STEVE JOBS, de Danny Boyle
L’histoire :
Cupertino en Californie, le 26 janvier 1984. Pour Steve Jobs (Michael Fassbender), le jeune co-fondateur d’Apple Inc., cette journée commence très mal. La démo vocale de l’ordinateur Macintosh, qu’il doit présenter après une publicité annonçant la révolution dans le monde de l’informatique, « plante »… Jobs furieux menace l’ingénieur Andy Hertzfeld (Michael Stuhlbarg) d’une humiliation publique, s’il ne rétablit pas la démo avant la conférence. Johanna Hoffman (Kate Winslet), la responsable du marketing, tente d’empêcher les orages qui s’accumulent autour de Jobs. Son amitié et sa relation professionnelle avec Steve Wozniak (Seth Rogen), l’autre co-fondateur d’Apple, tourne à l’aigre quand ce dernier demande en vain une reconnaissance de son équipe pour la conception de l’ordinateur Apple II. Pour couronner le tout, un article de Time Magazine le met en rage, sa rupture houleuse avec son ex-petite amie, Chrisann Brennan (Katherine Waterston) y étant évoquée. Chrisann oblige Jobs à une confrontation explosive, une petite fille de cinq ans à son bras : Lisa. Contre toutes les évidences, Jobs refuse de la reconnaître comme sa fille biologique.
Quatre ans plus tard, à San Francisco, Jobs a claqué la porte d’Apple, débarqué par le Directeur Général d’Apple John Sculley (Jeff Daniels), qu’il avait invité à rejoindre la compagnie, et le Comité Administratif – conséquence de la mévente du Macintosh, trop cher. Toujours soutenu contre vents et marées par Johanna Hoffman, Steve Jobs est à la tête de NexT Computer. Il prépare une nouvelle conférence donnée pour le lancement du NexTstation. Génie si mal à l’aise avec les humains normaux, Jobs se confronte à nouveau à Wozniak, Sculley, Herzfeld, Chrisann et Lisa – et à ses vieux démons…
Ci-dessus : hippie, informaticien, businessman, visionnaire et chef d’orchestre. Michael Fassbender se fond dans la peau de Steve Jobs. De l’Oscar dans l’air…
Impressions :
Le triomphe du Social Network de David Fincher fut pour son scénariste Aaron Sorkin un succès personnel, et la confirmation du statut unique de ce dernier dans le cinéma et la télévision américaine. Un auteur capable d’imprimer sa patte et son style tranchant dans les intrigues contemporaines, que ce soit dans le monde du sport (Moneyball / Le Stratège, avec Brad Pitt), du journalisme (sa série The Newsroom) ou de la politique (La Guerre selon Charlie Wilson, avec Tom Hanks, ou la série The West Wing / A la Maison Blanche). Son association avec Fincher ayant si bien marché (au point que leur film est devenu une œuvre de référence de ce début de siècle), il semblait acquis que Sorkin allait retravailler avec lui sur un autre biopic consacré à une autre immense figure atypique : après l’histoire de Mark Zuckerberg et Facebook, Steve Jobs, le grand manitou visionnaire d’Apple, ferait donc l’objet d’un nouveau scénario. Fincher devait le réaliser, avec Christian Bale dans la peau de Jobs. Mais, problème de planning ou de négociations ? Fincher, retenu par d’autres projets, quittait l’aventure Steve Jobs, peu de temps après le désistement de Bale. Le script de Sorkin basé sur le livre de Walter Isaacson ne sera cependant pas resté aux oubliettes : l’écossais Danny Boyle, l’homme de Trainspotting et Slumdog Millionnaire, sera aux commandes. C’est finalement Michael Fassbender qui incarne le défunt père du MacIntosh. Une excellente idée, et de quoi faire vite oublier un projet concurrent sorti dans l’anonymat en 2013, Jobs, avec la plus belle erreur de casting du siècle - Ashton Kutcher, venu des sitcoms et plus connu pour avoir été le toyboy de Demi Moore, tentait de convaincre le spectateur qu’il était crédible dans la peau du génie perturbé…
