Nom de Zeus, Marty ! Nous sommes en 1995, et le monde a considérablement changé…
1995, année si loin, si proche… Voilà l’occasion de passer en revue les évènements qui faisaient alors l’actualité, il y a vingt ans. La fin de la Guerre Froide et l’effondrement du bloc Soviétique devaient amener, croyait-on, une époque de paix. Notion bien relative quand on voit ce qu’annonçaient certains évènements funestes de l’époque. Alors que l’Organisation Mondiale du Commerce entrait en vigueur, les Etats-Unis, sous la présidence de Bill Clinton, établissaient (ou du moins, tentaient) d’établir un nouvel ordre mondial. L’Amérique « gendarme du monde » retirait ses troupes en Somalie, marquant la fin de l’opération Restore Hope. A l’étranger, Clinton se plaçait en arbitre de la paix, réussissant à faire signer les seconds accords d’Oslo aux frères ennemis, Israël et la Palestine : Yasser Arafat et Yitzhak Rabin signaient le document le 28 septembre ; espoir de paix brisé le 4 novembre, lorsque Rabin sera assassiné par un jeune extrémiste israélien. Par ailleurs, la nébuleuse terroriste islamiste Al Qaida fait ses tristes débuts sous l’égide d’un certain Ousama Ben Laden : le 13 novembre, une base américaine située à Riyad en Arabie Saoudite est touchée par un attentat suicide, faisant 5 morts. L’opinion publique américaine, elle, est surtout marquée cette année-là par un autre drame, le 19 avril ; un milicien d’extrême droite commet un attentat à Oklahoma City contre l’immeuble fédéral Alfred P. Murrah, faisant 168 morts ; ce sera, pour quelques années, l’attentat le plus meurtrier commis sur le territoire américain. L’actualité américaine s’intéresse à d’autres sujets controversés : les américains suivront (ou subiront) le dénouement du procès rocambolesque d’O.J. Simpson ; arrêté pour avoir tué sa femme et l’amant de celle-ci, l’ancien joueur de football américain et acteur sera acquitté à la surprise générale le 3 octobre. Le 16 octobre, la « Million Man March », manifestation organisée par le mouvement afro-américain pour attirer le regard des partis politiques sur la situation économique des Noirs américains, offre surtout une publicité pour le leader de Nation of Islam, Louis Farrakhan, dont les propos divisent l’opinion.
En France, l’actualité politique de 1995 est dominée par le changement de présidence. François Mitterrand, épuisé par la maladie, s’en va ; son successeur sera Jacques Chirac, devançant aux élections présidentielles Lionel Jospin et « son ami de trente ans » Edouard Balladur. Le Premier Ministre RPR se voyait trop tôt en haut de l’affiche… (subitement, je me mets à penser aux meilleurs moments des Guignols de l’Info…). Le nouveau président nomme Alain Juppé Premier Ministre ; l’état de grâce prendra vite fin, cependant. La reprise des essais nucléaires à Mururoa et le plan de réforme de la Sécurité Sociale provoquant une grève en novembre-décembre vont y contribuer. L’Hexagone vit aussi des heures inquiétantes, une vague d’attentats survenant en été et automne. Le Groupe Islamique Armé, basé en Algérie, est officiellement désigné comme responsable de l’assassinat de l’Imam Sarhaoui le 11 juillet, et de l’attentat du RER B à la station Saint-Michel à Paris le 25 juillet, faisant 8 morts et 117 blessés. Un autre attentat survient le 17 août, Place de l’Etoile, faisant 16 blessés. D’autres attentats ratent ou sont déjoués : une ligne de TGV près de Lyon le 26 août, Boulevard Richard Lenoir le 3 septembre, place Charles Vallin le lendemain, une école juive de Villeurbanne le 7 septembre… Le suspect numéro 1 de l’enquête, Khaled Kelkal, sera finalement abattu par la police le 29 septembre. Mais la menace demeure : un autre attentat raté Place d’Italie le 6 octobre, et le 17 octobre, de nouveau au RER Saint-Michel, une trentaine de blessés. Sans aucun rapport, un autre crime, particulièrement macabre, marquera les esprits à la fin de l’année : le « suicide collectif » (et assassinat probable) de 16 membres de la secte du Temple Solaire le 16 décembre.
L’actualité internationale retiendra, en cette année 1995, d’autres sombres évènements. La guerre civile en ex-Yougoslavie, qui touche peu à peu à sa fin, avec son lot de tragédies : les troupes serbes commettent un massacre contre la population musulmane de Srebenica, en Bosnie-Herégovine, le 11 juillet (plus de 8000 morts). A la fin de l’année, le tribunal pénal international inculpe Radovan Karadzic et Hratko Mladic pour génocide et crime contre l’humanité. La Russie de Boris Ieltsine, avec une armée financièrement exsangue, se lance dans la première guerre de Tchétchénie, le 15 avril, faisant suite à la chute du palais présidentiel de Grozny le 15 janvier. Au Japon, on sera surtout marqué par le tremblement de terre de Kobé, qui fera le 17 janvier 6433 victimes et 43700 blessés ; le 20 mars, le métro de Tokyo est la cible d’un attentat au gaz sarin commis par les membres de la secte criminelle Aum, faisant 12 morts et des milliers de blessés. Autres évènements, encore : l’inquiétante montée en puissance du mouvement Taliban en Afghanistan ; les premières inculpations pour crimes contre l’humanité par le Tribunal pour le Rwanda (TPR) en Tanzanie ; la libération d’Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la Paix, assignée à résidence par les militaires birmans.
