ELLE, de Paul Verhoeven
Michèle Leblanc (Isabelle Huppert) vient d’être agressée et violée par un inconnu masqué, à son domicile parisien. Au lieu d’appeler la police, de se rendre à l’hôpital, cette femme à poigne, ancienne éditrice reconvertie PDG d’une société de jeu vidéo, fait comme si de rien n’était… La routine de son quotidien semble primer sur le reste. Michèle aide son grand fils Vincent (Jonas Bloquet) à trouver son premier logement, pour lui et sa petite amie Josie (Alice Isaaz) qui est enceinte. Le travail est une série de conflits professionnels sans fin avec des développeurs qui la détestent, à commencer par Kurt (Lucas Prisor). Michèle peut toujours compter sur le soutien de sa meilleure amie, Anna (Anne Consigny), bien qu’elle ait une morne liaison avec le mari de cette dernière, Robert (Christian Berkel). A ces tracas s’ajoutent sa relation avec son ex-mari Richard (Charles Berling), écrivain fauché, et les disputes incessantes avec sa mère Irène (Judith Magre), qui fait la « cougar » avec un homme plus jeune qu’elle. Un quotidien morose, étouffant, qui peu à peu dérape. Ses voisins Patrick et Rebecca (Laurent Laffitte et Virginie Efira) lui signalent la présence d’un rôdeur dans le quartier. Michèle reçoit des messages obscènes. Marquée par un drame qui a détruit son enfance, Michèle mène une enquête personnelle risquée, et développe une relation trouble avec son agresseur…
Impressions :
Ouf ! Dix ans déjà qu’on n’avait (presque) plus de ses nouvelles, qu’on le croyait effacé du petit monde du Cinéma, et le voilà de retour, toujours en forme ! Paul Verhoeven, le cinéaste hollandais de toutes les controverses (et, accessoirement, meilleur cinéaste européen en activité), bientôt 78 ans au compteur, signe avec Elle son premier long-métrage français, ceci après une absence de dix ans, suivant le succès de son remarquable thriller Black Book en 2006. Rappelons qu’il était revenu tourner dans sa Hollande natale après avoir mis un terme à sa carrière américaine, marquée par les RoboCop, Basic Instinct, Total Recall ou Starship Troopers qui lui avaient valu autant de louanges que d’attaques aux USA – sans oublier le fabuleux, l’inénarrable Showgirls qui avait pris des allures de suicide artistique en règle. Durant une décennie, Paulo-le-dingue avait annoncé une pile de projets excitants qu’il n’avait pas pu mener à bout, tels un film réaliste sur Jésus ou Beast of Bataan, un film de guerre qui avait rejoint dans sa liste de scripts non tournés d’autres projets morts-nés qui avaient fait fantasmer ses défenseurs, les Mistress of the Sea sur la vie des femmes pirates Mary Reade et Anne Bonny, ou le mythique Crusades avec Arnold Schwarzenegger. En tout et pour tout, on dut se contenter de Tricked, un film tourné pour l’institut EYE du cinéma néerlandais, tourné et produit simultanément par Verhoeven et des participants non professionnels - film, qui, à ma connaissance, a échoué directement en vidéo chez nous en 2012 et n’a jamais été exploité en salles. Autant dire qu’on craignait de voir l’énergique cinéaste disparu corps et biens. Soyons francs : l’annonce de son arrivée en France, pour tourner ce Elle adapté de Philippe Djian, avec Isabelle Huppert en vedette, laissait sceptique. Le fait que Verhoeven ait accepté l’offre de Saïd Ben Saïd, qui avait déjà produit les derniers films de grands provocateurs jugés en fin de course (Map to the Stars de Cronenberg, Passion de Brian De Palma), ne rassurait pas plus qu’une bande-annonce pas très bien montée, laissant croire que le réalisateur de La Chair et le Sang avait été « avalé » par la sinistrose d’une production française télévisuelle. Qu’on se rassure tout de suite : l’arrivée de Verhoeven, l’expatrié hollandais qui travaille à Los Angeles, est peut-être l’une des meilleures choses arrivées au cinéma hexagonal depuis des lustres. Il n’a rien perdu de son goût de la provocation, de son art du thriller, et de son sens de la satire rentre-dans-le-lard !
