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The Inarritu Connection – BIUTIFUL et FAIR GAME

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BIUTIFUL, d’Alejandro GONZALEZ INARRITU  

L’Histoire :  

la tragédie d’un homme, Uxbal. Il vit de petits trafics dans les bas quartiers de Barcelone, aidant des immigrants clandestins africains et chinois à trouver du travail, comme employés d‘ateliers clandestins, ouvriers de chantiers ou simples revendeurs à la sauvette.  

Uxbal élève de son mieux ses deux enfants, Anna et Mateo, dans un misérable appartement ; Marambra, sa femme et la mère des deux enfants, l’a quitté ; souffrant de troubles bipolaires, elle le trompe avec le premier venu, dont son propre frère Tito. Les deux frères doivent transférer la dépouille de leur père qu’ils n’ont pas connu, parti au Mexique et mort jeune, le cimetière où il reposait étant sur le point d‘être détruit. Le quotidien peu reluisant d‘Uxbal est encore assombri par la mauvaise nouvelle du médecin : il est atteint d‘un cancer de la prostate, incurable, et n‘a plus que quelques mois à vivre. Hanté par des visions de l‘Au-delà, Uxbal, à l‘approche de sa propre mort, doit faire des choix décisifs pour l‘avenir de ses proches…  

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Ci-dessus : la bande-annonce de BIUTIFUL en anglais.  

Impressions :  

à mon père, et mes grands-pères.  

 

Comment… déjà sept semaines d’écoulées depuis mon dernier blog ? Écrire sur THE SOCIAL NETWORK m’a vidé littéralement les batteries… À peine le temps de m’en remettre que je suis allé voir BIUTIFUL, dernière pépite du mexicain Alejandro Gonzalez Inarritu, le passionnant cinéaste d’AMOURS CHIENNES, 21 GRAMMES et BABEL. Un cinéaste «loco», observateur impitoyable de l‘Humanité, dont chaque film est une expérience unique… mais difficile. Inarritu a certes commencé sa carrière par une histoire de chiens, mais il n’a jamais caressé le public dans le sens du poil ; il oblige le spectateur à de douloureuses interrogations. Avec cette histoire d’un mort en sursis, condamné par la maladie et hanté par des visions liée à la Mort, le réalisateur persiste et signe. Autant dire que pour ma part, j’ai eu énormément de mal à écrire sur ce film. Il est magnifique, évidemment, mais réveille des émotions douloureuses, difficiles à exprimer. Cela a dû «parasiter» mes impressions et m’empêcher d’écrire dessus.

J’espère que vous pardonnerez la maladresse de ces commentaires, tant l’exercice d’écrire sur BIUTIFUL aura été difficile !  

Il faut avant toute chose saluer l’interprétation exceptionnelle de Javier Bardem. Le comédien espagnol livre une performance de tout premier ordre, peut-être même son meilleur travail depuis son rôle dans le touchant MAR ADENTRO (2004) d’Alejandro Amenabar, où il campait – déjà – un mort en sursis, Ramon Sampedro, tétraplégique déterminé à en finir avec une vie immobile.

Portant le film de toutes ses robustes épaules, Bardem est pratiquement de toutes les séquences. Tout en retenue, son jeu exprime très subtilement les moindres doutes, angoisses et résolutions de son personnage, aidé par l’intensité de ce regard noir qui vous cloue littéralement à votre fauteuil.  

Son personnage, Uxbal, n’est en rien le cliché habituel du petit trafiquant ordinaire. Cet homme profondément solitaire a un don très particulier : il voit les morts. Voilà qui donne au film une dimension spirituelle incontestable, d’autant plus forte qu’elle prend ses racines dans la réalité la plus triviale. L’importance accordée aux scènes de «visions» n’a rien de saugrenu, et elles ne versent pas dans les excès démonstratifs. Dans BIUTIFUL, les scènes de visions ou de «fantômes» ne sont pas dictées par les sempiternels codes du film fantastique occidental – le réalisateur ne nous donnera pas de scènes choc, ou l’explication tant attendue dans 99 % des films du genre sur la raison de ces visions. Pour Inarritu, totalement imprégné de sa culture amérindienne et mexicaine, la spiritualité est un élément omniprésent, même dans le quotidien le plus noir. Uxbal a donc le don à double tranchant de voir l’esprit des morts. Scènes très perturbantes, quasi muettes, celles où il croise ainsi le regard d’un petit garçon assis à côté de son cadavre, ou bien celles des clandestins «collés» au plafond de son appartement, tels des papillons de nuit… Uxbal ne retire ni gloire ni profit de ce don, qui l’aliène complètement (voir la scène avec la mère du petit garçon).

Ces visions s’accompagnent, au fil de sa dégradation physique, d’autres images mémorables : un vol d’oiseaux dans le ciel barcelonais formant des signes fugitifs, ou ces «désynchronisations» de reflets annonciateurs probables de sa propre mort. Ces scènes sont fortement teintées de chamanisme, confirmées par les visites d’Uxbal chez une amie, Bea, elle-même médium, qui l’aide à interpréter ces signes et ces rencontres inquiétantes : «Les morts qui restent parmi nous ont une œuvre inachevée, ils souffrent à cause de cela», ils ont toujours un message à transmettre à leurs proches. Uxbal, lui-même en grande souffrance physique et psychique, tentant de raccommoder les vies des siens, entame un douloureux voyage le reliant à son propre père, le seul mort avec qui il voudrait communiquer.  

Le père disparu : voilà la clé du film d’Inarritu. L’héritage d’un père absent, «figé» dans la mémoire d’Uxbal, comme un éternel jeune homme sur une vieille photographie. Le père a dû fuir l’Espagne, loin d’Uxbal et son frère, pour le Mexique. Poison de l’Espagne du 20e Siècle, le régime totalitaire de Franco est à l’origine de cette fuite. Une fracture historique, politique et sociale, dont les effets pervers se font encore sentir dans l’Espagne contemporaine de nos jours, nous dit Inarritu. Privé de modèle paternel pour bâtir sa propre vie, Uxbal est à la dérive.

La séquence de la morgue, aussi dure soit-elle pour le spectateur, est fondamentale. Uxbal et son frère Tito exhument le cercueil de ce père «fantôme», le cimetière où il reposait devant être détruit. Les deux frères contemplent le cadavre desséché, presque «momifié» par le temps, et qui a encore son visage de jeune homme… Tito ne le supporte pas et sort de la morgue. Uxbal se rapproche et touche le visage du défunt… scène poignante où Bardem, quasi muet, nous bouleverse. Comme son personnage, Inarritu regarde la Mort en face, sans offrir de réponses confortables au spectateur. Elle m’a rappelé un autre très grand film où une scène, presque similaire, m’avait provoqué le même mélange de gêne, de lucidité et d’émotion brute. C’était un passage de BARBEROUSSE, chef-d’œuvre d’Akira Kurosawa, où un jeune médecin était forcé d’accompagner les dernières minutes de vie d’un vieillard mourant. La caméra du grand cinéaste japonais ne se détournait pas du regard de ce dernier. La séquence de la morgue de BIUTIFUL provoque les mêmes impressions. Soit dit en passant, rappelons que Kurosawa avait lui aussi livré un grand film sur un mort en sursis : VIVRE !, autre chef-d’œuvre, avec Takashi Shimura en vieil homme condamné par un cancer incurable.  

 

Tout est question de paternité, de filiation, dans BIUTIFUL. Uxbal est certes un petit escroc, un exploiteur minable qui assure sa survie grâce aux sombres arrangements de l’immigration clandestine. Mais Inarritu ne cède pas à la facilité, il montre l’affection sincère de son personnage pour les clandestins (Lili, Ekweme, Ige). Uxbal veut sincèrement aider ces derniers à avoir une vie bien à eux, en dépit des conditions effroyables dans lesquels ils vivent. Il devient le «père» de substitution de la jeune Lili, fille-mère d’un nourrisson, et d’Ige, elle aussi mère d’un petit enfant. Et ses petits trafics sont le seul moyen qui lui reste pour faire vivre ses propres enfants.

Hélas, l’ambivalence d’Uxbal se traduit aussi dans des scènes terribles, conséquences dramatiques des conditions de vie des immigrés clandestins à qui il a trouvé du travail. Les immigrés chinois périront par sa faute, l’achat d’un radiateur défectueux causera un empoisonnement au monoxyde de carbone. Les cadavres rejetés à la mer seront rejetés sur le rivage de Barcelone… Ekweme, lui, sera expulsé vers son pays d’origine, promis à une mort certaine, laissant derrière lui Ige et leur bébé… c’est la répétition du propre drame d’Uxbal, séparé de son père exilé de force quarante ans plus tôt.

Les liens filiaux d’Uxbal et ses enfants sont par ailleurs extrêmement forts. La séquence d’ouverture, véritable énigme et fil rouge du récit, est un modèle du genre. Les mains d’Uxbal et de sa fille Anna sont «liées» à l’image, autour d’une bague. Histoire simple et énigmatique, très touchante, d’une transmission affective et spirituelle. Quand la maladie affaiblit peu à peu Uxbal, la fillette va le soutenir, avec toute la compassion possible à son jeune âge.

Avec Mateo, son petit garçon, Uxbal a des relations plus conflictuelles, mais tout aussi fortes. Il est bien conscient, après tout, du manque qu’il va laisser à son fils après son décès… Ce dernier ignore sa maladie, mais semble percevoir inconsciemment ce qui ronge son père. Il réveille celui-ci en pleine nuit, après un pipi au lit… Situation embarrassante, mais qui fait écho à la maladie d’Uxbal, lui aussi victime d’humiliantes fuites urinaires. Dans les derniers jours de sa vie, Uxbal amaigri finit par porter des couches, comme s’il régressait à l’état de petit enfant. On pourrait dire que Mateo, par empathie toute filiale, ressent un peu de la souffrance physique de son père.  

 

Cette histoire d’amour filial et paternel me permet de me livrer à l’un de mes petits jeux favoris, le décodage de titre. Pourquoi ce BIUTIFUL écorchant délibérément le mot anglais «beautiful» : «beau, merveilleux, magnifique»… très paradoxal en soi dans un film à l’ambiance aussi dépressive !?

La petite Anna demande à son père l’orthographe de ce mot pour un devoir d’anglais. Comme Uxbal manque d’éducation, il lui dit de l’écrire «comme il se prononce», phonétiquement. La fillette s’exécute sans contester. Plus tard, elle enverra un dessin à son père qu’elle adore, des montagnes au feutre. Avec ce commentaire «les Pyrénées sont biutiful». Tout est dit en quelques images. Uxbal reste «englué» dans les quartiers sinistres de Barcelone, sa fille lui manque, elle vit un séjour inoubliable dans un paradis idéalisé par sa vision de gosse. Les Pyrénées, le lieu impossible à atteindre pour Uxbal, sa propre enfance perdue. Son père «fantôme» posait sur une photo, prise dans la forêt enneigée des montagnes pyrénéennes, avant sa naissance. Après son propre décès, c’est là qu’il va rencontrer ce père qu’il n’a jamais connu, autour du cadavre d‘un hibou. L’oiseau a recraché en mourant une boule de poils, comme un symbole de l’esprit libéré du corps matériel. L’esprit (ou l’âme) d’Uxbal retrouve son père, comme sur la photo, dans ce lieu de transition, de passage vers un autre monde. Avec en tête, cette seule question : «Il y a quoi de l’autre côté ?».  

