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Inventions pour Lisa – STEVE JOBS

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STEVE JOBS, de Danny Boyle 

L’histoire :

Cupertino en Californie, le 26 janvier 1984. Pour Steve Jobs (Michael Fassbender), le jeune co-fondateur d’Apple Inc., cette journée commence très mal. La démo vocale de l’ordinateur Macintosh, qu’il doit présenter après une publicité annonçant la révolution dans le monde de l’informatique, « plante »… Jobs furieux menace l’ingénieur Andy Hertzfeld (Michael Stuhlbarg) d’une humiliation publique, s’il ne rétablit pas la démo avant la conférence. Johanna Hoffman (Kate Winslet), la responsable du marketing, tente d’empêcher les orages qui s’accumulent autour de Jobs. Son amitié et sa relation professionnelle avec Steve Wozniak (Seth Rogen), l’autre co-fondateur d’Apple, tourne à l’aigre quand ce dernier demande en vain une reconnaissance de son équipe pour la conception de l’ordinateur Apple II. Pour couronner le tout, un article de Time Magazine le met en rage, sa rupture houleuse avec son ex-petite amie, Chrisann Brennan (Katherine Waterston) y étant évoquée. Chrisann oblige Jobs à une confrontation explosive, une petite fille de cinq ans à son bras : Lisa. Contre toutes les évidences, Jobs refuse de la reconnaître comme sa fille biologique.

Quatre ans plus tard, à San Francisco, Jobs a claqué la porte d’Apple, débarqué par le Directeur Général d’Apple John Sculley (Jeff Daniels), qu’il avait invité à rejoindre la compagnie, et le Comité Administratif – conséquence de la mévente du Macintosh, trop cher. Toujours soutenu contre vents et marées par Johanna Hoffman, Steve Jobs est à la tête de NexT Computer. Il prépare une nouvelle conférence donnée pour le lancement du NexTstation. Génie si mal à l’aise avec les humains normaux, Jobs se confronte à nouveau à Wozniak, Sculley, Herzfeld, Chrisann et Lisa – et à ses vieux démons…

 

Steve Jobs 01

Ci-dessus : hippie, informaticien, businessman, visionnaire et chef d’orchestre. Michael Fassbender se fond dans la peau de Steve Jobs. De l’Oscar dans l’air…

Impressions :

Le triomphe du Social Network de David Fincher fut pour son scénariste Aaron Sorkin un succès personnel, et la confirmation du statut unique de ce dernier dans le cinéma et la télévision américaine. Un auteur capable d’imprimer sa patte et son style tranchant dans les intrigues contemporaines, que ce soit dans le monde du sport (Moneyball / Le Stratège, avec Brad Pitt), du journalisme (sa série The Newsroom) ou de la politique (La Guerre selon Charlie Wilson, avec Tom Hanks, ou la série The West Wing / A la Maison Blanche). Son association avec Fincher ayant si bien marché (au point que leur film est devenu une œuvre de référence de ce début de siècle), il semblait acquis que Sorkin allait retravailler avec lui sur un autre biopic consacré à une autre immense figure atypique : après l’histoire de Mark Zuckerberg et Facebook, Steve Jobs, le grand manitou visionnaire d’Apple, ferait donc l’objet d’un nouveau scénario. Fincher devait le réaliser, avec Christian Bale dans la peau de Jobs. Mais, problème de planning ou de négociations ? Fincher, retenu par d’autres projets, quittait l’aventure Steve Jobs, peu de temps après le désistement de Bale. Le script de Sorkin basé sur le livre de Walter Isaacson ne sera cependant pas resté aux oubliettes : l’écossais Danny Boyle, l’homme de Trainspotting et Slumdog Millionnaire, sera aux commandes. C’est finalement Michael Fassbender qui incarne le défunt père du MacIntosh. Une excellente idée, et de quoi faire vite oublier un projet concurrent sorti dans l’anonymat en 2013, Jobs, avec la plus belle erreur de casting du siècle - Ashton Kutcher, venu des sitcoms et plus connu pour avoir été le toyboy de Demi Moore, tentait de convaincre le spectateur qu’il était crédible dans la peau du génie perturbé…

L’association Boyle-Fassbender-Sorkin, au vu du résultat final, a été efficace. On peut regretter que Fincher ne soit pas resté sur le projet, mais le travail de Danny Boyle est appréciable. Le réalisateur écossais s’est assagi pour se concentrer sur les conflits entre les personnages, aidé par l’écriture millimétrée de Sorkin. Construit comme un drame en trois actes correspondant à une période décisive de sa vie, Steve Jobs évite l’écueil de la success story ronflante pour offrir de beaux duels psychologiques entre le créateur de la marque à la pomme et son entourage. L’occasion pour le scénariste-dramaturge d’aborder, après son portrait controversé de Mark Zuckerberg pour The Social Network, les aspects contradictoires d’un des géants des dernières décennies. Créatif (un rappel : l’Apple, le Macintosh, l’iMac, l’iPod, l’iPhone, le concept du cloud numérique, c’est lui !), visionnaire (qui a racheté à George Lucas en 1986 la petite division d’animation informatique The Graphics Group pour en faire le studio Pixar ? Encore lui !), indéniablement charismatique (il suffit de voir les archives de ses mythiques keynotes pour en juger), rigoureux, attachant (pour ceux qui le connaissaient vraiment bien), Jobs était aussi un grand angoissé, terriblement colérique et égocentrique à en être blessant. Moins informaticien que grand chef d’orchestre (une scène du film est particulièrement explicite à ce sujet), Jobs a partagé le lot des souffrances de nombreux génies auxquels il se référait dans son éthique de travail. Le film offre un éclairage assez juste sur les angoisses particulières à ce type d’individus hors normes, tellement habités par leur passion qu’ils semblent démunis et incapables par ailleurs de comprendre que leur ego peut heurter.

 

Steve Jobs 03

La femme indispensable : Joanna Hoffman (Kate Winslet), toujours sur la brèche dans les moments de crise de son patron et ami.

Sans vouloir diminuer le mérite de Boyle, il faut bien reconnaître que Steve Jobs bénéficie du talent d’écrivain de Sorkin. Construit comme une pièce de théâtre en trois actes, sans affèteries, correspondant à l’évolution du personnage principal et les dates clés de ses créations, le film repose sur des dialogues magistraux. A vrai dire, Sorkin pense sans doute ceux-ci non pas comme des textes à rallonge que comme des combats de boxe psychologiques. Esquives, feintes, crochets, uppercuts, directs, ripostes et KO, toute la gamme des techniques de combat y passe, avec au centre du ring un redoutable combattant qui pousse ses challengers dans les cordes. Les relations de Jobs avec les autres personnages permettent aussi, ainsi, de révéler une facette différente du personnage, dans ses grandeurs comme dans ses failles. Sorkin a une tendresse particulière pour la grande femme cachée derrière le grand homme : la discrète Joanna Hoffman est non seulement l’amie dévouée, véritable paratonnerre des humeurs de son patron, mais aussi l’une des seules à oser lui tenir tête. Présente sur tous les fronts, en vraie soldate, Joanna est aussi la conscience de Jobs, celle qui ne se laisse pas intimider et qui l’empêche de basculer dans la folie. L’occasion pour Kate Winslet, une fois encore brillante, de rendre justice à ce personnage a priori secondaire, qui a joué un grand rôle dans le succès de Steve Jobs. Les autres personnages, plus antagonistes, sont quant à eux les révélateurs des failles du personnage. Seth Rogen prête ses traits rondouillards à Steve Wozniak, l’autre père d’Apple. Le comédien sort de sa zone de confort des comédies « bong » pour donner corps à ce grand informaticien éclipsé par la star Jobs. Le film décrit aussi la dégradation de l’amitié qui liait les deux hommes (écho à l’histoire de Zuckerberg et Eduardo Saverin dans The Social Network). A travers Wozniak, Boyle et Sorkin interrogent aussi le spectateur sur le rôle exact des visionnaires, et leur place inclassable dans le monde. Dans la conception de l’Apple 1, Wozniak a mis toute sa compétence technique et son intelligence pratique, là où Jobs insufflait le souffle de ses idées. Deux approches différentes du même problème – créer un ordinateur accessible et agréable -, qui révèle des caractères différents. Voir notamment cette dispute, révélatrice, entre Wozniak prônant un système d’exploitation « ouvert » et disponible, et Jobs, qui, en bon artiste (autiste ?), veut que celui-ci reste « fermé » et perfectible. Comme son esprit… Ce que le technicien concret qu’est Wozniak ne peut comprendre, et cette dispute apparemment anodine va dégénérer en règlement de comptes public. Excédé par les rebuffades de Jobs, Wozniak finira par craquer et hurler « je conçois les appareils, je réalise les programmes, mais TOI, QUE FAIS-TU ? ».

Le conflit avec John Sculley, le Directeur Général d’Apple convié par Jobs, est tout aussi révélateur des difficultés de ce dernier. L’ancien dirigeant de Pepsi est compétent, sympathique, mais dans le monde des affaires, il n’y a pas de place pour la tendresse… Dans sa guerre contre le géant Microsoft, Jobs, multimillionnaire à moins de trente ans, a laissé son ego le diriger. Il aimait voir ses collaborateurs se surpasser, quitte à les froisser, et l’ancien patron de Pepsi Cola ne dérogeait pas à cette règle. Les relations entre un artiste et son employeur/mentor/financier n’ont jamais été simples, et l’histoire de Jobs et Sculley en est un bon exemple. Au moment du lancement du Macintosh, incontestablement meilleur que les PC de l’ennemi, Jobs a sous-estimé la question du prix. Si un ordinateur peut être beau, pratique et révolutionnaire, pourquoi baisser son prix ? Le Mac, reflétant les idées du jeune Jobs, est donc resté cet objet superbe mais inabordable pour les foyers qui se sont rabattus sur des ordis moins chers et de qualité moindre. Un aspect « élitiste » qui a coûté à Jobs sa place, le jeune génie refusant de comprendre la politique commerciale de Sculley. Ce père de substitution, comme il finit par se définir lui-même, doit punir le fils rebelle. Ironie du sort, le film (inventant sans doute la scène pour le bien de son message) montrera le recrutement du « père » Sculley par Jobs dans un restaurant tenu par Abdulfattah Jandali, le vrai père de Steve Jobs…

 

Steve Jobs 02

Ci-dessus : comment établir la connexion avec sa petite fille ? L’ordinateur au secours de Steve Jobs et de Lisa (Mackenzie Moss)…

De paternité, il est justement largement question dans Steve Jobs. Les énormes difficultés relationnelles du grand homme reviennent toutes, finalement, à ce même problème : comment assumer sa paternité quand on est un enfant adopté ? Derrière l’arrogance, la condescendance cinglante et les crises de colère, se cache une grande souffrance. Rejeté par la famille de sa mère biologique (des catholiques n’acceptant pas de voir leur fille fauter avec un musulman), Jobs a toutes les peines du monde à accepter qu’il puisse ne pas avoir prise sur le monde réel, notamment en étant père de famille. Dès qu’il entre dans ce sujet, le film devient une jolie et triste histoire de relation père-fille, où la communication est faussée. Quand Chrisann vient maladroitement lui rappeler ses responsabilités paternelles, c’est un imprévu de taille pour un homme qui déteste ceux-ci, et il ne peut que mal réagir. Jobs tempête et hurle que la petite Lisa n’est pas sa fille… mais lui apprend la minute suivante à se servir du MacIntosh, en bon papa informaticien qui cherche (très inconsciemment) à établir un lien avec la gamine. Fait révélateur – et authentique : alors que Jobs contestait la paternité de Lisa, il inventait un ordinateur, l’Apple Lisa (acronyme de Local Integrated Software Architecture)… Dans le film, il a beau clamer qu’il s’agit d’une coïncidence, son subconscient lui a prouvé le contraire ! Tout le film sera d’ailleurs l’histoire d’une prise de conscience d’un homme qui apprend à devenir humain, à l’instar de ses ordinateurs passant du stade de machines angoissantes à celles d’objets artistiques, intuitifs et positifs. Jobs souffrait d’un cas assez extrême de dissonance cognitive (traduit dans le film en « champ de distorsion de la réalité« , en référence à Star Trek) qui, dans son cas, pourrait se traduire : « Je sais que je suis le père de Lisa, mais je refuse de m’humilier en l’affirmant« . On ne peut qu’être soulagé de voir celui-ci admettre enfin la réalité, de la plus belle manière. Il ose retarder sa conférence pour parler à cœur ouvert à sa fille, et lâcher cette simple phrase : « J’ai un défaut de conception… ». Le magnifique travail d’écriture de Sorkin se termine sur une chute digne d’un Billy Wilder. Jobs décide de s’occuper du walkman vieillot de la jeune fille… et trouve l’idée de l’iPhone (« Et si on y mettait tes 100 chansons préférées ? … Pourquoi pas 1000? ») ! Brillante mise en pratique de l’esprit « Think different » du génie de Cupertino.

Concluons en saluant aussi le travail de Danny Boyle, qui a su s’effacer devant son sujet. Le cinéaste de Trainspotting s’est livré à un joli exercice de réalisation dynamique d’un script très dialogué, sans jamais faire baisser la tension et le rythme. Les références culturelles sont omniprésentes, bien choisies, et en phase avec l’esprit unique de Steve Jobs. D’une ouverture où on redécouvre avec bonheur Arthur C. Clarke (hello Stanley Kubrick et HAL 9000…) livrer une interview visionnaire sur le rôle des ordinateurs, à la musique de Bob Dylan, le grand inspirateur de Jobs, en passant par la présence d’autres génies tutélaires ayant pour nom John Lennon, Alan Turing, Albert Einstein, tout y est… Y compris la légendaire pub « 1984 » de Ridley Scott, remercié au générique par Boyle. Sans oublier une citation savoureuse des Simpsons (l’épisode du Newton) ! Pour revenir rapidement au travail de Boyle, saluons aussi les astuces techniques consistant à faire évoluer le film selon les technologies de leur époque : la partie de 1984 est filmée en 16 mm granuleux, celle de 1988 est en 35 mm plus « dur », et celle de 1998 filmée en numérique. Un très solide travail de la part de Boyle, qui laisse le champ libre à Michael Fassbender pour s’approprier le personnage de Steve Jobs, et ressusciter ce génie singulier, aussi faillible qu’attachant. L’acteur germano-irlandais s’avère parfait, donnant toute son intensité coutumière, et continue de s’affirmer comme l’un des comédiens surdoués de sa génération.

Ludovic Fauchier.

 

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Ci-dessus : un aperçu des légendaires keynotes de Steve Jobs, de 1984 à 2011, qui montrent l’évolution du fondateur d’Apple.

La fiche technique :

Réalisé par Danny Boyle ; scénario d’Aaron Sorkin, d’après le livre de Walter Isaacson ; produit par Danny Boyle, Guymon Cassady, Christian Colson, Mark Gordon, Scott Rudin, Lauren Lohman et Jason Sack (Clought Eight Films / Decibel Films / Digital Image Associates / Entertainment 360 / Legendary Pictures / Scott Rudin Productions / The Mark Gordon Company / Universal Pictures )

Musique : Daniel Pemberton ; photo : Alwin H. Küchler ; montage : Elliot Graham 

Direction artistique : Luke Freeborn ; décors : Guy Hendrix Dyas ; costumes : Suttirat Anne Larlab

Distribution : Universal Pictures / UIP

Caméras : Arri Alexa XT, Arricam LT et ST, Arriflex 416 Plus et Red Epic Dragon

Durée : 2 heures 02

En bref… LEGEND

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LEGEND, de Brian Helgeland

Le nom des frères jumeaux Reginald « Reggie » et Ronald « Ronnie » Kray (Tom Hardy) résume à lui seul la légende criminelle du Swinging London, dans les années 1960 : braquages, rackets, extorsions, règlements de comptes sanglants, corruption de policiers et mœurs sulfureuses ayant impliqué des membres de la Chambre des Lords…

1960. Ancien boxeur, Reggie est déjà connu des services de Scotland Yard pour ses activités de petit caïd de l’East End, suivi par l’officier de Scotland Yard Leonard  »Nipper » Read (Christopher Eccleston), qu’il adore narguer. Reggie parvient à faire libérer son frère jumeau de l’hôpital psychiatrique où il est interné depuis trois ans. Peu lui importe alors que Ronnie soit atteint de troubles mentaux sévères : psychopathe, schizophrène et paranoïaque, Ronnie ne cache pas son homosexualité, considérée comme un crime grave à cette époque. Et gare à celui qui ose se moquer de lui à ce sujet… Ronnie reste attaché à son frère, faisant le « muscle » dans les opérations d’extorsions et les face-à-face brutaux avec le « Gang des Tortionnaires » de Charlie Richardson (Paul Bettany), afin de contrôler les boîtes de nuit londoniennes, dont l’Esmeralda’s Barn. Reggie rencontre Frances Shea (Emily Browning), la sœur de son chauffeur Frank, et en tombe amoureux. Grâce au comptable Leslie Payne (David Thewlis), les affaires des Krays marchent plus que bien, tout comme la romance de Reggie et Frances. Mais il doit séjourner en prison pour une précédente affaire criminelle, laissant la gestion de son nouvel empire criminel à l’instable Ronnie…

 

Legend - Tom Hardy

Impressions :

Les films de gangsters sont un peu comme les automobiles : mieux vaut avoir affaire à des spécialistes pour avoir le bon modèle. Et Brian Helgeland en est certainement un : ce scénariste-réalisateur vétéran a déjà un joli CV à son actif, avec des titres instantanément associés à son style d’écriture, sèche, précise et rentre-dans-le-lard : les scénarii de L.A. Confidential d’après James Ellroy, Mystic River d’après Dennis Lehane, ou Man on Fire avec Denzel Washington sont tous issus de sa plume. Tout comme on lui dut Payback comme metteur en scène - malgré tout remercié par Mel Gibson durant une production troublée. Autant de grands et petits classiques de films hard boiled sur lesquels Helgeland sut imposer sa patte de connaisseur du genre. Passé à la mise en scène depuis quelques années (on lui doit aussi le très sympathique Knight’s TaleChevalier avec le regretté Heath Ledger, et la biopic sportive 42), Helgeland s’est approprié les livres de l’anglais John Pearson, biographe d’Ian Fleming qui consacra deux ouvrages aux frères Krays. Les « jumeaux de la violence » sont devenus des figures emblématiques, qui ont fait les unes sanglantes des nuits londoniennes. Deux personnalités antagonistes qui avaient déjà fasciné les cinéastes, le hongrois Peter Medak ayant livré en 1990 un film similaire, Les Frères Krays, écrit par Philip Ridley.

Avec une efficacité certaine, Legend (à ne pas confondre avec le film de Ridley Scott avec Tom Cruise) retrace donc la carrière criminelle de ces frangins terribles, incarnés par Tom Hardy. Le film repose sur les épaules massives du nouveau Mad Max, qui crée deux personnages n’ayant rien à envier aux autres gueules cassées, brutales et psychotiques, de sa filmographie (revoir Bronson et Warrior pour s’en convaincre). C’est impressionnant de voir l’acteur anglais passer de Reggie (le « cerveau », cultivé et « sociable ») à Ronnie (la brute paranoïaque, dévorée par sa violence innée) dans la même scène avec une facilité étonnante. Assurément, Hardy devient une star brute de décoffrage, aidée ici par les dialogues aux petits oignons de Helgeland (« Je vous raconte une blague ? C’est l’histoire d’un schizophrène qui entre dans un pub… »). Autour de lui, des têtes familières du cinéma britannique redonnent vie à l’entourage et aux rivaux des Krays, le film n’oubliant pas de donner aussi la parole à la seule femme du récit. Helgeland paie sa dette à un des grands maîtres du film noir, Billy Wilder (Sunset Boulevard) et son idée du défunt qui narre le film. Ici, c’est la très belle Emily Browning (qui a bien grandi depuis Les Orphelins Baudelaire) qui prête ses traits diaphanes et sa voix à la malheureuse principale victime des jumeaux Krays, Frances Shea.

Rien à redire sur le film lui-même, Helgeland allant droit à l’essentiel : une réalisation carrée, reconstituant la pègre londonienne et ses mœurs étranges sans fioritures. Le réalisateur capte avec justesse la relation toxique des jumeaux criminels, sorte de couple fusionnel à la Jekyll et Hyde à l’époque des sixties. Une seule entité, séparée en deux corps, où le « monstre » Ronnie finit par contaminer par sa violence et sa démence son jumeau plus « civilisé ». Du pain bénit, on l’a dit, pour Tom Hardy, raison majeure de voir ce film noir, costaud et serré comme un double café sans sucre au pub du coin.

Ludovic Fauchier.

 

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La fiche technique :

Ecrit et réalisé par Brian Helgeland d’après le livre « The Profession of Violence / Les Jumeaux de la Violence  » de John Pearson ; produit par Tim Bevan, Chris Clark, Quentin Curtis, Eric Fellner, Brian Oliver et Jane Robertson (ACE / Cross Creek Pictures / Working Title Films)

Musique : Carter Burwell ; photo : Dick Pope ; montage : Peter McNulty

Direction artistique : Patrick Rolfe ; décors : Tom Conroy ; costumes : Caroline Harris

Effets spéciaux visuels : Adam Rowland (Boundary Visual Effects / Mark Roberts Motion Control / Nvizible / Plowman Craven & Associates)

Distribution : StudioCanal

Caméras : Arri Alexa XT Plus

Durée : 2 heures 12

La Garce, la Brute et les Truands – THE HATEFUL EIGHT / Les Huit Salopards

ALERTE SPOILER ! Amis lecteurs, vous connaissez le principe : merci de voir le film avant de lire ce qui suit ! – L.F.

 

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THE HATEFUL EIGHT / Les Huit Salopards, de Quentin Tarantino

Un hiver dans le Wyoming, quelques temps après la Guerre de Sécession. Sans cheval, le Major Marquis Warren (Samuel L. Jackson), ancien héros de guerre Nordiste devenu chasseur de primes, arrête une diligence pour se rendre à Red Rock, afin de toucher la prime pour les deux crapules qu’il a abattus. A bord de la diligence, un confrère : John Ruth (Kurt Russell), qui ramène également à Red Rock Daisy Domergue (Jennifer Jason-Leigh), hors-la-loi qui sera pendue dans les règles de la loi en vigueur. Méfiant, Ruth accepte de laisser Warren monter à bord. Bientôt, un quatrième larron se joint à eux : Chris Mannix (Walton Goggins), affirmant être le futur shérif de Red Rock. Ruth, qui sait que Mannix a été un maraudeur Sudiste, a toutes les raisons de se méfier de cet autre passager.

Le voyage tendu s’achève lorsque la diligence arrive à la Mercerie de Minnie, dernier relais avant Red Rock. Warren connaît les propriétaires, étrangement absents, qui ont confié la boutique au Mexicain Bob (Demian Bichir). A l’intérieur, trois hommes, passagers de la précédente diligence : le bourreau Oswaldo Mobray (Tim Roth), le vacher Joe Gage (Michael Madsen), et le vieux général Sandy Smithers (Bruce Dern). Tout ce petit monde doit patienter alors qu’un terrible blizzard s’abat sur la région. Durant une longue nuit de veille, les soupçons vont mettre les nerfs de chacun à vif. Car personne ne semble être vraiment ce qu’il prétend être…

 

The Hateful Eight 01

Ci-dessus : John Ruth (Kurt Russell), un chasseur de primes du genre méfiant, mais pas malin…

 

Impressions :

Quentin Tarantino ne frappe jamais où on l’attend. Après le succès de Django Unchained, on imaginait déjà le réalisateur de Pulp Fiction remettre le couvert avec un autre hommage survolté au western italien et aux « trois Sergios » (Leone, Corbucci, Sollima), qui comptent parmi ses nombreux maîtres à filmer. Cela semblait se confirmer avec The Hateful Eight (titre original des Huit Salopards), qui s’annonçait comme une confrontation tendue entre quelques belles trognes du vieil Ouest. Mais Tarantino prend un grand plaisir à prendre à contre-pied les attentes du spectateur. Si The Hateful Eight a l’apparence d’un western , cet incurable cinéphile, « bouffeur » de pellicules bis les plus gratinées, retourne les conventions du genre. Il complète Django tout en étant son contraste absolu : son précédent film tournait le dos à l’Ouest pour devenir un « Southern » rentre-dans-le-lard, le petit monde des horribles esclavagistes Sudistes finissant dans une apocalypse de sang et de poudre ; The Hateful Eight devient par contre un « Northern », où huit personnages (voir un peu plus…) attendent dans un lieu clos une délivrance qui ne viendra pas. The Hateful Eight est au finale un curieux mélange, empruntant à des westerns oubliés sa situation de départ (comme Day of the Outlaw / La Chevauchée des Bannis d’André De Toth) pour ensuite devenir un huis clos volontairement théâtral, teinté de whodunit et d’humour très tordu. De fait, Tarantino s’amuse et revient à l’ambiance théâtrale de Reservoir Dogs, convoquant au passage les inoubliables Mister Orange et Mister Blonde, Tim Roth et Michael Madsen.