L’association Boyle-Fassbender-Sorkin, au vu du résultat final, a été efficace. On peut regretter que Fincher ne soit pas resté sur le projet, mais le travail de Danny Boyle est appréciable. Le réalisateur écossais s’est assagi pour se concentrer sur les conflits entre les personnages, aidé par l’écriture millimétrée de Sorkin. Construit comme un drame en trois actes correspondant à une période décisive de sa vie, Steve Jobs évite l’écueil de la success story ronflante pour offrir de beaux duels psychologiques entre le créateur de la marque à la pomme et son entourage. L’occasion pour le scénariste-dramaturge d’aborder, après son portrait controversé de Mark Zuckerberg pour The Social Network, les aspects contradictoires d’un des géants des dernières décennies. Créatif (un rappel : l’Apple, le Macintosh, l’iMac, l’iPod, l’iPhone, le concept du cloud numérique, c’est lui !), visionnaire (qui a racheté à George Lucas en 1986 la petite division d’animation informatique The Graphics Group pour en faire le studio Pixar ? Encore lui !), indéniablement charismatique (il suffit de voir les archives de ses mythiques keynotes pour en juger), rigoureux, attachant (pour ceux qui le connaissaient vraiment bien), Jobs était aussi un grand angoissé, terriblement colérique et égocentrique à en être blessant. Moins informaticien que grand chef d’orchestre (une scène du film est particulièrement explicite à ce sujet), Jobs a partagé le lot des souffrances de nombreux génies auxquels il se référait dans son éthique de travail. Le film offre un éclairage assez juste sur les angoisses particulières à ce type d’individus hors normes, tellement habités par leur passion qu’ils semblent démunis et incapables par ailleurs de comprendre que leur ego peut heurter.
La femme indispensable : Joanna Hoffman (Kate Winslet), toujours sur la brèche dans les moments de crise de son patron et ami.
Sans vouloir diminuer le mérite de Boyle, il faut bien reconnaître que Steve Jobs bénéficie du talent d’écrivain de Sorkin. Construit comme une pièce de théâtre en trois actes, sans affèteries, correspondant à l’évolution du personnage principal et les dates clés de ses créations, le film repose sur des dialogues magistraux. A vrai dire, Sorkin pense sans doute ceux-ci non pas comme des textes à rallonge que comme des combats de boxe psychologiques. Esquives, feintes, crochets, uppercuts, directs, ripostes et KO, toute la gamme des techniques de combat y passe, avec au centre du ring un redoutable combattant qui pousse ses challengers dans les cordes. Les relations de Jobs avec les autres personnages permettent aussi, ainsi, de révéler une facette différente du personnage, dans ses grandeurs comme dans ses failles. Sorkin a une tendresse particulière pour la grande femme cachée derrière le grand homme : la discrète Joanna Hoffman est non seulement l’amie dévouée, véritable paratonnerre des humeurs de son patron, mais aussi l’une des seules à oser lui tenir tête. Présente sur tous les fronts, en vraie soldate, Joanna est aussi la conscience de Jobs, celle qui ne se laisse pas intimider et qui l’empêche de basculer dans la folie. L’occasion pour Kate Winslet, une fois encore brillante, de rendre justice à ce personnage a priori secondaire, qui a joué un grand rôle dans le succès de Steve Jobs. Les autres personnages, plus antagonistes, sont quant à eux les révélateurs des failles du personnage. Seth Rogen prête ses traits rondouillards à Steve Wozniak, l’autre père d’Apple. Le comédien sort de sa zone de confort des comédies « bong » pour donner corps à ce grand informaticien éclipsé par la star Jobs. Le film décrit aussi la dégradation de l’amitié qui liait les deux hommes (écho à l’histoire de Zuckerberg et Eduardo Saverin dans The Social Network). A travers Wozniak, Boyle et Sorkin interrogent aussi le spectateur sur le rôle exact des visionnaires, et leur place inclassable dans le monde. Dans la conception de l’Apple 1, Wozniak a mis toute sa compétence technique et son intelligence pratique, là où Jobs insufflait le souffle de ses idées. Deux approches différentes du même problème – créer un ordinateur accessible et agréable -, qui révèle des caractères différents. Voir notamment cette dispute, révélatrice, entre Wozniak prônant un système d’exploitation « ouvert » et disponible, et Jobs, qui, en bon artiste (autiste ?), veut que celui-ci reste « fermé » et perfectible. Comme son esprit… Ce que le technicien concret qu’est Wozniak ne peut comprendre, et cette dispute apparemment anodine va dégénérer en règlement de comptes public. Excédé par les rebuffades de Jobs, Wozniak finira par craquer et hurler « je conçois les appareils, je réalise les programmes, mais TOI, QUE FAIS-TU ? ».