 

Je n’en dirai pas plus pour le moment. Et encore, il restait tellement à dire sur d’autres éléments de ce film : le probable passé d’ancien junkie d‘Uxbal (scène de la piqûre), les troubles bipolaires de son épouse Marambra, les maltraitances dont Mateo est victime, les conflits d’Uxbal et son frère Tito, la description angoissante des bas quartiers de Barcelone, les amants chinois cachant leur homosexualité à la famille traditionaliste, l’angoisse des boîtes de nuit récurrente chez Inarritu (comme la petite japonaise sourde dans BABEL !)… sans oublier le remarquable travail créatif des complices habituels du cinéaste, le chef opérateur Rodrigo Prieto et le compositeur Gustavo Santaolalla.  

Beau comme un rêve d’enfant, triste et cathartique. BIUTIFUL, tout simplement…

 

La note :

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La fiche technique :

BIUTIFUL 

Réalisé par Alejandro GONZALEZ INARRITU   Scénario d’Alejandro GONZALEZ INARRITU, Armando BO et Nicolas GIACOBONE 

Avec : Javier BARDEM (Uxbal), Maricel ALVAREZ (Marambra), Hanaa BOUCHAIB (Anna), Guillermo ESTRELLA (Mateo), Eduard FERNANDEZ (Tito), Cheikh NDIAYE (Ekweme), Diaryatou DAFF (Ige), Cheng Tai SHEN (Hai), Luo JIN (Liwei), Lang Sofia LIN (Li), Ruben OCHANDIANO (Zanc), Martina GARCIA (la Fille)  

Produit par Fernando BOVAIRA, Alejandro GONZALEZ INARRITU, Jon KILIK, Alfonso CUARON, Sandra HERMIDA, Ann RUARK et Guillermo DEL TORO (Menageatroz / Mod Producciones / Ikiru Films / Focus Features / TV3 / TVE / Universal Pictures)  Producteur Exécutif David LINDE 

Musique Gustavo SANTAOLALLA   Photo Rodrigo PRIETO   Montage Stephen MIRRIONE

Décors Brigitte BOSCH   Direction Artistique Marina POZANCO   Costumes Bina DAIGELER et Paco DELGADO

1er Assistant Réalisateur F. Javier SOTO

Mixage Son Bob BEEMER, Leslie SHATZ et Jon TAYLOR   Montage et Design Sonore Martin HERNANDEZ

Distribution ESPAGNE : —- / Distribution MEXIQUE : Videocine S.A. de C.V. / Distribution FRANCE : ARP Sélection   Durée : 2 heures 27  

 

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FAIR GAME, de Doug LIMAN

 

L’Histoire :

l‘Affaire Plame, également connue sous le nom du scandale des fuites de la CIA… ou l‘illustration des véritables abus de pouvoir de l‘administration gouvernementale américaine sous la présidence de George W. Bush. Ce scandale politique a ses racines dans les raisons ayant mené à la Guerre d’Irak, en 2003…  

Octobre 2001. En réponse aux attentats meurtriers du 11 septembre 2001, le gouvernement de George W. Bush lance une série de bombardements massifs sur l’Afghanistan, source des foyers terroristes présumés à l’origine des attaques. Encore sous le choc des attentats, l’opinion publique américaine est globalement favorable à cette offensive.

Joseph «Joe» Wilson, ancien ambassadeur des Etats-Unis à l’étranger sous les présidences de George Bush père et de Bill Clinton, devenu expert consultant en management international, reste cependant sceptique quant à l’efficacité et la morale de cette nouvelle guerre. Opinion partagée par son épouse, Valerie Plame, qui travaille en secret pour la CIA depuis treize ans et organise, supervise et mène des missions risquées sur le terrain en plusieurs endroits du globe, pour démasquer et démanteler des filières terroristes. Joe connaît la véritable profession de Valerie, qui pour ses amis est une femme d’affaires, et pour respecter sa sécurité, celle de ses agents et de ses contacts, il est tenu de ne jamais en parler publiquement.  

En février 2002, le bureau du Vice-président américain Dick Cheney et le Département d’État de la Défense demandent à la direction de la CIA de les informer sur des allégations, concernant un supposé accord de vente d’uranium, sous forme de matière première dite «yellowcake», par le Niger à l’Irak de Saddam Hussein. Ces informations sont capitales pour la Maison Blanche qui ne cesse d‘accuser le dictateur irakien d‘être l‘un des instigateurs des attentats du 11 septembre…  

Suivant l’autorisation de la CIA, Joe se rend au Niger pour interroger ses contacts locaux au sujet d‘une telle vente d‘armes. Valerie, de son côté, persuade une doctoresse irakienne réfugiée aux USA, Zahraa, de séjourner dans son pays natal pour y retrouver son frère ingénieur Hammad, et de lui poser des questions sur le développement des armes irakiennes. Les comptes-rendus séparés de Joe et Valerie arrivent à une même conclusion : la vente d’uranium entre le Niger et l’Irak n‘existe pas, les armes de destruction massives tant recherchées n’existent pas, l’Irak étant mené à la ruine par son dictateur et par la défaite de la Guerre du Golfe en 1991…

Pourtant, en mars 2003, George W. Bush, son gouvernement et ses alliés déclencheront l’invasion de l’Irak, prétextant toujours que des armes de destruction massive sont détenues par Saddam Hussein ! Après le début de l’invasion, Joe Wilson rédige un article d’opinion qui critique et dénonce ouvertement une vaste campagne de manipulation orchestrée par les hommes de Bush pour justifier les attaques en Irak. Ses articles provoquent la controverse dans l’opinion, l’embarras puis l’hostilité de Washington. La riposte des hommes de la Maison Blanche se fera par une vaste campagne de dénigrement, divulguant l‘identité et le vrai travail de Valerie Plame, au mépris de la vie de ses contacts en Irak, de la propre valeur de son travail, et de sa vie de famille avec Joe Wilson…  

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Impressions :  

Après BIUTIFUL, la transition est toute trouvée pour vous parler de FAIR GAME, puisque les têtes d’affiche de ce dernier film, Sean Penn et Naomi Watts, se retrouvent sept ans après une bouleversante interprétation dans 21 GRAMMES, du même Inarritu. C’est ce qui s’appelle être raccord !Cependant, FAIR GAME ne cherche pas à s’aventurer dans le territoire du cinéaste mexicain. Le réalisateur Doug Liman (GO, THE BOURNE IDENTITY / La Mémoire dans la Peau, Mr. & Mrs. SMITH), plus connu pour ses précédents thrillers et films d’action, a le mérite de changer de registre, pour aborder un sujet bien plus grave que son précédent «actioner» comique explosif avec Brad et Angelina (qui peut par ailleurs voyager dans le métro parisien, sans se faire reconnaître… ou presque. Private joke).   Le réalisateur s’empare d’une histoire vraie des plus épineuses pour l’Histoire de l’administration Bush, et traite son récit avec la rigueur qui s’impose. Le style de mise en scène est essentiellement «documentaire», sans affèteries excessives, et se met tout au service de ses acteurs. En tête d’affiche, Penn et Watts sont tous deux impeccables. Leur personnalité distille une tension permanente et progressive dans leurs échanges. En arrière-plan, avec l’aide d’un solide casting de seconds rôles réussis, Liman revient à des formules qui ont fait leur preuve, celles des classiques des 70s post-Watergate qui firent les grandes heures d‘un Robert Redford : LES 3 JOURS DU CONDOR, LES HOMMES DU PRESIDENT. Coïncidence curieuse, ou écriture délibérée ? Dans les locaux de la CIA décrits dans FAIR GAME, Valerie Plame (Naomi Watts) s’entretient à un moment avec un certain Joe Turner, le nom du personnage de Redford dans LES 3 JOURS DU CONDOR !Parmi les seconds rôles, on saluera une très belle scène de Sam Shepard, qui, derrière sa raideur de façade d’ancien militaire chevronné, cherche réellement à soutenir sa fille en perdition. Les acteurs interprétant les faucons de Washington, Karl Rove et Lewis «Scooter» Libby (déjà présent à la Maison Blanche du temps des dérives de Nixon…) sont aussi excellents – spécialement David Andrews (Libby) dans une scène ahurissante et totalement crédible : à un bureaucrate de la CIA argumentant timidement l’absence de preuves d’armes de destruction massive, Libby prend son visage «Docteur Folamour» le plus effrayant – bouche crispée, regard fixe glacial, intimidant, traduisant le cynisme, le fanatisme et/ou l’aveuglement – pour persuader «aimablement» le brave gratte-papier de se plier à son point de vue. L’acteur a su en quelques instants incarner toute l’arrogance pathologiique du «néocon» arrogant à la Donald Rumsfeld…  

 

Côté scénario et mise en images, rien à redire, c’est du travail de professionnel. Le récit est moins téléphoné, plus prenant qu’un GREEN ZONE beaucoup trop orienté vers le film d’action. Par ailleurs, FAIR GAME témoigne de cette capacité toujours étonnante des faiseurs de films américains à aborder les aspects les plus gênants de l’Histoire récente de leur pays. Liman et ses scénaristes s’intéressent avant tout au contrecoup du scandale sur la vie privée du couple Joe Wilson – Valerie Plame, victime d’une impensable chasse médiatique aux sorcières orchestrée depuis la Maison Blanche ; et au coût humain d’une aussi basse manœuvre de l’appareil d’état bushiste, sacrifiant sans remords une fonctionnaire intègre… et la vie de ses infortunés contacts en Irak, véritables dindons d’une farce bien cynique.

Cela justifie les colères de Wilson, campé par un Sean Penn au meilleur de sa forme, écœuré on s’en doute par l’attitude «aux ordres» d’une certaine presse américaine. On peut aussi voir d’ailleurs dans ces scènes une petite revanche personnelle de Sean Penn, qu’on sait politiquement engagé contre la Guerre d’Irak et la bande à Bush… et très remonté contre les attaques des médias à son encontre ! Le côté bouillant de la personnalité de Penn se conjugue très bien avec l’interprétation fine de Naomi Watts, «déglamourisée» et toute en retenue.  