 

The Hateful Eight 02

Ci-dessus : Daisy Domergue (Jennifer Jason-Leigh). Ne vous y fiez pas : ils ne sont pas des saints, elle non plus…

 

Mais surtout, surprise ! The Hateful Eight est aussi un film d’horreur, un vrai, un pur et dur. Tarantino ne s’est pas privé de citer en référence absolue un illustre confrère en semi-retraite : John Carpenter. Lui-même nourri aux westerns qui ont alimenté sa filmographie riche en petits classiques du Fantastique, Carpenter est l’auteur de l’angoissant The Thing. Les cinéphiles auront vite capté la référence : un lieu isolé dans la neige, une tempête glaciale, des protagonistes rongés par le soupçon permanent, une corde comme seul point d’ancrage à l’extérieur… et Kurt Russell, le héros par excellence des Carpenter des eighties. Bonus : Tarantino obtient le retour en grande pompe d’Ennio Morricone ; le grand compositeur italien livre un score angoissant, accompagné des partitions rejetées pour le film de Carpenter. Il accompagne ici les longues joutes verbales auxquelles se livrent les protagonistes, avant que de brutales flambées de violence ramènent le film dans le territoire du gore le plus outrancier. Voir notamment cette séquence déjà culte du café fatal, qui tourne en quelques instants à un ahurissant dégueulis bien sanglant, façon Evil Dead, premier du nom… Les amateurs du genre seront récompensés de leur patience par des scènes bien cradingues !

 

The Hateful Eight 03

Ci-dessus : le Major Marquis Warren (Samuel L. Jackson) a une histoire à raconter. Les Sudistes ne vont pas aimer !

 

Cela dit, l’atypique The Hateful Eight ne se limite pas à un simple étalage de références et d’excès sanglants. Le cinéaste profite de ses westerns pour tenir un discours plus politique, particulièrement acerbe vis-à-vis de l’histoire de son pays natal. Les esclavagistes et leur idéologie répugnante étaient dégommés sans la moindre pitié dans Django Unchained ; ici, Tarantino enfonce le clou. En plaçant dans la même pièce un chasseur de primes Noir campé par le fidèle Samuel L. Jackson et d’anciens Confédérés, il confronte l’Amérique contemporaine à ses vieux démons : racisme, misogynie, peine de mort et paranoïa généralisée. Mais sans manichéisme ni révision politiquement correcte bienséante : le personnage de Jackson ment tout autant que ses ennemis (la fameuse lettre de Lincoln), et quand il tient dans ses mains la vie d’un Sudiste, au cours d’un flash-back mémorable, il se venge d’une façon bien obscène. Quand à la femme campée par Jennifer Jason-Leigh, elle n’est pas épargnée. Daisy Domergue a beau être martyrisée jusqu’au bout, elle n’est pas une figure sainte pour autant. Elle « couvre » le grand mensonge de l’histoire, lié au massacre d’une petite communauté paisible, tolérante et dirigée par les femmes ; elle participe au carnage et n’a aucune espèce de compassion pour son prochain. Autant donc pour la bienséance hypocrite que des studios auraient imposé à des réalisateurs plus dociles ; cette réunion d’affreux, sales et méchants devient un microcosme de tout ce que Tarantino déteste en Amérique. 

 

The Hateful Eight 04

Ci-dessus : fermez la porte, c’est une question de vie ou de mort… John Ruth, Daisy Domergue et le Général Smithers (Bruce Dern), ou le calme avant la tempête.

 

The Hateful Eight fait surtout la part belle aux acteurs, servis par des dialogues omniprésents ; ceci, cependant, au risque d’être un peu trop gourmand en la matière. 2 heures 50 de scènes dialoguées, aussi brillantes soient-elles, c’est tout de même un peu long (et douloureux pour le fessier du spectateur dans la salle !). Mais ne boudons pas le plaisir de voir les huit salopards du récit impeccablement incarnés par des familiers de la bande à Tarantino – et des revenants. Pas de surprise de la part des anciens Reservoir Dogs Tim Roth et Michael Madsen, toujours intimidants à leur façon, et Samuel L. Jackson rajoute un personnage sacrément ambigu à la liste des personnages qu’il a campé depuis Pulp Fiction ; on retrouve avec plaisir la vieille trogne familière de Bruce Dern, rapidement vu dans Django Unchained, où jouait aussi Walton Goggins, excellent en « redneck » aux réactions comiques. Cependant, c’est le drôle de couple joué par Kurt Russell et Jennifer Jason-Leigh qui remporte les suffrages. Russell apporte sa dégaine d’acteur « carpentérien » et son autodérision naturelle pour camper un sympathique abruti. Dans ce jeu de massacre généralisé, on devine une certaine sympathie de Tarantino pour John Ruth : il a beau être idiot, brutal et odieux avec sa captive, il est attachant sans doute parce qu’il est le seul personnage à ne pas mentir (ce qui ne le protègera pas d’une mort sacrément douloureuse !). La revenante Jennifer Jason-Leigh, elle, s’amuse à revisiter les personnages de victimes qu’elle campait dans sa jeunesse (revoir Hitcher et La Chair & Le Sang pour apprécier le côté « masochiste » de la comédienne). Il n’est d’ailleurs pas interdit de voir dans la scène du café empoisonné une allusion de plus au chef-d’oeuvre médiéval de Paul Verhoeven, où la même Jason-Leigh laissait ses geôliers boire de l’eau contaminée par la peste… L’actrice, en tout cas, campe un beau « monstre ». Tarantino n’en sera pas plus à une provocation près, concluant le carnage par une image sacrément grinçante : Daisy pendue (et toujours menottée au bras tranché de John Ruth, qui aura donc tenu sa promesse de ne pas la laisser filer) haut et court par le Sudiste Mannix et le Noir Warren, littéralement couchés ensemble dans le même lit… Fini de rire, la fin de The Hateful Eight est d’un nihilisme extrême, que ne renierait pas le John Carpenter d’Assaut et The Thing

 

Ludovic Fauchier.

 

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Ci-dessus : Ennio Morricone, toujours bon pied bon œil, signe la superbe musique originale du film…

 

La fiche technique :

Ecrit et réalisé par Quentin Tarantino ; produit par Richard N. Gladstein, Shannon McIntosh, Stacey Sher, William Paul Clark et Coco Francini (The Weinstein Company)

Musique : Ennio Morricone ; photo : Robert Richardson ; montage : Fred Raskin

Direction artistique : Richard L. Johnson ; décors : Yohei Taneda ; costumes : Courtney Hoffman

Effets spéciaux de maquillages : Howard Berger et Greg Nicotero ; effets spéciaux visuels : John Dykstra (Method Studios / Scanline VFX)

Distribution USA : The Weinstein Company / Distribution France : SND Distribution

Durée : 2 heures 47 (Version Roadshow 70 : 3 heures 07)

Caméras : Panavision 65 HR et Panaflex System 65 Studio, film tourné en Ultra Panavision 70

Des maîtres et des élèves – STAR WARS EPISODE VII : LE REVEIL DE LA FORCE

SUPER ALERTE SPOILER ! Merci de ne pas lire cet article, si vous n’avez pas encore vu le film et que vous avez l’intention de le faire !! L.F.

 

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STAR WARS EPISODE VII : LE REVEIL DE LA FORCE, de J.J. Abrams

Trente années se sont écoulées depuis les évènements du Retour du Jedi, qui avaient vu L’Alliance Rebelle vaincre l’Empire. L’existence de la Nouvelle République reste bien incertaine, depuis la disparition de Luke Skywalker. Le dernier Chevalier Jedi encore en vie n’a en effet plus donné signe de vie depuis des années. A la tête de la Résistance, les forces armées chargée de protéger la République, sa sœur Leia Organa (Carrie Fisher) doit faire face à une nouvelle menace : le Premier Ordre, succédant à l’Empire Galactique, assemble des troupes et un armement considérable sous la férule du sinistre Suprême Commandeur Snoke (Andy Serkis).

Sur la planète désertique Jakku, le meilleur pilote de la Résistance, Poe Dameron (Oscar Isaac), obtient une carte remise par Lor San Tekka (Max Von Sydöw), un vieil ami de Luke, pour retrouver l’emplacement de celui-ci. Mais les troupes du Premier Ordre, menées par le redoutable chevalier du Côté Obscur, Kylo Ren (Adam Driver), débarquent et capturent Poe. Celui-ci a cependant remis à temps la carte à son droïde BB-8, qui s’enfuit dans le désert. Le petit droïde se retrouve bientôt entre les mains de Rey (Daisy Ridley), une orpheline pilleuse d’épaves de vaisseaux spatiaux. Un jeune stormtrooper, FN-2187 (John Boyega), écoeuré par la violence du Premier Ordre, aide Poe à s’évader, mais croit le perdre dans les sables de Jakku. Renommé « Finn », le soldat renégat tente de récupérer BB-8, en se faisant passer auprès de Rey pour un agent de la Résistance. Poursuivis par le Premier Ordre qui veut récupérer la précieuse carte, Rey, Finn et BB-8 volent le premier vaisseau qu’ils trouvent pour quitter Jakku : le Faucon Millennium ! Ils vont bientôt rencontrer une légende vivante de la Rébellion : Han Solo (Harrison Ford), toujours flanqué du fidèle Wookie Chewbacca (Peter Mayhew). Cette rencontre décisive va sceller le sort des deux jeunes gens, alors que le Premier Ordre prépare l’activation de sa terrifiante Base Starkiller…

 

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C’est qui, les plus beaux ? Chewie (Peter Mayhew) et Han Solo (Harrison Ford), revenus à leurs premières activités…

 

Impressions :

Comme disait C-3PO : « Voilà, c’est reparti !« . Petit flash-back : en octobre 2012, un grand trouble de la Force avait été ressenti par les Jedis du monde entier. Après avoir un temps envisagé de relancer la saga pour un épisode VII écrit par Michael Arndt (Toy Story 3), George Lucas avait finalement revendu son studio Lucasfilm Limited aux studios Walt Disney, leur cédant du même coup les droits d’exploitation de ses licences – Star Wars (et Indiana Jones aussi !) en tête. Décision qui marquait la fin d’une époque, Lucas ayant combattu pendant de longues années le système hollywoodien avant de rendre les armes. Il tenait ces dernières années des propos qu’illustraient bien, finalement, les choix faits pour sa  »prélogie » controversée, affirmant qu’il était devenu l’exact opposé du moviemaker qu’il voulait être plus jeune. Anakin / Darth Vader, l’homme devenu machine, avait pris le pas sur Luke Skywalker, le jeune fermier en quête d’accomplissement…

Une forme de renoncement ? On sait que Lucas, après avoir été le cinéaste-producteur indépendant le plus puissant d’Amérique, avait subi le feu nourri des critiques et des reproches par rapport à une longue série de décisions créatives… disons, assez aléatoires et peu convaincantes, pour rester dans l’euphémisme. La production d’Howard le Canard et de Labyrinthe, le « relookage » numérique de l’Edition Spéciale de la trilogie originelle, l’écriture hasardeuse de la prélogie (ah, Jar Jar Binks…), le finale d’Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal imposé par ses soins, etc. George Lucas est passé en quelques années du statut de héros de la génération geek à celui de tête de Turc attitrée de ceux-ci. Connu pour son comportement parfois abrupt et renfermé, le cinéaste-producteur a aussi payé cher des erreurs de communication, relayées et mal comprises sur le Net, s’attirant les foudres des fans les plus rageux (et les moins stables) de sa chère saga. Il est vrai que, dès que l’on parle de Star Wars, certains fans oublient vite toute pensée critique et réagissent excessivement (oubliant les préceptes de Maître Yoda) ; dès que le Grand Concepteur a tenté de se réapproprier un univers qui finissait par lui échapper, à partir des Editions Spéciales, ceux-ci ont rué dans les brancards, parfois méchamment. Ayant atteint les 70 ans, sans doute peu motivé de s’attirer un nouveau déluge de critiques nourries, Lucas a finalement accepté l’offre des studios Disney ; il a laissé à d’autres le soin de poursuivre sa saga spatiale.

 

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L’Appel de la Grande Aventure… Rey (Daisy Ridley) et le droïde BB-8, sur les traces du clan Skywalker.

 

Lucasfilm désormais sous l’égide de Disney, une nouvelle équipe s’est fondée, dirigée par une femme de tête : Kathleen Kennedy, la complice discrète du vieux camarade Steven Spielberg, au CV impressionnant – près de 35 ans de carrière de productrice dans l’industrie cinématographique américaine avec des titres comme E.T. et Jurassic Park -, et une réputation de compétence non usurpée. C’est elle qui a finalement débauché les différents réalisateurs chargés de créer la nouvelle trilogie Star Wars, ainsi qu’une tripotée de films (Han ?) « solos » liés à cet univers ; le premier d’entre eux, Rogue One, signé de Gareth Edwards (le récent Godzilla), sortira l’année prochaine et racontera la capture des plans secrets de l’Etoile Noire par un commando de soldats Rebelles, prélude aux évènement de l’Episode IV. Premier appelé pour cet épisode VII intitulé Le Réveil de la Force, un J.J. Abrams qui n’a pas résisté longtemps à l’invitation de Kathleen Kennedy. C’était couru d’avance : Abrams est l’archétype de ces réalisateurs, nés et élevés avec les films de Lucas et Spielberg, qui ne se privent pas de glisser allusions et hommages directs à ces derniers. Fanboy ultime devenu professionnel respecté, Abrams a déjà travaillé avec Spielberg, Harrison Ford (il est l’auteur du scénario d’A Propos d’Henry), et ses films portent bien la marque de ses passions. Voir l’ouverture « Indianajonesque » de Star Trek Beyond Darkness, ou Super 8, hommage astucieux et calculé aux films de SF de son producteur Steven Spielberg. Et affronter le feu nourri des fans ne lui fait pas peur : s’il a su relancé la franchise Star Trek, ce fut en faisant grincer quelques dents parmi les « Trekkies » puristes ; Abrams n’a jamais vraiment caché préféré le rythme et la mythologie de la saga de Lucas plutôt que la série de Gene Roddenberry. En acceptant de changer de camp, Abrams était conscient du risque, et surtout des risques encourus, les spectateurs gardant encore en mémoire les seize ans d’attente ayant mené à la déception unanime de La Menace Fantôme.

 

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En sauvant le pilote Poe Dameron (Oscar Isaac), Finn (John Boyega) change son destin programmé d’avance.

 

Attendu au tournant, Abrams a su convaincre les réticents, amenant avec lui de solides garanties de respect de la trilogie originale : le « King » John Williams est toujours fidèle au poste musical, de même que le génial concepteur sonore Ben Burtt. Abrams ramena aussi un nom familier au scénario : Lawrence Kasdan, porté disparu depuis l’échec de DreamCatcher en 2003. Celui-là même, qui, sous l’égide de Lucas, signa les brillants scripts de L’Empire Contre-Attaque et Les Aventuriers de l’Arche Perdue ; devenu cinéaste, Kasdan fut un solide artisan capables de livrer quelques trésors, comme le très sympathique western Silverado. Avec Kasdan comme coscénariste, Abrams a su livrer un récit respectueux de la trilogie originale, équilibrant le spectaculaire par des personnages solides. Le rappel des « vieux de la vieille », Mark Hamill, Carrie Fisher et Harrison Ford, en mentors d’une nouvelle génération de héros, coulait de source. Autre motif de satisfaction : l’annonce d’Abrams de ne pas tout sacrifier à l’imagerie numérique. Les acteurs ne seraient plus perdus dans des fonds verts face à des extra-terrestres informatiques. Les effets modernes sont donc combinés à des procédés plus classiques (maquillages, animatroniques et effets pratiques), donnant une patine plus réelle à l’univers dépeint. Bon point, qui témoigne cette année d’un changement de paradigme dans les récents blockbusters (voir ainsi Mad Max Fury Road, The Walk, Seul sur Mars, et quelques autres, qui ont su rééquilibrer techniques anciennes et imagerie numérique discrète). Donc, ce Réveil de la Force s’annonce comme l’épisode du changement. Un difficile numéro d’équilibriste entre le respect de l’ancienne trilogie, avec ce que cela implique comme « fan service » inévitable, et le besoin de la nouveauté. Au vu du résultat final, le pari d’Abrams est gagné. Le film retrouve le souffle serial de la trilogie classique, réserve bonnes surprises et moments attendus, et le grand spectacle est au rendez-vous. Mais (il y a forcément un mais…) tout n’est pas parfait pour autant…

 

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Rey traverse un cimetière d’épaves mythiques. Comment convoquer en un seul plan tous les fantasmes des fans…

 

Commençons par les différences notables, celles d’ordre esthétique : Abrams a un style de mise en scène bien à lui qui tranche souvent avec celui intronisé par Lucas. Ce dernier se posait surtout sur un montage « classique », au risque parfois de laisser des scènes un peu plates (dans les préquelles) traîner en longueur. Abrams, lui, laisse rarement sa caméra en repos, et privilégie des ambiances visuelles au look assez agressif, sur-stimulant l’œil du spectateur. Pas forcément une mauvaise approche, mais il faut un temps d’adaptation aux anciens (comprenez : ceux de ma génération…) pour se faire à ce nouveau style. En contrepartie, le cinéaste sait aussi doser ses effets, jouant dans la première partie, sur la planète Jakku, sur une imagerie familière et nostalgique. Il suffit de voir Rey évoluer parmi les carcasses d’un Destroyer Impérial ou d’un AT-AT pour apprécier l’intention ; les évènements des films originaux sont devenus l’objet de légendes pour la jeune femme, mise sur le même pied d’égalité que les spectateurs des Star Wars, qui ne pourront qu’apprécier la mise en abîme à leur intention. Ces films, ayant eux-mêmes souvent puisé dans des récits imaginaires lointains (les mythes arthuriens en tête), véhiculent désormais leur propre mythologie. Même son de cloche chez le méchant Kylo Ren, qui conserve une très précieuse relique à laquelle il voue un attachement fanatique : le casque fondu et brûlé de Darth Vader (ce qui laisse au passage supposer qu’il a froidement profané sa sépulture sur Endor !). Cette atmosphère nostalgique, révolue, fonctionne bien et va dans le sens des nouveaux personnages pour qui Luke, Han Solo, Leia et les autres sont devenus des héros mythiques. L’identification est donc cohérente, et immédiate. Et Abrams, petit malin, s’amuse à retarder au maximum l’apparition desdits héros et de leurs vaisseaux emblématiques. Grand moment de joie dans la salle, quand la caméra révèle que le « vieux cargo » que vont emprunter Finn et Rey n’est autre que le Faucon Millennium… Et ça marche à chaque fois, dès que Han Solo, Leia et enfin Luke surgissent à des instants décisifs. Tout comme d’autres images emblématiques des films originaux : le sabre-laser bleu de Luke (inexplicablement récupéré), le jeu d’échecs animé du Faucon, ou le look familier des troupes du Premier Ordre. Sans oublier Chewie, et les droïdes, un peu plus en retrait !

 

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Ne l’appelez plus « Princesse » ! Leia (Carrie Fisher) est désormais Générale de la Résistance, toujours prête à se battre pour la liberté.

Le « fan service », parfaitement respecté, ne fait pas tout. En travaillant avec Lawrence Kasdan, J.J. Abrams livre une histoire à la fois inédite et familière. L’approche  »légendaire » des personnages familiers de l’univers Star Wars permet de revenir aux bases, et de lancer le film comme une quête classique. Celle de deux orphelins venus d’horizons très différents, et qui, comme toute bonne quête initiatique qui se respecte, cherchent leur voie en rencontrant des modèles, des mentors. Finn et Rey sont encore des personnages en formation (les volets suivants devraient les étoffer), des archétypes forts grâce auxquels nous retrouvons les figures familières, désormais vieillissantes, que constituent Han, Leia et Luke. Abrams et Kasdan ont dû rebâtir de nouvelles bases sur une narration familière. Le réalisateur ne se prive pas, d’ailleurs, de citer souvent le Star Wars original, dont il reprend les grandes lignes : l’évasion d’un petit robot détenteur d’un plan, un personnage orphelin égaré sur une planète désertique, une station spatiale capable de raser une planète, une cantina remplie d’aliens bigarrés, un vilain vêtu de noir, un maître Jedi exilé, le noble sacrifice d’un héros vieillissant… Si Le Réveil de la Force prend des airs de reboot / remake d’Un Nouvel Espoir, ce n’est pas par hasard.

 

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Nouvelle saga, nouveaux héros : Finn (John Boyega) et Rey, embarqués dans la Résistance aux côtés de Han Solo.

 

L’hommage évident permet ainsi à Abrams et Kasdan de créer une filiation évidente entre les deux jeunes héros et leurs illustres mentors. Han Solo devient ainsi le père de substitution de Finn et Rey qui ont osé lui voler le Faucon Millennium, Leia endosse totalement le rôle de chef politique et militaire de la Résistance, et Luke s’exile, tels ses anciens maitres. La patte de Kasdan est vite reconnaissable, dans les échanges humoristiques de Han Solo et de Finn (excellent John Boyega, jeune acteur anglais découvert en attachant « caillera » dans Attack the Block), aussi bouillant et fonceur qu’il l’était jadis. Mais pas de bon film sans drame, et le vieux forban de l’espace suivra le destin d’autres glorieux mentors : Qui-Gon et Obi-Wan, tués sous les yeux des jeunes héros en devenir. Rey, elle, trouvera un soutien instinctif auprès de Leia, avant de partir à la rencontre de Luke Skywalker. Cette toute jeune femme sans attaches, sans nom, émotionnellement « fermée » au début du récit, s’affirme comme le personnage fort de la nouvelle saga. Rey n’a pas de famille (pour le moment !) et s’en crée une, en allant chercher son mentor, dans une jolie scène finale muette portée par la musique de John Williams. L’élève doit toujours chercher le maître… La prometteuse Daisy Ridley voit sa relative inexpérience professionnelle lui servir pour un personnage qui va sans doute beaucoup évoluer. Astucieux, au passage, le choix d’une actrice ressemblant comme deux gouttes d’eau à Natalie Portman (et donc à Padmé, la maman de Luke et Leia !) pour incarner un personnage rallié volontairement à la famille Skywalker. Et la demoiselle sait, en plus, se servir à merveille du sabre-laser… Signe des temps ? Les blockbusters récents, si souvent réservés aux héros masculins, semblent enfin accepter la parité et laisser aux femmes les rôles forts. Rey rejoint, pour cette année 2015, d’autres héroïnes n’ayant rien à envier aux héros d’action – voir Charlize Theron, impériale Furiosa dans Mad Max Fury Road, ou la superbe Rebecca Ferguson éclipsant Tom Cruise dans le dernier Mission : Impossible. Pas de doute, les temps changent.