Avec Elle, Verhoeven rappelle à qui veut l’entendre que le cinéma français aurait bien besoin d’être secoué, pour retrouver une force d’expression et de transgression qui lui manque tellement depuis longtemps. Laissant de côté les techniques ultra-contrôlées de mise en scène de ses films américains, le cinéaste retrouve d’emblée ses méthodes de tournage de sa période hollandaise (un maximum de scènes brutes, tournées caméras à la main), pour les adapter à des images « à la française » (repas familiaux, café-restaurant, appartements bourgeois lambrissés, etc.) évoquant indubitablement l’atmosphère lourde des meilleurs Chabrol ; impression évidemment renforcée par la présence de l’actrice « chabrolienne » par excellence, Isabelle Huppert. La comédienne est excellente, maltraitant une nouvelle fois son allure quelque peu « pète-sec » pour se mettre au diapason des personnages féminins verhoeveniens. Subversif mais en aucun cas misogyne, Verhoeven aime filmer des femmes qui, aussi violentées soient-elles, sont des battantes et dominent des pauvres spécimens d’hommes. Michèle, transformée et « reconstruite » progressivement par une expérience traumatique, ne va pas se comporter en victime et démolira joyeusement son entourage étouffant à souhait, au mépris des conventions. Elle est, somme toute, dans la continuité des femmes de Cathy Tippel et de La Chair & Le Sang. La performance d’Huppert, sur le fil du rasoir en permanence, est à saluer. Tout comme les contre-emplois délibérément voulus par Verhoeven, notamment dans ce si »gentil » couple formé par Laurent Laffite et Virginie Efira, qui jouent à fond le jeu de la transgression. Toute occasion de gratter sous la surface des conventions est bonne à prendre, et les comédiens ne s’en privent pas, jouant à fond l’ambiguïté – voir le personnage d’Efira, une bigote apparemment effacée qui en sait plus qu’elle n’en dit, et dont la révélation finale est sacrément sulfureuse (Verhoeven en profitant par ricochet pour adresser, à travers elle, un nouveau coup de griffe à la religion catholique). Outre Chabrol, on reconnaîtra dans Elle l’influence d’autres maîtres à filmer de Verhoeven : Bunuel et son Belle de Jour (là encore, un gros doigt d’honneur adressé aux bourgeois par un grand cinéaste européen venu en France à la fin de sa vie), Hitchcock et Fenêtre sur Cour (une scène de voyeurisme à la fenêtre, où cette fois, c’est une femme qui prend son pied à observer son voisin !)… sans oublier les propres films de Verhoeven, qui place des signes évidents à ses connaisseurs : le jeu vidéo hardcore produit par Michèle, avec son héroïne médiévale violée et transformée en prédatrice, évoque La Chair & Le Sang ; une vidéo d’Internet qui rappelle les films de propagande de Starship Troopers (un bon insecte est un insecte mort !) ; ou l’ambiance générale, cinglante à souhait, évoquant certains des films hollandais du maître – mention particulière à la scène du bébé noir !
En ne cherchant jamais à caresser le spectateur dans le sens du poil, et en jouant avec les codes attendus du thriller, Paul Verhoeven ne se renie jamais, et entame une troisième partie de carrière aussi prometteuse que ses périodes hollandaise et américaine. On espère qu’il pourra mener à bien ses futurs projets, le bonhomme ayant l’intention de rester en France pour son prochain film annoncé : un film sur l’Occupation et la Résistance. Diable, quand on sait que le cinéaste a livré deux chefs-d’oeuvre sur cette époque en Hollande (si vous n’avez pas vu Soldier of Orange et Black Book, procurez-vous d’urgence les DVD), on attend le résultat avec impatience, satisfaits par l’expérience de ce Elle si peu conventionnel…
Ludovic Fauchier.

La Fiche Technique :
Réalisé par Paul Verhoeven ; scénario de David Birke, d’après le roman « Oh… » de Philippe Djian ; produit par Saïd Ben Saïd, Michel Merkt, Sébastien Delloye, Diana Elbaum, Sébastian Schelenz et François Touwaide (SBS Productions / Pallas Films)
Musique : Anne Dudley ; photo : Stéphane Fontaine ; montage : Job Ter Burg
Décors : Laurent Ott ; costumes : Nathalie Raoul
Distribution : SBS Films
Caméras : Arri Alexa
Durée : 2 heures 10