morale nécessaire. Malheureusement, Tracy en fera les frais, avec l’enfant qu’elle porte. L’affrontement des points de vue de Somerset, Mills et Doe arrivera à son point culminant dans un acte final sans pitié.

 

Seven 06

Ci-dessus : John Doe, meurtrier et homme ordinaire…

 

De l’Envie et de la Colère… Le troisième acte de Seven achève de prendre le spectateur à contrepied de toutes ses attentes en matière de thriller. Le script de Walker prit littéralement Fincher au dépourvu, à sa première lecture, en cassant un des clichés les plus attendus du genre policier. On n’avait jamais vu jusqu’alors le méchant, en position de force, se rendre volontairement à la police – et encore moins que le récit se poursuive malgré tout… La scène de reddition de John Doe constitue un sacré choc pour le spectateur, qui suivait Mills et Somerset en pleine discussion matinale. Une discussion de pure routine, où le cinéaste pousse la ruse jusqu’à faire entrer Doe, rendu flou par la mise au point, dans le dos des deux policiers. L’homme a beau les apostropher, nul ne lui prête attention (malgré les tâches de sang dignes d’une toile de Jackson Pollock, qui tapissent sa chemise blanche…) jusqu’à ce qu’il hurle « DETECTIIIIVE !! » dans le hall du commissariat. Le calme absolu de cet homme apparemment sans importance contraste avec la réaction violente des policiers le plaquant au sol. Et voilà un cliché renversé, le film devant durer encore vingt bonnes minutes… Ironiquement, en mettant à mal des décennies de récits policiers, cette scène de Seven a généré malgré elle un grand nombre d’hommages et de copies faisant de ce type de scène un moment prévisible. On peut en déceler des traces dans des blockbusters très récents : le coup du « criminel se faisant arrêter pour mieux manipuler les forces de l’ordre et de la justice » est désormais un classique. Voir notamment The Dark Knight de Christopher Nolan, Skyfall de Sam Mendes, et même Avengers… Ce passage de Seven est néanmoins entré dans les mémoires, aidé en cela par la prestation extraordinaire de Kevin Spacey. Le comédien, auréolé du succès de sa prestation dans Usual Suspects, ajoute ici un autre bel affreux personnage à sa filmographie. Le jeu délibérément très détaché du comédien aide à renforcer le mystère de John Doe. Un long voyage en voiture, Doe menant les deux policiers sur les lieux de son crime final, sera l’occasion pour le tueur de révéler ses motivations. Il planifie et justifie ses meurtres comme une guerre morale contre le Mal ordinaire. Il y a de la méthode, et une certaine logique, dans sa démence : on devine qu’il a été, pendant longtemps, un citoyen ordinaire, transparent (le fait qu’il ne soit pas identifié par les policiers va dans ce sens), ruminant ses colères contre le triste spectacle des bassesses humaines jusqu’à ce qu’un jour, la goutte d’eau fasse déborder le vase. Sans doute aussi une éducation religieuse confinant au fanatisme (voir la croix au-dessus de son lit, découverte dans son appartement) l’a-t-elle convaincu de passer à l’action. Le psychopathe donne ainsi une légitimité à ses crimes, à la façon du Travis Bickle de Taxi Driver sombrant dans son délire de justicier. « Nous voyons un péché chaque jour, et nous les tolérons ! », fulmine-t-il dans la voiture. Peu lui importe les souffrances causées aux victimes « collatérales » (le client de la prostituée, la veuve de l’avocat), ou qu’il ne fasse aucune différence entre un homme obèse, malade, et un trafiquant pédophile… Le dégoût des autres justifie tout, pour Doe. Somerset et Mills ne peuvent que constater la folie de leur passager, avec des réactions diamétralement opposées. Le vieux policier, s’il partage partiellement le point de vue du tueur, garde un point de vue éthique soulignant le dévoiement de son raisonnement et ses incohérences. Mills, lui, réagit à sa manière habituelle. Le jeune policier impulsif ne voit pas plus loin que le bout de son nez, face à un assassin qui l’avait pourtant « cadré » quelques jours plus tôt en se faisant passer pour un photographe (« J’ai ta photo, mec ! ») ; Mills avait commis une erreur fatale ce jour-là, sous le coup de la colère, en lui donnant son nom et adresse pour le provoquer. On le sait pourtant, depuis Le Silence des Agneaux : donner des informations personnelles à un psychopathe, c’est autoriser celui-ci à détruire votre vie… Mills ne voit rien venir et tente de rabaisser Doe, en réduisant la croisade de celui-ci à une simple envie de publicité (« T’es qu’une tronche sur un T-shirt ! T’es le film de la semaine !« ). Il n’a pas tout à fait tort (Doe tire une certaine vanité de ses actes, et de leur publicité), mais il va tomber de très haut…

 

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Ci-dessus : le fameux générique de début de Seven vous fait entrer dans la tête d’un dément.