 

On pourrait croire un peu vite que FAIR GAME arrive après la bataille contre Georges la Bûche et son effarante clique liberticide, se drapant de patriotisme pour justifier ses pires décisions. La Maison Blanche a un nouveau locataire, vivement critiqué pour ses promesses non tenues, c‘est vrai. À l’heure où la crise boursière entraîne des ravages socio-économiques immenses, sur toute la planète, on peut évidemment croire qu’un tel film paraît bien dérisoire par son retour vers le proche passé. C’est oublier que, sous ses allures de simple thriller politique, FAIR GAME arrive à temps pour tirer de nouveau la sonnette d’alarme. Les Républicains fondamentalistes enragés, les Sarah Palin, Tea Party, Fox News et tant d’autres refont feu de tout bois, prêts à reconquérir «la Terre des Libertés». À sa modeste façon, le film de Liman est un avertissement salutaire contre ces dangereux personnages.  

 

La note :

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Ludovic Fauchier, à votre service.

La fiche technique :  

FAIR GAME  

Réalisé par Doug LIMAN Scénario de Jez BUTTERWORTH & John-Henry BUTTERWORTH, d’après les livres « The Politics of Truth » de Joseph WILSON et « Fair Game » de Valerie PLAME  

Avec : Naomi WATTS (Valerie Plame), Sean PENN (Joe Wilson), Sam SHEPARD (Sam Plane), Ty BURRELL (Fred), Noah EMMERICH (Bill Johnson), David ANDREWS (Lewis «Scooter» Libby), Polly HOLLIDAY (Diane Plane), Bruce McGILL (Jim Pavitt), Liraz CHARHI (le Docteur Zahraa), Khaled NABAWY (Hammad), Adam LeFEVRE (Karl Rove), Kristoffer Ryan WINTERS (Joe Turner)  

Produit par Jez BUTTERWORTH, Akiva GOLDSMAN, Doug LIMAN, Janet ZUCKER, Jerry ZUCKER, Gerry Robert BYRNE, Sean GESELL, Anadil HOSSAIN, David SIGAL et Kim H. WINTHER (River Road Entertainment / Participant Media / Imagenation Abu Dhabi FZ / Zucker Productions / Weed Road Pictures / Hypnotic / Fair Game Productions)   Producteurs Exécutifs Mohamed Khalaf AL-MAZROUEI, Dave BARTIS, Kerry FOSTER, Bill POHLAD, et Mari-Jo WINKLER  

Musique John POWELL   Photo Doug LIMAN   Montage Christopher TELLEFSEN   Casting Joseph MIDDLETON  

Décors Jess GONCHOR   Direction Artistique Kevin BIRD   Costumes Cindy EVANS

1er Assistant Réalisateur Kim H. WINTHER  

Mixage Son Bob CHEFALAS et Drew KUNIN   Montage Son Paul URMSON  

Distribution USA : Summit Entertainment / Distribution FRANCE : UGC Distribution   Durée : 1 heure 48

Ajouter Comme Ami – THE SOCIAL NETWORK – Partie 2

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THE SOCIAL NETWORK repose sur un scénario brillantissime d’Aaron Sorkin, un maître de l’écriture audiovisuelle américaine – citons à son actif des réussite comme DES HOMMES D’HONNEUR, la superbe série THE WEST WING (A la Maison Blanche), et le non moins décapant LA GUERRE SELON CHARLIE WILSON avec Tom Hanks et Julia Roberts. Dramaturge intelligent et particulièrement caustique, Sorkin sait comment égratigner la mythologie politique et sociale américaine, et a trouvé ici, dans les origines de la création de Facebook, un sujet en or. Qui aurait cru sur le papier que l’histoire d’une bande d’informaticiens entraînés dans des procédures judiciaires, pourrait donner un film aussi passionnant ?

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On a coutume de dire que, dans toutes les histoires de grands hommes, il y a une femme… L’histoire de Mark Zuckerberg, telle que décrite par Sorkin et Fincher, le prouve d‘une façon particulièrement originale. La scène d’ouverture de THE SOCIAL NETWORK est en soi un bijou d’écriture dramatique, de mise en scène et d’interprétation, et parvient sans peine à préparer le spectateur à cette étrange «success story». Un pub d’étudiants, un jeune godelureau brillant en informatique, amoureux d’une demoiselle intelligente et charmante, quelques bières… cela pourrait lancer une belle et grande histoire d’amour, mais le «brillant» esprit de Zuckerberg est son pire ennemi. Le jeune informaticien commet toutes les erreurs possibles envers sa dulcinée : il monopolise la parole, change de sujet toutes les deux secondes, se montre tranchant et condescendant dans ses jugements ; tellement persuadé de sa supériorité intellectuelle, il ne lui laisse aucune chance de participer à sa conversation en circuit fermé… en moins de cinq minutes, Erica perd son calme et l’envoie paître. Fin de l’histoire d’amour potentielle, début du drame de Zuckerberg, et naissance embryonnaire de la machine Facebook…

C’est parfaitement décrit en quelques minutes : le «héros» du SOCIAL NETWORK est un jeune homme terriblement complexé, qui préfère inconsciemment saboter ses relations intimes, et se laisse obnubiler par son rêve de gloire, de reconnaissance… et de satisfaction virtuelle de sa libido de jeune américain en rut ! Frustré, Zuckerberg réagit démesurément, absurdement, à sa rupture : la parution d’un blog vengeur et misogyne… Geste d’une méchanceté déjà disproportionnée par rapport au «drame», mais Zuckerberg renchérit. Son esprit d’informaticien génial est activé pour la nuit, en même temps que sa rancœur mal digérée contre la gent féminine… d’où cette mémorable séquence de «l’Affaire Facemash» qui s’ensuit. Une action odieuse, certes, mais révélatrice du bizarre talent de Zuckerberg et sa bande. Lors du conseil de discipline qui s’ensuit, le jeune homme ne se démonte pas devant les remontrances, tient tête avec orgueil et balance l’argument choc : «Il y avait une faille dans votre système informatique, je l’ai exploitée !». Il a fait la preuve de son talent – la sécurité chez Harvard est battue en brèche par une bande de «nerds» dans leur chambre ! Une faille dans le système… voilà un argument familier aux oreilles des assidus des films de Steven Spielberg, l’un des maîtres à filmer de Fincher. Ce dernier va traquer non seulement la faille dans le système Facebook, mais aussi celle qui est profondément implantée dans le cerveau de ses créateurs.  

La faille interne de Zuckerberg, on l’a maintenant compris, vient en grande partie de son syndrome d’Asperger. Toutefois, cela n’explique pas tout de son comportement… Les «Aspies» peuvent apprendre à s‘ouvrir au monde extérieur, mais Zuckerberg, lui, s‘enfonce progressivement dans la folie. Le succès ultérieur de Facebook l’isole totalement. Pourtant, il tente des appels à l’aide, devinant lui-même son propre malaise, qu’il cherche à combler. Malheureusement, il n’y arrive pas… Ses obsessions reprennent le dessus, sa relation avec Sean Parker aggrave son état, et il cherche la guerre juridique avec les étudiants plus huppés.

La principale scène où Mark fait preuve d’un peu d’humanité le ramène justement à son histoire passée avec Erica. Après une scène gentiment torride – Mark et son copain Eduardo Saverin viennent de fêter leur succès naissant avec deux charmantes «groupies» -, notre anti-héros retrouve Erica attablée. Penaud, il tente une timide et très humaine réconciliation avec la jeune femme. Peine perdue : Erica n’a pas oublié son affront, et le rabaisse en public devant ses amis. Certes, la jeune femme fait preuve d’un léger snobisme (explicable peut-être par son origine bostonienne), mais sa réaction est somme toute humaine. Profondément blessée, elle lui dit tout ce qu’elle a gardé sur le cœur, lui envoyant des remarques pleines de bon sens, guidées par ses émotions. Dont cette réplique terrible : «Internet ne s’écrit pas au crayon, Mark, mais à l’encre !». Réplique qui s’adresse aussi aux spectateurs de toute la planète qui croient naïvement pouvoir «balancer» insultes et ragots sur la Toile, en toute impunité… Tout ce que vous publiez sur le Net ne s’effacera jamais. La mise en garde est imparable, cruelle mais vraie ; et la jeune femme d’envoyer Zuckerberg sur les roses avec un ultime «bonne chance avec ton jeu vidéo !» qui en dit long… L’affection réelle que Zuckerberg éprouvait pour Erica est irrémédiablement détruite.

La scène finale enfonce le clou. Zuckerberg est certes multimilliardaire, c’est un «winner» de premier ordre… mais un être plus solitaire que jamais : il a trahi son meilleur ami, il a de nouveau une réputation détestable, il doit verser des sommes astronomiques pour régler ses différends judiciaires.

Et, plus que jamais, il s’enferme dans son monde intérieur. La jolie stagiaire avocate, Marylin Delpy (jouée par Rashida Jones, la fille du grand compositeur Quincy Jones), a su le percer à jour, sympathiser avec lui. Fine mouche, elle contredit le jugement initial d’Erica : «Vous n’êtes pas un sale con, Mark. Mais vous vous donnez trop de mal à vouloir en être un !». Malheureusement, le jeune homme prisonnier de ses obsessions et de son ordinateur portable est incapable de comprendre ses avances discrètes. Le voilà répétant à l’infini une demande «Ajouter comme amie» à celle qui l’a plaqué et fait sa vie sans lui… sans réponse. Le naufrage est complet, aux yeux du réalisateur. C’est le triomphe de l’incommunicabilité.  

 

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Le choix d’un titre pour le scénario d’un film n’est jamais le fruit du hasard. Celui-ci aurait pu s’appeler L’HISTOIRE DE MARK ZUCKERBERG, NAISSANCE DE FACEBOOK, etc., un titre ronflant quelconque. Mais Aaron Sorkin et David Fincher sont là aussi assez malins pour nous glisser une précieuse information sur leur histoire.

THE SOCIAL NETWORK. Traduction : le Réseau Social, référence évidente à ce que représente Facebook. En fait, le titre joue ironiquement sur la confusion du mot anglais «Network». Net = le filet, le lien… Work = l’œuvre, le travail… La traduction cachée du titre serait donc : le travail du lien social. L’amitié, l’altruisme, la bonne entente avec les collègues, la famille, les amours, etc. Toutes ces petites choses apparemment insignifiantes font en réalité l’essentiel d’une société à visage humain. Ces petits liens qui peuvent nous unir et nous opposer, doivent être constamment travaillés ! Négligés, ils cèdent le terrain à l’égocentrisme, l’incompréhension, l’hostilité, la rivalité, la jalousie, la méfiance, l’isolement, la haine, le rejet… le versant négatif des relations humaines. Il nous est impossible de rejeter ces aspects négatifs, mais nous pouvons en comprendre le fonctionnement, les «mécanismes», pour parvenir à vivre avec. L’épreuve de la maturité. Négliger cet aspect fondamental à toute société humaine, c’est s’aliéner, se perdre. Exactement ce que font les protagonistes du film.