 

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Kylo Ren (Adam Driver), en plein méfait. Difficile de marcher dans les pas d’un illustre grand-père…

 

Par contre, Le Réveil de la Force faiblit légèrement quand il s’agit de présenter des méchants impressionnants. La révélation majeure du scénario portant sur l’identité réelle de Kylo Ren, successeur autoproclamé de Darth Vader. Filiation difficile à assumer, tant le Seigneur Sith est devenu l’icône absolue du Mal (ou du Bien dévoyé, selon le point de vue) et reste difficilement égalable. Abrams et Kasdan se sont pourtant donné du mal pour donner à Kylo Ren une profondeur psychologique. Ils n’attendent pas longtemps pour démasquer leur vilain : il s’agit donc du fils révolté de Han et Leia, Ben Solo. Un fils brillant mais perturbé, comme l’était Anakin Skywalker / Darth Vader, son aïeul. L’idée d’en faire donc un reflet de Vader est bonne, et va dans la logique historique du clan Skywalker, mais elle joue parfois contre le film ; la comparaison est inévitable, et ne profite pas au nouveau venu dont les motivations sont assez floues pour le moment : difficile de comprendre les raisons l’ayant poussé à rejoindre un Ordre fanatique. Parions, là encore, que les prochains films nous en dévoileront un peu plus. Cela dit, le personnage est bien dans son époque, hélas ; sans vouloir prêter un propos politique déplacé à ce qui reste un film de divertissement, on ne peut pas s’empêcher de voir en Kylo Ren l’équivalent fictif de ces jeunes gens qui tournent le dos à leurs familles pour rejoindre Daesh, et se faire complètement laver le cerveau par de lamentables leaders… Cela dit, revenons à nos vilains de cinéma. Pour le coup, ils manquent du charisme de leurs prestigieux aînés sur lesquels ils sont évidemment calqués : le Général Hux (Domnhall Gleeson) manque de la froide prestance du Grand Moff Tarkin joué jadis par Peter Cushing. Et le grand manipulateur de service, le Commandeur Suprême Snoke incarné par Andy Serkis, est pour l’instant un pâle reflet de l’Empereur Palpatine. Inexplicablement platement filmé en deux séquences, il lui manque une aura maléfique que le défunt Empereur avait eu (aidé cela dit par une présentation volontairement retardée). Et son look numérique le fait par trop ressembler à Lord Voldemort (des Harry Potter) pour totalement convaincre.

 

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Les X-Wings de la Résistance, lancés dans une monumentale offensive. La Force est avec eux !

 

Ces quelques réserves, heureusement, n’entament en rien la bonne humeur et l’enthousiasme qui se dégage du film, clairement fait par des amoureux de la saga pour leurs congénères. Du suspense, de l’humour, du drame, des images emblématiques… tout est là, ou presque ! Abrams a su offrir au passage un beau départ au plus sympathique des contrebandiers, auquel Harrison Ford prête son charisme intact de vieux briscard du grand écran. Le cinéaste a par ailleurs su trouver le bon équilibre entre les techniques numériques et les effets traditionnels, rendant une patine « ancienne » qui avait fait défaut sur les préquelles de la saga. Le point d’orgue de ces effets visuels bien  employé étant ces vertigineux dogfights aériens entre les vaisseaux mythiques, Faucon Millennium, chasseurs X-Wings, Destroyers et TIE, impeccablement découpés et hyperdynamiques. Par ailleurs, l’ajout des nouveaux personnages n’est jamais artificiel. Le bouillant Finn, la jeune Rey, l’intrépide pilote Poe Dameron et surtout le petit robot BB-8 (dont les mimiques et les gazouillis sont irrésistibles… prends garde, R2, tu as de la concurrence) sont déjà des personnages emblématiques.

 

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‘Tu vois, Chewie ? C’est comme ça qu’on fait des films, maintenant.

- GRAAAWWWRGGHHH !!!

- Oui, tout à fait ! Avec le numérique, tes poils ne s’incrusteront plus dans la pellicule !

- AAWWWGHHFF. « 

 

Beaucoup de questions restent en suspens, comme il se doit. J.J. Abrams a su trouver l’équilibre entre les attentes des fans, sa propre passion teintée de nostalgie pour la saga, les évolutions techniques inévitables de celles-ci, et les nouveaux enjeux narratifs nécessités par cette nouvelle trilogie désormais indépendante de son créateur. Les dernières minutes du film appellent à un développement prometteur et risqué, dans le même temps. Luke va transmettre son enseignement à Rey, faisant écho à sa propre formation passée auprès d’Obi-Wan (dont il reprend l’apparence emblématique) et Yoda ; de même que Kylo Ren va finir sa formation au Côté Obscur auprès de Snoke, reflet évident de la relation Vader-Palpatine. Avec les Episodes VIII et IX dont la préparation est déjà planifiée, de nouveaux défis sont à relever. On attend un peu plus de profondeur chez les nouveaux personnages, qui auront d’inévitables choix moraux à faire ; ce qui implique des informations supplémentaires sur le passé de Kylo Ren et Rey, définitivement nouvelle héroïne de la saga ; on espère tout autant voir évoluer Finn, l’ancien Stormtrooper aux problèmes de conscience. A charge pour Rian Johnson (réalisateur de l’excellent Looper) et Colin Trevorrow (qui a joliment assumé l’héritage de Spielberg pour Jurassic World) d’amener ces nouveaux Star Wars vers des chemins plus complexes. J.J. Abrams, lui, peut savourer la réussite de cet épisode du renouveau dans la continuité.

 

Ludovic Fauchewbacca

 

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Et un nouveau thème musical réussi dans la galaxie Star Wars par John Williams ! Le Maestro crée ici le joli thème de Rey.

 

La fiche technique :

Réalisé par J.J. Abrams ; scénario de J.J. Abrams & Lawrence Kasdan, et Michael Arndt, d’après les personnages créés par George Lucas ; produit par J.J. Abrams, Bryan Burk, Kathleen Kennedy, Tommy Gormley, Lawrence Kasdan, Michelle Rejwan, Ben Rosenblatt et John Swartz (Bad Robot / Lucasfilms Limited / Truenorth Productions)

Musique : John Williams ; photo : Dan Mindel ; montage : Maryann Brandon et Mary Jo Markey

Direction artistique : Neil Lamont ; décors : Rick Carter et Dan Gilfford ; costumes : Michael Kaplan

Effets spéciaux de plateau : Chris Corbould ; effets spéciaux visuels : Ben Morris, Michael Mulholland et Nick Hsieh (ILM / BaseFX / Blind / Hybride Technologies) ; effets spéciaux animatroniques : Neal Scanlan ; mixage et design sonore : Ben Burtt ; cascades : Rob Inch

Distribution : Walt Disney Studio Motion Pictures

Caméras : IMAX MSM 9802 et Panavision Panaflex Millennium XL2

Durée : 2 heures 15

Retour vers le Futur (dans le Passé) 1995 – SEVEN

Nom de Zeus, Marty ! Nous sommes en 1995, et le monde a considérablement changé…

1995, année si loin, si proche… Voilà l’occasion de passer en revue les évènements qui faisaient alors l’actualité, il y a vingt ans. La fin de la Guerre Froide et l’effondrement du bloc Soviétique devaient amener, croyait-on, une époque de paix. Notion bien relative quand on voit ce qu’annonçaient certains évènements funestes de l’époque. Alors que l’Organisation Mondiale du Commerce entrait en vigueur, les Etats-Unis, sous la présidence de Bill Clinton, établissaient (ou du moins, tentaient) d’établir un nouvel ordre mondial. L’Amérique « gendarme du monde » retirait ses troupes en Somalie, marquant la fin de l’opération Restore Hope. A l’étranger, Clinton se plaçait en arbitre de la paix, réussissant à faire signer les seconds accords d’Oslo aux frères ennemis, Israël et la Palestine : Yasser Arafat et Yitzhak Rabin signaient le document le 28 septembre ; espoir de paix brisé le 4 novembre, lorsque Rabin sera assassiné par un jeune extrémiste israélien. Par ailleurs, la nébuleuse terroriste islamiste Al Qaida fait ses tristes débuts sous l’égide d’un certain Ousama Ben Laden : le 13 novembre, une base américaine située à Riyad en Arabie Saoudite est touchée par un attentat suicide, faisant 5 morts. L’opinion publique américaine, elle, est surtout marquée cette année-là par un autre drame, le 19 avril ; un milicien d’extrême droite commet un attentat à Oklahoma City contre l’immeuble fédéral Alfred P. Murrah, faisant 168 morts ; ce sera, pour quelques années, l’attentat le plus meurtrier commis sur le territoire américain. L’actualité américaine s’intéresse à d’autres sujets controversés : les américains suivront (ou subiront) le dénouement du procès rocambolesque d’O.J. Simpson ; arrêté pour avoir tué sa femme et l’amant de celle-ci, l’ancien joueur de football américain et acteur sera acquitté à la surprise générale le 3 octobre. Le 16 octobre, la « Million Man March », manifestation organisée par le mouvement afro-américain pour attirer le regard des partis politiques sur la situation économique des Noirs américains, offre surtout une publicité pour le leader de Nation of Islam, Louis Farrakhan, dont les propos divisent l’opinion.  

En France, l’actualité politique de 1995 est dominée par le changement de présidence. François Mitterrand, épuisé par la maladie, s’en va ; son successeur sera Jacques Chirac, devançant aux élections présidentielles Lionel Jospin et « son ami de trente ans » Edouard Balladur. Le Premier Ministre RPR se voyait trop tôt en haut de l’affiche… (subitement, je me mets à penser aux meilleurs moments des Guignols de l’Info…). Le nouveau président nomme Alain Juppé Premier Ministre ; l’état de grâce prendra vite fin, cependant. La reprise des essais nucléaires à Mururoa et le plan de réforme de la Sécurité Sociale provoquant une grève en novembre-décembre vont y contribuer. L’Hexagone vit aussi des heures inquiétantes, une vague d’attentats survenant en été et automne. Le Groupe Islamique Armé, basé en Algérie, est officiellement désigné comme responsable de l’assassinat de l’Imam Sarhaoui le 11 juillet, et de l’attentat du RER B à la station Saint-Michel à Paris le 25 juillet, faisant 8 morts et 117 blessés. Un autre attentat survient le 17 août, Place de l’Etoile, faisant 16 blessés. D’autres attentats ratent ou sont déjoués : une ligne de TGV près de Lyon le 26 août, Boulevard Richard Lenoir le 3 septembre, place Charles Vallin le lendemain, une école juive de Villeurbanne le 7 septembre… Le suspect numéro 1 de l’enquête, Khaled Kelkal, sera finalement abattu par la police le 29 septembre. Mais la menace demeure : un autre attentat raté Place d’Italie le 6 octobre, et le 17 octobre, de nouveau au RER Saint-Michel, une trentaine de blessés. Sans aucun rapport, un autre crime, particulièrement macabre, marquera les esprits à la fin de l’année : le « suicide collectif » (et assassinat probable) de 16 membres de la secte du Temple Solaire le 16 décembre.

L’actualité internationale retiendra, en cette année 1995, d’autres sombres évènements. La guerre civile en ex-Yougoslavie, qui touche peu à peu à sa fin, avec son lot de tragédies : les troupes serbes commettent un massacre contre la population musulmane de Srebenica, en Bosnie-Herégovine, le 11 juillet (plus de 8000 morts). A la fin de l’année, le tribunal pénal international inculpe Radovan Karadzic et Hratko Mladic pour génocide et crime contre l’humanité. La Russie de Boris Ieltsine, avec une armée financièrement exsangue, se lance dans la première guerre de Tchétchénie, le 15 avril, faisant suite à la chute du palais présidentiel de Grozny le 15 janvier. Au Japon, on sera surtout marqué par le tremblement de terre de Kobé, qui fera le 17 janvier 6433 victimes et 43700 blessés ; le 20 mars, le métro de Tokyo est la cible d’un attentat au gaz sarin commis par les membres de la secte criminelle Aum, faisant 12 morts et des milliers de blessés. Autres évènements, encore : l’inquiétante montée en puissance du mouvement Taliban en Afghanistan ; les premières inculpations pour crimes contre l’humanité par le Tribunal pour le Rwanda (TPR) en Tanzanie ; la libération d’Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la Paix, assignée à résidence par les militaires birmans.

Hors de ces graves nouvelles, 1995 marquera aussi d’autres évènements importants. Du côté des sciences, par exemple, où le système GPS est annoncé comme opérationnel. Les astronomes, eux, sont heureux de découvrir la première planète extrasolaire, le 6 octobre : 51 Pegasi b. 1995, c’est aussi une année sportive toujours bien remplie. La troisième édition de la Coupe du Monde de Rugby est remportée par le pays organisateur, l’Afrique du Sud de François Pienaar, qui bat la Nouvelle-Zélande de Jonah Lomu. Une grande victoire symbolique pour le président d’un pays réunifié dans la douleur : Nelson Mandela. L’Angleterre, avec les frères Underwood, remporte le Tournoi des Cinq Nations avec un grand chelem en prime. En cyclisme, l’espagnol Miguel Indurain remporte son cinquième et ultime Maillot Jaune, au terme d’une édition endeuillée par l’accident mortel du cycliste italien Fabio Casartelli. Les français saluent la victoire de leurs handballeurs, champions du monde, avec Jackson Richardson. Steffi Graf et Pete Sampras sont les numéros 1 mondiaux en tennis. Michael Schumacher remporte son second titre de champion du monde de Formule 1 chez Benetton. Côté football, l’Ajax Amsterdam remporte la Ligue des Champions devant le Milan AC. Du côté de l’équipe de France, on tourne une page : « Patator » Papin et « Picasso » Cantona s’en vont (merci encore, les Guignols !), livrant leur dernier match en sélection. Cantona, superstar à Manchester United, fait aussi parler de lui en écopant de six mois de suspension, après s’être défoulé sur un supporter qui l’insultait. Le football va aussi changer, cette année-là, après la validation de l’arrêt Bosman du 15 décembre ; en vertus des lois européennes de libre circulation, chaque club pourra désormais recruter autant de joueurs étrangers du continent, sans limitation. Cela va transformer notamment la politique de recrutement des grands clubs, et une hausse phénoménale du prix des transferts.

1995, ce fut aussi l’émergence à la télévision de séries, en provenance des USA, entraînant de véritables cultes. Trois titres retiennent l’attention : la seconde saison de X-Files (ou Aux Frontières du Réel), qui suit les agents du FBI Mulder et Scully enquêter sur les phénomènes paranormaux, crée un véritable phénomène culturel international. Urgences, produite par Steven Spielberg et Michael Crichton, fait un carton. Les drames et les joies des médecins urgentistes du Cook County Hospital de Chicago (parmi lesquels un certain George Clooney) sont unanimement appréciés. Et il y a aussi la sitcom emblématique de cette époque : Friends, et ses six joyeux new yorkais dont les galères amoureuses et professionnelles font bien rire le public, qui vient juste de finir sa première saison.

L’année marquera aussi le décès de quelques personnalités notables : la romancière Patricia Highsmith, l’explorateur et scientifique Paul Emile Victor, le professeur Henri Laborit, les philosophes Emil Cioran et Gilles Deleuze, ou encore le père de Corto Maltese, Hugo Pratt…

1995, dans le petit monde du Cinéma, marque la commémoration du centenaire de la naissance officielle du 7ème Art, avec ce qu’il faut, pour la circonstance, de cérémonies un brin compassées, et d’initiatives intéressantes, comme cette série de documentaires consacrées au cinéma de chaque pays, réalisées pour le BFI par des cinéastes d’envergure. Les films sont de qualité inégale, même signés de Stephen Frears, George Miller ou Jean-Luc Godard, le plus emblématique étant Un Voyage avec Martin Scorsese à travers le Cinéma Américain, le réalisateur de Taxi Driver offrant un sacré cadeau aux cinéphiles du monde entier. Quelques étoiles s’éteignent, cette année-là : Ginger Rogers, Lana Turner, Ida Lupino, Dean Martin… Du côté des grandes cérémonies annuelles, le film d’Emir Kusturica, Underground, chronique tragicomique de l’ex-Yougoslavie, remporte la Palme d’Or à Cannes, une récompense symbolique alors que ce pays est déchiré par la guerre civile. Au Danemark, ça bouge, avec la fondation du mouvement Dogme 95 par les cinéastes Lars Von Trier et Thomas Vinterberg, qui va renouveler pour un temps le cinéma scandinave. Autres grands moments de l’année cinéma 1995 dans le monde : du côté des antipodes, quelques trublions talentueux marquent des points. Le néo-zélandais Peter Jackson fait le tour triomphal des festivals avec son Créatures Célestes (avec la toute jeune Kate Winslet) sorti l’année précédente, et réalise un beau canular à la télévision locale avec son faux documentaire Forgotten Silver consacré à la vie d’un cinéaste inconnu ayant tout créé avant tout le monde ; et son voisin d’Australie, George Miller, le père de Mad Max, produit (et réalise officieusement) l’attendrissant Babe, les aventures du petit cochon au grand cœur qui est le succès surprise de l’été aux USA. Le Japon se réveille, du côté du cinéma d’animation, et on découvre en France, avec trois ans de retard, le superbe Porco Rosso d’Hayao Miyazaki. Côté anglais, on retrouve Wallace & Gromit dans leur troisième aventure en court-métrage, Rasé de près, où il sauvent un gentil petit mouton, Shaun, des griffes d’un affreux chien cyborg. Le studio d’animation Aardman s’impose ainsi comme une valeur sûre. 1995, c’est le grand retour de l’agent 007 après une absence de six ans ; James Bond prend les traits du suave Pierce Brosnan dans Goldeneye. Chez les Italiens, le cinéma local a été sinistré par l’étouffoir Berlusconi ; c’est une forme de miracle si un film comme Le Facteur, coproduit avec l’Angleterre et la France, remporte un vif succès, aidé par la prestation bouleversante de l’acteur Massimo Troisi, qui décèdera peu après le tournage de ce film avec Philippe Noiret. En France, l’actualité cinéma est devenue désormais bien ronronnante. Les rescapés de la Nouvelle Vague (qui saluent la mémoire de Louis Malle, décédé) sont toujours là, avec des fortunes diverses : les deux Claude, Chabrol et Sautet, s’en sortent le mieux (La Cérémonie avec Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire, Nelly et Monsieur Arnaud avec Emmanuelle Béart et Michel Serrault), d’autres comme Bertrand Tavernier ou Jean-Paul Rappeneau (L’Appât et Le Hussard sur le Toit) marquent le pas. Le succès de la fin d’année est évidemment une comédie, Les Trois Frères, avec le trio des Inconnus à la poursuite de leurs chères « patates » en héritage. Très attendu, le nouveau film de Jeunet et Caro, La Cité des Enfants Perdus, mélange plutôt indigeste de réalisme poétique et de science-fiction steampunk, divise. Film culte ou pensum dépressif ? En tout cas, tout le monde salue l’émergence d’un jeune réalisateur bourré de talent et d’idées : avec son second long-métrage, La Haine, Mathieu Kassovitz donne un grand coup de pied dans la fourmilière. Cette virée de trois copains d’une banlieue ghettoïsée, dont l’un veut se venger de la police, appuie là où ça fait mal sur les bonnes consciences, avec humour et énergie. Le film provoque son lot de débats et de polémiques sur les banlieues, où tout le monde se reconnaît en Vinz, Hub et Saïd. Et c’est la révélation d’un acteur de premier plan, Vincent Cassel.

Outre-Atlantique, les règles du jeu sont les mêmes. Sorties estivales et de fin d’année sont dominées par les productions des major companies, et entre ces deux grandes vagues, les productions (plus ou moins) indépendantes offrent quelques très bonnes surprises. Comme Little Odessa, œuvre d’un certain James Gray, suivant les retrouvailles houleuses d’un tueur (Tim Roth) avec sa famille d’immigrants ukrainiens ; Crossing Guard, de Sean Penn qui offre un rôle magnifique à Jack Nicholson en père brisé par la mort de sa fille ; Penn, acteur, est à l’affiche du bouleversant Dead Man Walking (La Dernière Marche) où son confrère Tim Robbins l’associe à Susan Sarandon pour un réquisitoire anti-peine de mort sans concession ; il y a aussi Leaving Las Vegas de l’anglais Mike Figgis, qui suit la dérive suicidaire d’un écrivain alcoolique joué par Nicolas Cage ; et le thriller culte Usual Suspects, second film de Bryan Singer, où une bande de braqueurs (parmi lesquels Kevin Spacey et Benicio Del Toro) se découvre manipulée par un certain Kaiser Sozë (Keyser Sözay ? Kayser Sooseeëy ? Je ne sais plus…) qui pourrait être l’un d’eux…  

Le gagnant de l’année 1995, sur les grands écrans hollywoodiens, c’est très certainement Tom Hanks : il vient de remporter son second Oscar du Meilleur Acteur d’affilée, pour Forrest Gump, qui décroche d’ailleurs les principales statuettes dorées ; Hanks, au sommet de sa popularité, enchaîne en étant la tête d’affiche d’un des grands succès de l’été : l’aventure spatiale Apollo 13 filmée par Ron Howard, reconstitution minutieuse de la dramatique mission. Et de plus, Hanks prête sa voix au shérif Woody, héros du tout premier long-métrage du studio Pixar : Toy Story ! Une date dans le cinéma d’animation qui va voir peu à peu les images de synthèse prendre le dessus sur l’animation traditionnelle. Si c’est une heureuse année pour Tom Hanks, en revanche, pour d’autres, c’est la soupe à la grimace. Kevin Costner, surtout, dont le prestige décline à cause du tournage de Waterworld, dont le budget pharaonique (172 millions de dollars) et les incidents de tournage font plus parler que le film lui-même. A peine plus heureux, Sylvester Stallone fait un bide avec son Judge Dredd charcuté au montage. L’ère des « musclors » prend fin. Pour deux réalisateurs connus pour leur sens de la provocation, l’époque « politiquement correcte » est fatale : William Friedkin et Paul Verhoeven se font étriller par la critique pour Jade et Showgirls, écrits tous deux par Joe Eszterhas. Montrer les dessous corrompus de la politique, de la justice et du show-business n’était pas du goût du public. Friedkin tournera le dos à Hollywood, Verhoeven n’a pas encore brûlé ses dernières cartouches. A peine plus heureux : Strange Days, thriller futuriste détonant de Kathryn Bigelow, un film écrit par James Cameron avec Ralph Fiennes, est un échec public, mais gagnera une valeur « culte ». Oliver Stone, avec Nixon, livre un nouveau pavé qui divise, malgré l’interprétation d’Anthony Hopkins dans le rôle du président paranoïaque. L’année 1995 sera celle des valeurs sûres : Gene Hackman, en commandant de sous-marin dans Crimson Tide (USS Alabama) face à Denzel Washington (Hackman sera aussi un méchant mémorable dans le western de Sam Raimi, The Quick and the Dead, face à Sharon Stone, Russell Crowe et Leonardo DiCaprio, et très drôle face à John Travolta dans Get Shorty) ; Sean Connery, magnifique Roi Arthur vieillissant face à Richard Gere dans First Knight (Lancelot) ; Robert De Niro, dans ses derniers bons films, retrouve Martin Scorsese pour la dernière fois avec Casino (aux côtés de Sharon Stone et de l’éternel irascible Joe Pesci), et surtout affronte son grand rival Al Pacino dans le magistral polar de Michael Mann, Heat ; Bruce Willis revient en forme, d’abord dans Die Hard III (Une Journée en Enfer) de John McTiernan, faisant équipe avec Samuel L. Jackson pour résoudre les énigmes mortelles du grand méchant Jeremy Irons, ceci avant d’enchaîner avec un beau contre-emploi dans Twelve Monkeys (L’Armée des Douze Singes), de Terry Gilliam, où l’on remarque aussi Brad Pitt ; Nicole Kidman est enfin prise au sérieux en Miss Météo manipulant Joaquin Phoenix dans le très grinçant To Die For (Prête à tout) de Gus Van Sant ; enfin, les acteurs-réalisateurs ont la côte, dans des registres différents : Mel Gibson mène la révolte dans l’Ecosse médiévale de Braveheart, une épopée pleine de drames, de grands espaces, de trahisons et de batailles furieuses (les plus violentes jamais vues alors). Clint Eastwood, lui, fait pleurer la planète entière devant sa brève romance avec Meryl Streep dans le très beau The Bridges of Madison County (Sur la route de Madison). Le paysage cinématographique américain est cependant bousculé par l’arrivée sur les écrans, le 22 septembre 1995, d’un film policier à la noirceur absolue. Un jeune cinéaste prometteur s’offre une belle revanche sur le système hollywoodien qui l’avait maltraité…

 

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L’inspecteur William Somerset (Morgan Freeman), de la brigade des homicides, est dans sa dernière semaine de travail avant la retraite. Cet officier méticuleux et solitaire se voit temporairement associé à son successeur, l’inspecteur David Mills (Brad Pitt). Mills est tout son contraire : impulsif, prêt à en découdre et désireux de se faire un nom, le jeune enquêteur se vante de cinq années d’expérience en province et vient juste de s’installer en ville, avec son épouse Tracy (Gwyneth Paltrow).