Hors de ces graves nouvelles, 1995 marquera aussi d’autres évènements importants. Du côté des sciences, par exemple, où le système GPS est annoncé comme opérationnel. Les astronomes, eux, sont heureux de découvrir la première planète extrasolaire, le 6 octobre : 51 Pegasi b. 1995, c’est aussi une année sportive toujours bien remplie. La troisième édition de la Coupe du Monde de Rugby est remportée par le pays organisateur, l’Afrique du Sud de François Pienaar, qui bat la Nouvelle-Zélande de Jonah Lomu. Une grande victoire symbolique pour le président d’un pays réunifié dans la douleur : Nelson Mandela. L’Angleterre, avec les frères Underwood, remporte le Tournoi des Cinq Nations avec un grand chelem en prime. En cyclisme, l’espagnol Miguel Indurain remporte son cinquième et ultime Maillot Jaune, au terme d’une édition endeuillée par l’accident mortel du cycliste italien Fabio Casartelli. Les français saluent la victoire de leurs handballeurs, champions du monde, avec Jackson Richardson. Steffi Graf et Pete Sampras sont les numéros 1 mondiaux en tennis. Michael Schumacher remporte son second titre de champion du monde de Formule 1 chez Benetton. Côté football, l’Ajax Amsterdam remporte la Ligue des Champions devant le Milan AC. Du côté de l’équipe de France, on tourne une page : « Patator » Papin et « Picasso » Cantona s’en vont (merci encore, les Guignols !), livrant leur dernier match en sélection. Cantona, superstar à Manchester United, fait aussi parler de lui en écopant de six mois de suspension, après s’être défoulé sur un supporter qui l’insultait. Le football va aussi changer, cette année-là, après la validation de l’arrêt Bosman du 15 décembre ; en vertus des lois européennes de libre circulation, chaque club pourra désormais recruter autant de joueurs étrangers du continent, sans limitation. Cela va transformer notamment la politique de recrutement des grands clubs, et une hausse phénoménale du prix des transferts.
1995, ce fut aussi l’émergence à la télévision de séries, en provenance des USA, entraînant de véritables cultes. Trois titres retiennent l’attention : la seconde saison de X-Files (ou Aux Frontières du Réel), qui suit les agents du FBI Mulder et Scully enquêter sur les phénomènes paranormaux, crée un véritable phénomène culturel international. Urgences, produite par Steven Spielberg et Michael Crichton, fait un carton. Les drames et les joies des médecins urgentistes du Cook County Hospital de Chicago (parmi lesquels un certain George Clooney) sont unanimement appréciés. Et il y a aussi la sitcom emblématique de cette époque : Friends, et ses six joyeux new yorkais dont les galères amoureuses et professionnelles font bien rire le public, qui vient juste de finir sa première saison.
L’année marquera aussi le décès de quelques personnalités notables : la romancière Patricia Highsmith, l’explorateur et scientifique Paul Emile Victor, le professeur Henri Laborit, les philosophes Emil Cioran et Gilles Deleuze, ou encore le père de Corto Maltese, Hugo Pratt…
1995, dans le petit monde du Cinéma, marque la commémoration du centenaire de la naissance officielle du 7ème Art, avec ce qu’il faut, pour la circonstance, de cérémonies un brin compassées, et d’initiatives intéressantes, comme cette série de documentaires consacrées au cinéma de chaque pays, réalisées pour le BFI par des cinéastes d’envergure. Les films sont de qualité inégale, même signés de Stephen Frears, George Miller ou Jean-Luc Godard, le plus emblématique étant Un Voyage avec Martin Scorsese à travers le Cinéma Américain, le réalisateur de Taxi Driver offrant un sacré cadeau aux cinéphiles du monde entier. Quelques étoiles s’éteignent, cette année-là : Ginger Rogers, Lana Turner, Ida Lupino, Dean Martin… Du côté des grandes cérémonies annuelles, le film d’Emir Kusturica, Underground, chronique tragicomique de l’ex-Yougoslavie, remporte la Palme d’Or à Cannes, une récompense symbolique alors que ce pays est déchiré par la guerre civile. Au Danemark, ça bouge, avec la fondation du mouvement Dogme 95 par les cinéastes Lars Von Trier et Thomas Vinterberg, qui va renouveler pour un temps le cinéma scandinave. Autres grands moments de l’année cinéma 1995 dans le monde : du côté des antipodes, quelques trublions talentueux marquent des points. Le néo-zélandais Peter Jackson fait le tour triomphal des festivals avec son Créatures Célestes (avec la toute jeune Kate Winslet) sorti l’année précédente, et réalise un beau canular à la télévision locale avec son faux documentaire Forgotten Silver consacré à la vie d’un cinéaste inconnu ayant tout créé avant tout le monde ; et son voisin d’Australie, George Miller, le père de Mad Max, produit (et réalise officieusement) l’attendrissant Babe, les aventures du petit cochon au grand cœur qui est le succès surprise de l’été aux USA. Le Japon se réveille, du côté du cinéma d’animation, et on découvre en France, avec trois ans de retard, le superbe Porco Rosso d’Hayao Miyazaki. Côté anglais, on retrouve Wallace & Gromit dans leur troisième aventure en court-métrage, Rasé de près, où il sauvent un gentil petit mouton, Shaun, des griffes d’un affreux chien cyborg. Le studio d’animation Aardman s’impose ainsi comme une valeur sûre. 1995, c’est le grand retour de l’agent 007 après une absence de six ans ; James Bond prend les traits du suave Pierce Brosnan dans Goldeneye. Chez les Italiens, le cinéma local a été sinistré par l’étouffoir Berlusconi ; c’est une forme de miracle si un film comme Le Facteur, coproduit avec l’Angleterre et la France, remporte un vif succès, aidé par la prestation bouleversante de l’acteur Massimo Troisi, qui décèdera peu après le tournage de ce film avec Philippe Noiret. En France, l’actualité cinéma est devenue désormais bien ronronnante. Les rescapés de la Nouvelle Vague (qui saluent la mémoire de Louis Malle, décédé) sont toujours là, avec des fortunes diverses : les deux Claude, Chabrol et Sautet, s’en sortent le mieux (La Cérémonie avec Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire, Nelly et Monsieur Arnaud avec Emmanuelle Béart et Michel Serrault), d’autres comme Bertrand Tavernier ou Jean-Paul Rappeneau (L’Appât et Le Hussard sur le Toit) marquent le pas. Le succès de la fin d’année est évidemment une comédie, Les Trois Frères, avec le trio des Inconnus à la poursuite de leurs chères « patates » en héritage. Très attendu, le nouveau film de Jeunet et Caro, La Cité des Enfants Perdus, mélange plutôt indigeste de réalisme poétique et de science-fiction steampunk, divise. Film culte ou pensum dépressif ? En tout cas, tout le monde salue l’émergence d’un jeune réalisateur bourré de talent et d’idées : avec son second long-métrage, La Haine, Mathieu Kassovitz donne un grand coup de pied dans la fourmilière. Cette virée de trois copains d’une banlieue ghettoïsée, dont l’un veut se venger de la police, appuie là où ça fait mal sur les bonnes consciences, avec humour et énergie. Le film provoque son lot de débats et de polémiques sur les banlieues, où tout le monde se reconnaît en Vinz, Hub et Saïd. Et c’est la révélation d’un acteur de premier plan, Vincent Cassel.