  

La fiche technique :

Réalisé par David Fincher ; scénario d’Andrew Kevin Walker ; produit par Phyllis Carlyle, Arnold Kopelson, Stephen Brown, Nana Greenwald, Sanford Panitch et Michele Platt (New Line Cinema / Cecchi Gori Pictures / Juno Pix)

Musique : Howard Shore ; photographie : Darius Khondji ; montage : Richard Francis-Bruce

Direction artistique : Gary Wissner ; décors : Arthur Max ; costumes : Michael Kaplan

Effets spéciaux de maquillages : Rob Bottin ; générique conçu par Kyle Cooper

Distribution : New Line Cinema

Durée : 2 heures 07

Caméras : Aaton 35-III et Panavision Panaflex Gold

En bref… AU COEUR DE L’OCEAN

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AU COEUR DE L’OCEAN, de Ron Howard

1850. Un jeune écrivain, Herman Melville (Ben Whishaw), arrive à Nantucket, la grande ville des baleiniers américains, pour recueillir l’histoire de Tom Nickerson (Brendan Gleeson). Ce dernier est l’ultime survivant de la tragédie de l’Essex, un navire baleinier disparu le 20 novembre 1820 dans les mers du Pacifique. Nickerson refuse dans un premier temps de parler à Melville des circonstances du naufrage, et des épreuves qu’il traversa, avant de se laisser convaincre de raconter cette incroyable histoire vraie.

En août 1819, Owen Chase (Chris Hemsworth) croit enfin pouvoir commander le navire baleinier qui lui permettra de ramener suffisamment d’huile, nécessaire pour les éclairages publics, auprès des armateurs de l’Essex, et ainsi offrir à terre une vie décente à sa femme et leur enfant à naître. Mais Chase déchante : les armateurs du navire préfèrent offrir le commandement à George Pollard (Benjamin Walker), descendant d’une prestigieuse famille de Nantucket, plutôt qu’à un simple fermier. Chase accepte sans joie le poste d’officier en second, bientôt rejoint par son ami Matthew Joy (Cillian Murphy). Quand le navire part en haute mer, Pollard, inexpérimenté, voit très vite son autorité disputée par le bouillant Chase, qui a la confiance des marins, dont le mousse Nickerson (Tom Holland). Plutôt que de faire demi-tour et débarquer Chase, Pollard tolère sa présence à bord. Les mois passe, la pêche est plutôt maigre. L’Essex se dirige dans le Pacifique, le long de l’Equateur, dans l’Offshore Sound, une zone peuplée de cachalots. Mais même les baleiniers les plus expérimentés ignorent à quel redoutable animal ils vont avoir affaire. Un cachalot mâle gigantesque, dont la peau est d’un blanc de mort…

 

Au coeur de l'Océan

Impressions :

Ron Howard est l’un de ces réalisateurs américains qui forcent la sympathie. Sans génie, mais avec une réelle foi en son métier et un goût du travail bien fait, il complète inlassablement une filmographie où alternent les œuvres mineures et des classiques tout à fait appréciables (de Cocoon à Un Homme d’Exception en passant par Apollo 13, la liste est longue). Et, en bon storyteller à l’américaine, il aime particulièrement les histoires fortes de courage et de survie. Deux ans après son excellent Rush, biographie nerveuse des duellistes de la Formule 1, il retrouve l’imposant Chris Hemsworth pour lui offrir un rôle sur mesure dans une grande aventure maritime. Au cœur de l’Océan est la reconstitution – quelque peu romancée – d’un authentique drame qui a donné à Herman Melville les bases de son illustre Moby Dick. Leur navire coulé par les assauts furieux d’un cachalot gigantesque, les baleiniers de l’Essex dérivèrent dans le Pacifique pendant plusieurs mois. Sur la vingtaine d’hommes d’équipage, il n’y eut que cinq survivants (plus trois autres retrouvés vivants sur une île déserte), dont les deux capitaines. Leur histoire fut d’autant plus tragique que les hommes, perdus dans l’océan sans vivres, durent manger la chair de leurs compagnons décédés pour survivre. L’histoire fit sensation, et Melville, qui avait lui-même servi sur un baleinier, ne connaissait que trop bien les terribles conditions de vie des marins de l’époque. Il ne garda dans Moby Dick que la partie « documentaire » et la reconstitution minutieuse de l’attaque du cachalot, s’éloignant du côté macabre de l’histoire vraie de l’Essex pour livrer un chef-d’œuvre allégorique qui continue de traverser le Temps.