Dans cette période de transition, la collaboration temporaire entre Somerset et Mills démarre de manière macabre : les voilà obligés d’enquêter sur un crime aussi bizarre que morbide. Un homme obèse a été séquestré chez lui, et forcé de s’empiffrer pendant des jours sous la menace d’un revolver, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le lendemain, Mills se retrouve sur une autre scène de crime : un avocat célèbre a été retrouvé mort dans son bureau, poussé à s’entailler et s’arracher une livre de chair. Sur le mur, le mot « Avarice » a été écrit. De quoi mettre la puce à l’oreille de Somerset, qui revient sur le lieu du meurtre de l’homme obèse et trouve, caché derrière le frigo, le mot « Gourmandise » écrit dans la graisse. Les deux meurtres sont liés, l’œuvre probable d’un tueur en série obnubilé par la religion, et les Sept Péchés Capitaux. Les empreintes digitales mènent Mills et Somerset à un certain Victor, trafiquant de drogue et pédophile. Mais l’auteur présumé des meurtres n’est plus qu’un cadavre vivant ligoté à son lit, avec le mot « Paresse » écrit dans sa chambre, et amputé d’une main… Le vrai tueur, surnommé « John Doe » (Kevin Spacey), planifiait ses crimes depuis des mois. Traqué par la police, l’insaisissable Doe va continuer à sa macabre série. Et Somerset doute de plus en plus…

 

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Ci-dessus : l’image emblématique de Seven, les fameuses lampes-torches brandies par Somerset (Morgan Freeman) et Mills (Brad Pitt) dans l’antre du premier meurtre.

 

Entre 1992 et 1994, David Fincher a dû broyer du noir. Le jeune réalisateur alors tout juste trentenaire est passé en l’espace d’une année du statut de potentiel nouveau Wonder Boy à celui de victime en règle du système hollywoodien, à l’issue du tournage cauchemardesque d’Alien 3. Son parcours semblait pourtant tout tracé ; cet autodidacte qui, à l’instar d’un Spielberg ou d’un Tim Burton, avait commencé à faire ses premiers films dès l’enfance avec la caméra Super 8 familiale, avait commencé sa vie professionnelle sur le film d’animation Twice Upon a Time produit par George Lucas ; ceci avant de passer chez ILM, le prestigieux studio d’effets visuels de Lucas, sur Le Retour du Jedi et Indiana Jones et le Temple Maudit, comme caméraman et photographe des mattes (peintures sur verre). Après cela, Fincher devint réalisateur de publicités et de clips vidéo (pas moins de quatre pour Madonna) lui permettant de développer son sens visuel unique et de trouver son style, notamment sous l’égide de la compagnie Propaganda Films, véritable vivier de futurs talents qui lança aussi les carrières de Spike Jonze, Michel Gondry, Alex Proyas, Gore Verbinski ou Michael Bay (personne n’est parfait !). Le jeune homme croyait avoir décroché la timbale en obtenant le tournage d’Alien 3. Un cadeau empoisonné pour cet admirateur du travail de Ridley Scott : les cadres exécutifs du studio Fox, loin de le soutenir, ne virent en lui qu’un simple employé chargé d’accomplir leur quatre volontés. Le jeune homme voulait faire une suite originale, amenant un traitement révolutionnaire, épique et cauchemardesque ; les costumes-cravates du studio lui prièrent de laisser ses grandes idées au vestiaire, l’obligèrent à entamer le tournage sans scénario définitif, et à censurer ses idées ; pire, ils l’empêchèrent d’avoir accès au précieux final cut garantissant sa vision au montage. Fincher but le calice jusqu’à la lie ; le film fut mal accueilli aux USA, et les gens du studio se défaussèrent de leurs responsabilités sur le réalisateur débutant. Attitude aussi stupide qu’injuste, qui plongea Fincher dans une sérieuse déprime, et le sentiment que sa carrière de cinéaste était mort-née, hors de son contrôle. Retour à la case publicitaire et clips vidéo (pour les Rolling Stones) durant deux ans… Sur son bureau, les scénarii de films s’accumulaient jusqu’à ce qu’il posa ses yeux sur l’œuvre d’un certain Andrew Kevin Walker, intitulée Seven.

 

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Ci-dessus : la Victime de la Paresse…

 

Le résumé n’avait pourtant pas l’air prometteur : deux policiers que tout oppose traquent un tueur en série. Lu de cette façon, cela ressemblait à un script opportuniste mixant les succès du moment : L’Arme Fatale rencontrant Le Silence des Agneaux. Fincher, quelques heures de lecture plus tard, changera d’avis. Il se retrouva dans le ton du récit, bien plus proche de la noirceur absolue des grands thrillers des années 1970, ceux de William Friedkin ou Alan J. Pakula, que des formules prémâchées par les studios. Sans doute aussi ses frustrations ont-elles rejoint celles du scénariste Andrew Kevin Walker ; trentenaire comme lui, Walker espérait faire carrière comme producteur de cinéma, mais devait se contenter de faire de la vente au détail chez Tower Records. Il écrivait à ses heures perdues des scénarii, avec une nette prédilection pour les thrillers et le fantastique. Et comme tant de scénaristes débutants, il devait manger son pain noir, se voyant refuser ses scripts par des producteurs potentiels. La version finalisée de Seven fut écrite vers 1991. Walker pourra remercier sa bonne étoile, et un certain David Koepp, un confrère en train de percer (il n’avait pas encore écrit La Mort vous va si bien de Robert Zemeckis, Jurassic Park de Steven Spielberg et L’Impasse de Brian DePalma) ; impressionné par le scénario, Koepp va démarcher le studio New Line, firme indépendante en train de devenir une nouvelle major grâce notamment aux films d’horreur de la saga Nightmare on Elm Street (Freddy Krueger, donc !). En attendant que le jeu des réseaux professionnels se mette en marche, Walker signera d’autres scripts, guère marquants (Brainscan, un sous-Freddy, en 1994, et le médiocre film fantastique Souvenirs de l’Au-delà sorti quelques mois avant Seven). Pas vraiment de quoi crâner avant que Seven ne sorte et décroche la timbale. Walker deviendra un scénariste (et script doctor) de la top list, avec des fortunes diverses : il remaniera le script du film suivant de Fincher, The Game (et fera aussi un caméo amical pour lui dans Panic Room), et signera notamment les scénarii de 8MM de Joel Schumacher, Sleepy Hollow de Tim Burton ou encore Wolfman de Joe Johnston. Sans voir ses idées respectées, à l’exception des films de Fincher. Bienvenue dans le Hollywood moderne… Quoi qu’il en soit, Fincher et Walker se sont rencontrés à un moment opportun, trouvant dans Seven un exutoire à leurs frustrations personnelles, et la somme de leurs angoisses, qu’ils ont su transmettre au public via un récit simple en apparence, mais d’une perversité absolue. Loin d’être révulsé, le public a suivi en masse, faisant du film un des succès-surprise de cette année 1995.

 

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Ci-dessus : un petit air des Hommes du Président… Mills et Somerset recoupent leurs enquêtes respectives.

 

Fincher, échaudé par l’expérience Alien 3, aura carte blanche pour réaliser son second long-métrage. Heureusement pour lui, les patrons de New Line n’étaient pas ceux de la Fox. Doté d’un budget fort raisonnable (33 millions de dollars, une somme « classe moyenne » alors que les budgets de l’époque oscillaient entre 50 et 70 millions, Waterworld étant alors une exception…), Seven a aussi pu se reposer sur un casting adéquat : un mélange de valeurs sûres, de visages familiers et de stars en ascension. Fincher a eu le nez creux : quatre personnages principaux, qui croisent une foule de figures secondaires incarnées par des comédiens confirmés (parmi lesquels Richard Roundtree, le Shaft original, en procureur fédéral, ou R. Lee Ermey, le sergent instructeur de Full Metal Jacket, en supérieur des deux policiers). Honneur aux dames, avec la toute jeune Gwyneth Paltrow, 23 ans à l’époque, qui obtenait là son tout premier rôle important après des débuts dans des rôles secondaires (Hook, Malice, Mrs. Parker et le Cercle Vicieux, Jefferson à Paris), dans la peau de Tracy, l’épouse malheureuse de Mills. Bien que relativement peu présente dans le film, Gwyneth Paltrow s’imposait dans une jolie performance douce-amère, sa beauté diaphane et sa tristesse apportant un peu de lumière dans ce monde de ténèbres. Ceci avant de croiser le tueur, joué par un certain Kevin Spacey ; jusqu’ici surtout connu au théâtre et à la télévision américains, l’acteur s’imposait doucement au cinéma (notamment face à Al Pacino et Jack Lemmon dans Glengarry) ; coïncidence ou non, il tiendra en l’espace de quelques mois trois rôles d’affreux dans des registres variés : producteur tyrannique dans Swimming with Sharks, malfrat boiteux apparemment inoffensif dans Usual Suspects, et donc ici tueur en série dont la banalité apparente cache bien le jeu. Il « explosa » sur l’écran, devenant l’un des meilleurs comédiens américains, excellant toujours dans la création de personnages à double visage (la série House of Cards produite par Fincher en témoigne. John Doe président des USA !). L’attraction majeure de Seven restant cependant les deux policiers, et la réussite du film repose sur l’alchimie des caractères opposés de Somerset et Mills. La pioche était parfaite, avec Morgan Freeman et Brad Pitt. Le premier n’était déjà plus un inconnu, à 58 ans, après de longues années à la télévision ; c’est cependant après avoir passé le cap de la cinquantaine que le comédien est devenu une figure incontournable du grand cinéma américain ; en l’espace de cinq années, ses rôles dans Miss Daisy et son chauffeur, Glory, Impitoyable ou Les Evadés en avaient fait une « gueule » et une voix pleine de sagesse résignée. Seven confirmera son statut auprès d’un public qui l’identifiera à l’inspecteur Somerset. Brad Pitt n’était déjà plus un inconnu quand il tourna le film ; révélé par son rôle d’autostoppeur braqueur qui fit craquer les spectatrices de Thelma & Louise de Ridley Scott, Pitt enchaîna les rôles, confirmant qu’il était de l’étoffe des stars. Et qu’il n’hésitait pas à aller casser, à l’occasion, son image de « beau gosse » alter ego d’un Robert Redford (Et au milieu coule une rivière), en allant à contre-courant des rôles trop prévisibles : il incarna aussi un tueur en série dans Kalifornia… Pitt aime bien aller à l’encontre des idées reçues à son sujet, incarnant ici un jeune policier trop immature pour son bien. L’acteur confirmera  son talent et son goût pour les personnages instables, en incarnant ensuite un malade mental mémorable dans L’Armée des Douze Singes.

 

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Ci-dessus : le dialogue sur l’apathie, entamé par Somerset et Mills.

 

Tout ceci étant établi, reste encore à se pencher sur le film : un œil mal exercé pourrait voir dans le film de Fincher un de ces films mélangeant deux formules faciles, entre le buddy movie désinvolte et le thriller recyclant la fascination du public pour les tueurs en série. Un cinéaste moins exigeant que Fincher en aurait fait le film de la semaine, vite vu, vite digéré. Pourtant, c’est tout le contraire qui se produit ; paradoxalement, Seven est une leçon magistrale de pur cinéma, et une expérience sacrément inconfortable pour le spectateur. Ce n’est pas une banale enquête policière, mais une plongée sans rémission dans les abysses de l’âme humaine. Pour paraphraser Dante, cité intentionnellement dans le récit : « Vous qui entrez en ce film, abandonnez tout espoir« … Sous l’influence de ses maîtres à filmer du cinéma des seventies, qui n’hésitaient pas à mettre à mal le spectateur, Fincher va lentement mais sûrement imprimer la psyché du public de ses idées noires. William Friedkin, l’homme de L’Exorciste, croit absolument à l’existence du Mal prêt à égarer l’espèce humaine ; Fincher lui emboîte le pas. Dans Seven, le Mal rôde donc, présent dès les premières minutes du film. Comment expliquer autrement, derrière toutes les raisons sociales, psychologiques, etc. que l’espèce humaine inflige autant de souffrances à ses congénères ? Si l’on finit par admettre l’existence du Mal, alors il faut aussi admettre celle du Bien, présent lui aussi dans notre monde ; il est bien plus fragile, discret et moins spectaculaire. Seven, sous l’égide de Fincher, va prendre un aspect plus métaphysique, se démarquant par le style et le discours du Silence des Agneaux auquel on l’a trop souvent comparé. Fincher était certes conscient de la référence, mais, de son propre aveu, son film n’était pas une étude documentaire des tueurs en série ; il le comparait davantage aux Dents de la Mer, John Doe étant l’équivalent humain du monstrueux requin/dragon de Spielberg, un symbole de toutes les peurs enfouies du spectateur. Seven baigne dans une atmosphère de pur Fantastique, donnant à son tueur l’allure d’un spectre insaisissable, d’une présence prédatrice tapie dans l’ombre (Alien n’est pas loin non plus…). Le tueur ne tue pas par impulsion, pour chercher l’équivalent de la jouissance sexuelle comme c’est le cas dans les vraies affaires de meurtres en série, il agit autant par pur calcul intellectuel, pour donner un exemple moral dévoyé à la société, que par fanatisme. Ses crimes sont justifiés, à ses yeux, comme une forme de croisade contre la corruption et la déliquescence d’une société complètement corrompue. Malheureusement, ce genre de raisonnement et de discours n’appartiennent pas à la fiction, comme on peut trop souvent le voir en ce moment. Et le plus dérangeant est que son discours, aussi délirant et arbitraire soit-il, est partagé par Somerset sur certains points…

 

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Ci-dessus : un dîner presque parfait chez les Mills… Tracy (Gwyneth Paltrow) fait de son mieux pour respecter les apparences.

 

Le tueur n’a pas de nom, ni d’identité prononcée. Il s’enlève volontairement les empreintes digitales, coupe ses cheveux à ras, et son apparence respire l’insignifiance. Les policiers lui donnent un pseudonyme, « John Doe » (équivalent américain de notre « Monsieur Tout-le-Monde »), à double sens. Un personnage qui est censé représenter l’opinion publique, le citoyen lambda, le paisible représentant de ce que Nixon nommait quant à lui « la majorité silencieuse ». On voit là le sens de l’ironie et de la provocation de Fincher : ce citoyen ordinaire idéal, auquel Kevin Spacey donne le moins de traits distinctifs, cache en réalité un monstre absolu… Le pseudonyme de John Doe n’est pas choisi par hasard par Walker et Fincher, et a vite fait de titiller les mémoires cinéphiliques. Il renvoie, sous un angle totalement différent, à un classique de l’Âge d’Or hollywoodien : la comédie dramatique de Frank Capra, L’Homme de la Rue, dont le titre en VO est Meet John Doe… Trop souvent taxé de gentillesse et de naïveté, le cinéma de Capra recélait cette pépite douce-amère qui entretient une parenté indirecte avec le film de Fincher. Rappelons que Meet John Doe racontait une manipulation médiatique et politique orchestrée, par accident, par une jeune femme journaliste (Barbara Stanwyck) qui, pour garder son emploi, inventait un certain « John Doe » dont les diatribes contre l’injustice sociale touchaient les lecteurs (rappelons que le film, datant de 1941, frappait une corde sensible pour la population américaine sortant à peine de la Grande Dépression). La supercherie prenait un tour politique quand un ex-sportif vagabond (le grand Gary Cooper) acceptait, contre une bonne somme d’argent, d’incarner le fameux « John Doe »… au risque de devenir l’homme de paille d’un magnat corrompu, et donc de berner la confiance du peuple. Le film manquait même de finir en tragédie, « l’homme ordinaire » joué par Cooper allant même jusqu’à la tentative de suicide. D’une certaine façon, Seven reprend le développement narratif du récit de Capra, en le retournant complètement. La figure jadis sympathique du « John Doe » des années 1930-40 cède ici la place à un personnage terrifiant. La population américaine est, chez Fincher, au pire condamnée, au mieux résignée au pire. Les médias et les hautes instances, critiquées par Capra, participent chez Fincher à la déliquescence générale, ne s’intéressant qu’au tueur que dès lors qu’il tue un richissime avocat (les autres victimes ne sont somme toute que des statistiques). Et le parcours du John Doe version Fincher se conclut par un suicide, prémédité celui-là… Les quelques personnes de bien présentes dans Seven, véritable reflet négatif du film de Capra, n’en sortiront pas indemnes.

 

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Ci-dessus : quand le tueur (Kevin Spacey) décide de faciliter la tâche de nos inspecteurs…

 

Seven tire aussi une de ses principales forces de son visuel. Le film est devenu un vrai cas d’école, la « patte » de Fincher prenant définitivement corps ici. Le look du film est immédiatement reconnaissable, assimilé aux clairs-obscurs angoissants à souhait du chef opérateur Darius Khondji, et à une habile direction artistique qui brouille les repères habituels du spectateurs. Bien que le film ait été tourné à Los Angeles, il est impossible d’identifier la ville californienne. De fait, la Ville de Seven devient une entité à part entière, un labyrinthe tenant du cauchemar éveillé pour le spectateur. Elle semble concentrer toutes les métropoles américaines dans ce qu’elles ont de plus oppressant, devenant par extension le terrain de chasse idéal du tueur. Fincher brouille les repères du spectateur ; les lieux garants de la justice (le commissariat clairement inspiré par les scènes de journal des Hommes du Président), du sens moral (l’appartement de Somerset) ou d’une relative tranquillité conjugale (l’appartement des Mills) semblent presque « déconnectés » du reste de la Ville, envahie par les Ténèbres de la misère humaine. Appartements décrépits, hôtel miteux, boîte de nuit souterraine, ruelles battues par la pluie permanente (évoquant Blade Runner)… l’environnement même est pris de malaise. Le moindre détail y contribue, aidé par une bande-son soignée à l’extrême. On peut entendre les murmures étouffés des voisins de Somerset à travers la cloison de son appartement solitaire, parmi d’autres éléments donnant vie à l’univers du film. La géographie des décors contribue à l’ambiance, Fincher exploitant notamment à merveille le dédale du vieil hôtel, théâtre d’une mémorable poursuite entre les policiers et le tueur, de la porte d’entrée de son appartement à la ruelle où il va tenir en joue Mills. L’impression d’étouffement permanent demeurera même dans le troisième acte, hors des murs de la ville, d’une discussion tendue dans la voiture des policiers jusqu’à la confrontation finale dans le désert, rappelant la présence monstrueuse de la Ville alimentée par les pylônes électriques. La claustrophobie cèdera la place à l’agoraphobie, renforcée par le sentiment d’attente interminable d’un horrible évènement. Dans ce décor digne d’une toile de Chirico, Fincher payera sa dette à Alfred Hitchcock, ce dernier acte en plein désert évoquant une scène célèbre de La Mort aux Trousses (North by Northwest).

 

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Ci-dessus : Mills à la poursuite du tueur dans l’hôtel. Le jeune officier risque d’y laisser sa peau…

 

Suivant l’exemple du Maître du Suspense, et de tant de ses successeurs, Fincher va aussi déployer, notamment dans le théâtre des scènes de crime, une mise en scène des signes et symboles témoignant de l’horreur des scènes. Paradoxalement, Seven qui joue finalement très peu sur la violence effective. On ne verra jamais les meurtres commis par John Doe, seulement leur résultat ; et l’enquête de Mills et Somerset est finalement assez peu « proactive ». Une démarche volontaire de la part de Fincher, cherchant à démarquer absolument son film des productions à la Joel Silver / Jerry Bruckheimer ; ses deux officiers piétinent souvent, et ne peuvent que constater les méthodes démentes utilisées par le tueur sur ses victimes. Au cinéaste d’amener le spectateur à reconstituer l’horreur, avec les indices qu’il lui glisse sous les yeux. Une méthode qui a fait ses preuves, chez Hitchcock (le fermier aux yeux crevés des Oiseaux), Spielberg (l’exploration du bateau du pêcheur des Dents de la Mer) ou Ridley Scott (la découverte du pilote fossilisé et de la cale aux œufs, dans Alien) ; et elle n’en est que plus déstabilisante, tout se reconstituant dans l’esprit du spectateur. Bien plus efficace, et terrifiant, que de filmer des flots de sang… L’expérience est éprouvante, dans le cas de certaines scènes. Voir notamment le meurtre « de la Luxure », avec ce pauvre type forcé par Doe à tuer une prostituée, et qui en restera marqué à vie. Ou la scène de « la Paresse », où le déploiement frénétique des forces du SWAT contraste avec la mort apparente de la victime, transformée en mort-vivant par le tueur à coups de tortures répétées… Un jeu de photos, montrée quasi subliminalement, et « offerte » aux policiers, montre la décomposition progressive de la victime. Fincher dresse méthodiquement un jeu de piste, obligeant le spectateur, mis au même niveau que les policiers, à reconsidérer certains détails apparemment secondaires, comme le tableau abstrait posé à l’envers dans la scène de crime de l’Avarice. Ou la chemise de John Doe, couverte de sang, lors de son arrestation volontaire… Fincher, par la suite de sa carrière, continuera à jouer avec le spectateur de cette façon, de The Game à Gone Girl.

 

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Ci-dessus : conversation avec un tueur en série peu ordinaire, et prêt à « faire un exemple ».