Outre-Atlantique, les règles du jeu sont les mêmes. Sorties estivales et de fin d’année sont dominées par les productions des major companies, et entre ces deux grandes vagues, les productions (plus ou moins) indépendantes offrent quelques très bonnes surprises. Comme Little Odessa, œuvre d’un certain James Gray, suivant les retrouvailles houleuses d’un tueur (Tim Roth) avec sa famille d’immigrants ukrainiens ; Crossing Guard, de Sean Penn qui offre un rôle magnifique à Jack Nicholson en père brisé par la mort de sa fille ; Penn, acteur, est à l’affiche du bouleversant Dead Man Walking (La Dernière Marche) où son confrère Tim Robbins l’associe à Susan Sarandon pour un réquisitoire anti-peine de mort sans concession ; il y a aussi Leaving Las Vegas de l’anglais Mike Figgis, qui suit la dérive suicidaire d’un écrivain alcoolique joué par Nicolas Cage ; et le thriller culte Usual Suspects, second film de Bryan Singer, où une bande de braqueurs (parmi lesquels Kevin Spacey et Benicio Del Toro) se découvre manipulée par un certain Kaiser Sozë (Keyser Sözay ? Kayser Sooseeëy ? Je ne sais plus…) qui pourrait être l’un d’eux…
Le gagnant de l’année 1995, sur les grands écrans hollywoodiens, c’est très certainement Tom Hanks : il vient de remporter son second Oscar du Meilleur Acteur d’affilée, pour Forrest Gump, qui décroche d’ailleurs les principales statuettes dorées ; Hanks, au sommet de sa popularité, enchaîne en étant la tête d’affiche d’un des grands succès de l’été : l’aventure spatiale Apollo 13 filmée par Ron Howard, reconstitution minutieuse de la dramatique mission. Et de plus, Hanks prête sa voix au shérif Woody, héros du tout premier long-métrage du studio Pixar : Toy Story ! Une date dans le cinéma d’animation qui va voir peu à peu les images de synthèse prendre le dessus sur l’animation traditionnelle. Si c’est une heureuse année pour Tom Hanks, en revanche, pour d’autres, c’est la soupe à la grimace. Kevin Costner, surtout, dont le prestige décline à cause du tournage de Waterworld, dont le budget pharaonique (172 millions de dollars) et les incidents de tournage font plus parler que le film lui-même. A peine plus heureux, Sylvester Stallone fait un bide avec son Judge Dredd charcuté au montage. L’ère des « musclors » prend fin. Pour deux réalisateurs connus pour leur sens de la provocation, l’époque « politiquement correcte » est fatale : William Friedkin et Paul Verhoeven se font étriller par la critique pour Jade et Showgirls, écrits tous deux par Joe Eszterhas. Montrer les dessous corrompus de la politique, de la justice et du show-business n’était pas du goût du public. Friedkin tournera le dos à Hollywood, Verhoeven n’a pas encore brûlé ses dernières cartouches. A peine plus heureux : Strange Days, thriller futuriste détonant de Kathryn Bigelow, un film écrit par James Cameron avec Ralph Fiennes, est un échec public, mais gagnera une valeur « culte ». Oliver Stone, avec Nixon, livre un nouveau pavé qui divise, malgré l’interprétation d’Anthony Hopkins dans le rôle du président paranoïaque. L’année 1995 sera celle des valeurs sûres : Gene Hackman, en commandant de sous-marin dans Crimson Tide (USS Alabama) face à Denzel Washington (Hackman sera aussi un méchant mémorable dans le western de Sam Raimi, The Quick and the Dead, face à Sharon Stone, Russell Crowe et Leonardo DiCaprio, et très drôle face à John Travolta dans Get Shorty) ; Sean Connery, magnifique Roi Arthur vieillissant face à Richard Gere dans First Knight (Lancelot) ; Robert De Niro, dans ses derniers bons films, retrouve Martin Scorsese pour la dernière fois avec Casino (aux côtés de Sharon Stone et de l’éternel irascible Joe Pesci), et surtout affronte son grand rival Al Pacino dans le magistral polar de Michael Mann, Heat ; Bruce Willis revient en forme, d’abord dans Die Hard III (Une Journée en Enfer) de John McTiernan, faisant équipe avec Samuel L. Jackson pour résoudre les énigmes mortelles du grand méchant Jeremy Irons, ceci avant d’enchaîner avec un beau contre-emploi dans Twelve Monkeys (L’Armée des Douze Singes), de Terry Gilliam, où l’on remarque aussi Brad Pitt ; Nicole Kidman est enfin prise au sérieux en Miss Météo manipulant Joaquin Phoenix dans le très grinçant To Die For (Prête à tout) de Gus Van Sant ; enfin, les acteurs-réalisateurs ont la côte, dans des registres différents : Mel Gibson mène la révolte dans l’Ecosse médiévale de Braveheart, une épopée pleine de drames, de grands espaces, de trahisons et de batailles furieuses (les plus violentes jamais vues alors). Clint Eastwood, lui, fait pleurer la planète entière devant sa brève romance avec Meryl Streep dans le très beau The Bridges of Madison County (Sur la route de Madison). Le paysage cinématographique américain est cependant bousculé par l’arrivée sur les écrans, le 22 septembre 1995, d’un film policier à la noirceur absolue. Un jeune cinéaste prometteur s’offre une belle revanche sur le système hollywoodien qui l’avait maltraité…

L’inspecteur William Somerset (Morgan Freeman), de la brigade des homicides, est dans sa dernière semaine de travail avant la retraite. Cet officier méticuleux et solitaire se voit temporairement associé à son successeur, l’inspecteur David Mills (Brad Pitt). Mills est tout son contraire : impulsif, prêt à en découdre et désireux de se faire un nom, le jeune enquêteur se vante de cinq années d’expérience en province et vient juste de s’installer en ville, avec son épouse Tracy (Gwyneth Paltrow).