Tels que Fincher les représente à l‘écran, ils sont pratiquement tous incapables de comprendre ces compétences sociales élémentaires ! Poussés à la compétition permanente, ils se méfient, se défient sans arrêt, se jaugent et se jugent selon des critères tout personnels (le talent pour les uns, la position de classe dominante pour les autres) dans lesquels ils sont des seigneurs absolus, et les autres des outils ou des obstacles. Description effarante mais lucide à tous points de vue.

Le tableau de groupe de ces jeunes «prodiges» est alarmant : Sean Parker, le fondateur déchu de Napster, est une vraie rock star à la dérive, sans domicile fixe, couchant de lit en lit, profondément narcissique et jouant de son image de «légende» du monde de la com’. Son objectif est simple, légitime : prendre une juste revanche sur le destin, lui qui fut LA star des réseaux virtuels, avant d’être évincé et ruiné par les grandes compagnies. Ses méthodes le sont beaucoup moins… Parker est montré comme un jeune homme passablement pervers dans son attitude, montant Zuckerberg contre Saverin pour se mettre en valeur. Sa vie privée est un naufrage, une fuite en avant perpétuelle dans les excès… au détriment d’autrui, notamment de quelques groupies mineures transformées en futures junkies par ses soins. Rappelons qu’aux USA, l’âge légal de la majorité est fixé à 21 ans. Hypocrisie sociale qui n‘empêche pas du tout les étudiants et lycéens américains de se «défoncer» avant cet âge-là ! Arrêté par la police, Parker en plein trip paranoïaque appelle Mark (tout en se droguant dans le commissariat !) et accusera Eduardo de l’avoir piégé… Mark le virera sans ménagements. Qu’est devenu Parker après son éviction ? Il y a fort à parier que le jeune ex-prodige fondateur de Napster continuera dans ses dérives…

Justin Timberlake, LA star pop de la jeune génération par excellence, est absolument parfait dans le rôle. Le chanteur prouve qu’il est un comédien de premier ordre, jouant à merveille de l’ambiguïté de son image de star, et incarne un personnage vampirique à souhait.

Eduardo Saverin (campé par Andrew Garfield, jeune comédien prometteur, découvert par Robert Redford pour son film, LIONS ET AGNEAUX avec Tom Cruise et Meryl Streep, et futur successeur de Tobey Maguire dans le justaucorps de Spider-Man) fait les frais de sa collaboration avec les deux «monstres» Zuckerberg et Parker. Sincèrement motivé par son amitié pour Mark Zuckerberg, Eduardo se démène jusqu’à l’épuisement pour trouver le financement nécessaire, mais il est amèrement récompensé de ses efforts. N’ayant pas le génie instinctif de Zuckerberg ni le charisme de Parker, Eduardo est négligé par le premier et méprisé par le second. Il perd l’estime de sa famille, son argent et sa petite amie ! Passif, gentiment effacé, Eduardo va cependant se révéler un jeune homme combatif, en obtenant gain de cause… au prix de son amitié sincère pour Mark, et d’une profonde blessure psychologique.

Les autres membres fondateurs et gérants de Facebook sont quant à eux de gentils «nerds» vivant de toute évidence sur une autre planète. Mention spéciale à l’interprète de Dustin Moskovitz, Joseph Mazzello. Le petit garçon de JURASSIC PARK a bien grandi, il est même devenu un excellent comédien adulte (voir sa prestation dans la série THE PACIFIC), et, ici dans un rôle secondaire, campe un candide des plus réjouissants !

Les défaillances de nos anti-héros explosent au fil du film… notamment dans une scène d’anthologie, dite de «l’affaire du poulet». Un soi-disant cas de cruauté animale commis par l’inoffensif Eduardo contre un brave volatile, et que lui reproche Mark gagné par la paranoïa… Cela donne à l’image une scène drôle mais perturbante à souhait ; Eduardo a beau expliquer que ce poulet fait partie des rituels d’intronisation de Harvard, qu’il n’a rien commis de mal en lui donnant à picorer quelques miettes (de blanc de poulet !), Mark ne veut rien entendre, obnubilé par la mauvaise publicité que cela donnera à Facebook. En arrière-plan, Dustin, décollé de son ordinateur, ne comprend rien à l’ahurissante dispute entre les deux copains !

La séquence est un régal d’incompréhension mutuelle entre les deux protagonistes. Fincher lui ajoute une touche d’incongruité supplémentaire en filmant en très gros plan l’oiseau dans sa cage ; pour Mark, le moindre signe justifie sa paranoïa grandissante ; rendu démesuré à l’image, le poulet devient un symbole de trahison commise par Eduardo ; aux yeux du spectateur, une image totalement absurde ! La séquence entière ravive le souvenir des cages d’écureuils, animaux vedettes d’une des scènes les plus étranges et perturbantes de ZODIAC du même Fincher…

 

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Derrière l’humour, la vision de Fincher et Sorkin sur la société américaine, telle qu’elle est représentée ici, est sévère. L’inquiétant «système Facebook» découle avant toute chose d’une lutte de classes qui ne dit pas son nom. Le film montre assez peu de choses des origines de Mark Zuckerberg, mais une consultation rapide des biographies qui lui sont consacrées est assez facile. Le jeune homme détonne à Harvard non seulement par ses dons et ses défauts, mais aussi par son origine sociale. Ce curieux petit gars est sans doute issu de la classe moyenne, en soi une curiosité pour la jeune aristocratie des grandes familles de la côte Est ; et il est juif dans un milieu essentiellement WASP, protestant bon teint. Son incapacité à communiquer, ses goûts vestimentaires farfelus (il se promène en tongs en plein hiver !) et sa carrure de poids mouche s’opposent complètement à l’étudiant idéal selon le modèle élitiste de Harvard : beau garçon, bien éduqué, élégant et athlétique… les jumeaux Cameron et Tyler Winklevoss sont l’incarnation parfaite du «Roi du Campus» que Zuckerberg déteste instinctivement. L’univers feutré des grandes universités est parfaitement décrit, avec le même sentiment de malaise qu’il peut dégager dans le très bon film de Robert De Niro, THE GOOD SHEPHERD avec Matt Damon. Les fraternités de Yale, Harvard et les autres sont le vivier des futures élites de l’Amérique, appelées à régner sur le Monde depuis la Maison Blanche, Wall Street ou les bureaux de la CIA… Fincher décrit l’élitisme de ces hautes classes sociales avec simplicité et une touche de méchanceté bienvenue. Les rites des fraternités et les soirées estudiantines, notamment, sont éloquents. Ces dernières sont de véritables orgies – beuveries, drogues et sexe effréné ! Mais n’y sont invités que ceux et celles qui correspondent aux critères de l’élite : ceux qui ne sont pas assez beaux, cultivés ou fortunés sont exclus et forcés, si l‘on peut dire, de rester dans leurs chambres. Une sorte de fascisme de l’apparence sociale. Seuls les «beaux gosses» auraient le droit de s’envoyer en l’air ?! Inacceptable pour Zuckerberg et compagnie ! Ce sera une idée majeure de la création de Facebook : l’indication du statut «célibataire / recherche un homme / une femme» donnera aux moins chanceux une occasion de trouver un partenaire sexuel ! En théorie, du moins… Initiative ingénieuse qui va pourtant se retourner contre le pauvre Eduardo Saverin, dindon de la farce d’une scène de rupture avec sa copine maniaque du SMS !

Le même Eduardo aura découvert entre-temps les rituels de bizutage en cours à Harvard : une autre forme d’expression de rites fascisants où les «élites» s’amusent à humilier ceux qui veulent entrer dans leur cercle privé. La différence de classe sociale est toujours présente, il s’agit pour les «forts» d’écraser les «faibles»…

C‘est un thème récurrent chez David Fincher. Le cinéaste est obsédé et sans doute effrayé par l’existence des groupuscules, sectes, clubs et autre sociétés secrètes qui semblent régir le monde, plus pour le pire qu’autre chose. Dans THE SOCIAL NETWORK, Mark Zuckerberg évoque d’emblée les «Final Clubs», les fraternités ultra-élitistes omniprésentes dans les grandes universités anglo-saxonnes et américaines. Il est clair qu’il ne les aime pas… parce qu’elles ont quelque chose de fascisant, ou parce qu’elles n’admettent pas des gens comme lui ? Quoi qu’il en soit, on est en territoire familier chez Fincher. Entre les très huppés «Final Clubs» et le FIGHT CLUB souterrain ultra-violent de Tyler Durden (Brad Pitt), où de jeunes cadres venaient se défouler de leurs frustrations à coups de poings, il n’y a finalement pas de différences. Rites de passage, humiliations nécessaires à l’intégration, exutoire social… le Fight Club était déjà en soi une fraternité souterraine, qui devenait d’autant plus effrayante qu’elle se transformait sous nos yeux en secte terroriste. Harvard et consorts seraient-ils donc, à l’insu de tous, un foyer potentiel pour sectes «de la haute»…

N’oublions pas non plus, dans les films de Fincher, les détenus mystiques d’ALIEN 3, tenus sous la garde d’un inflexible gourou chef de clan. Ou, dans un registre plus dissimulateur, l’énigmatique compagnie CRS qui fournit à Michael Douglas un «divertissement» kafkaïen dans THE GAME… Sans compter la paranoïa de classe sociale bien présente dans les thrillers du réalisateur, SEVEN, PANIC ROOM et ZODIAC.

Les jumeaux Winklevoss sont l’incarnation d’un environnement élevé dans les privilèges, une jeunesse dorée qui est sincèrement persuadée d’être l’élite du monde… Fincher et Sorkin leurs réservent quelques-unes de leur plus belles piques. Après la très révélatrice scène de rencontre entre eux et Zuckerberg – on fait entrer celui-ci dans le très strict Porcellian Club, mais uniquement dans la remise à vélo… «On ne laisse pas entrer n‘importe qui». Et on lui sert un sandwich comme on offre un sucre à un chien ! Les auteurs de THE SOCIAL NETWORK se livrent à une attaque en règle contre la caste des Winklevoss. Certes, les jumeaux présentent bien, ils sont toujours courtois et soignent leur image de preux chevaliers, mais peu à peu, ces jeunes fils à papa vont descendre de leur petit nuage. Notamment via une scène irrésistible de drôlerie, un entretien avec le directeur de Harvard. Ils pensaient obtenir gain de cause en venant se plaindre de la conduite de Zuckerberg. Le directeur ne veut rien entendre : «vous croyez que tout vous est dû de naissance !»… Dialogue de sourds d’autant plus réjouissant que le directeur, ancien responsable du Trésor à la Maison Blanche, rate l’affaire du siècle en renvoyant les jumeaux !