 

Mais ces jeux de pistes et de signaux ne serviraient à rien si Seven ne malmenait pas le spectateur à un autre niveau. Fincher se sert du récit policier pour mener à d’autres interrogations. La scène de pré-générique donne le ton. Somerset constate un double homicide, des parents s’étant entretués ; à ses collègues blasés, le vieux flic pose une question a priori banale : « Est-ce que leur gosse a tout vu ?« . De quoi irriter les autres policiers, devenus cyniques depuis longtemps. Pourtant, la question de Somerset a plus d’importance qu’il n’y semble. L’enfance semble a priori exclue du film, et pourtant elle va revenir comme un leitmotiv obsédant, liant Somerset au couple Mills. Magnifiquement interprété par Morgan Freeman, Somerset, vieil homme sans attaches, cache un triste secret. La relation qui se pose entre lui et les Mills est particulièrement réussie, crédible, Fincher se refusant toute facilité scénaristique ; les deux policiers ne se donnent pas de grandes claques dans le dos, et semblent incapables d’accorder leurs violons sur le terrain. Tracy, la jeune épouse jouée par Gwyneth Paltrow, tentera, un peu maladroitement, d’arrondir les angles entre eux. Et voilà bientôt Somerset obligé d’être le mentor du jeune couple fraîchement installé en ville. Cela aboutira à une scène déstabilisante entre Tracy et lui, ou leur mal-être apparaît. On devine que la jeune femme a suivi son chéri depuis le lycée, en sacrifiant sans doute pas mal de ses propres rêves pour tenter d’être la femme au foyer compatissante idéale. Un rôle qu’elle avoue détester, compliqué à tenir avec l’arrivée imminente d’un enfant à naître. De quoi mettre encore plus mal à l’aise Somerset, la seule personne que Tracy connaisse en ville. Il traîne un divorce douloureux, causé par un avortement dont il est responsable. L’intransigeance morale de Somerset, qui jusqu’ici faisait sa force, cachait donc une faille. Son quotidien est une vallée de larmes permanente : meurtres, agressions, viols… Comment trouver la force d’élever un enfant, de lui donner confiance et foi en l’avenir, dans un monde pareil ? Somerset a pesé le pour et le contre, et ne s’est pas senti de taille à mener deux combats sur deux fronts différents. Il a donc convaincu sa femme d’avorter, et si la froide raison était sans doute de son côté, il s’en est mordu les doigts pour le reste de sa vie.  Voilà qui le pousse sans doute à veiller un peu plus que de raison sur les Mills, même si sa relation avec David est plus conflictuelle. La fameuse discussion sur l’apathie leur permet de confronter leurs points de vue. Mills, plus jeune, est l’exemple type du jeune américain venu du Midwest, qui garde encore un regard enfantin sur le monde qu’il divise en Bien et en Mal sans fouiller plus loin (voilà qui explique ses théories simplistes sur le tueur). Somerset explique sa notion du Mal par le biais d’une phrase qui prend un double sens tragique, quand on la rapproche de son parcours et des derniers crimes de John Doe : « c’est plus facile de faire du mal à un enfant que d’essayer de l’élever…« . Somerset n’approuve évidemment pas un tel comportement, il ne fait que constater les faits dans son travail. Et il en a tiré une morale personnelle : la société américaine ne peut que se tourner vers l’apathie, le manque de réaction apparent, que comme seul moyen de défense psychologique contre une série infinie de crimes quotidiens (c’est le discours que tient le gérant du night-club / maison de passe, dégoûté par son travail mais résigné). Les policiers colmatent les brèches et se contentent de temps en temps de victoires symboliques, sans changer la nature humaine, trop souvent capable du pire… A la plus grande colère de Doe, ce tueur ordinaire qui justifiera ses atrocités comme une croisade morale nécessaire. Malheureusement, Tracy en fera les frais, avec l’enfant qu’elle porte. L’affrontement des points de vue de Somerset, Mills et Doe arrivera à son point culminant dans un acte final sans pitié.

 

Seven 06

Ci-dessus : John Doe, meurtrier et homme ordinaire…

 

De l’Envie et de la Colère… Le troisième acte de Seven achève de prendre le spectateur à contrepied de toutes ses attentes en matière de thriller. Le script de Walker prit littéralement Fincher au dépourvu, à sa première lecture, en cassant un des clichés les plus attendus du genre policier. On n’avait jamais vu jusqu’alors le méchant, en position de force, se rendre volontairement à la police – et encore moins que le récit se poursuive malgré tout… La scène de reddition de John Doe constitue un sacré choc pour le spectateur, qui suivait Mills et Somerset en pleine discussion matinale. Une discussion de pure routine, où le cinéaste pousse la ruse jusqu’à faire entrer Doe, rendu flou par la mise au point, dans le dos des deux policiers. L’homme a beau les apostropher, nul ne lui prête attention (malgré les tâches de sang dignes d’une toile de Jackson Pollock, qui tapissent sa chemise blanche…) jusqu’à ce qu’il hurle « DETECTIIIIVE !! » dans le hall du commissariat. Le calme absolu de cet homme apparemment sans importance contraste avec la réaction violente des policiers le plaquant au sol. Et voilà un cliché renversé, le film devant durer encore vingt bonnes minutes… Ironiquement, en mettant à mal des décennies de récits policiers, cette scène de Seven a généré malgré elle un grand nombre d’hommages et de copies faisant de ce type de scène un moment prévisible. On peut en déceler des traces dans des blockbusters très récents : le coup du « criminel se faisant arrêter pour mieux manipuler les forces de l’ordre et de la justice » est désormais un classique. Voir notamment The Dark Knight de Christopher Nolan, Skyfall de Sam Mendes, et même Avengers… Ce passage de Seven est néanmoins entré dans les mémoires, aidé en cela par la prestation extraordinaire de Kevin Spacey. Le comédien, auréolé du succès de sa prestation dans Usual Suspects, ajoute ici un autre bel affreux personnage à sa filmographie. Le jeu délibérément très détaché du comédien aide à renforcer le mystère de John Doe. Un long voyage en voiture, Doe menant les deux policiers sur les lieux de son crime final, sera l’occasion pour le tueur de révéler ses motivations. Il planifie et justifie ses meurtres comme une guerre morale contre le Mal ordinaire. Il y a de la méthode, et une certaine logique, dans sa démence : on devine qu’il a été, pendant longtemps, un citoyen ordinaire, transparent (le fait qu’il ne soit pas identifié par les policiers va dans ce sens), ruminant ses colères contre le triste spectacle des bassesses humaines jusqu’à ce qu’un jour, la goutte d’eau fasse déborder le vase. Sans doute aussi une éducation religieuse confinant au fanatisme (voir la croix au-dessus de son lit, découverte dans son appartement) l’a-t-elle convaincu de passer à l’action. Le psychopathe donne ainsi une légitimité à ses crimes, à la façon du Travis Bickle de Taxi Driver sombrant dans son délire de justicier. « Nous voyons un péché chaque jour, et nous les tolérons ! », fulmine-t-il dans la voiture. Peu lui importe les souffrances causées aux victimes « collatérales » (le client de la prostituée, la veuve de l’avocat), ou qu’il ne fasse aucune différence entre un homme obèse, malade, et un trafiquant pédophile… Le dégoût des autres justifie tout, pour Doe. Somerset et Mills ne peuvent que constater la folie de leur passager, avec des réactions diamétralement opposées. Le vieux policier, s’il partage partiellement le point de vue du tueur, garde un point de vue éthique soulignant le dévoiement de son raisonnement et ses incohérences. Mills, lui, réagit à sa manière habituelle. Le jeune policier impulsif ne voit pas plus loin que le bout de son nez, face à un assassin qui l’avait pourtant « cadré » quelques jours plus tôt en se faisant passer pour un photographe (« J’ai ta photo, mec ! ») ; Mills avait commis une erreur fatale ce jour-là, sous le coup de la colère, en lui donnant son nom et adresse pour le provoquer. On le sait pourtant, depuis Le Silence des Agneaux : donner des informations personnelles à un psychopathe, c’est autoriser celui-ci à détruire votre vie… Mills ne voit rien venir et tente de rabaisser Doe, en réduisant la croisade de celui-ci à une simple envie de publicité (« T’es qu’une tronche sur un T-shirt ! T’es le film de la semaine !« ). Il n’a pas tout à fait tort (Doe tire une certaine vanité de ses actes, et de leur publicité), mais il va tomber de très haut…

 

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Ci-dessus : le fameux générique de début de Seven vous fait entrer dans la tête d’un dément.

  

La fiche technique :

Réalisé par David Fincher ; scénario d’Andrew Kevin Walker ; produit par Phyllis Carlyle, Arnold Kopelson, Stephen Brown, Nana Greenwald, Sanford Panitch et Michele Platt (New Line Cinema / Cecchi Gori Pictures / Juno Pix)

Musique : Howard Shore ; photographie : Darius Khondji ; montage : Richard Francis-Bruce

Direction artistique : Gary Wissner ; décors : Arthur Max ; costumes : Michael Kaplan

Effets spéciaux de maquillages : Rob Bottin ; générique conçu par Kyle Cooper

Distribution : New Line Cinema

Durée : 2 heures 07

Caméras : Aaton 35-III et Panavision Panaflex Gold

En bref… AU COEUR DE L’OCEAN

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AU COEUR DE L’OCEAN, de Ron Howard

1850. Un jeune écrivain, Herman Melville (Ben Whishaw), arrive à Nantucket, la grande ville des baleiniers américains, pour recueillir l’histoire de Tom Nickerson (Brendan Gleeson). Ce dernier est l’ultime survivant de la tragédie de l’Essex, un navire baleinier disparu le 20 novembre 1820 dans les mers du Pacifique. Nickerson refuse dans un premier temps de parler à Melville des circonstances du naufrage, et des épreuves qu’il traversa, avant de se laisser convaincre de raconter cette incroyable histoire vraie.

En août 1819, Owen Chase (Chris Hemsworth) croit enfin pouvoir commander le navire baleinier qui lui permettra de ramener suffisamment d’huile, nécessaire pour les éclairages publics, auprès des armateurs de l’Essex, et ainsi offrir à terre une vie décente à sa femme et leur enfant à naître. Mais Chase déchante : les armateurs du navire préfèrent offrir le commandement à George Pollard (Benjamin Walker), descendant d’une prestigieuse famille de Nantucket, plutôt qu’à un simple fermier. Chase accepte sans joie le poste d’officier en second, bientôt rejoint par son ami Matthew Joy (Cillian Murphy). Quand le navire part en haute mer, Pollard, inexpérimenté, voit très vite son autorité disputée par le bouillant Chase, qui a la confiance des marins, dont le mousse Nickerson (Tom Holland). Plutôt que de faire demi-tour et débarquer Chase, Pollard tolère sa présence à bord. Les mois passe, la pêche est plutôt maigre. L’Essex se dirige dans le Pacifique, le long de l’Equateur, dans l’Offshore Sound, une zone peuplée de cachalots. Mais même les baleiniers les plus expérimentés ignorent à quel redoutable animal ils vont avoir affaire. Un cachalot mâle gigantesque, dont la peau est d’un blanc de mort…

 

Au coeur de l'Océan

Impressions :

Ron Howard est l’un de ces réalisateurs américains qui forcent la sympathie. Sans génie, mais avec une réelle foi en son métier et un goût du travail bien fait, il complète inlassablement une filmographie où alternent les œuvres mineures et des classiques tout à fait appréciables (de Cocoon à Un Homme d’Exception en passant par Apollo 13, la liste est longue). Et, en bon storyteller à l’américaine, il aime particulièrement les histoires fortes de courage et de survie. Deux ans après son excellent Rush, biographie nerveuse des duellistes de la Formule 1, il retrouve l’imposant Chris Hemsworth pour lui offrir un rôle sur mesure dans une grande aventure maritime. Au cœur de l’Océan est la reconstitution – quelque peu romancée – d’un authentique drame qui a donné à Herman Melville les bases de son illustre Moby Dick. Leur navire coulé par les assauts furieux d’un cachalot gigantesque, les baleiniers de l’Essex dérivèrent dans le Pacifique pendant plusieurs mois. Sur la vingtaine d’hommes d’équipage, il n’y eut que cinq survivants (plus trois autres retrouvés vivants sur une île déserte), dont les deux capitaines. Leur histoire fut d’autant plus tragique que les hommes, perdus dans l’océan sans vivres, durent manger la chair de leurs compagnons décédés pour survivre. L’histoire fit sensation, et Melville, qui avait lui-même servi sur un baleinier, ne connaissait que trop bien les terribles conditions de vie des marins de l’époque. Il ne garda dans Moby Dick que la partie « documentaire » et la reconstitution minutieuse de l’attaque du cachalot, s’éloignant du côté macabre de l’histoire vraie de l’Essex pour livrer un chef-d’œuvre allégorique qui continue de traverser le Temps.

De quoi donner envie au spectateur de se déplacer, même s’il faut bien avouer que le film est loin d’égaler son illustre modèle littéraire, auquel il fait fréquemment référence : le récit raconté par le plus jeune marin du bord (Nickerson en modèle évident d’Ishmael), l’entrevue avec les armateurs, le dépeçage en règle d’un cachalot et la peu ragoûtante plongée dans la tête évidée de la bête pour racler le restant d’huile, les conflits entre les officiers (inspirateurs d’Achab et Starbuck), et bien sûr l’attaque du cachalot blanc… Rien à redire, Howard prend grand soin à reconstituer méticuleusement la vie éprouvante des marins baleiniers du 19ème Siècle ; et, aidé par le meilleur de la technologie numérique, il nous livre des scènes de chasse à la baleine d’un réalisme bluffant, sans épargner les détails cruels (comme la « fleur de sang », dernier souffle de la bête abattue qui retombe sur ses tueurs). Bien entendu, les scènes les plus impressionnantes sont les attaques de ce gigantesque cachalot dont on peine à croire qu’il soit entièrement créé sur ordinateur. Un monstre marin de toute beauté, qui constitue la principale raison de voir le film sur grand écran, et qu’Howard magnifie en une série de scènes iconiques tout à fait réussies. De quoi mesurer l’écart technologique effectué en quarante ans, depuis l’époque où Steven Spielberg s’épuisait à filmer le requin mécanique défectueux des Dents de la Mer

Pour autant, le film est loin d’être parfait. S’il respecte toutes ses promesses d’un bon film d’aventures old school, Au cœur de l’Océan souffre de quelques carences mineures. Passent encore les « ajustements » des faits réels au profit de la dramatisation (concernant surtout la dérive des rescapés perdus en haute mer), inévitables dans ces cas-là. Le problème vient ici plutôt du montage. Depuis Rush, Howard semble vouloir faire évoluer son cinéma d’un style moins classique et plus « organique », plus frénétique ; si ce style convenait parfaitement à son épopée de la F1, ici, il est plutôt en porte-à-faux avec l’époque reconstituée. Très elliptique, surdécoupé, le montage abuse souvent d’inserts et de plans trop rapides, trahissant le fait qu’il s’agisse d’un film fait en 2015. La narration aurait pourtant gagné à prendre davantage son temps, à faire ressentir l’immense solitude de ces hommes isolés au milieu de nulle part ; ce qu’avait su faire Master and Commander de Peter Weir, la référence insurpassable en matière d’épopée maritime réaliste.

Mais ne boudons pas pour autant notre plaisir : Ron Howard nous a livré un solide récit d’aventures, dominé par le charisme brut de Chris Hemsworth, bien parti pour marcher sur les traces des Sean Connery ou Harrison Ford de la grande époque. Le comédien australien trouve sa voie en dehors du marteau et de la cape de Thor ; et il trouve ici un adversaire à sa stature, avec ce satané cachalot qui rejoint sans problèmes les plus beaux monstres marins créés pour le grand écran. De quoi largement justifier l’achat du billet pour retrouver, avec Au cœur de l’Océan, l’esprit des grands classiques du cinéma d’aventures fait par un de ses plus solides artisans.

 

Ludovic Fauchier.

 

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La fiche technique :

Réalisé par Ron Howard ; scénario de Charles Leavitt, d’après le livre de Nathaniel Philbrick ; produit par Brian Grazer, Ron Howard, Joe Roth, Will Ward, Paula Weinstein et William M. Connor (Imagine Entertainment / Cott Productions / Roth Films / Spring Creek Productions / Village Roadshow Pictures / Warner Bros. Pictures / Enelmar Productions A.I.E. / K. JAM Media / Sur-Films )

Musique : Roque Banos ; photo : Anthony Dod Mantle ; montage : Daniel P. Hanley et Mike Hill

Direction artistique :  Christian Huband et Niall Moroney ; décors : Mark Tildesley ; costumes : Julian Day

Effets spéciaux de plateau : Manex Efrem et Mark Holt ; effets spéciaux visuels : Jody Johnson, Vincent Cirelli, François Dumoulin, Bryan Hirota (Double Negative /  Artem / Luma Pictures / Plowman Craven & Associates / Prime Focus World / ReelEye Company / Rodeo FX / Scanline VFX) ; cascades : Eunice Huthart 

Distribution : Warner Bros. Pictures

Durée : 2 heures 02 

Caméras : Arri Alexa XT, Canon EOS 1-DC, EOS C300 et EOS C500

Etrangers sur un pont – LE PONT DES ESPIONS

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LE PONT DES ESPIONS, de Steven Spielberg

Brooklyn, juin 1957. Un dénommé Rudolf Abel (Mark Rylance), peintre solitaire et taciturne, est arrêté chez lui par les agents du FBI. Abel a tout juste le temps de détruire un message codé récupéré par ses soins, avant d’être incarcéré pour espionnage en faveur des Soviétiques. Entré illégalement aux Etats-Unis, il est désigné comme l’ennemi public numéro 1 dans un pays rongé par la paranoïa de l’arme nucléaire et du communisme.

Le procès qui s’annonce nécessite un avocat compétent, pour défendre Abel… mais qui sache ne pas faire de vagues, le sort de l’espion étant réglé d’avance. James B. Donovan (Tom Hanks), membre d’un prestigieux cabinet d’assurances, est ainsi désigné par son supérieur Thomas Watters (Alan Alda). Ancien adjoint du Juge Jackson au Procès de Nuremberg, Donovan accepte l’offre, sans avoir le choix. Il ne tarde pas à découvrir et pointer du doigt les failles évidentes de la perquisition engagée contre Abel, le mandat du FBI étant invalide. Mais il n’est pas écouté, et l’espion risque la chaise électrique. Donovan se découvre surveillé par un agent de la CIA, Hoffman (Scott Shepherd), et subit des menaces, ainsi que sa famille.

Tandis que Donovan bataille dur pour défendre Abel selon les termes de la Constitution Américaine, des évènements graves s’accumulent. Le 1er mai 1960, l’avion U-2 de Francis Gary Powers (Austin Stowell) est abattu dans l’espace aérien Soviétique. Powers est capturé et questionné sans relâche par le KGB, avant d’être reconnu coupable d’espionnage. Chaque bloc a désormais « son » espion ennemi. Le combat de Donovan le mènera à négocier un échange de prisonniers des plus risqués à Berlin Est, face au KGB mais aussi à la sinistre Stasi… 

 

Donovan, témoin du Mur

Impressions :

Pour son 28ème film (Duel, Poltergeist et La Quatrième Dimension mis à part), Steven Spielberg prend un malin plaisir à prendre son public à contre-pied. Cheval de Guerre et Lincoln montraient que, plus que jamais, le « boss » barbu continue d’explorer l’Histoire à travers quelques destins singuliers. Au risque de décevoir ceux qui attendent toujours de lui qu’il répète à l’infini ses succès de ses jeunes années, Spielberg reste droit dans ses bottes et complète, patiemment, méthodiquement, une vaste mosaïque couvrant les sombres heures du 20ème Siècle. L’abandon de Robopocalypse, une fresque apocalyptique narrant la prise du pouvoir mondial par une intelligence artificielle meurtrière, l’a amené à se porter sur un autre projet. Avec Le Pont des Espions, Spielberg complète sa trame historique : la Guerre Froide est ici le cadre d’une histoire étonnante. Elle mêle les parcours respectifs d’un avocat affilié à l’OSS (l’ancêtre de la CIA), d’un étrange espion champion de l’usurpation d’identité, un grave incident géopolitique connu sous le nom de « l’incident du U2″, la paranoïa anticommuniste héritée de la Chasse aux Sorcières et quelques lieux bien connus des grands drames de cette guerre invisible – le Mur de Berlin, Checkpoint Charlie et le Pont de Glienicke, théâtre des échanges d’espions, dont le surnom donne son titre au film. Période complexe qui titillait le cinéaste depuis le bien mal-aimé Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal, dont les meilleures scènes (je vous jure qu’il y en a !) montraient un Indy confronté à la peur du nucléaire et à la suspicion maccarthyste.

 

Défendre Rudolf Abel

 

L’histoire de James B. Donovan et Rudolf Abel offre un éclairage nouveau sur des évènements mal connus ; aidé par un scénario solide co-écrit par les frères Coen (qu’il connaît bien pour avoir produit leur western True Grit, et à qui il a souvent « emprunté » quelques-uns de leurs acteurs favoris : John Goodman, Holly Hunter, Peter Stormare ou Tim Blake Nelson), Steven Spielberg livre donc avec cette reconstitution minutieuse, tendue, baignant dans un humour discret, un film qui peut déstabiliser même ses habitués. Car Le Pont des Espions n’est pas un film facile d’accès. Mais pour celui qui veut bien prendre son temps, et réexaminer le film, celui-ci offrira de très bonnes surprises. Inspiré du livre écrit par le vrai James B. Donovan, au titre très hitchcockien de Strangers on a bridge, le récit adapté par les frères Coen et Matt Charman (Suite Française) adopte un ton familier aux lecteurs de John Le Carré tout en demeurant dans l’optique spielbergienne, et glissant au passage quelques références discrètes aux maîtres à filmer du cinéaste. Un ton « néo-classique » où baigne l’esprit de John Ford (Donovan, descendant d’irlandais, n’aurait pas détonné dans la galerie des magnifiques parias du réalisateur de La Prisonnière du Désert), Sidney Lumet (pour le premier acte du film et ses intrigues de prétoire), et Billy Wilder (pour les dialogues ciselés, le gag du manteau perdu en plein hiver – comme dans Certains l’aiment chaud ! – et les références à Un Deux Trois, l’une des plus grandes comédies satiriques sur la Guerre Froide).

L’esprit spielbergien est toujours là, garanti par le sens du détail, des signes et symboles que le cinéaste glisse à l’égard du spectateur. On retrouve sa fascination pour les reflets (le premier plan du film qui nous présente Rudolf Abel), pour l’aviation (méticuleuse reconstitution du vol de l’ »avion-caméra » espion U-2), les parapluies détournés de leur usage premier (la scène de filature nocturne), ou encore le vélo de la jeunesse, ici propriété d’un étudiant américain naïf, piégé par la construction du Mur de Berlin. Plus « retenu » avec l’âge, le cinéaste trouve toujours l’idée forte qui permet de transcender un scénario reposant sur de nombreuses joutes verbales, a priori peu cinématographiques, comme cette pluie d’ampoules des flashs des photographes qui donnent l’impression que Donovan est lynché par l’opinion publique, après le verdict décisif. Ou ce ton doucement humoristique qui joue sur des registres classiques (Donovan en plein repas familial qui ne remarque pas que sa fille sort avec son assistant) ou absurdes (la séquence de la fausse famille Abel, qui sort du bureau au pas cadencé en mode « entraînement KGB » !). Ou, encore, ces allusions historiques qui sollicitent la mémoire du spectateur : Donovan, ancien avocat au Procès de Nuremberg contre les criminels de guerre nazis (ce qui nous renvoie évidemment à La Liste de Schindler), se fait invectiver par un agent de police, ex-Marine ayant combattu à Omaha Beach (il n’a pas dû connaître le Capitaine Miller du Soldat Ryan !).

 

L'étrange Mr Abel

Au centre du mystère du film, le personnage de Rudolf Abel suscite un intérêt particulier. Méconnu du grand public, l’acteur anglais Mark Rylance interprète très subtilement ce personnage qui semble imperméable aux questions et aux menaces. Spielberg connaissait cet acteur de théâtre (vu rarement au cinéma, dans des films « art et essai » tels que Prospero’s BookDes Anges et des Insectes et Intimité) depuis l’époque du casting d’Empire du Soleil, pour lequel il avait auditionné, et a judicieusement choisi de l’engager pour incarner cet étrange espion. Il s’est tellement bien entendu avec lui que Rylance a aussitôt accepté de le suivre dans son film suivant, The BFG. Ce que Le Pont des Espions, raconté du point de vue de James B. Donovan, ne dit pas, c’est que Rudolf Abel n’était pas Rudolf Abel !…

 

Le vrai Rudolf Abel

 

William Fischer, le faux Rudolf Abel

Ci-dessus : les photos du vrai Rudolf Abel, et de William Fischer.