Dans cette période de transition, la collaboration temporaire entre Somerset et Mills démarre de manière macabre : les voilà obligés d’enquêter sur un crime aussi bizarre que morbide. Un homme obèse a été séquestré chez lui, et forcé de s’empiffrer pendant des jours sous la menace d’un revolver, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le lendemain, Mills se retrouve sur une autre scène de crime : un avocat célèbre a été retrouvé mort dans son bureau, poussé à s’entailler et s’arracher une livre de chair. Sur le mur, le mot « Avarice » a été écrit. De quoi mettre la puce à l’oreille de Somerset, qui revient sur le lieu du meurtre de l’homme obèse et trouve, caché derrière le frigo, le mot « Gourmandise » écrit dans la graisse. Les deux meurtres sont liés, l’œuvre probable d’un tueur en série obnubilé par la religion, et les Sept Péchés Capitaux. Les empreintes digitales mènent Mills et Somerset à un certain Victor, trafiquant de drogue et pédophile. Mais l’auteur présumé des meurtres n’est plus qu’un cadavre vivant ligoté à son lit, avec le mot « Paresse » écrit dans sa chambre, et amputé d’une main… Le vrai tueur, surnommé « John Doe » (Kevin Spacey), planifiait ses crimes depuis des mois. Traqué par la police, l’insaisissable Doe va continuer à sa macabre série. Et Somerset doute de plus en plus…

Ci-dessus : l’image emblématique de Seven, les fameuses lampes-torches brandies par Somerset (Morgan Freeman) et Mills (Brad Pitt) dans l’antre du premier meurtre.
Entre 1992 et 1994, David Fincher a dû broyer du noir. Le jeune réalisateur alors tout juste trentenaire est passé en l’espace d’une année du statut de potentiel nouveau Wonder Boy à celui de victime en règle du système hollywoodien, à l’issue du tournage cauchemardesque d’Alien 3. Son parcours semblait pourtant tout tracé ; cet autodidacte qui, à l’instar d’un Spielberg ou d’un Tim Burton, avait commencé à faire ses premiers films dès l’enfance avec la caméra Super 8 familiale, avait commencé sa vie professionnelle sur le film d’animation Twice Upon a Time produit par George Lucas ; ceci avant de passer chez ILM, le prestigieux studio d’effets visuels de Lucas, sur Le Retour du Jedi et Indiana Jones et le Temple Maudit, comme caméraman et photographe des mattes (peintures sur verre). Après cela, Fincher devint réalisateur de publicités et de clips vidéo (pas moins de quatre pour Madonna) lui permettant de développer son sens visuel unique et de trouver son style, notamment sous l’égide de la compagnie Propaganda Films, véritable vivier de futurs talents qui lança aussi les carrières de Spike Jonze, Michel Gondry, Alex Proyas, Gore Verbinski ou Michael Bay (personne n’est parfait !). Le jeune homme croyait avoir décroché la timbale en obtenant le tournage d’Alien 3. Un cadeau empoisonné pour cet admirateur du travail de Ridley Scott : les cadres exécutifs du studio Fox, loin de le soutenir, ne virent en lui qu’un simple employé chargé d’accomplir leur quatre volontés. Le jeune homme voulait faire une suite originale, amenant un traitement révolutionnaire, épique et cauchemardesque ; les costumes-cravates du studio lui prièrent de laisser ses grandes idées au vestiaire, l’obligèrent à entamer le tournage sans scénario définitif, et à censurer ses idées ; pire, ils l’empêchèrent d’avoir accès au précieux final cut garantissant sa vision au montage. Fincher but le calice jusqu’à la lie ; le film fut mal accueilli aux USA, et les gens du studio se défaussèrent de leurs responsabilités sur le réalisateur débutant. Attitude aussi stupide qu’injuste, qui plongea Fincher dans une sérieuse déprime, et le sentiment que sa carrière de cinéaste était mort-née, hors de son contrôle. Retour à la case publicitaire et clips vidéo (pour les Rolling Stones) durant deux ans… Sur son bureau, les scénarii de films s’accumulaient jusqu’à ce qu’il posa ses yeux sur l’œuvre d’un certain Andrew Kevin Walker, intitulée Seven.

Ci-dessus : la Victime de la Paresse…
Le résumé n’avait pourtant pas l’air prometteur : deux policiers que tout oppose traquent un tueur en série. Lu de cette façon, cela ressemblait à un script opportuniste mixant les succès du moment : L’Arme Fatale rencontrant Le Silence des Agneaux. Fincher, quelques heures de lecture plus tard, changera d’avis. Il se retrouva dans le ton du récit, bien plus proche de la noirceur absolue des grands thrillers des années 1970, ceux de William Friedkin ou Alan J. Pakula, que des formules prémâchées par les studios. Sans doute aussi ses frustrations ont-elles rejoint celles du scénariste Andrew Kevin Walker ; trentenaire comme lui, Walker espérait faire carrière comme producteur de cinéma, mais devait se contenter de faire de la vente au détail chez Tower Records. Il écrivait à ses heures perdues des scénarii, avec une nette prédilection pour les thrillers et le fantastique. Et comme tant de scénaristes débutants, il devait manger son pain noir, se voyant refuser ses scripts par des producteurs potentiels. La version finalisée de Seven fut écrite vers 1991. Walker pourra remercier sa bonne étoile, et un certain David Koepp, un confrère en train de percer (il n’avait pas encore écrit La Mort vous va si bien de Robert Zemeckis, Jurassic Park de Steven Spielberg et L’Impasse de Brian DePalma) ; impressionné par le scénario, Koepp va démarcher le studio New Line, firme indépendante en train de devenir une nouvelle major grâce notamment aux films d’horreur de la saga Nightmare on Elm Street (Freddy Krueger, donc !). En attendant que le jeu des réseaux professionnels se mette en marche, Walker signera d’autres scripts, guère marquants (Brainscan, un sous-Freddy, en 1994, et le médiocre film fantastique Souvenirs de l’Au-delà sorti quelques mois avant Seven). Pas vraiment de quoi crâner avant que Seven ne sorte et décroche la timbale. Walker deviendra un scénariste (et script doctor) de la top list, avec des fortunes diverses : il remaniera le script du film suivant de Fincher, The Game (et fera aussi un caméo amical pour lui dans Panic Room), et signera notamment les scénarii de 8MM de Joel Schumacher, Sleepy Hollow de Tim Burton ou encore Wolfman de Joe Johnston. Sans voir ses idées respectées, à l’exception des films de Fincher. Bienvenue dans le Hollywood moderne… Quoi qu’il en soit, Fincher et Walker se sont rencontrés à un moment opportun, trouvant dans Seven un exutoire à leurs frustrations personnelles, et la somme de leurs angoisses, qu’ils ont su transmettre au public via un récit simple en apparence, mais d’une perversité absolue. Loin d’être révulsé, le public a suivi en masse, faisant du film un des succès-surprise de cette année 1995.