De quoi donner envie au spectateur de se déplacer, même s’il faut bien avouer que le film est loin d’égaler son illustre modèle littéraire, auquel il fait fréquemment référence : le récit raconté par le plus jeune marin du bord (Nickerson en modèle évident d’Ishmael), l’entrevue avec les armateurs, le dépeçage en règle d’un cachalot et la peu ragoûtante plongée dans la tête évidée de la bête pour racler le restant d’huile, les conflits entre les officiers (inspirateurs d’Achab et Starbuck), et bien sûr l’attaque du cachalot blanc… Rien à redire, Howard prend grand soin à reconstituer méticuleusement la vie éprouvante des marins baleiniers du 19ème Siècle ; et, aidé par le meilleur de la technologie numérique, il nous livre des scènes de chasse à la baleine d’un réalisme bluffant, sans épargner les détails cruels (comme la « fleur de sang », dernier souffle de la bête abattue qui retombe sur ses tueurs). Bien entendu, les scènes les plus impressionnantes sont les attaques de ce gigantesque cachalot dont on peine à croire qu’il soit entièrement créé sur ordinateur. Un monstre marin de toute beauté, qui constitue la principale raison de voir le film sur grand écran, et qu’Howard magnifie en une série de scènes iconiques tout à fait réussies. De quoi mesurer l’écart technologique effectué en quarante ans, depuis l’époque où Steven Spielberg s’épuisait à filmer le requin mécanique défectueux des Dents de la Mer

Pour autant, le film est loin d’être parfait. S’il respecte toutes ses promesses d’un bon film d’aventures old school, Au cœur de l’Océan souffre de quelques carences mineures. Passent encore les « ajustements » des faits réels au profit de la dramatisation (concernant surtout la dérive des rescapés perdus en haute mer), inévitables dans ces cas-là. Le problème vient ici plutôt du montage. Depuis Rush, Howard semble vouloir faire évoluer son cinéma d’un style moins classique et plus « organique », plus frénétique ; si ce style convenait parfaitement à son épopée de la F1, ici, il est plutôt en porte-à-faux avec l’époque reconstituée. Très elliptique, surdécoupé, le montage abuse souvent d’inserts et de plans trop rapides, trahissant le fait qu’il s’agisse d’un film fait en 2015. La narration aurait pourtant gagné à prendre davantage son temps, à faire ressentir l’immense solitude de ces hommes isolés au milieu de nulle part ; ce qu’avait su faire Master and Commander de Peter Weir, la référence insurpassable en matière d’épopée maritime réaliste.

Mais ne boudons pas pour autant notre plaisir : Ron Howard nous a livré un solide récit d’aventures, dominé par le charisme brut de Chris Hemsworth, bien parti pour marcher sur les traces des Sean Connery ou Harrison Ford de la grande époque. Le comédien australien trouve sa voie en dehors du marteau et de la cape de Thor ; et il trouve ici un adversaire à sa stature, avec ce satané cachalot qui rejoint sans problèmes les plus beaux monstres marins créés pour le grand écran. De quoi largement justifier l’achat du billet pour retrouver, avec Au cœur de l’Océan, l’esprit des grands classiques du cinéma d’aventures fait par un de ses plus solides artisans.

 

Ludovic Fauchier.