Tout aussi savoureuse est la compétition d’aviron et le déjeuner qui suit (avec le Prince Albert de Monaco !) : les frères Winklevoss ne sont «que» seconds. Pour eux, c’est déjà insupportable en soi, dans leur monde de compétition acharnée. Les seconds ne valent rien ! Et en plus, leurs hôtes leur renvoient en pleine face le succès international de Facebook : deuxième défaite de la journée ! L’élite «éclairée» de l’Amérique en prend pour son grade en quelques images.

Saluons au passage la performance perturbante des acteurs qui jouent les jumeaux terribles, et pour cause : un seul acteur, Armie Hammer, les interprète ! David Fincher utilise le même procédé numérique de BENJAMIN BUTTON, où le visage de Brad Pitt digitalisé était superposé sur le corps d’un acteur de petite taille pour jouer les scènes d’enfance. Hammer joue l’un des jumeaux, tandis qu’un autre comédien, Josh Pence, joue l’autre. Puis le visage d’Hammer digitalisé est incrusté sur le corps de Pence. Le trucage est invisible au bout de deux secondes, mais renforce l’impression d’étrangeté familière laissée par les jumeaux dans le film. Du grand art !   

 

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Puisque nous évoquons les techniques employées dans le film, il faut bien sûr saluer le travail d’orfèvre accompli par Fincher et ses complices. THE SOCIAL NETWORK semble être l’exact opposé des films esthétiquement les plus «flamboyants» du jeune maître, comme ALIEN 3, FIGHT CLUB, ou PANIC ROOM auquel il lui fut d’ailleurs reproché de déployer trop de virtuosité technique. Fincher semble aborder un style plus classique, tout en retenue académique ; mais il parvient à sublimer le récit de THE SOCIAL NETWORK, film de pur dialogue qui se transforme en une vraie leçon de cinéma. Aucun élément n’est laissé au petit bonheur la chance, que ce soit en termes de lumière, de travail sur le son, de choix musicaux, et d’élaboration du montage. Chaque scène, chaque plan est parfaitement intégré au tout.

Le chef opérateur de FIGHT CLUB, Jeff Cronenweth, utilise à merveille les éclairages en clairs-obscurs ; paradoxalement, il éclaircit le film au fil du récit, partant d’une ambiance de thriller pour les moments les plus «légers» en début de film, pour arriver à une lumière claire et métallique, alors que le film prend une tournure dramatique plus sombre. Les faiblesses des personnages sont ainsi progressivement révélées en pleine lumière.

Avec les éclairages experts de Cronenweth, le plus petit détail choisi par Fincher prend tout son sens. Exemple, le générique qui suit la rupture entre Mark et Erica. Le jeune homme rentre seul au campus. Le réalisateur place à chaque plan des couples qui s’enlacent furtivement, des groupes de copains… le tout dans une ambiance à la Edward Hopper qui renforce le sentiment rampant de solitude dans l’esprit du protagoniste.

Sans esbroufe, mais toujours avec le souci de donner une information compréhensible pour le spectateur (même si celui-ci ne s’intéresse a priori ni au langage informatique, aux subtilités judiciaires américaines ou à la vie secrète des universités), David Fincher affine sa mise en scène. Sa maîtrise du montage lui permet de rendre passionnantes des scènes dialoguées qui, confiées à un réalisateur routinier, deviendraient ennuyeuses. Se centrant sur les personnages et leurs pensées, Fincher fait de chaque dialogue entre les protagonistes de véritables duels psychologiques. À la réplique près, chaque plan traduit un état d’esprit particulier pour chaque personnage. Ce sont de vraies batailles que se livrent les protagonistes – sans effusion de sang, mais avec une violence psychologique constante. Là encore, la séquence d’ouverture est un modèle en la matière. Un pub, une table, un couple… et Fincher filme une guerre avec ces quelques éléments. Égalant Stanley Kubrick sur son terrain, il aura fait jouer 99 prises à ses comédiens pour obtenir l’effet dramatique voulu !

Dans ces scènes, Fincher fait preuve une nouvelle fois de son talent de montage créatif, utilisant magistralement la technique classique des champs et contrechamps ; il va même jusqu’à alterner des échanges verbaux entre deux scènes judiciaires montées en parallèle, sans perdre le spectateur !

Le réalisateur de SEVEN a su juguler, depuis ZODIAC, son talent de metteur en scène virtuose. La virtuosité de Fincher se fait plus «rentrée», plus intérieure, mise complètement au service du récit. Le cinéaste ne s’autorise que quelques rares envolées visuelles, sans céder à la démonstration creuse. Volontairement filmée comme une publicité sportive ou un vidéo-clip, impeccablement rythmée par un extrait de PEER GYNT de Grieg remanié par Trent Reznor (le fondateur du groupe Nine Inch Nails), la compétition d’aviron des frères Winklevoss nous rappelle que pour les gens de «l’upper class» américaine, la vie est une compétition permanente qui ne laisse pas de place aux vaincus. Toujours dans le registre virtuose, la séquence de la boîte de nuit, cadre d’une discussion animée entre Mark Zuckerberg et Sean Parker, vaut aussi son pesant d’or. La caméra survole en rase-mottes la foule en transe avant de s’attarder sur les personnages, baignant dans une lueur bleue électrique. Zuckerberg subit totalement la fascination méphistophélique de Parker, sans pouvoir s’y opposer. La création nécessite son propre démon, comme le dira la jeune avocate stagiaire. Dans cette scène, Mark Zuckerberg passe littéralement un pacte avec le diable.

 

En définitive, THE SOCIAL NETWORK est un magnifique exemple de ce que doit être le Cinéma quand il est confié à des gens de la trempe de Fincher et Aaron Sorkin. Du grand, du vrai Cinéma intelligent. Et une œuvre importante.

Un dernier souvenir, tout récent… je viens de revoir THE SOCIAL NETWORK dans un multiplexe. C’est la fin du film, le générique défile… Trente portables lumineux éclairent la salle plongée dans la demi-pénombre. Je jette un coup d’œil rapide sur leurs propriétaires. Toutes des jeunes femmes, moyenne d’âge vingt à trente ans ! Je pense immédiatement au personnage de Christy, la «psychotique» aux 47 SMS…

Bienvenue dans le 21e Siècle !

 

Ludovic Fauchier, Syndrome d’Asperger, à votre service.

 

La note :

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La Fiche Technique :

THE SOCIAL NETWORK

Réalisé par David FINCHER   Scénario d’Aaron SORKIN, d’après le livre « The Accidental Billionnaires » de Ben MEZRICH   

Acteurs : Jesse EISENBERG (Mark Zuckerberg), Andrew GARFIELD (Eduardo Saverin), Justin TIMBERLAKE (Sean Parker), Armie HAMMER (Cameron Winklevoss et Tyler Winklevoss), Rooney MARA (Erica Albright), Brenda SONG (Christy Lee), Joseph MAZZELLO (Dustin Moskovitz), Max MINGHELLA (Divya Narendra), John GETZ (Sy), Rashida JONES (Marylin Delpy), David SELBY (Gage), Denise GRAYSON (Gretchen)  

Produit par Dana BRUNETTI, Cean CHAFFIN, Michael De LUCA et Scott RUDIN (Columbia Pictures / Relativity Media / Michael De Luca Productions / Scott Rudin Productions / Trigger Street Productions)   Producteurs Exécutifs Aaron SORKIN et Kevin SPACEY  

Musique Trent REZNOR et Atticus ROSS   Photo Jeff CRONENWETH   Montage Kirk BAXTER et Angus WALL   Casting Laray MAYFIELD

Décors Donald Graham BURT   Direction Artistique Curt BEECH, Keith P. CUNNINGHAM et Robyn PAIBA   Costumes Jacqueline WEST  

1er Assistant Réalisateur Bob WAGNER

Mixage Son Ren KLYCE, David PARKER et Michael SEMANICK   Montage Son et Effets Spéciaux Sonores Ren KLYCE  

Effets Spéciaux Visuels Adam HOWARD, Charlie ITURRIAGA, Fred PIENKOS et Edson WILLIAMS (A52 / Hydraulx / Lola Visual Effects / Ollin Studio / Outback Post / Savage Visual Effects)

Distribution USA : Columbia Pictures / Distribution INTERNATIONAL : Sony Pictures Releasing   Durée : 2 heures

Ajouter Comme Ami – THE SOCIAL NETWORK – Partie 1

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THE SOCIAL NETWORK, de David FINCHER  

L’Histoire :

Facebook. Tout le monde connaît désormais le nom de ce célèbre outil de réseau social, où chaque utilisateur peut déposer et partager des informations sur sa vie personnelle, sans craindre (en principe) pour sa vie privée. En moins de six ans, Facebook a conquis plus de 500 millions d’utilisateurs à travers le monde. Ce succès foudroyant a fait de son créateur, Mark Zuckerberg, le plus jeune milliardaire de la planète, à l’âge de 23 ans. Mais on n’atteint pas le sommet en si peu de temps sans susciter rivalités, jalousies et suspicion…

Automne 2003. Mark Zuckerberg étudie à Harvard. Jeune homme surdoué en informatique, très intelligent mais terriblement arrogant, Mark supporte très mal que sa petite amie, Erica Albright, finisse par le quitter, lassée de son comportement. Après quelques bières de trop, Mark rédige et publie un blog aigri contre Erica, sur le site de l’université. Ce même soir, pour s’amuser aux dépens de la gent féminine, Mark monte une page intitulée «FaceMash», un jeu de potaches où il faut choisir quelle étudiante de Harvard est la plus canon ; pour cela, Mark pirate le réseau interne de l’université pour avoir accès aux trombinoscopes des résidences, voler les photos des étudiantes du campus et publier celles-ci dans son jeu, à leur insu. Mark implique ses copains d’études Eduardo Saverin, Dustin Moskovitz et Chris Hughes dans l‘affaire, en toute inconscience des dégâts qu‘ils provoquent. «FaceMash» est en quelques heures un succès qui provoque une panne massive du réseau – et la colère des étudiantes et de la direction. Repéré et convoqué, Mark subit six mois de mise à l’épreuve ; et, chose plus grave à ses yeux, toutes les filles du campus le haïssent !