Ci-dessus : un petit air des Hommes du Président… Mills et Somerset recoupent leurs enquêtes respectives.
Fincher, échaudé par l’expérience Alien 3, aura carte blanche pour réaliser son second long-métrage. Heureusement pour lui, les patrons de New Line n’étaient pas ceux de la Fox. Doté d’un budget fort raisonnable (33 millions de dollars, une somme « classe moyenne » alors que les budgets de l’époque oscillaient entre 50 et 70 millions, Waterworld étant alors une exception…), Seven a aussi pu se reposer sur un casting adéquat : un mélange de valeurs sûres, de visages familiers et de stars en ascension. Fincher a eu le nez creux : quatre personnages principaux, qui croisent une foule de figures secondaires incarnées par des comédiens confirmés (parmi lesquels Richard Roundtree, le Shaft original, en procureur fédéral, ou R. Lee Ermey, le sergent instructeur de Full Metal Jacket, en supérieur des deux policiers). Honneur aux dames, avec la toute jeune Gwyneth Paltrow, 23 ans à l’époque, qui obtenait là son tout premier rôle important après des débuts dans des rôles secondaires (Hook, Malice, Mrs. Parker et le Cercle Vicieux, Jefferson à Paris), dans la peau de Tracy, l’épouse malheureuse de Mills. Bien que relativement peu présente dans le film, Gwyneth Paltrow s’imposait dans une jolie performance douce-amère, sa beauté diaphane et sa tristesse apportant un peu de lumière dans ce monde de ténèbres. Ceci avant de croiser le tueur, joué par un certain Kevin Spacey ; jusqu’ici surtout connu au théâtre et à la télévision américains, l’acteur s’imposait doucement au cinéma (notamment face à Al Pacino et Jack Lemmon dans Glengarry) ; coïncidence ou non, il tiendra en l’espace de quelques mois trois rôles d’affreux dans des registres variés : producteur tyrannique dans Swimming with Sharks, malfrat boiteux apparemment inoffensif dans Usual Suspects, et donc ici tueur en série dont la banalité apparente cache bien le jeu. Il « explosa » sur l’écran, devenant l’un des meilleurs comédiens américains, excellant toujours dans la création de personnages à double visage (la série House of Cards produite par Fincher en témoigne. John Doe président des USA !). L’attraction majeure de Seven restant cependant les deux policiers, et la réussite du film repose sur l’alchimie des caractères opposés de Somerset et Mills. La pioche était parfaite, avec Morgan Freeman et Brad Pitt. Le premier n’était déjà plus un inconnu, à 58 ans, après de longues années à la télévision ; c’est cependant après avoir passé le cap de la cinquantaine que le comédien est devenu une figure incontournable du grand cinéma américain ; en l’espace de cinq années, ses rôles dans Miss Daisy et son chauffeur, Glory, Impitoyable ou Les Evadés en avaient fait une « gueule » et une voix pleine de sagesse résignée. Seven confirmera son statut auprès d’un public qui l’identifiera à l’inspecteur Somerset. Brad Pitt n’était déjà plus un inconnu quand il tourna le film ; révélé par son rôle d’autostoppeur braqueur qui fit craquer les spectatrices de Thelma & Louise de Ridley Scott, Pitt enchaîna les rôles, confirmant qu’il était de l’étoffe des stars. Et qu’il n’hésitait pas à aller casser, à l’occasion, son image de « beau gosse » alter ego d’un Robert Redford (Et au milieu coule une rivière), en allant à contre-courant des rôles trop prévisibles : il incarna aussi un tueur en série dans Kalifornia… Pitt aime bien aller à l’encontre des idées reçues à son sujet, incarnant ici un jeune policier trop immature pour son bien. L’acteur confirmera son talent et son goût pour les personnages instables, en incarnant ensuite un malade mental mémorable dans L’Armée des Douze Singes.

Ci-dessus : le dialogue sur l’apathie, entamé par Somerset et Mills.