Le conflit avec John Sculley, le Directeur Général d’Apple convié par Jobs, est tout aussi révélateur des difficultés de ce dernier. L’ancien dirigeant de Pepsi est compétent, sympathique, mais dans le monde des affaires, il n’y a pas de place pour la tendresse… Dans sa guerre contre le géant Microsoft, Jobs, multimillionnaire à moins de trente ans, a laissé son ego le diriger. Il aimait voir ses collaborateurs se surpasser, quitte à les froisser, et l’ancien patron de Pepsi Cola ne dérogeait pas à cette règle. Les relations entre un artiste et son employeur/mentor/financier n’ont jamais été simples, et l’histoire de Jobs et Sculley en est un bon exemple. Au moment du lancement du Macintosh, incontestablement meilleur que les PC de l’ennemi, Jobs a sous-estimé la question du prix. Si un ordinateur peut être beau, pratique et révolutionnaire, pourquoi baisser son prix ? Le Mac, reflétant les idées du jeune Jobs, est donc resté cet objet superbe mais inabordable pour les foyers qui se sont rabattus sur des ordis moins chers et de qualité moindre. Un aspect « élitiste » qui a coûté à Jobs sa place, le jeune génie refusant de comprendre la politique commerciale de Sculley. Ce père de substitution, comme il finit par se définir lui-même, doit punir le fils rebelle. Ironie du sort, le film (inventant sans doute la scène pour le bien de son message) montrera le recrutement du « père » Sculley par Jobs dans un restaurant tenu par Abdulfattah Jandali, le vrai père de Steve Jobs…
Ci-dessus : comment établir la connexion avec sa petite fille ? L’ordinateur au secours de Steve Jobs et de Lisa (Mackenzie Moss)…
De paternité, il est justement largement question dans Steve Jobs. Les énormes difficultés relationnelles du grand homme reviennent toutes, finalement, à ce même problème : comment assumer sa paternité quand on est un enfant adopté ? Derrière l’arrogance, la condescendance cinglante et les crises de colère, se cache une grande souffrance. Rejeté par la famille de sa mère biologique (des catholiques n’acceptant pas de voir leur fille fauter avec un musulman), Jobs a toutes les peines du monde à accepter qu’il puisse ne pas avoir prise sur le monde réel, notamment en étant père de famille. Dès qu’il entre dans ce sujet, le film devient une jolie et triste histoire de relation père-fille, où la communication est faussée. Quand Chrisann vient maladroitement lui rappeler ses responsabilités paternelles, c’est un imprévu de taille pour un homme qui déteste ceux-ci, et il ne peut que mal réagir. Jobs tempête et hurle que la petite Lisa n’est pas sa fille… mais lui apprend la minute suivante à se servir du MacIntosh, en bon papa informaticien qui cherche (très inconsciemment) à établir un lien avec la gamine. Fait révélateur – et authentique : alors que Jobs contestait la paternité de Lisa, il inventait un ordinateur, l’Apple Lisa (acronyme de Local Integrated Software Architecture)… Dans le film, il a beau clamer qu’il s’agit d’une coïncidence, son subconscient lui a prouvé le contraire ! Tout le film sera d’ailleurs l’histoire d’une prise de conscience d’un homme qui apprend à devenir humain, à l’instar de ses ordinateurs passant du stade de machines angoissantes à celles d’objets artistiques, intuitifs