L’exploit peu enviable du jeune homme attire cependant l’attention des jumeaux Cameron et Tyler Winklevoss, et de leur camarade Divya Narendra, membres du Porcellian Club, le Club Final le plus select de Harvard, et l’une des plus prestigieuses sociétés étudiantes d’Amérique. Les trois jeunes hommes pensent que Mark fera un programmateur compétent pour mettre en place leur nouveau site web, Harvard Connection, et ce dernier passe avec eux un accord verbal. Eduardo Saverin, de son côté, vient d’être intégré dans un autre club final de Harvard, le Phoenix Club. Lorsqu’il apprend la bonne nouvelle, Mark convainc son ami de lui verser un acompte de 1000 dollars pour créer «Thefacebook», un outil de réseau social exclusivement réservé aux membres de Harvard. Début 2004, le site est lancé, et obtient un succès foudroyant parmi les étudiants. Obnubilé par sa création, Mark a délaissé la création du site de Divya et des Winklevoss, qui apprennent l’existence et le succès de «Thefacebook». Persuadés que Mark leur a volé leur idée, les jumeaux et Divya lui demandent des explications, mais il se dérobe à chaque fois. Le succès soudain de «Thefacebook» va bouleverser la vie de Mark Zuckerberg, mais aussi celle d‘Eduardo Saverin, au prix de leur amitié…

 

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La critique :

En 1999, le héros narrateur de FIGHT CLUB, joué par Edward Norton, avait une inquiétante prémonition : au 21e Siècle, le monde deviendrait un jour le domaine exclusif des multinationales de tout acabit. «Planète Starbucks, système solaire Microsoft…» Le cinéaste David Fincher avait fixé toute l’amertume et la colère de ce qu’on appela la «Génération X» dans ce film virulent et inventif. Onze ans plus tard, la prophétie du narrateur de FIGHT CLUB a pris corps, via un mot. Internet.

Le lieu virtuel de toutes les potentialités et tous les excès humains, partagé entre deux pôles extrêmes définis par le philosophe Michel Serres et le publicitaire repenti (?) Jacques Séguéla. «La plus grande bibliothèque au monde» pour le premier, «la plus belle saloperie au monde» pour le second ! Et si les deux hommes, aux opinions si dissemblables, avaient tous les deux raison en même temps ?

Internet, cet outil de communication à la fois passionnant et terrifiant, s‘est développé à la planète entière. Des hommes et des femmes de tous les pays peuvent se communiquer en quelques clics d’un bout à l’autre de la planète. En théorie, c’est donc merveilleux, les hommes et les femmes se rapprochent les uns des autres – tout en restant isolés, ce qui en soi est un sacré paradoxe… Mais en pratique, nous savons tous que le Web est aussi un grand n’importe quoi. Échanges de dialogues, liens d’amitié, partage d’informations sur des sujets divers, etc. mais aussi gigantesque défouloir de la délation, du piratage, de la suspicion généralisée, de l’exhibitionnisme le plus éhonté, on en passe et (hélas) des pires. Les deux visages de l’Humanité, le bon comme le mauvais, fusionnent littéralement sur la Toile. Symbole aussi de cet étrange bouleversement de notre vie sociale, un deuxième nom revient depuis cinq ans : Facebook !

Un nom que des petits malins s’amuseront à détourner, parodier, lui trouvant des synonymes farceurs de «Visage Livre», «Livre des Faces», «Livre des Fesses»… ou pire encore : Face Bouc le diabolique !!!

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C‘est vrai qu‘il fait peur, Face Bouc. Pas étonnant qu’on l’assimile au culte de Satan. Mal informé de son côté sur le nouveau film de son ami Fincher, que fait Brad Pitt ? Il fait ce bouc.

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Bon, trêve de plaisanteries vaseuses, qui n’ont rien à faire dans cette rubrique on ne peut plus sérieuse…

Terriens, soyez les bienvenus sur la Planète Facebook : voici THE SOCIAL NETWORK, le dernier opus de David Fincher, exploration et description au vitriol de l’esprit perturbé de petits génies (ir)responsables créateurs de cet outil de communication, devenu une marque et une industrie à part entière, étendue à toute la Terre. Bienvenue dans une tragicomédie au vitriol, réjouissante, effrayante, triste et passionnante, sur les nouveaux Maîtres du Monde, des «geeks» de l’informatique en mal de reconnaissance, dépassés par leur succès et paradoxalement incapables de communiquer clairement entre eux !  

Facebook serait-il un nouvel avatar du Big Brother informatique ? Toute invention humaine apparemment géniale sur le papier peut être dévoyée et pervertie. Si pour la plupart des usagers (et votre serviteur en fait partie), Facebook est une sorte de grand album photo collectif, une grande page publicitaire ou un journal intime pas si intime que ça, il faut se rappeler que des gens bien moins honnêtes peuvent aussi s’en emparer et utiliser ! Certaines histoires malencontreuses survenues via Facebook, montées en épingle par une presse souvent dépassée, devraient quand même avoir valeur d‘exemple…

J’en profite ici pour envoyer un message personnel à mes deux grands neveux que j’adore et qui sont «facebouqués» : n’acceptez pas d’inconnus dans vos listes d’amis ! La famille et les copains sur Facebook, d’accord ; mais un peu de prudence, que diable…

En attendant, cher lecteur, tu pourras toujours ironiser sur le fait que je publie sur Internet une chronique sur un film critiquant Facebook ; surtout qu’une fois ce texte achevé, j’irai ensuite sur Facebook dire à mes amis de lire mon blog sur un film critiquant Facebook et ensuite envoyer des mails à mes amis pour leur dire que j’ai écrit un blog sur un film critiquant Facebook auquel j’ai donné un lien via Facebook… mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de fous !!??!!??

 

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Hé bien, tout compte fait, c‘est bien cela, THE SOCIAL NETWORK : une véritable histoire de fous furieux, le DOCTEUR FOLAMOUR du début du siècle, dissimulée sous la forme faussement rassurante d‘un film de procès et d‘une «success story».

Comme aurait dit Coluche, «c’est l’histoire d’un mec…». Que dis-je, un mec ? Un sale type (du moins en apparence), un cas social, un jeune homme avide de revanche, perdu par son succès : Mark Zuckerberg. Il n’a même pas trente ans, il est multimilliardaire, et un parfait visionnaire dans son domaine ; il est aussi une figure controversée, un manipulateur, parjure et voleur d’idées ; et pour couronner le tout, ce jeune homme qui tient le Monde dans ses mains a une sérieuse faille dans son propre système ! THE SOCIAL NETWORK repose sur des faits très récents (tout a commencé en automne 2003), et même si nous ne sommes pas dans un froid documentaire historique, nous pouvons êtres sûrs que Fincher et le brillant scénariste Aaron Sorkin se sont sérieusement documentés avant d’entamer leur œuvre. Les portraits faits de Zuckerberg, Eduardo Saverin, Sean Parker, leurs alliés et antagonistes dans le film correspondent avant tout au point de vue de ses auteurs ; si personne n’a le droit de juger leur personnalité, chacun est libre de critiquer leurs actes, tels que le film les interprète. Je précise bien ici que, pour cette chronique, je me base uniquement sur les personnages représentés dans THE SOCIAL NETWORK, ce n‘est pas à moi de décider qui, dans la vraie vie, est un saint ou une ordure. Ceci mis au point, dans un premier temps, je vais plus particulièrement m’intéresser au «cas» de Mark Zuckerberg tel qu‘il nous est montré. C’est un régal pour qui s’intéresse à la personnalité d’un génie perturbé. L’histoire de ce drôle d’énergumène me touche aussi pour des raisons personnelles, c‘est aussi la raison pour laquelle je vais m‘attarder sur ce point. Vous allez comprendre.  

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Pour la majorité des spectateurs ayant vu et apprécié THE SOCIAL NETWORK, c’est clair et net : Mark Zuckerberg est un «sale con» de première catégorie ! Arrogant, sur la défensive, agressif, décalé dans ses attitudes et ses gestes, peu conscient des autres, dénué de scrupules dans sa façon d‘agir, Zuckerberg est un personnage facilement détestable, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais derrière l’antipathie qu’il suscite, on découvrira un être complexe.

En réalité, Mark Zuckerberg, magistralement interprété par le jeune Jesse Eisenberg, suscite chez moi une certaine empathie. Pas de la compassion, mais je crois comprendre quelle est la raison de son comportement. Cela m’a frappé à la première vision du film, cela s’est confirmé à la seconde. Des textes parus sur le Web le confirment, allant dans le même sens : le «vilain» Zuckerberg souffre certainement d’une forme aiguë du syndrome d’Asperger.

 

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THE SOCIAL NETWORK est certainement à ce jour l’œuvre de fiction ayant décrit avec le plus de justesse et de finesse les avantages et inconvénients de ce trouble qui commence tout juste à être connu. La bizarrerie principale du syndrome d’Asperger ? Vous connaissez sans doute quelqu’un qui en est atteint, sans forcément parvenir à identifier son handicap, parfaitement invisible au premier abord.

Le Syndrome d’Asperger n‘est pas un handicap d‘ordre physique ou mental. En 1981, la psychiatre britannique Lorna Wing donna son nom à ce syndrome en étudiant les travaux d‘un prédécesseur autrichien, Hans Asperger, qui en 1943 suivit le cas de quatre jeunes garçons qu‘il surnommait «les Petits Professeurs». Ce syndrome affecte le langage émotionnel et social de ceux qui en sont atteints, au point de perturber sérieusement leurs relations avec leurs proches, et de les amener à se replier sur eux-mêmes, à se réfugier dans un «petit monde intérieur» sécurisant et régi par des règles strictes. Au point qu’on assimile souvent, mais sans doute exagérément, ce syndrome à de l’autisme. Le Syndrome d’Asperger commença à être pris en compte par le milieu psychiatrique au début des années 1990. Les «Aspies», tels qu’on les surnomme, fascinent et intriguent.

Voici quelques-uns des traits particuliers qui frappent les personnes atteintes de «l’Asperger», généralement à partir de l’enfance : ils manifestent une intelligence brillante, souvent liée à une mémoire très développée ; malheureusement, comme par un effet de «compensation», leurs compétences sociales et émotionnelles sont dramatiquement faibles, voir inexistantes, et les «Aspies» donnent souvent l‘impression à leur entourage qu‘ils ne prêtent pas attention à eux (plusieurs scènes de THE SOCIAL NETWORK sont particulièrement éloquentes de ce point de vue !) ; ils peuvent n’avoir aucun ami, ou un nombre très restreint. Leur mémoire les fait s’intéresser à un champ de connaissances particulier (le langage informatique, le cinéma, les musiques de films, les horaires de train d‘une ligne particulière, l’histoire de l’aviation, etc.), quasiment maniaque des plus petits détails ; leur langage est très spécial – des paroles très rapides, élaborées, prononcées sur un ton monocorde, grinçant ou très faible ; une expression du visage et du regard marquée par la concentration extrême, mais figée, donnant une impression de raideur, tout comme leur gestuelle ; une hypersensibilité entraînant de subits «décrochages» synonymes de repli sur soi, qui passent pour de l’inattention, en pleine conversation ou dans un lieu bruyant.