Tout ceci étant établi, reste encore à se pencher sur le film : un œil mal exercé pourrait voir dans le film de Fincher un de ces films mélangeant deux formules faciles, entre le buddy movie désinvolte et le thriller recyclant la fascination du public pour les tueurs en série. Un cinéaste moins exigeant que Fincher en aurait fait le film de la semaine, vite vu, vite digéré. Pourtant, c’est tout le contraire qui se produit ; paradoxalement, Seven est une leçon magistrale de pur cinéma, et une expérience sacrément inconfortable pour le spectateur. Ce n’est pas une banale enquête policière, mais une plongée sans rémission dans les abysses de l’âme humaine. Pour paraphraser Dante, cité intentionnellement dans le récit : « Vous qui entrez en ce film, abandonnez tout espoir« … Sous l’influence de ses maîtres à filmer du cinéma des seventies, qui n’hésitaient pas à mettre à mal le spectateur, Fincher va lentement mais sûrement imprimer la psyché du public de ses idées noires. William Friedkin, l’homme de L’Exorciste, croit absolument à l’existence du Mal prêt à égarer l’espèce humaine ; Fincher lui emboîte le pas. Dans Seven, le Mal rôde donc, présent dès les premières minutes du film. Comment expliquer autrement, derrière toutes les raisons sociales, psychologiques, etc. que l’espèce humaine inflige autant de souffrances à ses congénères ? Si l’on finit par admettre l’existence du Mal, alors il faut aussi admettre celle du Bien, présent lui aussi dans notre monde ; il est bien plus fragile, discret et moins spectaculaire. Seven, sous l’égide de Fincher, va prendre un aspect plus métaphysique, se démarquant par le style et le discours du Silence des Agneaux auquel on l’a trop souvent comparé. Fincher était certes conscient de la référence, mais, de son propre aveu, son film n’était pas une étude documentaire des tueurs en série ; il le comparait davantage aux Dents de la Mer, John Doe étant l’équivalent humain du monstrueux requin/dragon de Spielberg, un symbole de toutes les peurs enfouies du spectateur. Seven baigne dans une atmosphère de pur Fantastique, donnant à son tueur l’allure d’un spectre insaisissable, d’une présence prédatrice tapie dans l’ombre (Alien n’est pas loin non plus…). Le tueur ne tue pas par impulsion, pour chercher l’équivalent de la jouissance sexuelle comme c’est le cas dans les vraies affaires de meurtres en série, il agit autant par pur calcul intellectuel, pour donner un exemple moral dévoyé à la société, que par fanatisme. Ses crimes sont justifiés, à ses yeux, comme une forme de croisade contre la corruption et la déliquescence d’une société complètement corrompue. Malheureusement, ce genre de raisonnement et de discours n’appartiennent pas à la fiction, comme on peut trop souvent le voir en ce moment. Et le plus dérangeant est que son discours, aussi délirant et arbitraire soit-il, est partagé par Somerset sur certains points…

Ci-dessus : un dîner presque parfait chez les Mills… Tracy (Gwyneth Paltrow) fait de son mieux pour respecter les apparences.
Le tueur n’a pas de nom, ni d’identité prononcée. Il s’enlève volontairement les empreintes digitales, coupe ses cheveux à ras, et son apparence respire l’insignifiance. Les policiers lui donnent un pseudonyme, « John Doe » (équivalent américain de notre « Monsieur Tout-le-Monde »), à double sens. Un personnage qui est censé représenter l’opinion publique, le citoyen lambda, le paisible représentant de ce que Nixon nommait quant à lui « la majorité silencieuse ». On voit là le sens de l’ironie et de la provocation de Fincher : ce citoyen ordinaire idéal, auquel Kevin Spacey donne le moins de traits distinctifs, cache en réalité un monstre absolu… Le pseudonyme de John Doe n’est pas choisi par hasard par Walker et Fincher, et a vite fait de titiller les mémoires cinéphiliques. Il renvoie, sous un angle totalement différent, à un classique de l’Âge d’Or hollywoodien : la comédie dramatique de Frank Capra, L’Homme de la Rue, dont le titre en VO est Meet John Doe… Trop souvent taxé de gentillesse et de naïveté, le cinéma de Capra recélait cette pépite douce-amère qui entretient une parenté indirecte avec le film de Fincher. Rappelons que Meet John Doe racontait une manipulation médiatique et politique orchestrée, par accident, par une jeune femme journaliste (Barbara Stanwyck) qui, pour garder son emploi, inventait un certain « John Doe » dont les diatribes contre l’injustice sociale touchaient les lecteurs (rappelons que le film, datant de 1941, frappait une corde sensible pour la population américaine sortant à peine de la Grande Dépression). La supercherie prenait un tour politique quand un ex-sportif vagabond (le grand Gary Cooper) acceptait, contre une bonne somme d’argent, d’incarner le fameux « John Doe »… au risque de devenir l’homme de paille d’un magnat corrompu, et donc de berner la confiance du peuple. Le film manquait même de finir en tragédie, « l’homme ordinaire » joué par Cooper allant même jusqu’à la tentative de suicide. D’une certaine façon, Seven reprend le développement narratif du récit de Capra, en le retournant complètement. La figure jadis sympathique du « John Doe » des années 1930-40 cède ici la place à un personnage terrifiant. La population américaine est, chez Fincher, au pire condamnée, au mieux résignée au pire. Les médias et les hautes instances, critiquées par Capra, participent chez Fincher à la déliquescence générale, ne s’intéressant qu’au tueur que dès lors qu’il tue un richissime avocat (les autres victimes ne sont somme toute que des statistiques). Et le parcours du John Doe version Fincher se conclut par un suicide, prémédité celui-là… Les quelques personnes de bien présentes dans Seven, véritable reflet négatif du film de Capra, n’en sortiront pas indemnes.

Ci-dessus : quand le tueur (Kevin Spacey) décide de faciliter la tâche de nos inspecteurs…
Seven tire aussi une de ses principales forces de son visuel. Le film est devenu un vrai cas d’école, la « patte » de Fincher prenant définitivement corps ici. Le look du film est immédiatement reconnaissable, assimilé aux clairs-obscurs angoissants à souhait du chef opérateur Darius Khondji, et à une habile direction artistique qui brouille les repères habituels du spectateurs. Bien que le film ait été tourné à Los Angeles, il est impossible d’identifier la ville californienne. De fait, la Ville de Seven devient une entité à part entière, un labyrinthe tenant du cauchemar éveillé pour le spectateur. Elle semble concentrer toutes les métropoles américaines dans ce qu’elles ont de plus oppressant, devenant par extension le terrain de chasse idéal du tueur. Fincher brouille les repères du spectateur ; les lieux garants de la justice (le commissariat clairement inspiré par les scènes de journal des Hommes du Président), du sens moral (l’appartement de Somerset) ou d’une relative tranquillité conjugale (l’appartement des Mills) semblent presque « déconnectés » du reste de la Ville, envahie par les Ténèbres de la misère humaine. Appartements décrépits, hôtel miteux, boîte de nuit souterraine, ruelles battues par la pluie permanente (évoquant Blade Runner)… l’environnement même est pris de malaise. Le moindre détail y contribue, aidé par une bande-son soignée à l’extrême. On peut entendre les murmures étouffés des voisins de Somerset à travers la cloison de son appartement solitaire, parmi d’autres éléments donnant vie à l’univers du film. La géographie des décors contribue à l’ambiance, Fincher exploitant notamment à merveille le dédale du vieil hôtel, théâtre d’une mémorable poursuite entre les policiers et le tueur, de la porte d’entrée de son appartement à la ruelle où il va tenir en joue Mills. L’impression d’étouffement permanent demeurera même dans le troisième acte, hors des murs de la ville, d’une discussion tendue dans la voiture des policiers jusqu’à la confrontation finale dans le désert, rappelant la présence monstrueuse de la Ville alimentée par les pylônes électriques. La claustrophobie cèdera la place à l’agoraphobie, renforcée par le sentiment d’attente interminable d’un horrible évènement. Dans ce décor digne d’une toile de Chirico, Fincher payera sa dette à Alfred Hitchcock, ce dernier acte en plein désert évoquant une scène célèbre de La Mort aux Trousses (North by Northwest).