 

En fouillant sur Wikipédia, vous trouverez le surprenant résumé de la véritable histoire de cet espion aux allures de petit peintre paisible. Sa vie aurait largement de quoi nourrir un roman historique. Il s’appelait en fait William (ou Wilhelm) Guerinkowitsch Fischer, naquit en Angleterre au début du 20ème Siècle et garda cette nationalité… en plus d’être russe et allemand. Son père, allemand né en Russie, fut un compagnon de route de Lénine. Après des études en Angleterre, William Fischer partit en Russie bolchévique pour poursuivre la lutte paternelle. En l’espace de vingt ans, il travailla successivement au Komintern, à la Guépéou, au NKVD. Il voyagea durant les années 1930 en Europe, créant des réseaux d’information (notamment avec les fameux « 5 de Cambridge », ces universitaires anglais qui passèrent à l’Est après avoir été démasqués comme agents communistes : Kim Philby, Burgess et Maclean…) ; il échappa miraculeusement aux purges staliniennes malgré ses sympathies trotskistes et sa triple nationalité ; il combattit l’Abwehr par la désinformation durant la 2ème Guerre Mondiale. Ceci avant de rejoindre les Etats-Unis comme agent secret d’un réseau d’immigrants illégaux, entrant notamment en contact avec un éminent physicien de Los Alamos, Theodore Alvin Hall, qui fut son informateur. Parmi plusieurs fausses identités, William Fischer usurpa celle de son défunt collègue Rudolf Abel, décédé en 1955 ; son arrestation par le FBI fut le résultat d’une dénonciation par un collègue jaloux. Ramené en URSS, Abel/Fischer connut un interrogatoire tendu dans les locaux du KGB ; « grillé » pour la fin de ses jours, il enseigna à l’Ecole du Drapeau Rouge avant de décéder. Fischer fut enterré sous le nom de son défunt ami Rudolf Abel, et continue dans la mémoire collective russe de garder ce nom, nourrissant une légende de « maître espion » qui fut sans doute exagérée par la propagande soviétique en son temps. Si ces informations ne sont pas citées dans le film, elles offrent un éclairage intéressant sur le mystère de ce personnage joué par Rylance. Abel/Fischer ne dit rien, ou si peu, de son passé, semble détaché de tout – y compris des risques de condamnation à mort à son égard. Un véritable étranger sur Terre, qui gagne certes la sympathie de Donovan mais ne cesse de le renvoyer poliment dans les cordes par une sempiternelle question, « Will it help ? » (« Cela aidera-t-il ?« ).

 

Le feu de la presse

Le parcours de James B. Donovan mérite bien aussi quelques réflexions. Cet homme tranquille, archétype apparent du bon pater familias américain des années 1950 à la Spencer Tracy ou Henry Fonda, est l’occasion de retrouver ce cher Tom Hanks, toujours partant pour une quatrième aventure spielbergienne. Même légèrement empâté avec l’âge (bientôt 60 ans !), Hanks prouve sans problème qu’il est toujours à l’aise dans le registre dramatique-humoristique. Le personnage de Donovan lui convient sans problèmes, rajoutant un sympathique misfit de la société américaine à sa filmographie. Mais c’est un personnage plein de paradoxes. Un bref rappel historique de la carrière du vrai Donovan suffit pour savoir que, loin d’avoir une quelconque sympathie pour les soviétiques, Donovan se situait dans les hautes sphères du pouvoir judiciaire américain de l’époque. Le film ne mentionne pas le fait qu’il a été avocat-conseil à l’OSS, aidant à donner une solide assise judiciaire aux services secrets de son pays. L’OSS allait devenir, au début de la Guerre Froide, la CIA. On peut ainsi mieux comprendre la colère de Donovan, dans le film, qui se découvre surveillé par cette même agence avec laquelle il a travaillé par le passé.

En connaissant cet élément essentiel de l’histoire de Donovan, on peut mieux comprendre pourquoi il parvient à aller jusqu’à la Cour Suprême ou rencontrer Allen Dulles, le tout-puissant patron de la CIA. Une mauvaise interprétation du personnage serait d’en faire un naïf qui découvrirait les rouages de la justice et de la politique américaines. Ce n’est pas le cas. Donovan saisit bien les enjeux du procès, mais, paradoxalement, refuse de participer à la mascarade. Spielberg, à travers Donovan, montre un réel intérêt éthique sur la question du Droit constitutionnel américain (Donovan ne cesse de rappeler à tous les règles d’or de la Loi censée être la même pour tous – même pour un espion « Rouge ») à une époque où celui-ci était ouvertement bafoué. En avocat pleinement conscient des risques qu’il encourt (et fait vivre à sa famille), Donovan enraye la machine judiciaire et médiatique déchaînées autour d’Abel, mais en paie le prix – mise au placard professionnelle, hostilité de l’opinion publique, incompréhension de sa famille… Donovan va aussi découvrir les rouages kafkaïens des tractations avec le KGB et l’avocat est-allemand (excellent Sébastian Koch, remarqué dans La Vie des Autres et Black Book) dans un rocambolesque voyage derrière le Rideau de Fer. Une véritable partie de poker menteur, de duels psychologiques, et de dialogues de sourds ; au bout de son voyage, Donovan aura acquis ses galons de héros spielbergien ayant tordu les règles de la morale pour une juste cause. A l’instar d’un Oskar Schindler soudoyant les fonctionnaires nazis pour sauver ses ouvriers juifs, ou d’un Président Lincoln orchestrant de beaux coups tordus politiciens pour mettre fin à la Guerre de Sécession, via le 13e Amendement, Donovan se risque dans des eaux troubles similaires, pour libérer Powers et l’étudiant Pryor.

 

A la queue, comme tout le monde !

L’absurdité des situations vécues par Donovan sera poussée à son comble durant l’échange final. Paradoxe ultime de la situation filmée par Spielberg, l’amitié de Donovan et Abel comportera toujours une part de doute. L’avocat aura apprécié l’intelligence de cet espion si éloigné des stéréotypes, bien plus ouvert à la discussion que ses amis et proches… mais qui n’aura lâché aucune information capitale sur ses activités. L’espion aura quant à lui salué la combativité de l’avocat, « l’Homme Debout », ayant tout fait pour lui éviter la mort ou la captivité. Mais quand Abel rejoint la voiture du KGB, la victoire de Donovan aura un goût amer. Le vieil espion, après tout, est libéré pour rejoindre une dictature qui ne le remerciera pas d’avoir été arrêté. Et il finira ses jours privé de sa vraie identité, dans un pays qui lui était devenu étranger. Donovan, lui, rentrera pour entamer une nouvelle carrière de négociateur d’échanges de prisonniers politiques, mais les dernières scènes du film montrent que le Grand Doute le poursuit. Dans le métro new-yorkais, il aperçoit des gamins escaladant un grillage ; un effet de déjà vu rappelant la scène du Mur de Berlin, violente, effrayante, à laquelle il avait assisté. De quoi lui faire poser des questions sur les libertés bafouées dans la plus grande démocratie au monde… La dernière scène est pleine de cet humour doux-amer dont Spielberg est coutumier. Le bon papa américain, qui a sciemment menti à sa famille, s’écroule sur son lit sans demander son reste. Ses enfants, hypnotisés par la télévision, apprendront la vérité officielle par le journal du soir ; les journaux ont fait de Donovan un héros national, oubliant du même coup sa mise au pilori… Jolie manière pour Spielberg de fustiger un certain « conditionnement » médiatique de l’époque, effectué par le pouvoir des images. On avait vu, plus tôt dans le film, combien les enfants de Donovan (tout comme Spielberg qui avait vécu enfant cette époque) pouvaient se laisser manipuler facilement par un « film éducatif » absolument aberrant sur la Guerre Atomique…

 

Au pied du Mur

Autre grand sujet de satisfaction du Pont des Espions : le travail d’orfèvre sur le visuel du film. Cela semble aller tellement de soi avec Spielberg, mais on oublie que les qualités esthétiques du film sont le fruit d’un travail considérable sur la lumière, et d’une contribution artistique pointue. Ne pas oublier non plus le rôle de la bande son et de la musique, nécessaires pour nous glisser dans l’époque maintenant révolue de la Guerre Froide. A tout seigneur tout honneur, il faut saluer le soldat Janusz Kaminski ; le chef opérateur polonais est devenu « l’œil » indispensable de Spielberg depuis deux décennies. Sa patte est toujours identifiable – couleurs désaturées, lumières délibérément sous-exposées comme s’il cherchait à percer les Ténèbres – et toujours néanmoins renouvelée. L’ambiance hivernale, nocturne, qu’il parvient à créer, contribue à l’atmosphère de malaise que dégage le film, y compris dans ses moments calmes. Kaminski se montre aussi à l’aise dans les scènes de prétoire évoquant la patte des grands films américains des années 1970 (on pense au travail de Gordon Willis, ou au Verdict de Sidney Lumet) que dans la partie « espionnage » à Berlin-Est, où la ville allemande semble vidée de ses forces vives, Kaminski privilégiant les couleurs glaciales de circonstance (blanc de la neige, gris du Mur et des bâtiments, noir de la nuit) et ou seule semble jaillir la couleur rouge des drapeaux de l’URSS. Ajoutez à cela une maîtrise du clair-obscur de tout premier ordre pour le grand face-à-face final, tourné sur le véritable « Pont des Espions » de Glienicke, séquence complexe où l’ambiance repose sur le savant jeu de lumières et de ténèbres créées par le chef-opérateur, et vous aurez une idée du rôle essentiel que tient ce dernier dans le langage visuel des films de Spielberg, depuis Schindler. La direction artistique du film est irréprochable, au point qu’il faut moins parler ici de « reconstitution » que de « recréation » historique crédible. On sait à quel point Spielberg tient à ce que ses films historiques soient véridiques, et son équipe artistique a su créer l’ambiance adéquate sans tomber dans les clichés des années 1950-1960. La recréation de Berlin-Est (avec quelques terrifiantes images du Mur et de sa « Zone de Mort ») est ainsi littéralement glaçante.

 

Arrêté en RDA

La contribution sonore est d’une grande discrétion, dominée par l’élégante musique de Thomas Newman. Le digne descendant d’Alfred Newman (l’homme qui créa la fanfare de la 20th Century Fox !), compositeur attitré de Sam Mendes (d’American Beauty à Spectre), fut appelé à la rescousse par Spielberg. Son vieux camarade John Williams dut déclarer forfait, pour la première fois en trente ans (La Couleur Pourpre, composée par Quincy Jones) ; le « King » Williams, 83 ans cette année, a dû lever le pied après avoir connu des ennuis de santé, épuisé par la composition et l’enregistrement du nouveau Star Wars. Qu’on se rassure, le maestro rétabli sera de l’aventure du BFG… En attendant, Newman a joliment assuré l’intérim en signant une jolie partition feutrée, teintée d’ironie et de tension, et débouchant sur une jolie envolée symphonique saluant la victoire en demi-teinte de James B. Donovan.

En conclusion, donc, ce Pont des Espions nous rassure quant à la créativité toujours intacte de Spielberg ; le cinéaste se fait désormais plus sage, moins « flamboyant » et médiatisé qu’avant, mais ce nouvel opus a de quoi largement satisfaire ceux qui apprécient un cinéma intelligent, plus « éthique » que la moyenne. Et qu’on se rassure, il n’a pas étouffé son imagination. On attend pour l’été prochain The BFG, adaptation du Bon Gros Géant de Roald Dahl, qui s’annonce très prometteur, et devrait mêler ses récentes évolutions à son talent de conteur universel.

 

Ludovic Fauchier.

 

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La Fiche technique :

Réalisé par Steven Spielberg ; scénario de Matt Charman et Ethan & Joel Coen ; produit par Steven Spielberg, Mark Platt et Kristie Macosko Krieger (Touchstone Pictures / DreamWorks SKG / Fox 2000 / Reliance Entertainment / Participant Media / Studios Babelsberg / Amblin Entertainment / Marc Platt Productions / TSG Entertainment)

Musique : Thomas Newman ; photo : Janusz Kaminski ; montage : Michael Kahn

Direction artistique : Marco Bittner Rosser et Kim Jennings ; décors : Adam Stockhausen ; costumes : Kasia Walicka-Maimone

Distribution USA : Walt Disney Studios Motion Pictures / Distribution International : 20th Century Fox 

Caméras : Arricam LT et ST, Arriflex 235 et 435

Durée : 2 heures 21

 

Bonus track : ci-dessous, la première bande-annonce de The BFG. Le retour officiel de Spielberg à l’Imaginaire !

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Retour vers le Futur (dans le Passé) 1985 – RETOUR VERS LE FUTUR

Nom de Zeus, Marty ! Nous sommes en 1985, et le monde a considérablement changé…

La Guerre Froide, toujours… Le conflit politique global opposant les Etats-Unis et l’Union Soviétique touche, lentement mais sûrement, à sa fin. Engluée dans le bourbier de la guerre en Afghanistan, l’URSS a un nouveau dirigeant, le Premier Secrétaire Mikhaïl Gorbachev, désigné après le décès de son prédécesseur Konstantin Tchernenko. Gorbachev engage son pays dans un vaste programme de réformes économiques et politiques, et rencontre le Président américain Ronald Reagan, l’ancien acteur de série B réélu pour un second mandat (Doc Brown ne l’a pas vu venir !). Un président républicain sous le règne duquel l’Amérique se croit invincible (surtout dans les milieux financiers et politiques les plus droitiers qui soient), et dont les déclarations et décisions laissent perplexes les observateurs étrangers, pour sa tendance à citer Dirty Harry ou Rambo comme modèle d’action politique. Ceci tout en donnant à un programme d’armement spatial le nom de Star Wars. George Lucas n’apprécie pas du tout, au point de lui faire un procès…

Le monde de 1985 ne se limite pas à ces délires reaganiens cachant des lendemains qui déchanteront. Quelques dates et évènements, en veux-tu en voilà… En France, on parlait par exemple de l’assassinat du général Audran par le groupe terroriste Action Directe (25 janvier), et on suivait les retombées sordides de l’affaire Grégory, avec l’assassinat du principal suspect, Bernard Laroche, tué par le père du petit garçon assassiné quelques mois plus tôt (29 mars). En politique, ce fut une année de crise pour le gouvernement de François Mitterrand, avec le départ de Michel Rocard le 4 avril, le scrutin proportionnel permettant l’entrée du Front National au Parlement. Le gouvernement Mitterrand également malmené par la rocambolesque affaire du Rainbow Warrior, le bateau de Greenpeace saboté par deux agents de la DGSE le 10 juillet à Auckland. L’explosion du navire tue un photographe, et les saboteurs (les « faux époux Turenge ») seront arrêtés par la police néo-zélandaise. Ils seront condamnés à dix ans de prison ; le scandale coûtera leur poste au Ministre Charles Hernu et au patron de la DGSE, l’amiral Lacoste. Les actualités françaises  retiendront aussi, dans le contexte de la guerre civile qui ravage le Liban, les enlèvements de quatre français – Marcel Carton, Marcel Fontaine, Michel Seurat et le journaliste Jean-Paul Kauffmann. Le conflit religieux libanais déborde sur l’actualité internationale, comme le prouvera aussi la prise d’otages du paquebot italien Achille Lauro le 7 octobre par des terroristes palestiniens. Un passager américain sera tué, mais les preneurs d’otages pourront s’échapper. La triste actualité retiendra aussi les catastrophes naturelles survenues en Amérique centrale et du sud : un tremblement de terre meurtrier ravage Mexico le 19 septembre (9500 victimes estimées) et le volcan Nevado del Ruiz entre en éruption le 13 novembre. Une coulée de boue engloutit le village d’Armero et les environs, faisant 25 000 morts, parmi lesquels une fillette, dont l’agonie fut filmée et diffusée dans le monde entier.

Les actualités de 1985 sont marquées par d’autres évènements. Le monde du sport est choqué par les images de la finale Juventus de Turin – Liverpool de la Coupe d’Europe des Champions de football, au stade du Heysel à Bruxelles. Les hooligans anglais, ivres et furieux, chargent les supporters de la « Juve », placés à côté d’eux, provoquant un mouvement de panique qui fera 38 morts et 200 blessés. Malgré tout, la finale sera jouée. Les dirigeants de l’UEFA décident enfin de réagir et interdisent toute compétition européenne aux clubs anglais, pour plusieurs années. On en oublie la victoire de l’équipe de Michel Platini ce soir-là. Hors de ce drame, l’actualité sportive est marquée par les victoires de Bernard Hinault, victorieux pour la cinquième et dernière fois du Tour de France cycliste ; Alain Prost est champion du monde de Formule 1 pour la première fois de sa carrière ; l’équipe d’Irlande remporte le Tournoi des 5 Nations ; en tennis, les stars se nomment Mats Wilander (Roland Garros), Ivan Lendl (US Open), Stefan Edberg (Open d’Australie) et le jeune prodige Boris Becker (Wimbledon) chez les hommes, et les tournois féminins sont dominés par les rivales Chris Evert et Martina Navratilova. Côté musique, tandis que de nouvelles stars apparaissent (Prince et Madonna, qui épouse un jeune comédien nommé Sean Penn cette année-là), on assiste à l’émergence du phénomène des « Band Aids » : les stars de la chanson américaine (Michael Jackson, Tina Turner, Stevie Wonder, Diana Ross, Ray Charles, etc.) se rassemblent pour rassembler des fonds en faveur de la population éthiopienne ravagée par la famine. Ils feront un disque emblématique, We Are the World, et les concerts Live Aids rassembleront d’autres stars dans ce combat. En France, on fera de même avec les Chanteurs Sans Frontières rassemblés par Jean-Jacques Goldman (SOS Ethiopie). N’oublions pas aussi de citer la création, à la fin de l’année, des Restaus du Cœur par Coluche pour venir en aide aux SDF français. 1985, ce sera aussi le décès de nombreuses personnalités : le peintre Marc Chagall, le dirigeant de l’Albanie Enver Hoxha, le scénariste-dialoguiste Michel Audiard, l’écrivain italien Italo Calvino, les grandes actrices Louise Brooks et Simone Signoret, l’acteur américain Yul Brynner (qui filme un testament émouvant contre le tabagisme qui l’a tué) et Orson Welles, l’acteur-réalisateur de Citizen Kane, disparus le même jour (10 octobre), l’éthologue et primatologue Dian Fossey, défenseur des gorilles assassinée par des braconniers, et l’acteur américain Rock Hudson, emporté par le SIDA, qui fait des ravages dans toutes les catégories de population.

Côté cinéma, que se passe-t-il ? Tandis que de charmantes comédiennes voient le jour (Léa Seydoux, Keira Knightley, Rooney Mara, Carey Mulligan : happy birthday !), les grandes cérémonies officielles récompensent Amadeus de Milos Forman, triomphateur aux Oscars ; Papa est en voyage d’affaires, premier film d’Emir Kusturica, Palme d’Or à Cannes ; et Sans Toit ni Loi d’Agnès Varda, Lion d’Or à Venise. Au chapitre des sorties internationales, des titres font la une : par exemple, le retour d’Akira Kurosawa pour une grande fresque tragique, Ran, magistral récit sur la déchéance et la vieillesse. Le cinéaste égyptien Youssef Chahine est salué pour Adieu Bonaparte. Le cinéma sud-américain, où les pays se défont petit à petit du poids des dictatures militaires, s’affirment : l’argentin Luis Puenzo signe L’Histoire Officielle, et le brésilien Hector Babenco livre Le Baiser de la Femme Araignée. Du côté anglais, on salue l’émergence de nouveaux talents : Stephen Frears signe son second film, My Beautiful Laundrette, chronique sociale qui révèle un talentueux jeune comédien, Daniel Day-Lewis. Celui-ci est également à l’affiche du film de James Ivory, Chambre avec vue, aux côtés des grandes dames du cinéma britannique (Maggie Smith et Judi Dench) et d’une comédienne débutante, Helena Bonham Carter. En France, Jean-Luc Godard provoque les intégristes catholiques avec Je vous salue Marie, sa relecture très personnelle de la Visitation. Le public fait un triomphe à la gentille comédie de Coline Serreau, 3 Hommes et un Couffin, le succès de l’année. On va aussi voir le second film de Luc Besson, Subway, avec Isabelle Adjani et la star qui monte, Christophe Lambert ; Péril en la demeure de Michel Deville, Police de Maurice Pialat (avec Gérard Depardieu et Sophie Marceau), La Diagonale du Fou avec Michel Piccoli ou L’Effrontée de Claude Miller, avec la jeune Charlotte Gainsbourg, comptent parmi les films marquants de l’année.

Côté américain, une année chargée, marquée par une baisse de fréquentation liée à la hausse du marché des vidéocassettes, qui permettent de voir et revoir les mêmes films à domicile. L’industrie cinématographique semble se partager entre la résistance aux idées reaganiennes et l’affirmation de celles-ci. Témoin de cette époque, l’émergence d’un cinéma « musclor » dont les représentants les plus célèbres sont Sylvester Stallone et Arnold Schwarzenegger. Le premier est le roi du box-office grâce à deux films (Rocky IV et Rambo II) qui consternent la critique et font se déplacer en masse les ados, pour voir Sly gagner la Guerre Froide à coups de poing et de fusil mitrailleur. Son rival autrichien est un peu plus subtil ; Schwarzenegger vient de camper un méchant mémorable dans l’excellent Terminator (Grand Prix du Festival d’Avoriaz 1985), sorti en 1984 et dû à un inconnu nommé James Cameron, et parodie le phénomène Rambo dans le médiocre (mais très second degré) Commando. Hors de cet étalage de biceps et de mitraillages à tout va, il y a bien d’autres titres qui retiennent l’attention. Notamment un bref retour du Western, via deux films : Clint Eastwood (élu maire de Carmel) signe le très beau Pale Rider, où il campe un étrange pasteur fantomatique défendant des petits prospecteurs contre un businessman véreux ; Lawrence Kasdan, scénariste des Aventuriers de l’Arche Perdue, rend un bel hommage aux westerns de sa jeunesse avec Silverado, avec un casting aux petits oignons (Kevin Kline, Scott Glenn, Danny Glover, Rosanna Arquette, Jeff Goldblum, John Cleese et un petit nouveau, Kevin Costner). Deux très bons polars signés par des grands réalisateurs « crucifiés » sortent sur les écrans : To Live and Die in L.A. (Police Fédérale Los Angeles) de William Friedkin nous fait vivre le quotidien d’agents du Secret Service traquant un dangereux trafiquant de fausse monnaie (Willem Dafoe) ; Michael Cimino, avec Oliver Stone au scénario, signe l’explosif L’Année du Dragon opposant un flic new-yorkais raciste (Mickey Rourke) aux triades chinoises, sur fond de trafic de drogue. Pêle-mêle, d’autres titres arrivent sur les écrans : Mishima de Paul Schrader, La Forêt d’Emeraude de John Boorman, Witness de Peter Weir (avec un Harrison Ford inoubliable en flic réfugié chez les Amish), Mad Max au-delà du Dôme du Tonnerre de George Miller (dernière incarnation du Road Warrior par Mel Gibson affrontant Tina Turner), Brazil de Terry Gilliam (fable entre Kafka et Orwell, qui fut le cadre d’un conflit ouvert entre le cinéaste et Sidney Sheinberg, patron d’Universal Pictures), After Hours de Martin Scorsese, La Rose Pourpre du Caire de Woody Allen, L’Honneur des Prizzi de John Huston (avec Jack Nicholson en homme de main loser de la mafia), Cocoon de Ron Howard, Pee-Wee’s Big Adventure (premier long-métrage délirant d’un dénommé Tim Burton), La Chair & le Sang de Paul Verhoeven (une fresque médiévale épique et bien brutale), Legend de Ridley Scott (où Tom Cruise joue les Peter Pan face au Prince des Ténèbres interprété par Tim Curry), Out of Africa de Sydney Pollack, avec Meryl Streep et Robert Redford…