 

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La fiche technique :

Réalisé par Ron Howard ; scénario de Charles Leavitt, d’après le livre de Nathaniel Philbrick ; produit par Brian Grazer, Ron Howard, Joe Roth, Will Ward, Paula Weinstein et William M. Connor (Imagine Entertainment / Cott Productions / Roth Films / Spring Creek Productions / Village Roadshow Pictures / Warner Bros. Pictures / Enelmar Productions A.I.E. / K. JAM Media / Sur-Films )

Musique : Roque Banos ; photo : Anthony Dod Mantle ; montage : Daniel P. Hanley et Mike Hill

Direction artistique :  Christian Huband et Niall Moroney ; décors : Mark Tildesley ; costumes : Julian Day

Effets spéciaux de plateau : Manex Efrem et Mark Holt ; effets spéciaux visuels : Jody Johnson, Vincent Cirelli, François Dumoulin, Bryan Hirota (Double Negative /  Artem / Luma Pictures / Plowman Craven & Associates / Prime Focus World / ReelEye Company / Rodeo FX / Scanline VFX) ; cascades : Eunice Huthart 

Distribution : Warner Bros. Pictures

Durée : 2 heures 02 

Caméras : Arri Alexa XT, Canon EOS 1-DC, EOS C300 et EOS C500

Etrangers sur un pont – LE PONT DES ESPIONS

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LE PONT DES ESPIONS, de Steven Spielberg

Brooklyn, juin 1957. Un dénommé Rudolf Abel (Mark Rylance), peintre solitaire et taciturne, est arrêté chez lui par les agents du FBI. Abel a tout juste le temps de détruire un message codé récupéré par ses soins, avant d’être incarcéré pour espionnage en faveur des Soviétiques. Entré illégalement aux Etats-Unis, il est désigné comme l’ennemi public numéro 1 dans un pays rongé par la paranoïa de l’arme nucléaire et du communisme.

Le procès qui s’annonce nécessite un avocat compétent, pour défendre Abel… mais qui sache ne pas faire de vagues, le sort de l’espion étant réglé d’avance. James B. Donovan (Tom Hanks), membre d’un prestigieux cabinet d’assurances, est ainsi désigné par son supérieur Thomas Watters (Alan Alda). Ancien adjoint du Juge Jackson au Procès de Nuremberg, Donovan accepte l’offre, sans avoir le choix. Il ne tarde pas à découvrir et pointer du doigt les failles évidentes de la perquisition engagée contre Abel, le mandat du FBI étant invalide. Mais il n’est pas écouté, et l’espion risque la chaise électrique. Donovan se découvre surveillé par un agent de la CIA, Hoffman (Scott Shepherd), et subit des menaces, ainsi que sa famille.

Tandis que Donovan bataille dur pour défendre Abel selon les termes de la Constitution Américaine, des évènements graves s’accumulent. Le 1er mai 1960, l’avion U-2 de Francis Gary Powers (Austin Stowell) est abattu dans l’espace aérien Soviétique. Powers est capturé et questionné sans relâche par le KGB, avant d’être reconnu coupable d’espionnage. Chaque bloc a désormais « son » espion ennemi. Le combat de Donovan le mènera à négocier un échange de prisonniers des plus risqués à Berlin Est, face au KGB mais aussi à la sinistre Stasi… 

 

Donovan, témoin du Mur

Impressions :

Pour son 28ème film (Duel, Poltergeist et La Quatrième Dimension mis à part), Steven Spielberg prend un malin plaisir à prendre son public à contre-pied. Cheval de Guerre et Lincoln montraient que, plus que jamais, le « boss » barbu continue d’explorer l’Histoire à travers quelques destins singuliers. Au risque de décevoir ceux qui attendent toujours de lui qu’il répète à l’infini ses succès de ses jeunes années, Spielberg reste droit dans ses bottes et complète, patiemment, méthodiquement, une vaste mosaïque couvrant les sombres heures du 20ème Siècle. L’abandon de Robopocalypse, une fresque apocalyptique narrant la prise du pouvoir mondial par une intelligence artificielle meurtrière, l’a amené à se porter sur un autre projet. Avec Le Pont des Espions, Spielberg complète sa trame historique : la Guerre Froide est ici le cadre d’une histoire étonnante. Elle mêle les parcours respectifs d’un avocat affilié à l’OSS (l’ancêtre de la CIA), d’un étrange espion champion de l’usurpation d’identité, un grave incident géopolitique connu sous le nom de « l’incident du U2″, la paranoïa anticommuniste héritée de la Chasse aux Sorcières et quelques lieux bien connus des grands drames de cette guerre invisible – le Mur de Berlin, Checkpoint Charlie et le Pont de Glienicke, théâtre des échanges d’espions, dont le surnom donne son titre au film. Période complexe qui titillait le cinéaste depuis le bien mal-aimé Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal, dont les meilleures scènes (je vous jure qu’il y en a !) montraient un Indy confronté à la peur du nucléaire et à la suspicion maccarthyste.