Ci-dessus : Mills à la poursuite du tueur dans l’hôtel. Le jeune officier risque d’y laisser sa peau…
Suivant l’exemple du Maître du Suspense, et de tant de ses successeurs, Fincher va aussi déployer, notamment dans le théâtre des scènes de crime, une mise en scène des signes et symboles témoignant de l’horreur des scènes. Paradoxalement, Seven qui joue finalement très peu sur la violence effective. On ne verra jamais les meurtres commis par John Doe, seulement leur résultat ; et l’enquête de Mills et Somerset est finalement assez peu « proactive ». Une démarche volontaire de la part de Fincher, cherchant à démarquer absolument son film des productions à la Joel Silver / Jerry Bruckheimer ; ses deux officiers piétinent souvent, et ne peuvent que constater les méthodes démentes utilisées par le tueur sur ses victimes. Au cinéaste d’amener le spectateur à reconstituer l’horreur, avec les indices qu’il lui glisse sous les yeux. Une méthode qui a fait ses preuves, chez Hitchcock (le fermier aux yeux crevés des Oiseaux), Spielberg (l’exploration du bateau du pêcheur des Dents de la Mer) ou Ridley Scott (la découverte du pilote fossilisé et de la cale aux œufs, dans Alien) ; et elle n’en est que plus déstabilisante, tout se reconstituant dans l’esprit du spectateur. Bien plus efficace, et terrifiant, que de filmer des flots de sang… L’expérience est éprouvante, dans le cas de certaines scènes. Voir notamment le meurtre « de la Luxure », avec ce pauvre type forcé par Doe à tuer une prostituée, et qui en restera marqué à vie. Ou la scène de « la Paresse », où le déploiement frénétique des forces du SWAT contraste avec la mort apparente de la victime, transformée en mort-vivant par le tueur à coups de tortures répétées… Un jeu de photos, montrée quasi subliminalement, et « offerte » aux policiers, montre la décomposition progressive de la victime. Fincher dresse méthodiquement un jeu de piste, obligeant le spectateur, mis au même niveau que les policiers, à reconsidérer certains détails apparemment secondaires, comme le tableau abstrait posé à l’envers dans la scène de crime de l’Avarice. Ou la chemise de John Doe, couverte de sang, lors de son arrestation volontaire… Fincher, par la suite de sa carrière, continuera à jouer avec le spectateur de cette façon, de The Game à Gone Girl.

Ci-dessus : conversation avec un tueur en série peu ordinaire, et prêt à « faire un exemple ».
Mais ces jeux de pistes et de signaux ne serviraient à rien si Seven ne malmenait pas le spectateur à un autre niveau. Fincher se sert du récit policier pour mener à d’autres interrogations. La scène de pré-générique donne le ton. Somerset constate un double homicide, des parents s’étant entretués ; à ses collègues blasés, le vieux flic pose une question a priori banale : « Est-ce que leur gosse a tout vu ?« . De quoi irriter les autres policiers, devenus cyniques depuis longtemps. Pourtant, la question de Somerset a plus d’importance qu’il n’y semble. L’enfance semble a priori exclue du film, et pourtant elle va revenir comme un leitmotiv obsédant, liant Somerset au couple Mills. Magnifiquement interprété par Morgan Freeman, Somerset, vieil homme sans attaches, cache un triste secret. La relation qui se pose entre lui et les Mills est particulièrement réussie, crédible, Fincher se refusant toute facilité scénaristique ; les deux policiers ne se donnent pas de grandes claques dans le dos, et semblent incapables d’accorder leurs violons sur le terrain. Tracy, la jeune épouse jouée par Gwyneth Paltrow, tentera, un peu maladroitement, d’arrondir les angles entre eux. Et voilà bientôt Somerset obligé d’être le mentor du jeune couple fraîchement installé en ville. Cela aboutira à une scène déstabilisante entre Tracy et lui, ou leur mal-être apparaît. On devine que la jeune femme a suivi son chéri depuis le lycée, en sacrifiant sans doute pas mal de ses propres rêves pour tenter d’être la femme au foyer compatissante idéale. Un rôle qu’elle avoue détester, compliqué à tenir avec l’arrivée imminente d’un enfant à naître. De quoi mettre encore plus mal à l’aise Somerset, la seule personne que Tracy connaisse en ville. Il traîne un divorce douloureux, causé par un avortement dont il est responsable. L’intransigeance morale de Somerset, qui jusqu’ici faisait sa force, cachait donc une faille. Son quotidien est une vallée de larmes permanente : meurtres, agressions, viols… Comment trouver la force d’élever un enfant, de lui donner confiance et foi en l’avenir, dans un monde pareil ? Somerset a pesé le pour et le contre, et ne s’est pas senti de taille à mener deux combats sur deux fronts différents. Il a donc convaincu sa femme d’avorter, et si la froide raison était sans doute de son côté, il s’en est mordu les doigts pour le reste de sa vie. Voilà qui le pousse sans doute à veiller un peu plus que de raison sur les Mills, même si sa relation avec David est plus conflictuelle. La fameuse discussion sur l’apathie leur permet de confronter leurs points de vue. Mills, plus jeune, est l’exemple type du jeune américain venu du Midwest, qui garde encore un regard enfantin sur le monde qu’il divise en Bien et en Mal sans fouiller plus loin (voilà qui explique ses théories simplistes sur le tueur). Somerset explique sa notion du Mal par le biais d’une phrase qui prend un double sens tragique, quand on la rapproche de son parcours et des derniers crimes de John Doe : « c’est plus facile de faire du mal à un enfant que d’essayer de l’élever…« . Somerset n’approuve évidemment pas un tel comportement, il ne fait que constater les faits dans son travail. Et il en a tiré une morale personnelle : la société américaine ne peut que se tourner vers l’apathie, le manque de réaction apparent, que comme seul moyen de défense psychologique contre une série infinie de crimes quotidiens (c’est le discours que tient le gérant du night-club / maison de passe, dégoûté par son travail mais résigné). Les policiers colmatent les brèches et se contentent de temps en temps de victoires symboliques, sans changer la nature humaine, trop souvent capable du pire… A la plus grande colère de Doe, ce tueur ordinaire qui justifiera ses atrocités comme une croisade morale nécessaire. Malheureusement, Tracy en fera les frais, avec l’enfant qu’elle porte. L’affrontement des points de vue de Somerset, Mills et Doe arrivera à son point culminant dans un acte final sans pitié.