Mais pour votre serviteur, 1985 signifie autre chose. Loin de toutes ces actualités, le gamin de douze ans que j’étais ne va presque jamais au cinéma. Quand ma ville natale (Saint-Yrieix la Perche, Haute-Vienne) inaugure un nouveau cinéma flambant neuf, mon père nous emmène, ma sœur et moi, à l’une des premières projections. Avec quatre ans de décalage, je découvre Les Aventuriers de l’Arche Perdue. Je n’en dormirai pas pendant une semaine. Je viens d’être mordu par une cinéphilie extrême qui ne m’a jamais lâché à ce jour… Transition toute trouvée pour parler des films d’un Steven Spielberg occupé sur tous les fronts, comme réalisateur et comme producteur. Ce sont les heureuses « années Amblin » qui ont fait le bonheur des futurs cinéphiles en culottes courtes… Spielberg, après les succès d’Indiana Jones et le Temple Maudit (comme réalisateur) et Gremlins (comme producteur), poursuit sur sa lancée. Il surprend son monde en réalisant un splendide mélodrame, La Couleur Pourpre, révélant au passage le talent de Whoopi Goldberg et Danny Glover. L’histoire du douloureux éveil à la conscience d’une femme réduite à l’esclavage domestique dans la communauté afro-américaine du début du 20ème Siècle fera verser des larmes aux spectateurs. Comme producteur, Spielberg supervise pour Amblin des œuvres devenues « cultes » : ce seront Les Goonies de Richard Donner, avec sa joyeuse ribambelle de sales gosses (dont Josh Brolin et Sean « Samsagace » Astin) à la recherche d’un trésor de pirates, et Young Sherlock Holmes (Le Secret de la Pyramide) de Barry Levinson, relecture amusante des origines de Sherlock Holmes et du Docteur Watson encore collégiens, enquêtant sur les crimes d’une secte égyptienne au cœur de Londres. Mais la troisième production estampillée Amblin de 1985 est celle qui nous intéresse ici. Quelques mots magiques : rock’n roll, DeLorean, machine temporelle, 88 miles à l’heure, savant fou et complexe d’Œdipe…

 

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RETOUR VERS LE FUTUR, de Robert Zemeckis

Hill Valley, en Californie, est la ville natale du jeune Marty McFly (Michael J. Fox). Il aime le rock’n roll, le skate-board, les belles voitures, et avant tout sa petite amie Jennifer Parker (Claudia Wells), son rayon de soleil dans une vie peu enthousiasmante. Epinglé par le proviseur de son lycée pour ses retards permanents, rejeté par le comité de sélection du lycée qui n’aime pas le rock, Marty grandit dans une famille déprimante. Son père, George (Crispin Glover), est une vraie chiffe molle, humilié par son odieux beauf de patron, Biff Tannen (Thomas F. Wilson). Lorraine (Lea Thompson), la mère de Marty, a démissionné depuis longtemps, noyant ses désillusions et ses rêves romantiques de jeunesse dans l’alcool et les cigarettes…

Marty peut cependant compter sur l’amitié d’un drôle d’énergumène : « Doc » Emmett Brown (Christopher Lloyd), un ingénieur, scientifique et bricoleur sérieusement azimuté. Doc invite Marty à assister au premier essai, réussi, de sa toute nouvelle invention : une voiture DeLorean, modifiée pour devenir une machine à voyager dans le Temps ! Doc explique à Marty comment il l’a modifiée en la dotant d’un appareil, le Convecteur Temporel (en VO : Flux Capacitor), qu’il imagina trente ans auparavant. Délivrant une puissance de 1.21 gigawatts grâce à du plutonium, le Convecteur activé peut propulser la DeLorean à l’époque choisie, passée ou future, dès que la voiture atteint les 88 miles à l’heure. Malheureusement, Doc a floué les mauvaises personnes pour se procurer le plutonium : des terroristes libyens qui le tuent sous les yeux de Marty. Le jeune homme se précipite dans la DeLorean, sans réaliser qu’elle était programmée sur l’année 1955. Sitôt atteint la vitesse fatidique, Marty se retrouve propulsé trente ans dans le Passé de sa ville. Le seul espoir de Marty est de retrouver le jeune Doc Brown, vivant déjà à Hill Valley, afin qu’il l’aide à revenir à son époque. Mais, en chemin, Marty croise le chemin de George, Lorraine et Biff adolescents. En sauvant George d’une situation embarrassante, Marty empêche la rencontre de ses futurs géniteurs et risque de disparaître de la réalité, faute de n’être jamais né…

 

Retour vers le Futur 01Ci-dessus : « Vous êtes un tocard, McFly ! ». Marty et Jennifer (Michael J. Fox et Claudia Wells) interceptés par le proviseur Strickland (James Tolkan).

Robert Zemeckis est revenu de loin. Aujourd’hui considéré et respecté à raison comme un cinéaste de première catégorie, un créateur de films à succès (une liste éloquente, de Roger Rabbit à Seul au Monde en passant par Forrest Gump), et même un véritable auteur capable de diriger de grands comédiens tout en se livrant à d’impossibles paris techniques, le réalisateur de Chicago ne donnait pas cher de sa carrière, au début des années 1980. Cet ancien élève de la prestigieuse USC y croisa son camarade Bob Gale, nourri comme lui à la pop culture, aux westerns, aux films de James Bond, aux comics et aux cartoons ; ces deux drôles d’énergumènes, geeks avant l’heure, devaient faire tache dans leur classe, parmi des élèves plus « intellos » ne jurant que par la Nouvelle Vague. Dotés d’un sens de l’humour ravageur et d’un goût du storytelling acéré, les « deux Bobs » (comme les surnommera Steven Spielberg) eurent la chance de rencontrer, après leurs études, un ancien de l’USC au caractère bien trempé : John Milius, l’homme derrière le script d’Apocalypse Now, réalisateur du Lion et du Vent et de Conan le Barbare, qui va les prendre sous son aile et les présenter au milieu des seventies à un jeune Steven Spielberg lancé par les triomphes de Jaws et de Rencontres du Troisième Type. La riche carrière de Spielberg producteur, jalonnée de futurs « hits » au box-office, aura donc commencé avec son camarade Zemeckis. Leur réputation de moneymakers, ironiquement, sera démentie par les échecs successifs au box-office de leurs trois premières collaborations. Spielberg, avec Milius, produira les deux premiers films de Zemeckis écrits par Gale : I Wanna Hold Your Hand (sorti en France sous des titres différents : Groupies, ou Crazy Day) en 1978, et Used Cars (La Grosse Magouille, sic…) en 1980. Les deux Bobs écriront, toujours avec Milius coproducteur, le délirant 1941 réalisé par Spielberg en 1979, vilipendé par la critique à sa sortie. Aujourd’hui, ces films sont considérés comme des films cultes ; mais, à l’époque, ils n’avaient que peu (ou pas) capté l’intérêt du public. Et malgré les qualités évidentes d’écriture comique et les idées de mise en scène du duo Zemeckis-Gale, peu de studios auraient alors misé un kopeck sur les deux trublions. Eux-mêmes avaient de quoi douter, mais leur persévérance finirait bien par payer. Quand on veut très fort quelque chose, on finit toujours pas y arriver

 

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ci-dessus : sous les yeux de Marty et du chien Einstein, l’entrée en scène réussie de la fabuleuse DeLorean et de Doc Brown (Christopher Lloyd) !

 

Rome ne s’est donc pas faite en un jour. Au début des années 1980, le duo cherche toujours des idées de film. Spielberg, lui, s’en va réaliser Les Aventuriers de l’Arche Perdue, puis crée sa société de production Amblin : coup double triomphal en 1982, avec E.T. et Poltergeist. Gale, durant des vacances, retrouve dans de vieux cartons familiaux une photographie de son père, du temps où il était chef de classe au lycée. Le scénariste se demande s’il aurait aimé traîner avec celui-ci à l’époque. Zemeckis suggère à son ami une autre idée de film : une mère de famille qui prétend n’avoir jamais embrassé les garçons au lycée, alors qu’en réalité elle était la reine des flirteuses. Leurs discussions portent aussi sur leurs parents, leur jeunesse… et l’idée d’un film sur les voyages temporels fait son chemin. Tandis que Gale planche sur toutes ces idées, le succès des Aventuriers inspire les studios hollywoodiens à revenir aux films d’aventures à l’ancienne ; Michael Douglas, qui a vu les premières œuvres de Zemeckis, l’engage pour adapter un script, Romancing the Stone (A la Poursuite du Diamant Vert). Entre African Queen et L’Homme de Rio, le film, mixe léger de poursuites, de gags et de romance, fait un joli succès durant l’été 1984, face à… Indiana Jones et le Temple Maudit, de Steven Spielberg ! Zemeckis est devenu bankable et peut présenter l’idée de son prochain film, écrit par son camarade Bob Gale, aux studios. Il hésitera d’abord à le présenter à Spielberg, en raison de leurs échecs financiers respectifs. Leur scénario fut d’abord présenté à d’autres studios (Columbia, Disney) qui le refuseront : trop léger pour le premier, trop scabreux pour le second (en raison des gags oedipiens entre le héros et sa future maman…). Les deux Bobs finiront par se rendre chez Spielberg, à Amblin. Immédiatement emballé, il leur donnera le feu vert, sous l’égide d’Universal Pictures. L’aventure Retour vers le Futur pourra commencer. 

 

Retour vers le Futur 05

Ci-dessus : se réveiller en slip dans le lit de sa mère adolescente, ce n’est pas le pied… Marty rencontre Lorraine (Lea Thompson) et compromet sa propre existence.

 

Le casting sera vite fixé : pas de superstars, mais beaucoup de jeunes comédiens prometteurs, un visage familier de la télé… et une voiture entrée dans la légende dans de curieuses circonstances. Zemeckis fixa vite son choix sur Crispin Glover (George), Lea Thompson (Lorraine), Thomas F. Wilson (Biff) ; pour le rôle de Doc, il faillit engager John Lithgow (connu pour ses rôles inquiétants chez Brian DePalma et pour avoir été le passager stressé du Cauchemar à 20000 Pieds de la version cinéma de La Quatrième Dimension produite par Spielberg). Lithgow étant indisponible, Zemeckis se rabat sur un autre drôle de lascar, qui jouait les méchants aux côtés de Lithgow dans le délirant Les Aventures de Buckaroo Banzai à travers la 8ème Dimension : un grand escogriffe au regard exorbité nommé Christopher Lloyd. Choix parfait : ce rescapé de l’asile de Vol au-dessus d’un nid de coucou a fait bien rire le public américain en chauffeur allumé dans la sitcom Taxi, et dégage une énergie burlesque parfaite pour jouer le savant fou idéal. Pour les rôles de Marty McFly et de sa petite amie Jennifer Parker, en revanche, Zemeckis va hésiter… Il voit la sitcom Family Ties (Sacrée Famille) et le talent comique évident d’un jeune canadien de 24 ans, au physique de moucheron : Michael J. Fox. Celui-ci accepterait volontiers le rôle, mais il est lié par contrat au tournage de la série. Zemeckis démarrera le tournage avec un autre comédien, Eric Stoltz. Melora Hardin jouait le rôle de Jennifer. Au bout de quelques jours, toutefois, la production fut interrompue. Zemeckis réalisa que Stoltz était un excellent acteur dramatique… ce qui ne collait pas du tout avec l’esprit du film censé être une comédie. Plutôt que de laisser entretenir le malentendu, il dut renvoyer Stoltz à l’amiable. Après quelques négociations serrées, Michael J. Fox endossa le rôle. Melora Hardin fut remplacée par Claudia Wells (qui, quatre ans plus tard, mit sa carrière de côté pour raisons familiales, et fut remplacée par Elizabeth Shue dans les deux suites du film). Retour vers le Futur repartit sur de bonnes bases, avec un Michael J. Fox travaillant d’arrache-pied entre sa sitcom et le film, et ne dormant que deux heures par nuit pour cumuler les deux tournages jusqu’à l’épuisement.

N’oublions pas l’autre star du film : la voiture emblématique du cinéma américain des années 1980, la DeLorean DMC-12 choisie par Zemeckis pour être la machine temporelle la plus cool jamais filmée ! Ce coupé sportif créé par l’ancien dirigeant de General Motors John DeLorean, avec sa carrosserie en acier métallique, son look futuriste et ses ailes ouvertes en élytres d’insecte, était le bolide parfait pour le cinéaste qui cherchait une voiture aux allures de vaisseau spatial idéal pour l’un des meilleurs gags du film (Marty pris pour un alien par des fermiers froussards !). Indissociable de la trilogie, la voiture est devenue une véritable icône et un rêve pour les geeks de tout poil : non seulement capable de voyager dans le Temps, elle est aussi téléguidée, fonctionne aussi bien à l’énergie nucléaire qu’au recyclage de déchets, puis volera, et finira en diligence et en locomotive ! Et en plus, elle est belle à regarder. Comme dirait Doc : « Si l’on doit construire une machine à explorer le temps à partit d’une voiture, autant en choisir une qui ait de la gueule ! ». Quand on pense que Zemeckis et Gale avaient d’abord pensé à un réfrigérateur en guise de Machine Temporelle…

 

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ci-dessus : une impression de déjà vu ? Marty assiste à une scène très familière entre George (Crispin Glover) et Biff Tannen (Thomas F. Wilson).

 

La réussite de Retour vers le Futur n’est pas due au hasard. Le tandem Zemeckis-Gale a vite et bien compris que le succès d’un film repose, avant tout, sur une bonne histoire. En retravaillant plusieurs fois le script, les deux complices ont su définir le style, le rythme et faire en sorte que les gags ne débordent pas sur l’histoire, évitant le piège de l’accumulation qui avait alors décontenancé par exemple les spectateurs de 1941. En conséquence, le scénario de Retour vers le Futur est devenu un modèle d’inventivité et d’humour, l’exemple type de ce que devrait être un blockbuster soigneusement travaillé en amont (une denrée rare, de nos jours). Gale et Zemeckis ont livré un modèle de « serious fun« , un récit sans graisse excessive, où les paradoxes et les problèmes liés au voyage temporel de Marty McFly sont vécus par celui-ci avec le plus grand sérieux, pour la plus grande joie du spectateur. Les deux Bobs, à vrai dire, ont eu quelques modèles illustres dont ils ont su à la fois s’inspirer et s’écarter pour créer leurs propres règles narratives. Le voyage temporel, qui autorise les anachronismes volontaires, reste une vraie mine d’or. Les créateurs de Retour vers le Futur s’en sont forcément donné à cœur joie, trouvant de nouvelles idées à partir d’illustres prédécesseurs. Certes, le roman d’H.G. Wells, La Machine à explorer le Temps, et son adaptation cinéma par George Pal sont les références incontournables. Mais d’autres titres viennent en tête. On peut citer une habile variation du roman de Wells, l’excellent Time After Time (C’était Demain) de Nicholas Meyer sorti six ans avant le film de Zemeckis ; suivant le parcours inverse de Marty McFly, H.G. Wells (Malcolm McDowell) embarquait dans sa Machine Temporelle pour poursuivre à notre époque (enfin, celle de 1979) un Jack l’Eventreur joué par David Warner. L’utopiste Wells découvrait, horrifié et égaré, le monde de la consommation et de la violence urbaine… mais rencontrait l’amour sous les traits de la charmante Mary Steenburgen. L’égérie des voyageurs temporels, puisqu’elle épousera ce bon Doc Brown dans Retour vers le Futur III ! Autres influences littéraires possibles, indirectement citées par Gale et Zemeckis, Un Chant de Noël de Charles Dickens, Un Yankee du Connecticut à la cour du Roi Arthur de Mark Twain, et la nouvelle de Ray Bradbury, Un Coup de Tonnerre. Le célèbre conte de Dickens offre un des premiers voyages temporels, où le vieux Scrooge, par l’entremise de trois fantômes, visite simultanément son passé, son présent (celui de la famille Cratchit qu’il oppresse par sa radinerie) et son futur. Le vieux grigou prend conscience que ses choix et ses actions influencent, en mal, aussi bien sa vie que celle de ses rares proches, et changera d’attitude au dernier moment. Zemeckis en aura gardé souvenir, et il n’est pas étonnant de l’avoir vu adapter le conte en 2009 avec Jim Carrey (sous le titre français Le Drôle de Noël de Scrooge). Marty et Doc, par ricochet, visiteront tout au long de la trilogie leur propre histoire et celle de leurs proches, affectées par leurs actions. Le récit de Mark Twain, plus satirique, transportait un brave américain au temps héroïque de la Table Ronde, après avoir reçu une balle de baseball sur la tête. Le bon yankee profiterait de ses connaissances pour devenir le patron d’Arthur, Lancelot et compagnie… L’esprit ironique de Twain surgit dans Retour vers le Futur dès lors que Marty utilise ses connaissances d’évènements à venir (la foudre sur l’horloge) ou qu’il devient le « boss » de George (l’hilarante torture au walkman !). La nouvelle de Bradbury est restée quant à elle célèbre pour avoir illustré littéralement « l’effet papillon ». Un groupe de chasseurs remontait le temps pour traquer un Tyrannosaure Rex, mais devait suivre des règles précises pour ne pas bouleverser le cours de l’histoire. En piétinant par inadvertance un papillon, un des chasseurs changeait malgré lui celui-ci, avec des conséquences catastrophiques. Gale et Zemeckis, sans remonter aussi loin, ont adapté l’esprit de Bradbury à leur récit. En sauvant George d’un accident, Marty réalise qu’il vient d’empêcher la rencontre de ses parents… et donc qu’il va s’éliminer lui-même en ne naissant jamais, en une parfaite illustration dudit effet papillon. La suite de la saga multipliera les exemples du même type, notamment dans Retour vers le Futur 2 et son présent « alternatif ». S’il faut chercher du côté du cinéma les possibles ancêtres de Retour vers le Futur, deux titres viendront à l’esprit, qui ne traitent à vrai dire le voyage temporel qu’en mode « mineur », mais inspireront sans doute l’esprit du film à Zemeckis. Ce sont deux classiques de la comédie fantastique du grand Hollywood, celui de l’Âge d’Or : C’est arrivé demain, du français René Clair (1943), et La Vie est Belle (1946), chef-d’oeuvre ultime de Frank Capra. Dans le film de Clair, un journaliste gagnait richesse, amour et célébrité en recevant chaque matin le journal du lendemain. Pratique pour dénicher les scoops avant tout le monde, et arranger le cours de l’Histoire à sa convenance… avant que les ennuis ne s’en mêlent et que le fameux journal annonce sa mort imminente. Situation typique de la prédiction fatale que le principal intéressé précipite, en essayant de l’empêcher ! Retour vers le Futur cite indirectement le film de Clair quand Marty possède des informations avec quelques jours d’avance… mais quand il s’agira de prévenir Doc de sa mort par les terroristes, ce dernier ne voudra rien entendre. Il n’est pas bon de connaître à l’avance son propre futur – même si tout finira bien pour le savant ! Quand au film de Capra, très inspiré du Chant de Noël de Dickens, rappelons que l’inoubliable James Stewart y jouait un père de famille criblé de dettes, nommé George (tiens, comme le père de Marty). Un ange débonnaire prenait au pied de la lettre son souhait de ne jamais exister. George réalisait, épouvanté, à quel point la vie de sa famille et de ses amis aurait changé, en mal, s’il n’était pas né… Un passage très dérangeant que cette traversée d’un « présent alternatif » bien sombre chez Capra, et qui donnera des idées aux deux Bobs – voir là encore Retour vers le Futur  2 et Hill Valley aux mains de Biff devenu riche et puissant…

 

Retour vers le Futur 06

Ci-dessus : difficile de convaincre un savant fou qu’une de ses expériences a marché…  surtout quand il n’a pas encore créé l’invention décisive !

 

Toutes ces influences sont intégrées à des degrés divers, mais le scénario du film ne se résume pas à un simple étalage de citations. Gale et Zemeckis ont su « visser » un récit oscillant en permanence entre le premier degré et la satire, la science-fiction n’étant finalement qu’un ressort permettant à nos héros de dénouer un sacré sac de nœuds familial. Gale a livré un scénario qui est un modèle du genre pour tous les apprentis scénaristes, fonctionnant sur un crescendo irrésistible. La présentation de chacun des personnages importants (Marty, Doc, George, Lorraine et Biff) est à chaque fois un modèle de concision. Marty, par exemple, nous est présenté d’abord par les objets de ses passions (le skateboard, la guitare électrique) et par un premier gag montrant que le jeune homme est assez irresponsable (le labo de Doc pulvérisé par son riff de guitare !) et légèrement à côté de ses pompes Nike (il réalise qu’il va être en retard au lycée). C’est simple, clair et cela suffit à faire de Marty un héros auquel on s’attache vite. Même son de cloche pour la présentation de ses parents, au cours d’une scène de dîner familial bien démotivante pour lui. George est un pauvre binoclard ridiculisé devant son fils par Biff, et qui préfère « s’enfuir » devant une vieille sitcom, tandis que Lorraine, bouffie, amère, ressasse pour la centième fois ses souvenirs… Mais en matière de présentation originale, Robert Zemeckis réserve la plus belle part à Doc Brown. Bien avant d’apparaître pour la première fois au volant de sa fabuleuse voiture, le savant fou nous est présenté comme un personnage étrange. La séquence d’ouverture, inspirée par Hitchcock et Fenêtre sur Cour, nous révèle plein d’indices sur ce drôle de gugusse. Un plan-séquence où Zemeckis, en bon émule de Spielberg, glisse des indices révélateurs de tout ce qui va suivre. Son obsession pour le Temps et les innombrables horloges qui ornent son laboratoire (dont une à l’effigie d’Harold Lloyd dans sa fameuse scène de Safety Last ! / Monte là-d’ssus, qui prendra tout son sens dans le climax du film) ; ses problèmes financiers récurrents (un journal accroché au mur, annonçant la destruction de son manoir familial, sans doute à cause d’une expérience ratée) ; son don du bricolage un rien calamiteux (la machine ouvre-boîte pour son chien) ; son amour de la science et des chiens, qui en font un type sympathique (Einstein, le père de la relativité espace-temps, donne son nom au gentil toutou cobaye) ; et une inconscience évidente (la télé annonce le vol de plusieurs barres de plutonium… que l’on retrouve stockées au pied de l’atelier) de la part de Doc. Ainsi présenté indirectement, Doc ressemble à une espèce de sorcier veillant sur la vie de Marty sans que l’on sache comment ils se sont rencontrés. Au vu de ce qui suit, et de la sinistre soirée familiale des McFly, on peut deviner que ce brave Marty cherche chez Doc une figure paternelle un peu plus inspirante que son pitoyable paternel… Gale et Zemeckis s’amusent aussi avec la figure traditionnelle du mentor du héros propre à toute quête (on est prié de relire les travaux de Joseph Campbell), en jouant aussi sur le contraste comique entre le génie du savant et son côté clownesque. L’apparition de Doc et de sa machine sur le parking est un des grands moments du film, à ce titre-là : sous les yeux d’un Marty médusé, la remorque du camion s’ouvre, libérant une lumière blanche surnaturelle, emblématique des productions Spielberg de l’époque. On s’attend à tout : que va-t-il sortir de cette lumière ? Un extra-terrestre ? L’Arche d’Alliance ? Des spectres ? Non, une simple voiture, et son occupant à la chevelure en pétard. Un gag auquel répondra en écho la scène de Marty pris lui-même pour un E.T. en vadrouille…

 

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Ci-dessus : « - Qui est président en 1985, Visiteur du Futur ?

- Ronald Reagan !