 

Défendre Rudolf Abel

 

L’histoire de James B. Donovan et Rudolf Abel offre un éclairage nouveau sur des évènements mal connus ; aidé par un scénario solide co-écrit par les frères Coen (qu’il connaît bien pour avoir produit leur western True Grit, et à qui il a souvent « emprunté » quelques-uns de leurs acteurs favoris : John Goodman, Holly Hunter, Peter Stormare ou Tim Blake Nelson), Steven Spielberg livre donc avec cette reconstitution minutieuse, tendue, baignant dans un humour discret, un film qui peut déstabiliser même ses habitués. Car Le Pont des Espions n’est pas un film facile d’accès. Mais pour celui qui veut bien prendre son temps, et réexaminer le film, celui-ci offrira de très bonnes surprises. Inspiré du livre écrit par le vrai James B. Donovan, au titre très hitchcockien de Strangers on a bridge, le récit adapté par les frères Coen et Matt Charman (Suite Française) adopte un ton familier aux lecteurs de John Le Carré tout en demeurant dans l’optique spielbergienne, et glissant au passage quelques références discrètes aux maîtres à filmer du cinéaste. Un ton « néo-classique » où baigne l’esprit de John Ford (Donovan, descendant d’irlandais, n’aurait pas détonné dans la galerie des magnifiques parias du réalisateur de La Prisonnière du Désert), Sidney Lumet (pour le premier acte du film et ses intrigues de prétoire), et Billy Wilder (pour les dialogues ciselés, le gag du manteau perdu en plein hiver – comme dans Certains l’aiment chaud ! – et les références à Un Deux Trois, l’une des plus grandes comédies satiriques sur la Guerre Froide).

L’esprit spielbergien est toujours là, garanti par le sens du détail, des signes et symboles que le cinéaste glisse à l’égard du spectateur. On retrouve sa fascination pour les reflets (le premier plan du film qui nous présente Rudolf Abel), pour l’aviation (méticuleuse reconstitution du vol de l’ »avion-caméra » espion U-2), les parapluies détournés de leur usage premier (la scène de filature nocturne), ou encore le vélo de la jeunesse, ici propriété d’un étudiant américain naïf, piégé par la construction du Mur de Berlin. Plus « retenu » avec l’âge, le cinéaste trouve toujours l’idée forte qui permet de transcender un scénario reposant sur de nombreuses joutes verbales, a priori peu cinématographiques, comme cette pluie d’ampoules des flashs des photographes qui donnent l’impression que Donovan est lynché par l’opinion publique, après le verdict décisif. Ou ce ton doucement humoristique qui joue sur des registres classiques (Donovan en plein repas familial qui ne remarque pas que sa fille sort avec son assistant) ou absurdes (la séquence de la fausse famille Abel, qui sort du bureau au pas cadencé en mode « entraînement KGB » !). Ou, encore, ces allusions historiques qui sollicitent la mémoire du spectateur : Donovan, ancien avocat au Procès de Nuremberg contre les criminels de guerre nazis (ce qui nous renvoie évidemment à La Liste de Schindler), se fait invectiver par un agent de police, ex-Marine ayant combattu à Omaha Beach (il n’a pas dû connaître le Capitaine Miller du Soldat Ryan !).

 

L'étrange Mr Abel

Au centre du mystère du film, le personnage de Rudolf Abel suscite un intérêt particulier. Méconnu du grand public, l’acteur anglais Mark Rylance interprète très subtilement ce personnage qui semble imperméable aux questions et aux menaces. Spielberg connaissait cet acteur de théâtre (vu rarement au cinéma, dans des films « art et essai » tels que Prospero’s BookDes Anges et des Insectes et Intimité) depuis l’époque du casting d’Empire du Soleil, pour lequel il avait auditionné, et a judicieusement choisi de l’engager pour incarner cet étrange espion. Il s’est tellement bien entendu avec lui que Rylance a aussitôt accepté de le suivre dans son film suivant, The BFG. Ce que Le Pont des Espions, raconté du point de vue de James B. Donovan, ne dit pas, c’est que Rudolf Abel n’était pas Rudolf Abel !…

 

Le vrai Rudolf Abel

 

William Fischer, le faux Rudolf Abel

Ci-dessus : les photos du vrai Rudolf Abel, et de William Fischer.