Ci-dessus : John Doe, meurtrier et homme ordinaire…
De l’Envie et de la Colère… Le troisième acte de Seven achève de prendre le spectateur à contrepied de toutes ses attentes en matière de thriller. Le script de Walker prit littéralement Fincher au dépourvu, à sa première lecture, en cassant un des clichés les plus attendus du genre policier. On n’avait jamais vu jusqu’alors le méchant, en position de force, se rendre volontairement à la police – et encore moins que le récit se poursuive malgré tout… La scène de reddition de John Doe constitue un sacré choc pour le spectateur, qui suivait Mills et Somerset en pleine discussion matinale. Une discussion de pure routine, où le cinéaste pousse la ruse jusqu’à faire entrer Doe, rendu flou par la mise au point, dans le dos des deux policiers. L’homme a beau les apostropher, nul ne lui prête attention (malgré les tâches de sang dignes d’une toile de Jackson Pollock, qui tapissent sa chemise blanche…) jusqu’à ce qu’il hurle « DETECTIIIIVE !! » dans le hall du commissariat. Le calme absolu de cet homme apparemment sans importance contraste avec la réaction violente des policiers le plaquant au sol. Et voilà un cliché renversé, le film devant durer encore vingt bonnes minutes… Ironiquement, en mettant à mal des décennies de récits policiers, cette scène de Seven a généré malgré elle un grand nombre d’hommages et de copies faisant de ce type de scène un moment prévisible. On peut en déceler des traces dans des blockbusters très récents : le coup du « criminel se faisant arrêter pour mieux manipuler les forces de l’ordre et de la justice » est désormais un classique. Voir notamment The Dark Knight de Christopher Nolan, Skyfall de Sam Mendes, et même Avengers… Ce passage de Seven est néanmoins entré dans les mémoires, aidé en cela par la prestation extraordinaire de Kevin Spacey. Le comédien, auréolé du succès de sa prestation dans Usual Suspects, ajoute ici un autre bel affreux personnage à sa filmographie. Le jeu délibérément très détaché du comédien aide à renforcer le mystère de John Doe. Un long voyage en voiture, Doe menant les deux policiers sur les lieux de son crime final, sera l’occasion pour le tueur de révéler ses motivations. Il planifie et justifie ses meurtres comme une guerre morale contre le Mal ordinaire. Il y a de la méthode, et une certaine logique, dans sa démence : on devine qu’il a été, pendant longtemps, un citoyen ordinaire, transparent (le fait qu’il ne soit pas identifié par les policiers va dans ce sens), ruminant ses colères contre le triste spectacle des bassesses humaines jusqu’à ce qu’un jour, la goutte d’eau fasse déborder le vase. Sans doute aussi une éducation religieuse confinant au fanatisme (voir la croix au-dessus de son lit, découverte dans son appartement) l’a-t-elle convaincu de passer à l’action. Le psychopathe donne ainsi une légitimité à ses crimes, à la façon du Travis Bickle de Taxi Driver sombrant dans son délire de justicier. « Nous voyons un péché chaque jour, et nous les tolérons ! », fulmine-t-il dans la voiture. Peu lui importe les souffrances causées aux victimes « collatérales » (le client de la prostituée, la veuve de l’avocat), ou qu’il ne fasse aucune différence entre un homme obèse, malade, et un trafiquant pédophile… Le dégoût des autres justifie tout, pour Doe. Somerset et Mills ne peuvent que constater la folie de leur passager, avec des réactions diamétralement opposées. Le vieux policier, s’il partage partiellement le point de vue du tueur, garde un point de vue éthique soulignant le dévoiement de son raisonnement et ses incohérences. Mills, lui, réagit à sa manière habituelle. Le jeune policier impulsif ne voit pas plus loin que le bout de son nez, face à un assassin qui l’avait pourtant « cadré » quelques jours plus tôt en se faisant passer pour un photographe (« J’ai ta photo, mec ! ») ; Mills avait commis une erreur fatale ce jour-là, sous le coup de la colère, en lui donnant son nom et adresse pour le provoquer. On le sait pourtant, depuis Le Silence des Agneaux : donner des informations personnelles à un psychopathe, c’est autoriser celui-ci à détruire votre vie… Mills ne voit rien venir et tente de rabaisser Doe, en réduisant la croisade de celui-ci à une simple envie de publicité (« T’es qu’une tronche sur un T-shirt ! T’es le film de la semaine !« ). Il n’a pas tout à fait tort (Doe tire une certaine vanité de ses actes, et de leur publicité), mais il va tomber de très haut…

Ci-dessus : le fameux générique de début de Seven vous fait entrer dans la tête d’un dément.
La fiche technique :
Réalisé par David Fincher ; scénario d’Andrew Kevin Walker ; produit par Phyllis Carlyle, Arnold Kopelson, Stephen Brown, Nana Greenwald, Sanford Panitch et Michele Platt (New Line Cinema / Cecchi Gori Pictures / Juno Pix)
Musique : Howard Shore ; photographie : Darius Khondji ; montage : Richard Francis-Bruce
Direction artistique : Gary Wissner ; décors : Arthur Max ; costumes : Michael Kaplan
Effets spéciaux de maquillages : Rob Bottin ; générique conçu par Kyle Cooper
Distribution : New Line Cinema
Durée : 2 heures 07
Caméras : Aaton 35-III et Panavision Panaflex Gold