et positifs. Jobs souffrait d’un cas assez extrême de dissonance cognitive (traduit dans le film en « champ de distorsion de la réalité« , en référence à Star Trek) qui, dans son cas, pourrait se traduire : « Je sais que je suis le père de Lisa, mais je refuse de m’humilier en l’affirmant« . On ne peut qu’être soulagé de voir celui-ci admettre enfin la réalité, de la plus belle manière. Il ose retarder sa conférence pour parler à cœur ouvert à sa fille, et lâcher cette simple phrase : « J’ai un défaut de conception… ». Le magnifique travail d’écriture de Sorkin se termine sur une chute digne d’un Billy Wilder. Jobs décide de s’occuper du walkman vieillot de la jeune fille… et trouve l’idée de l’iPhone (« Et si on y mettait tes 100 chansons préférées ? … Pourquoi pas 1000? ») ! Brillante mise en pratique de l’esprit « Think different » du génie de Cupertino.
Concluons en saluant aussi le travail de Danny Boyle, qui a su s’effacer devant son sujet. Le cinéaste de Trainspotting s’est livré à un joli exercice de réalisation dynamique d’un script très dialogué, sans jamais faire baisser la tension et le rythme. Les références culturelles sont omniprésentes, bien choisies, et en phase avec l’esprit unique de Steve Jobs. D’une ouverture où on redécouvre avec bonheur Arthur C. Clarke (hello Stanley Kubrick et HAL 9000…) livrer une interview visionnaire sur le rôle des ordinateurs, à la musique de Bob Dylan, le grand inspirateur de Jobs, en passant par la présence d’autres génies tutélaires ayant pour nom John Lennon, Alan Turing, Albert Einstein, tout y est… Y compris la légendaire pub « 1984 » de Ridley Scott, remercié au générique par Boyle. Sans oublier une citation savoureuse des Simpsons (l’épisode du Newton) ! Pour revenir rapidement au travail de Boyle, saluons aussi les astuces techniques consistant à faire évoluer le film selon les technologies de leur époque : la partie de 1984 est filmée en 16 mm granuleux, celle de 1988 est en 35 mm plus « dur », et celle de 1998 filmée en numérique. Un très solide travail de la part de Boyle, qui laisse le champ libre à Michael Fassbender pour s’approprier le personnage de Steve Jobs, et ressusciter ce génie singulier, aussi faillible qu’attachant. L’acteur germano-irlandais s’avère parfait, donnant toute son intensité coutumière, et continue de s’affirmer comme l’un des comédiens surdoués de sa génération.
Ludovic Fauchier.

Ci-dessus : un aperçu des légendaires keynotes de Steve Jobs, de 1984 à 2011, qui montrent l’évolution du fondateur d’Apple.
La fiche technique :
Réalisé par Danny Boyle ; scénario d’Aaron Sorkin, d’après le livre de Walter Isaacson ; produit par Danny Boyle, Guymon Cassady, Christian Colson, Mark Gordon, Scott Rudin, Lauren Lohman et Jason Sack (Clought Eight Films / Decibel Films / Digital Image Associates / Entertainment 360 / Legendary Pictures / Scott Rudin Productions / The Mark Gordon Company / Universal Pictures )
Musique : Daniel Pemberton ; photo : Alwin H. Küchler ; montage : Elliot Graham
Direction artistique : Luke Freeborn ; décors : Guy Hendrix Dyas ; costumes : Suttirat Anne Larlab
Distribution : Universal Pictures / UIP
Caméras : Arri Alexa XT, Arricam LT et ST, Arriflex 416 Plus et Red Epic Dragon
Durée : 2 heures 02