 

En fouillant sur Wikipédia, vous trouverez le surprenant résumé de la véritable histoire de cet espion aux allures de petit peintre paisible. Sa vie aurait largement de quoi nourrir un roman historique. Il s’appelait en fait William (ou Wilhelm) Guerinkowitsch Fischer, naquit en Angleterre au début du 20ème Siècle et garda cette nationalité… en plus d’être russe et allemand. Son père, allemand né en Russie, fut un compagnon de route de Lénine. Après des études en Angleterre, William Fischer partit en Russie bolchévique pour poursuivre la lutte paternelle. En l’espace de vingt ans, il travailla successivement au Komintern, à la Guépéou, au NKVD. Il voyagea durant les années 1930 en Europe, créant des réseaux d’information (notamment avec les fameux « 5 de Cambridge », ces universitaires anglais qui passèrent à l’Est après avoir été démasqués comme agents communistes : Kim Philby, Burgess et Maclean…) ; il échappa miraculeusement aux purges staliniennes malgré ses sympathies trotskistes et sa triple nationalité ; il combattit l’Abwehr par la désinformation durant la 2ème Guerre Mondiale. Ceci avant de rejoindre les Etats-Unis comme agent secret d’un réseau d’immigrants illégaux, entrant notamment en contact avec un éminent physicien de Los Alamos, Theodore Alvin Hall, qui fut son informateur. Parmi plusieurs fausses identités, William Fischer usurpa celle de son défunt collègue Rudolf Abel, décédé en 1955 ; son arrestation par le FBI fut le résultat d’une dénonciation par un collègue jaloux. Ramené en URSS, Abel/Fischer connut un interrogatoire tendu dans les locaux du KGB ; « grillé » pour la fin de ses jours, il enseigna à l’Ecole du Drapeau Rouge avant de décéder. Fischer fut enterré sous le nom de son défunt ami Rudolf Abel, et continue dans la mémoire collective russe de garder ce nom, nourrissant une légende de « maître espion » qui fut sans doute exagérée par la propagande soviétique en son temps. Si ces informations ne sont pas citées dans le film, elles offrent un éclairage intéressant sur le mystère de ce personnage joué par Rylance. Abel/Fischer ne dit rien, ou si peu, de son passé, semble détaché de tout – y compris des risques de condamnation à mort à son égard. Un véritable étranger sur Terre, qui gagne certes la sympathie de Donovan mais ne cesse de le renvoyer poliment dans les cordes par une sempiternelle question, « Will it help ? » (« Cela aidera-t-il ?« ).

 

Le feu de la presse

Le parcours de James B. Donovan mérite bien aussi quelques réflexions. Cet homme tranquille, archétype apparent du bon pater familias américain des années 1950 à la Spencer Tracy ou Henry Fonda, est l’occasion de retrouver ce cher Tom Hanks, toujours partant pour une quatrième aventure spielbergienne. Même légèrement empâté avec l’âge (bientôt 60 ans !), Hanks prouve sans problème qu’il est toujours à l’aise dans le registre dramatique-humoristique. Le personnage de Donovan lui convient sans problèmes, rajoutant un sympathique misfit de la société américaine à sa filmographie. Mais c’est un personnage plein de paradoxes. Un bref rappel historique de la carrière du vrai Donovan suffit pour savoir que, loin d’avoir une quelconque sympathie pour les soviétiques, Donovan se situait dans les hautes sphères du pouvoir judiciaire américain de l’époque. Le film ne mentionne pas le fait qu’il a été avocat-conseil à l’OSS, aidant à donner une solide assise judiciaire aux services secrets de son pays. L’OSS allait devenir, au début de la Guerre Froide, la CIA. On peut ainsi mieux comprendre la colère de Donovan, dans le film, qui se découvre surveillé par cette même agence avec laquelle il a travaillé par le passé.