Ajoutons aussi à tout cela une façon très tranchée de prononcer des jugements involontairement blessants, doublée souvent d’une inconscience de cette attitude… Le syndrome d’Asperger «type» rassemble la plupart de ces aspects ; pour celui qui en souffre, qui en a conscience et qui veut corriger le tir, cela demande un intense travail psychologique… Apprendre à vivre avec est une tache ardue, mais pas impossible. Pour résumer, la souffrance de «l’Aspie» vient de l’incapacité à exprimer clairement et simplement avec ses proches. C’est d’autant plus douloureux pour celui qui en souffre qu’il se retrouve souvent seul, généralement incapable de comprendre pourquoi il se comporte ainsi et comment se comporter en société, sans une aide extérieure.

Ce satané syndrome est montré en pleine action dans le film de David Fincher, dès les premières minutes. La compréhension de ce phénomène permet ainsi de comprendre pourquoi Zuckerberg rompt ainsi malgré tous ses liens affectifs, que ce soit avec son ex-petite amie, son meilleur ami, ses collègues… voir aussi sa famille, qui est absente du récit.

Quelques exemples d’un comportement typiquement «Asperger» décrit dans le film de Fincher. Mark Zuckerberg subit une procédure judiciaire fastidieuse de la part de l’avocat de ses rivaux : il s’intéresse à la pluie qui tombe au dehors, puis «assomme» verbalement l’avocat en lui assénant ses quatre vérités ainsi qu’à ses clients, les traitant d’incompétents. Zuckerberg gâche une tractation financière à Wall Street en «glottant» bruyamment, sans égards pour son ami qui tente de boucler le contrat. Ou bien encore, il s’intéresse à l’architecture d’une boîte de nuit, plus qu’à la discussion en cours avec son hôte ou aux jolies hôtesses…

Soit dit en passant, le vrai Zuckerberg, considérant son portrait dans THE SOCIAL NETWORK comme accablant pour son image publique, s’est lancé dans une campagne de communication massive pour améliorer celle-ci… réaction disproportionnée confirmant d’une certaine façon, son «Asperger»* !

Quoi qu’il en soit, THE SOCIAL NETWORK est une description remarquable, teintée d’humour caustique, d’un individu atteint de ce syndrome. Le paradoxe de ce génie ? Être à la fois plus brillant peut-être que Bill Gates ou Steve Jobs dans le même domaine d’expertise, mais être complètement dépassé par les rapports humains les plus simples !

 

* pour les anglophones, voici un lien vers une page, ironique vis-à-vis de Mark Zuckerberg, mais intéressant à ce sujet :

http://valleywag.gawker.com/5029082/coping-with-aspergers-a-survival-manual-for-mark-zuckerberg

 thesocialnetworkprofesseurtournesolasperger.jpgJe n’invente rien. Certes, je ne suis pas du tout expert dans un domaine qui commence tout juste à être découvert par les spécialistes et compris par le grand public. Mais David Fincher, béni soit-il, m’offre en réalisant THE SOCIAL NETWORK une occasion inespérée d’en parler. Je suis moi-même atteint du Syndrome d‘Asperger. Pas à un degré aussi sévère que celui de Zuckerberg dans THE SOCIAL NETWORK (j’espère VRAIMENT n’avoir pas été aussi odieux que ce jeune homme par le passé ! Si c‘était le cas, je demande sincèrement pardon à tous ceux que j‘ai pu blesser…), mais j’en ai été assez affecté durant ma vie pour en reconnaître les symptômes, tels qu’ils sont montrés dans le film.

Je vois le syndrome d’Asperger comme une sorte de «super-lucidité» à double tranchant : une lucidité exacerbée qui vous rend certes très intelligent, observateur, très «pointu» dans le domaine que vous aimez (et pas vraiment modeste avouons-le… Mark Zuckerberg, crois-moi, je comprends ta souffrance). Mais elle vous paralyse complètement dans les moindres actes du quotidien. Cette impression de lucidité hyper-développée rend «l’Aspie» difficile à vivre pour son entourage qui a bien du mal à comprendre les réactions démesurées, ou «à côté de la plaque», de celui qui en souffre… THE SOCIAL NETWORK montre clairement cet aspect involontairement blessant de «l’Aspie» type. Zuckerberg exprime brutalement des jugements péremptoires, vis-à-vis de ses interlocuteurs qui n‘y sont absolument pas préparés. Il est sûr de la vérité de ce qu’il énonce, mais manque du tact le plus élémentaire pour le dire…

J’écrirais peut-être quelque chose de mon histoire personnelle à ce sujet, hors du cadre du Cinéma. J’y reviendrai, c’est certain.

Ni idiots savants, ni fous incurables, ni méchants par nature, les «Aspies» présentent une «normalité» de façade, cachant du mieux qu’ils peuvent leur handicap… resterait encore à prouver ce qu’est la normalité dans notre monde de fous ! Et pourtant, ce syndrome à peine découvert existerait déjà depuis très longtemps. Il semble certain que des personnalités célèbres aient pu être atteintes de l’Asperger à des degrés divers. Les experts et les biographes officiels de ces personnalités pourront toujours contester ou critiquer ce qui n’est parfois qu’une hypothèse ; cela dit, la liste des «Aspergers» célèbres confirmés, ou supposés, est étonnante. C’est open bar pour quelques génies, excentriques, penseurs révolutionnaires, inventifs, intuitifs obsessionnels, et autres drôles de gugusses visionnaires qui ont bouleversé chacun à leur façon les sociétés !

Michel-Ange, René Descartes, Isaac Newton, Wolfgang Amadeus Mozart, Béla Bartok, Ludwig Wittgenstein, Albert Einstein, Bill Gates (tiens, devinez qui fait une apparition dans THE SOCIAL NETWORK ?!), Glenn Gould, Nico – la chanteuse du Velvet Underground -, l’écrivain Daniel Tammet… bigre, je me retrouve en bonne compagnie. Allez, poussons le bouchon un peu plus loin… peut-être bien aussi Jules Verne (champion des énumérations scientifiques très «Aspies» dans ses merveilleux romans), ou Françoise Sagan, et son élocution si particulière, ont pu en être atteints… Je n’engage que ma parole, bien sûr. La liste ne s’arrête sûrement pas là.

Dans le Cinéma, des cinéastes tels que Stanley Kubrick, Steven Spielberg et George Lucas, auraient été ou seraient des «Aspies». Coïncidence étonnante, synchronisme Jungien ? David Fincher cite justement Kubrick et Spielberg parmi les cinéastes qui l’ont influencé (glissant des hommages cachés à ORANGE MECANIQUE dans FIGHT CLUB et aux DENTS DE LA MER dans SEVEN, entre autres) ! Et il débuta comme opérateur d’effets spéciaux pour le prestigieux studio ILM fondé par Lucas, travaillant notamment sur LE RETOUR DU JEDI, puis INDIANA JONES ET LE TEMPLE MAUDIT, signé de qui vous savez…

Et si David Fincher était lui-même un Asperger ?! Et si d’autres encore parmi les meilleurs cinéastes de l‘Histoire, souvent réputés pour être des maniaques obsessionnels intransigeants, difficiles à vivre pendant les tournages, avaient été atteints à des degrés divers de ce syndrome ? Voyons… Alfred Hitchcock, peut-être ? Plus près de nous : Tim Burton, Christopher Nolan ? Je laisse aux amateurs le soin de me glisser des suggestions sur ce sujet.

On se doute que les créateurs de fictions, intrigués par ce handicap très spécial, s’en sont emparés avec des fortunes diverses : l’assimilation de l’Asperger avec l’autisme de haut niveau, mal comprise, a conduit beaucoup de monde à supposer que le fameux RAIN MAN, incarné avec talent par Dustin Hoffman en 1988, était en réalité un «Aspie». Cela reste contestable, à mon avis.

Des «Aspergers» fictifs, il en existe cependant, et pas des moindres. À tout seigneur tout honneur : Sherlock Holmes, tel qu’il est décrit dans les textes originaux de Conan Doyle, en présente bien les symptômes (notamment une prodigieuse mémoire, le goût de la solitude et de la réclusion, des jugements acerbes envers tout le monde, même et surtout ce pauvre Watson, et une maniaquerie obsessionnelle !), en plus d’être un grand cocaïnomane… Plus près de nous, des personnages de série télévisée en sont, ou en seraient, également atteints : Chloé (Mary Lynn Rajskub), la dévouée opératrice informatique de 24 HEURES CHRONO ; l’affreux DOCTEUR HOUSE joué par Hugh Laurie (plutôt un tortionnaire sadique, à mon avis) ; ou encore le sympathique mais invivable Sheldon Cooper (Jim Parsons), dans l’excellente sitcom BIG BANG THEORY… Lointaine descendante du bon Mr. Holmes, Lisbeth Salander, l’héroïne de la série policière suédoise MILLENIUM, est un beau cas d’Asperger. Ce n’est sûrement pas un hasard d’ailleurs si David Fincher vient de commencer à tourner THE GIRL WITH THE DRAGON TATTOO (titre anglais des HOMMES QUI N‘AIMAIENT PAS LES FEMMES), l’adaptation américaine du premier roman de la série – la talentueuse Rooney Mara, qui joue le rôle d’Erica dans THE SOCIAL NETWORK, sera sa Lisbeth et semble partie pour une belle carrière.

Bouclons ce tour d’horizon des «Aspies» célèbres par le plus sympathique d’entre eux : Tryphon Tournesol ! Le brave professeur ami de Tintin ne serait en fin de compte pas si «dur d’oreille» que cela. Plongé dans son monde intérieur, hypersensible comme un bon «Aspie», il entend en fait très bien – surtout un mot qui le plonge dans des colères phénoménales : «Zouave, moi !?!!». Le professeur d’ordinaire si gentil, explose aussi de colère quand on s’en prend à son chapeau et quand on lui parle de sa sœur inexistante !

Peut-être un peu «Aspie» lui-même, qui sait, Hergé avait eu une intuition géniale en créant les excentricités de Tournesol, des décennies avant la découverte du syndrome. Il sera amusant de voir comment Steven Spielberg, justement cité au rang des «Aspergers» célèbres, va s’emparer du personnage dans son adaptation des aventures de Tintin («…Non merci, jamais entre les repas !»).

 

Aspergers du monde entier, autistes à temps partiel et à durée déterminée, faites-vous connaître. N’ayez plus peur, assumez-vous et sortez du placard à Aspies-rateurs. Que le monde s’incline enfin et reconnaisse votre génie !!

NOUS SOMMES L’AVENIR DE L’HUMANITE !!!

EN AVANT MARCHE !!!! MWUA HA HA HA HA HA HA HA HA !!!!!… enfin, bref. Bon, je constate que je viens de me lancer dans un texte fleuve typiquement «Aspie». Incorrigible… Il est temps de retourner au SOCIAL NETWORK.

A suivre !