- Ronald Reagan !? L’ACTEUR !!? »

 

Le récit de Retour vers le Futur est aussi une réussite pour d’autres raisons. Zemeckis préfère traiter l’aspect science-fictionnel au second plan, pour se consacrer aux personnages. L’arrivée de Marty dans le passé de ses futurs parents permet au cinéaste de faire feu de tout bois, entre sympathie et ironie, et d’ajouter aux gags quelques observations bienvenues sur l’évolution de la société américaine. Passé les rires de voir Marty réagir devant la version ado de ses « vieux », on constate aussi le remarquable numéro d’équilibriste du scénario de Gale pour décrire les conflits et les relations des personnages. Marty se retrouve malgré lui au centre d’un double triangle conflictuel : le conflit entre George et Biff, et la (non) relation amoureuse entre George et Lorraine. Dans un but initialement assez égoïste (Marty veut juste rentrer à son époque), notre héros comprend qu’il a des choses à changer dans sa relation avec ses parents. Donner d’une part suffisamment confiance en lui à un gentil garçon craintif et démotivé, et d’autre part empêcher sa future génitrice de faire une fixation amoureuse sur lui-même… Plus facile à dire qu’à faire, tant les futurs parents lui compliquent la tâche. C’est le complexe d’Œdipe, mais traité à l’envers, et adapté au principe de causalité – le fameux « paradoxe du grand-père » lié aux théories du voyage temporel : si je remonte le temps et que je tue mon aïeul, je n’existe pas… et donc je ne peux pas remonter le temps à son époque ! Il ne s’agit pas ici de tuer symboliquement le père pour coucher avec la mère, mais de restaurer gentiment la place des parents : papa doit embrasser maman pour que fiston puisse exister ! L’occasion pour Marty, qui, comme tous les ados du monde, prenait ses parents pour des vieux croulants (« Qu’est-ce qu’ils aiment faire, tes parents, quand ils sont ensemble ? – Rien du tout ! »), de changer de point de vue. Il se trouve enfin un point commun avec George, lors de la touchante scène de la cantine au lycée ; en voyant son père écrire en cachette de la science-fiction, Marty est un peu ému. Papa est donc un imaginatif, sapé par un grave manque de confiance en soi (« Imagine que je montre ce que j’écris et qu’on me dise que ça ne vaut rien. Je ne crois pas que je pourrais supporter d’être rejeté… »), ce qui fait écho à l’échec de Marty dont les talents de rocker ne convainquaient pas le jury de son lycée. Zemeckis va se servir des codes de la SF pour influencer, avec énormément d’humour, le destin de George et Marty ; puisque le paternel n’ose pas approcher l’amour de sa vie, Marty prend le taureau par les cornes et se fait passer pour « Darth Vader, de la planète Vulcain » afin de l’obliger à sortir de sa coquille ! Le résultat n’aura pas l’effet escompté, mais au moins, la méthode fera bien rire. Et tout en aidant de son mieux George à devenir un homme, Marty va se débattre aussi avec une future maman qui ne ressemble pas à la jeune fille bien élevée qu’elle disait être. L’humour permet de déjouer une situation potentiellement scabreuse, et on rira bien aux plans de Marty pour empêcher Lorraine d’avoir le béguin pour lui. Il montera un plan calamiteux (la scène du parking), qui échouera partiellement, Biff s’en mêlant. Ceci avant que George rassemble enfin son courage et devienne le preux chevalier de sa belle. Il fallait bien cela pour mettre fin à la terreur exercée par Biff, la brute du lycée, un petit « mâle alpha » qui croit trouver en George la victime idéale pour se défouler. Autant que les héros du film, Biff est devenu un personnage emblématique des Retour vers le Futur : un concentré de méchanceté gratuite, de bêtise bovine, l’incarnation de tous les crétins de lycée sûrs d’eux et de leur force, toujours prêts à humilier ceux qui n’osent pas leur tenir tête. Les excellents dialogues de Gale ont aussi fait le personnage – aidé chez nous par un doublage d’anthologie. Difficile de séparer Biff de ses répliques cultes : « Y a quelqu’un au bout du fil ? » et « Tu veux ma photo, banane ? »… et de sa punition récurrente, direction le tas de fumier le plus proche…

 

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Ci-dessus : George résistera-t-il aux terribles tortures sonores de Darth Vader ?

 

Une fois ces difficultés enfin résolues, Marty revenu à son époque ne pourra que constater les petits changements qu’il a apporté à ses parents. Les McFly sont désormais riches et heureux, Biff réduit à l’état de gentil larbin en jogging… Et Marty aura finalement la voiture qu’il voulait tant, pour sortir tard le soir avec sa chère Jennifer (et sans doute passer à l’étape suivante…). Cette vraie fausse happy end avait cependant fait grincer quelques dents chez les critiques. A l’heure où le consumérisme et le matérialisme bienheureux de l’ère Reagan triomphait, certains crurent que Retour vers le Futur saluait cette idéologie. George prenait sa revanche sur Biff, et donc, en écrasant (symboliquement) son concurrent auprès de Lorraine, gagnait richesse, gloire et un joli pavillon de banlieue, tandis que Marty lui emboîterait le pas sur l’air de « Il a la voiture, il aura la fille ». Zemeckis s’en défendra cependant, rappelant que le film se moquait aussi des travers consuméristes de la société américaine middle class, auquel lui comme son producteur Steven Spielberg firent souvent un sort. Et de rappeler que les américains n’avaient pas attendu Reagan pour s’y vautrer avec délices – voir l’autre scène de repas en famille chez les parents de Lorraine, attablés devant le téléviseur devenu le centre de toutes les attentions. Cette happy end est ironique, nous dit le réalisateur ; Marty a trop bien fait les choses, finalement, en transformant sa famille de perdants en winners à l’américaine. Les mimiques irrésistibles de Michael J. Fox et les clins d’œil constants de Zemeckis (la couverture du livre de George) nous rappelleront de ne pas trop prendre cette scène au sérieux… et la chute finale, avec le retour de Doc, est irrésistible. Marty et son amoureuse auront à peine eu le temps d’échanger un baiser que le savant fou, revenu du Futur, leur annonce tout de go que leurs enfants ont des ennuis ! C’est ce qui s’appelle aller à l’essentiel…

 

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Ci-dessus : Biff franchit les bornes… George va devoir faire preuve de courage, pour sauver Lorraine.

 

La mise en scène de Zemeckis est à l’avenant. Pas une seule faute de goût dans Retour vers le Futur, la réalisation, très classique en apparence, fourmillant d’idées à chaque scène. Encore à l’aube d’une belle carrière, Zemeckis a pris confiance en lui ; le cinéaste sait que toute bonne comédie est avant tout affaire de rythme, et, de ce point de vue, le film fait un sans-faute, aidé par le timing impeccable des comédiens, Michael J. Fox et Christopher Lloyd en tête. Zemeckis emballe les morceaux de bravoure avec énergie, et commence ici à se lancer des défis narratifs uniques. Par l’entremise d’une seule scène, Retour vers le Futur va même faire basculer les repères du spectateur, et poser les jalons des futurs défis narratifs et techniques que le cinéaste se posera sans cesse par la suite. C’est ce passage étonnant où Marty, de retour en 1985, tente de sauver Doc des terroristes. Une nouvelle panne de la DeLorean l’obligeant à revenir à pied sur le parking, Marty revient trop tard, croit-il. Il assiste aux évènements du début du film, et, stupéfaction : il se voit lui-même tel qu’il était à ce moment-là… Même si le film nous rassure très vite sur l’état de Doc (sain et sauf), l’effet est étonnant. Pendant quelques instants, Retour vers le Futur vient de basculer dans le Fantastique. Zemeckis nous a cependant habilement rappelé que les choses ne sont pas tout à fait comme avant (regardez l’enseigne du parking « Twin Pines Mall » devenue « Lone Pine Mall », suite à l’incident du fermier…), et il nous fait ainsi découvrir les joies des paradoxes spatiotemporels et de la théorie des probabilités, le temps de cette courte scène. Lui et Bob Gale pousseront l’idée encore plus loin dans le dernier acte, complètement fou, de Retour vers le Futur 2 où les personnages revenaient en 1955 et interagissaient avec les évènements du premier film ! D’ailleurs, dans cette scène, on peut se demander où va donc le « second Marty » à bord de la DeLorean ? Réponse la plus probable : nulle part…

 

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Ci-dessus : un moment de détente pour Robert Zemeckis, au volant de la DeLorean.

 

De quoi donner des vertiges au spectateur, et Zemeckis, en pleine possession de ses moyens, ne cessera jamais de se poser des paris narratifs audacieux, dans la suite de sa carrière. Il aura su faire siennes les dernières paroles de Doc : « De routes ?! Là où nous allons, nous n’avons pas besoin de routes !! ». Un quasi aveu de la part du cinéaste qui aura vaincu le signe indien : Retour vers le Futur, plus grand succès de l’année 1985 (389 millions de dollars pour un budget de 19 millions), va le rendre bankable et, avec le soutien initial de Spielberg, va lui permettre de prendre son essor. Après un détour télévisuel dans Histoires Fantastiques, Zemeckis se lancera avec son producteur dans un autre pari narratif et technique encore plus osé, un « cartoon noir » intitulé Qui veut la peau de Roger Rabbit. Et trente ans après Retour vers le Futur, Zemeckis devrait continuer à nous rappeler, avec The Walk, qu’il est l’un des réalisateurs-conteurs les plus audacieux toujours en exercice. 

Ludovic Fauchier.

 

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ci-dessus : Rock’n roll !

 

La Fiche Technique :

Réalisé par Robert Zemeckis ; scénario de Bob Gale et Robert Zemeckis ; produit par ; producteur exécutif : Steven Spielberg (Amblin Entertainment / Universal Pictures)

Musique : Alan Silvestri ; photo : Dean Cundey ; montage : Arthur Schmidt

Direction artistique : Todd Hallowell ; décors : Lawrence G. Paull ; costumes : Deborah Lynn Scott

Effets spéciaux visuels : Ken Ralston (ILM)

Distribution : Universal Pictures

Durée : 1 heure 56

 

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Bonus : la musique d’Alan Silvestri, indissociable des aventures de Marty McFly !

En bref… EVEREST

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EVEREST, de Baltazar Kormakur

L’histoire :

Mars 1996. Comme chaque année, Rob Hall (Jason Clarke), guide alpiniste néo-zélandais, organise pour le compte de sa société Adventure Consultants l’ascension du mont Everest, dans l’Himalaya. Il laisse au pays sa femme Jan (Keira Knightley), enceinte de leur premier enfant, pour veiller à la sécurité des touristes amateurs de haute montagne. Font ainsi partie de sa troupe plusieurs clients prêts à gravir le toit du monde, comme le médecin Beck Weathers (Josh Brolin), Doug Hansen (John Hawkes), un facteur, le journaliste Jon Krakauer (Michael Kelly) ou Yasuko Namba (Naoko Mori), une japonaise qui a déjà gravi six des plus hautes montagnes du monde. Au camp de base de l’Everest, dirigé par Helen Wilton (Emily Watson), tous se préparent à la future ascension, périlleuse mais pleine de promesses. Ils y croisent d’autres équipes, et leurs guides, dont Scott Fischer (Jake Gyllenhaal), ami de Rob et concurrent chez Mountain Madness.

Mais des problèmes surgissent : quatre sociétés ont prévu d’amener leurs clients au sommet le même jour, le 10 mai. Rob et Scott décident de faire l’ascension en même temps. Ils doivent arriver au plus tard à quatorze heures au sommet, heure limite avant de redescendre en sécurité. L’ascension débute, préparée par les sherpas et surveillée par des professionnels comme Guy Cotter (Sam Worthington). Mais des erreurs de communication, des ennuis de santé et des retards vont causer l’une des pires tragédies en haute montagne, à plus de 8 000 mètres d’altitude… Une histoire vraie.

 

Everest 

Impressions :

« Solide », c’est l’impression générale qui domine dans ce film signé du cinéaste islandais Baltasar Kormakur. Pas un débutant, Kormakur cumule depuis quinze ans prix et distinctions dans son pays natal grâce à des films comme 101 Reykjavik et Jar City, et s’est « exporté » avec un certain succès du côté américain et anglais. Dans sa filmographie, le bien nommé Survivre (2012), récit véridique d’un marin naufragé qui nagea durant six heures dans l’eau glacée pour revenir à son port d’attache, préparait le terrain à cet Everest, témoignant de l’intérêt qu’a Kormakur pour les histoires de survie extrême.

Méticuleux, détaillé, Everest se différencie largement des excès « blockbusterisants » associés aux derniers films de haute montagne à la Cliffhanger ou Vertical Limit. L’histoire est vraie, et mérite un peu plus de considération pour ceux qui ont perdu leur vie dans l’Everest. Le cinéaste met la technique au service d’un récit sans fioritures, et n’a aucune peine à nous mettre au niveau de ces montagnards luttant pour leur survie. Autant dire qu’on souffre pour eux, le film montrant tous les dangers qui guettent à ces altitudes : tempêtes soudaines et problèmes de santé – engelures, hypoxie, œdème pulmonaire, cécité… Les images sont cruelles, et véridiques. Par ailleurs, on ne peut que saluer le travail de Kormakur et du chef opérateur Salvatore Totino qui utilisent la 3D à bon escient ; sans esbroufe, elle valorise la mythique montagne et donne à ses spectateurs un vrai sentiment de vertige, d’autant plus saisissant que, pour d’évidentes raisons de sécurité, l’ascension a été filmée en toute sécurité dans les Alpes italiennes ! On a vite fait d’oublier les trucages pour se concentrer sur l’aventure.

Les acteurs sont, en général, au diapason. Tous se sont investis physiquement et psychologiquement dans leurs personnages, et ne donnent jamais l’impression de se « protéger ». Mentions honorables à Jason Clarke, solide dans le rôle principal, et Josh Brolin, en médecin vieillissant saisi par le blues conjugal. Kormakur a su aussi éviter in extremis les situations clichés des épouses mortes d’inquiétude, préférant saisir dans ces moments-là les détails qui sonnent juste plutôt que de recourir aux violons. Il fallait bien tout le métier d’actrices comme Keira Knightley ou Robin Wright pour donner un poids émotionnel à des scènes assez conventionnelles. Petit bémol cependant, avec la présence de Jake Gyllenhaal, pourtant excellent, mais relégué ici dans un rôle assez secondaire. Cela ne devrait pas cependant trop gâcher l’intérêt d’un Everest qui respecte son contrat de crédibilité jusqu’au bout.

Ludovic Fauchier.

 

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La Fiche Technique :

Réalisé par Baltasar Kormakur ; scénario de William Nicholson et Simon Beaufoy, d’après le livre « Into thin air » (« Tragédie à l’Everest ») de Jon Krakauer ; produit par Nicky Kentish Barnes,Tim Bevan, Liza Chasin, Eric Fellner,  Evan Hayes, Brian Oliver, Tyler Thompson et David Breashears (Cross Creek Pictures / Free State Pictures / RVK Studios / Universal Pictures / Walden Media / Working Title Films)

Musique : Dario Marianelli ; photo : Salvatore Totino ; montage : Mick Audsley

Direction artistique : Tom Still ; décors : Gary Freeman ; costumes : Guy Speranza

Effets spéciaux visuels : Dadi Einarsson, Simon Hughes et Arne Kaupang (Evolution FX / Framestore / Important Looking Pirates / Leonardo Cruciano Workshop / One of Us / Union Visual Effects)

Distribution USA : Universal Pictures / Distribution International : UIP

Durée : 2 heures 01

Caméras : Arri Alexa XT Plus et Red Epic Dragon

En bref… – THE PROGRAM

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THE PROGRAM, de Stephen Frears

L’histoire :

Cycliste ordinaire, miraculé du cancer, champion absolu du Tour de France… et tricheur absolu. Lance Armstrong (Ben Foster), recordman du Tour de France cycliste qu’il a remporté à sept reprises de 1999 à 2005, fut au centre d’un énorme scandale sportif lié au dopage intensif. Après avoir longtemps nié les accusations et les rumeurs, il avoua la tricherie et fut destitué de tous ses titres. Le film s’inspire du travail et du livre écrit par le journaliste sportif David Walsh (Chris O’Dowd), du Sunday Times, l’un des rares professionnels à émettre des doutes sur « l’intouchable » héros du Tour.

En 1993, Walsh rencontre Lance Armstrong, à la Flèche Wallonne. Aux yeux de Walsh, le jeune cycliste texan est capable de gagner quelques étapes et courses de pur rouleur, mais doute que sa morphologie lui permette de tenir le rythme dans les grandes compétitions. Les premiers résultats professionnels d’Armstrong donnent raison à Walsh. Mais Armstrong veut gagner, à tout prix… Il convainc ses coéquipiers de l’équipe Motorola d’acheter de l’EPO, produit dopant légal en Suisse bien qu’interdit par les instances officielles du cyclisme professionnel. En 1996, la santé d’Armstrong se dégrade. Le diagnostic tombe, sans appel : il est atteint d’un très grave cancer des testicules, avec métastases se développant dans son cerveau. Il doit arrêter le cyclisme, et subit des mois de traitements et d’opérations très lourdes, qui le vident de ses forces. Rétabli, Armstrong ne s’avoue pas vaincu pour le cyclisme. Il prend contact avec un curieux médecin italien, Michele Ferrari (Guillaume Canet), soupçonné de diverses affaires liées au dopage à l’EPO. Ferrari, grâce à un programme de dopage élaboré sous contrôle scientifique permanent, fera de lui le champion qu’il voudrait être. Passé grâce à son agent Bill Stapleton (Lee Pace) de l’équipe Motorola à celle de Cofidis, il rejoint la modeste équipe US Postal dirigée par son ami Johann Bruyneel (Denis Ménochet). Transformé par le programme de Ferrari, Armstrong écrase le Tour de France 1999 qu’il remporte haut la main, et va truster les Maillots Jaunes et les premières places. Walsh, soupçonneux de la trop belle histoire du miraculé champion, recueille des témoignages de plus en plus accablants ; mais il est dangereux d’oser écorner la légende du champion miraculé, devenu une star et un homme d’affaires richissime. Le ver est pourtant dans le fruit. Un nouveau venu va rejoindre l’équipe US Postal : Floyd Landis (Jesse Plemons)…

 

The Program

Impressions :

Grandeur et déchéance d’un champion qui a fait de la tricherie sportive une success story et un business à l’américaine, avant de tomber… Lance Armstrong va rester pendant longtemps sans doute LA figure emblématique des dérives du sport moderne. Pour raconter l’histoire de cette incroyable fraude sportive, et gratter sous la surface des jugements trop faciles, il fallait bien un réalisateur intelligent, psychologue et expert de la comédie humaine. Bonne pioche : Stephen Frears, le vétéran britannique a du métier et de l’expérience en matière de récits de faux semblants (Les Liaisons Dangereuses, Les Arnaqueurs, Héros malgré lui ou The Queen sont là pour en témoigner), et The Program s’inscrit parfaitement dans son univers. Bonne idée, aussi, d’avoir débauché John Hodge, scénariste du cultissime Trainspotting, parfaitement à son aise donc quand il s’agit de raconter une histoire d’addiction sévère et de paranoïa généralisée. La rencontre entre Frears et Hodge fait un mixe intéressant pour suivre la trajectoire de Lance Armstrong, et de tous ceux qui ont été entraînés dans le sillage du « train bleu » US Postal sur le Tour de France cycliste.

Le récit s’intéresse évidemment moins aux courses qu’à ce qui s’est passé en coulisses. Hodge et Frears refusent de jouer les pourfendeurs outragés, et suivent à hauteur du regard de leur principal protagoniste les excès de sa course à la victoire. Le dopage n’avait pas attendu Armstrong pour faire parler de lui dans le sport cycliste ; entre les décès tragiques (de Tom Simpson à Marco Pantani), les rumeurs certifiées (Jacques Anquetil), les victoires suspectes (Pedro Delgado, 1988), ou la fameuse affaire Festina de 1998, évoquée dans le film, avec Richard Virenque contrôlé positif « à l’insu de son plein gré » (merci les Guignols), il y avait depuis longtemps anguille sous roche. L’ère Armstrong a révélé les proportions effarantes de la pratique du dopage « médicalisé » effectué avec la complaisance des uns et le silence gêné des autres… Armstrong n’était pas seul en cause, d’ailleurs, ses rivaux (Jan Ullrich, Ivan Basso, Alexander Vinokourov, etc.) ayant tous reconnu avoir pris des mêmes produits miracles. Et depuis, les organisateurs du Tour ont beau clamer le retour à une course propre, la suspicion règne toujours (le cas d’Alberto Contador, évoqué à mots couverts dans le film…). Le fameux « programme » du titre nous montre comment le champion texan et son médecin ont sciemment modifié les règles du jeu. Plus question d’aller bêtement dans une pharmacie suisse acheter les produits interdits (ce que nous montre Frears dans une savoureuse scène) ; la tricherie s’est ici effectuée sous strict contrôle médical impliquant toute l’équipe (aux ordres de son « boss », et interdiction de refuser le traitement !), et le principal intéressé a transformé le Tour en franchise commerciale internationale. Bien malin celui qui oserait alors critiquer l’ancien malade du cancer devenu un modèle de combativité et de réussite financière… Le plus stupéfiant dans l’affaire restant que tout le monde ou presque ait dit amen à la victoire du champion improbable. Le Tour de France est sans pitié pour les coureurs, qu’ils soient « clairs » ou « chargés ». Les statistiques étaient révélatrices : avant sa maladie, Armstrong avait abandonné trois fois, remporté seulement deux étapes de rouleurs, et fini une seule fois à la 36ème place. Une fois remis sur pied selon la méthode du docteur Ferrari : sept victoires consécutives, toutes ressemblant à l’édition précédente ! Les quelques voix dissidentes, comme celle de David Walsh (excellent Chris O’Dowd), ou des coureurs osant rompre l’omerta, seront vite étouffées.

On peut faire confiance au grand directeur d’acteurs qu’est Frears pour observer et décortiquer les travers de ses protagonistes, et dresser des portraits plus vrais que nature de ceux-ci. Peu connu du grand public, Ben Foster est impressionnant dans le rôle d’Armstrong, ayant poussé la préparation au rôle à l’extrême puisqu’il a reconnu avoir pris lui-même des produits dopants pour avoir la masse physique de l’ancien cycliste ! Au-delà de ce risque très « Actor’s Studio », Foster a bien cerné et traduit la complexité de son personnage, un conquérant doublé d’un grand paranoïaque. C’en est presque inquiétant, tant Foster a su s’approprier l’allure très « cyborg » de l’ancien champion dans ses apparitions publiques. Ce masque inquiétant, cependant, tombe parfois, brièvement : une très belle scène, par exemple, face à un enfant cancéreux et condamné, ou Armstrong décide de se taire ; il arrête son « show » et fait enfin preuve de compassion. Il est humain, pendant quelques instants, et affiche un visage bien différent de son comportement habituel, notamment dans la curieuse relation qu’il entretient avec son successeur désigné, Floyd Landis. Une drôle d’histoire : Landis, Maillot Jaune 2006 destitué, est un Mennonite pratiquant convaincu – élevé dans l’application stricte du culte Protestant, qui garantit l’Enfer éternel pour les menteurs et les criminels… On imagine sans peine le dilemme du nouveau venu dans l’équipe US Postal, partagé entre son admiration pour le champion texan, sa complicité dans la pratique du dopage, et la foi de ses pères. Vu la façon dont le film montre sa prise de conscience qui va faire éclater le scandale, on peut se demander si Armstrong n’a pas inconsciemment choisi d’intégrer Landis pour l’aider à arrêter son cirque infernal et expier ses fautes. La supercherie révélée, il ne restera au final qu’au champion tricheur qu’à plonger dans un plan d’eau au nom très symbolique, « Dead Man’s Hole » (« le Trou de l’Homme Mort »), avant de renaître, peut-être. La route pour la rédemption est cependant encore bien longue.

On appréciera aussi, au passage, l’humour et l’ironie dont est toujours capable Frears, dès qu’il s’agit de décortiquer les aléas de la célébrité et de la médiatisation. Pas étonnant dans ce cas de voir réapparaître ce bon vieux Dustin Hoffman, le Héros malgré lui du cinéaste britannique, le temps de quelques scènes. Il est toujours là pour rappeler que l’Amérique (et le reste du monde) croit facilement aux histoires trop belles pour être vraies… et que les médias adorent fabriquer les héros de ce type. Il y a, dans The Program, une morale impitoyable et universelle à ce sujet : on n’a sans doute pas les héros que l’on souhaite avoir, mais bien ceux qui nous ressemblent… 

 

Ludovic Fauchier.

 

Image de prévisualisation YouTube

ci-dessus : le documentaire que la chaîne National Geographic a consacré au cas Lance Armstrong.

 

La Fiche Technique :

Réalisé par Stephen Frears ; scénario de John Hodge, d’après le livre de David Walsh, « Seven Deadly Sins : My Pursuit of Lance Armstrong » ; produit par Tim Bevan, Eric Fellner, Tracey Seaward, Kate Solomon et Mathieu Rubin (ACE / StudioCanal / Working Title Films)

Musique : Alex Heffes ; photographie : Danny Cohen ; montage : Valerio Bonelli 

Direction artistique : Andrew Rothschild ; décors : Alan MacDonald ; costumes : Jane Petrie

Distribution : StudioCanal

Caméras : 1 heure 43

Durée : Red Epic

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