En connaissant cet élément essentiel de l’histoire de Donovan, on peut mieux comprendre pourquoi il parvient à aller jusqu’à la Cour Suprême ou rencontrer Allen Dulles, le tout-puissant patron de la CIA. Une mauvaise interprétation du personnage serait d’en faire un naïf qui découvrirait les rouages de la justice et de la politique américaines. Ce n’est pas le cas. Donovan saisit bien les enjeux du procès, mais, paradoxalement, refuse de participer à la mascarade. Spielberg, à travers Donovan, montre un réel intérêt éthique sur la question du Droit constitutionnel américain (Donovan ne cesse de rappeler à tous les règles d’or de la Loi censée être la même pour tous – même pour un espion « Rouge ») à une époque où celui-ci était ouvertement bafoué. En avocat pleinement conscient des risques qu’il encourt (et fait vivre à sa famille), Donovan enraye la machine judiciaire et médiatique déchaînées autour d’Abel, mais en paie le prix – mise au placard professionnelle, hostilité de l’opinion publique, incompréhension de sa famille… Donovan va aussi découvrir les rouages kafkaïens des tractations avec le KGB et l’avocat est-allemand (excellent Sébastian Koch, remarqué dans La Vie des Autres et Black Book) dans un rocambolesque voyage derrière le Rideau de Fer. Une véritable partie de poker menteur, de duels psychologiques, et de dialogues de sourds ; au bout de son voyage, Donovan aura acquis ses galons de héros spielbergien ayant tordu les règles de la morale pour une juste cause. A l’instar d’un Oskar Schindler soudoyant les fonctionnaires nazis pour sauver ses ouvriers juifs, ou d’un Président Lincoln orchestrant de beaux coups tordus politiciens pour mettre fin à la Guerre de Sécession, via le 13e Amendement, Donovan se risque dans des eaux troubles similaires, pour libérer Powers et l’étudiant Pryor.

 

A la queue, comme tout le monde !

L’absurdité des situations vécues par Donovan sera poussée à son comble durant l’échange final. Paradoxe ultime de la situation filmée par Spielberg, l’amitié de Donovan et Abel comportera toujours une part de doute. L’avocat aura apprécié l’intelligence de cet espion si éloigné des stéréotypes, bien plus ouvert à la discussion que ses amis et proches… mais qui n’aura lâché aucune information capitale sur ses activités. L’espion aura quant à lui salué la combativité de l’avocat, « l’Homme Debout », ayant tout fait pour lui éviter la mort ou la captivité. Mais quand Abel rejoint la voiture du KGB, la victoire de Donovan aura un goût amer. Le vieil espion, après tout, est libéré pour rejoindre une dictature qui ne le remerciera pas d’avoir été arrêté. Et il finira ses jours privé de sa vraie identité, dans un pays qui lui était devenu étranger. Donovan, lui, rentrera pour entamer une nouvelle carrière de négociateur d’échanges de prisonniers politiques, mais les dernières scènes du film montrent que le Grand Doute le poursuit. Dans le métro new-yorkais, il aperçoit des gamins escaladant un grillage ; un effet de déjà vu rappelant la scène du Mur de Berlin, violente, effrayante, à laquelle il avait assisté. De quoi lui faire poser des questions sur les libertés bafouées dans la plus grande démocratie au monde… La dernière scène est pleine de cet humour doux-amer dont Spielberg est coutumier. Le bon papa américain, qui a sciemment menti à sa famille, s’écroule sur son lit sans demander son reste. Ses enfants, hypnotisés par la télévision, apprendront la vérité officielle par le journal du soir ; les journaux ont fait de Donovan un héros national, oubliant du même coup sa mise au pilori… Jolie manière pour Spielberg de fustiger un certain « conditionnement » médiatique de l’époque, effectué par le pouvoir des images. On avait vu, plus tôt dans le film, combien les enfants de Donovan (tout comme Spielberg qui avait vécu enfant cette époque) pouvaient se laisser manipuler facilement par un « film éducatif » absolument aberrant sur la Guerre Atomique…

 

Au pied du Mur

Autre grand sujet de satisfaction du Pont des Espions : le travail d’orfèvre sur le visuel du film. Cela semble aller tellement de soi avec Spielberg, mais on oublie que les qualités esthétiques du film sont le fruit d’un travail considérable sur la lumière, et d’une contribution artistique pointue. Ne pas oublier non plus le rôle de la bande son et de la musique, nécessaires pour nous glisser dans l’époque maintenant révolue de la Guerre Froide. A tout seigneur tout honneur, il faut saluer le soldat Janusz Kaminski ; le chef opérateur polonais est devenu « l’œil » indispensable de Spielberg depuis deux décennies. Sa patte est toujours identifiable – couleurs désaturées, lumières délibérément sous-exposées comme s’il cherchait à percer les Ténèbres – et toujours néanmoins renouvelée. L’ambiance hivernale, nocturne, qu’il parvient à créer, contribue à l’atmosphère de malaise que dégage le film, y compris dans ses moments calmes. Kaminski se montre aussi à l’aise dans les scènes de prétoire évoquant la patte des grands films américains des années 1970 (on pense au travail de Gordon Willis, ou au Verdict de Sidney Lumet) que dans la partie « espionnage » à Berlin-Est, où la ville allemande semble vidée de ses forces vives, Kaminski privilégiant les couleurs glaciales de circonstance (blanc de la neige, gris du Mur et des bâtiments, noir de la nuit) et ou seule semble jaillir la couleur rouge des drapeaux de l’URSS. Ajoutez à cela une maîtrise du clair-obscur de tout premier ordre pour le grand face-à-face final, tourné sur le véritable « Pont des Espions » de Glienicke, séquence complexe où l’ambiance repose sur le savant jeu de lumières et de ténèbres créées par le chef-opérateur, et vous aurez une idée du rôle essentiel que tient ce dernier dans le langage visuel des films de Spielberg, depuis Schindler. La direction artistique du film est irréprochable, au point qu’il faut moins parler ici de « reconstitution » que de « recréation » historique crédible. On sait à quel point Spielberg tient à ce que ses films historiques soient véridiques, et son équipe artistique a su créer l’ambiance adéquate sans tomber dans les clichés des années 1950-1960. La recréation de Berlin-Est (avec quelques terrifiantes images du Mur et de sa « Zone de Mort ») est ainsi littéralement glaçante.

 

Arrêté en RDA

La contribution sonore est d’une grande discrétion, dominée par l’élégante musique de Thomas Newman. Le digne descendant d’Alfred Newman (l’homme qui créa la fanfare de la 20th Century Fox !), compositeur attitré de Sam Mendes (d’American Beauty à Spectre), fut appelé à la rescousse par Spielberg. Son vieux camarade John Williams dut déclarer forfait, pour la première fois en trente ans (La Couleur Pourpre, composée par Quincy Jones) ; le « King » Williams, 83 ans cette année, a dû lever le pied après avoir connu des ennuis de santé, épuisé par la composition et l’enregistrement du nouveau Star Wars. Qu’on se rassure, le maestro rétabli sera de l’aventure du BFG… En attendant, Newman a joliment assuré l’intérim en signant une jolie partition feutrée, teintée d’ironie et de tension, et débouchant sur une jolie envolée symphonique saluant la victoire en demi-teinte de James B. Donovan.

En conclusion, donc, ce Pont des Espions nous rassure quant à la créativité toujours intacte de Spielberg ; le cinéaste se fait désormais plus sage, moins « flamboyant » et médiatisé qu’avant, mais ce nouvel opus a de quoi largement satisfaire ceux qui apprécient un cinéma intelligent, plus « éthique » que la moyenne. Et qu’on se rassure, il n’a pas étouffé son imagination. On attend pour l’été prochain The BFG, adaptation du Bon Gros Géant de Roald Dahl, qui s’annonce très prometteur, et devrait mêler ses récentes évolutions à son talent de conteur universel.

 

Ludovic Fauchier.

 

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La Fiche technique :

Réalisé par Steven Spielberg ; scénario de Matt Charman et Ethan & Joel Coen ; produit par Steven Spielberg, Mark Platt et Kristie Macosko Krieger (Touchstone Pictures / DreamWorks SKG / Fox 2000 / Reliance Entertainment / Participant Media / Studios Babelsberg / Amblin Entertainment / Marc Platt Productions / TSG Entertainment)

Musique : Thomas Newman ; photo : Janusz Kaminski ; montage : Michael Kahn

Direction artistique : Marco Bittner Rosser et Kim Jennings ; décors : Adam Stockhausen ; costumes : Kasia Walicka-Maimone

Distribution USA : Walt Disney Studios Motion Pictures / Distribution International : 20th Century Fox 

Caméras : Arricam LT et ST, Arriflex 235 et 435

Durée : 2 heures 21

 

Bonus track : ci-dessous, la première bande-annonce de The BFG. Le retour officiel de Spielberg à l’Imaginaire !

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