Monsieur Schwartz et Anthony Adverse – Tony Curtis (1925-2010)

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Tony CURTIS (1925-2010)  

Bien des stars et des cinéastes se bousculent, dans les travées de la vieille salle de cinéma vieillissante qui me tient lieu de cerveau, prêtes à remonter sur l’écran à l’énoncé de leur nom. Celui de Tony Curtis évoque les derniers grands feux de l’Âge d’Or de Hollywood dans tous sa gloire et ses excès, rappelant aussi le souvenir nostalgique d’un vieil ami qu’on aurait perdu de vue depuis longtemps, et dont on vient d’apprendre le décès.

Pour ma part, avant le monumental CERTAINS L’AIMENT CHAUD, ou le succès «culte» exagéré de la série télévisée AMICALEMENT VÔTRE (les deux titres que les nécrologies du monde entier ont retenu en oubliant tout le reste), Tony Curtis, l’incarnation du Don Juan rigolard et débrouillard des années 1950-1960, évoque un autre souvenir de cinéphile, bien peu glamour et réellement terrifiant…  

Nous sommes en novembre 1963 ; toute l’Amérique pleure devant les funérailles télévisées du Président Kennedy, assassiné à Dallas quelques jours plus tôt. Dans la cité de Boston, comme partout ailleurs dans le pays, le Temps s’est arrêté avec le deuil d’une nation. Les rues sont désertes, personne n’est parti au travail ce jour-là… personne, sauf un homme entrant dans un vieil immeuble. Bouffi, le regard apparemment éteint, Albert DeSalvo est un modeste plombier… Mais il est aussi l’Étrangleur de Boston, ce tueur en série qui terrorise les femmes seules et met la police en échec. Et il est parti en chasse, ce jour-là… Devant les caméras de Richard Fleischer dans le film homonyme de 1968, le «gentil» Tony Curtis campe son personnage le plus trouble, le plus terrifiant par son réalisme, et vient en quelques instants d’inscrire dans ma mémoire de jeune cinéphage l’un des assassins les plus marquants du 7e Art.    

Tony Curtis ne fut certes pas célèbre pour ce seul rôle-là, et doit aussi être salué pour ses personnages humoristiques, mais il n’en fut pas moins, dans ses meilleurs rôles, porteur d’une certaine ambivalence que de grands cinéastes, fines mouches, ont su détecter derrière le masque de l’incorrigible séducteur qu‘il fut.

Coïncidence curieuse, Curtis est mort un jour après Arthur Penn. Le contraste est évident dans la carrière de ces deux hommes qui ont fait, chacun à leur façon, une partie du cinéma américain : Penn, homme de gauche, profondément anti-establishment, s’est souvent retrouvé en conflit avec Hollywood (celui des studios comme celui des corporations), tandis que Curtis doit sa célébrité et ses meilleurs rôles au même système hollywoodien… a priori, peu de choses rassemblent les deux hommes. Si ce n’est que Penn, mort à New York, et Curtis, né à New York, étaient tous deux des descendants de la «Mittel-Europa» partie en Amérique !  

 

Tony Curtis s’appelait en réalité Bernard Herschel Schwartz, un petit gars natif du Bronx, qui vit le jour le 3 juin 1925. Ses parents, Emanuel et Helen, étaient des immigrants Juifs hongrois. Dans ses mémoires, Tony Curtis racontera de son enfance qu’elle fut tout sauf heureuse. Exerçant le métier de tailleur, Emanuel, homme calme et effacé, ramène un maigre salaire faisant tout juste vivre sa famille (Bernard a aussi deux jeunes frères, Robert et Julius) dans leur modeste séjour derrière l’atelier. La vie est dure pour les enfants Schwartz : leurs parents se disputent souvent devant eux. Agressive envers son mari, Helen se montre aussi brutale envers ses fils, battant Bernard et ses frères… Impossible pour eux de savoir alors que Helen souffre de schizophrénie. Robert, traumatisé par les coups qu’il reçoit, finira semble-t-il sa vie hors du foyer, dans un asile. Bernard et Julius restent seuls avec leurs parents, et les deux frères seront inséparables, pour un temps : à 10 ans, Bernard doit être – temporairement – confié à un orphelinat, seule solution envisagée par les parents pour tenir bon en ces années de Grande Dépression… Pire encore, Julius meurt, tué par une voiture, alors que Bernard n’a que 13 ans. Seule vraie échappatoire pour le gamin dans ce quotidien pénible, la débrouille dans la rue et, dès que possible, l’école buissonnière dans les salles de cinéma du quartier ! En grandissant, Bernard se trouve un héros, un modèle à suivre sur les écrans, en la personne de Cary Grant, dont il suit les films.  

 

Le jeune Schwartz grandit dans la rue, ne fréquente pas de grandes écoles, et aurait pu devenir un petit voyou du Bronx si l’Amérique n’était pas entrée dans la 2e Guerre Mondiale. Dès qu’il a l’âge requis, Bernard, emballé par les grands films guerriers patriotiques, ceux avec Tyrone Power et son héros Cary Grant, s’engage dans la Navy. Le voilà bientôt membre de l’équipage du sous-marin Proteus durant les dernières années du conflit. Le sous-marin en question n’a pas déteint en rose, semble-t-il (voir l’année 1959, plus loin dans ce texte, pour l‘allusion…). Il assistera à la reddition du Japon depuis son poste, en baie de Tokyo.

La guerre étant finie, qu’est-ce qu’un jeune homme nommé Bernard Schwartz peut bien faire de son avenir ? La réponse est vite trouvée : sûr de son bagout, de son sens naturel du Système D (qui s’avèrera idéal des années plus tard pour nombre des personnages qu’il jouera à l’écran), et surtout doté d’une vraie gueule de tombeur, Bernard décide de devenir acteur ! Le voilà bientôt à la New York Dramatic Workshop, sous l’enseignement d’un professeur prestigieux, Erwin Piscator. Parmi les autres étudiants, d’autres talents prometteurs tels que Walter Matthau ou Rod Steiger, eux aussi en pleine période de vache enragée…

Les photos de Bernard Schwartz lui valent d’être repéré par Joyce Selznick, la nièce du redoutable producteur David O. Selznick, qui se trouve être chercheuse de talent et directrice de casting à Hollywood. Madame Selznick a le flair pour détecter le potentiel de star de ce jeune homme à l’accent du Bronx, et, en deux temps trois mouvements, Bernard Schwartz décroche en 1948 un contrat de sept ans chez Universal Pictures. Le jeune comédien comprend vite les méthodes alors en cours dans les studios, à savoir qu’il lui faut se trouver un nom d’artiste plus approprié (comprendre, moins «ethniquement prononcé», en langage politiquement correct) pour devenir une star de l’écran. En mêlant le prénom du héros du roman ANTHONY ADVERSE (pour faire court : l’histoire d’un jeune homme, né d’un adultère, qui aura une vie agitée, professionnellement et sentimentalement) et d’un nom de famille du côté maternel, «Kurtz», et en «américanisant» son pseudonyme, Bernard Schwartz devient donc Tony Curtis !  

Voilà un nom qui sonne nettement mieux pour un jeune premier séduisant, charmeur et athlétique, qui n’a alors (il le reconnaîtra bien plus tard) pour seule ambition que de devenir célèbre et tomber les plus belles pépées ! Ce en quoi il réussit dès ses débuts, connaissant des liaisons avec Yvonne De Carlo, ou une certaine starlette rousse nommée Marilyn Monroe, avant de rencontrer Janet Leigh, qui sera sa partenaire attitrée dans plusieurs films des années 1950, la première et la plus célèbre de ses six épouses successives.  

 

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Il apparaît dans ses premiers films en 1949, par un court-métrage comique réalisé et interprété par Jerry Lewis, HOW TO SMUGGLE A HERNIA ACROSS THE BORDER, avec donc Janet Leigh. On le voit aussi jouer les seconds rôles ou les silhouettes dans deux films noirs de la grande époque, CITY ACROSS THE RIVER (Graine de Faubourg), et surtout un bijou de Robert Siodmak, CRISS CROSS (Pour toi j‘ai tué…), avec Burt Lancaster et Yvonne De Carlo. Incarnant un gigolo, non crédité au générique, il séduit cette dernière en dansant avec elle, à la grande jalousie de Lancaster ! Curtis tient aussi un second rôle, crédité celui-là, le sergent de cavalerie Doan, dans WINCHESTER 73, grand western d’Anthony Mann, aux côtés de James Stewart, Shelley Winters, Rock Hudson et le vieux briscard John McIntire.

Tony Curtis et Janet Leigh se marient en 1951, et deviennent du même coup le «jeune couple romantique» par excellence aux yeux de la presse américaine. De leur mariage, ils auront deux filles, Kelly et Jamie Lee Curtis, laquelle, devenue grande, deviendra une actrice célèbre, de HALLOWEEN à TRUE LIES en passant par UN POISSON NOMME WANDA ou UN FAUTEUIL POUR DEUX. Le bonheur apparent durera onze ans, mais en privé, les frasques de Tony (copain de virée du «Rat Pack», la bande de Frank Sinatra et Dean Martin, synonyme de fiestas, de filles légères, de drogue et d’alcool à foison) auront peu à peu raison de leur mariage.

Curtis obtient est pour la première fois en tête d’affiche dans THE PRINCE WHO WAS A THIEF (Le Voleur de Tanger), fantaisie romantique kitsch de Rudolph Maté, avec Piper Laurie. Un succès qui fait de Curtis un prince des 1001 Nuits, et qui lui vaudra de tourner l’année suivante LE FILS D’ALI BABA, tout un programme ! Durant cette période, le sourire de Tony Curtis n’encourage pas vraiment les producteurs à lui confier des rôles forts, et il joue dans des films, reconnaissons-le, souvent oubliables. Signalons cependant une curiosité, une comédie de Douglas Sirk en 1952, NO ROOM FOR THE GROOM, toujours avec Piper Laurie.  

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En 1953, Curtis remporte un franc succès dans le rôle-titre de HOUDINI (Houdini le Grand Magicien) de George Marshall, avec Janet Leigh, très sympathique biographie romancée, dans un superbe Technicolor, de la vie du grand magicien, maître de l’évasion impossible et ennemi des faux médiums. Un rôle qui lui va comme un gant (de magicien), en raison notamment d’une certaine ressemblance entre le parcours des deux hommes, enfants d’immigrants ayant connu une enfance difficile à New York. La bonne humeur et l’aisance physique de Curtis, qui accomplit lui-même certaines acrobaties, le rendent particulièrement attachant, et l’acteur commence à montrer un certain don pour le drame, dans certains passages du film.

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Avec la fin de son contrat d’exclusivité chez Universal, Tony Curtis peut enfin s’affranchir de son étiquette de sex-symbol un peu léger, pour incarner des rôles plus consistants. Le succès est au rendez-vous, pour sa période la plus faste.

Cela commence en 1956 avec le classique TRAPEZE de Carol Reed ; au Cirque d’Hiver, sur la piste comme en coulisses, Burt Lancaster et lui rivalisent pour gagner le cœur de la sublime Gina Lollobrigida (hmm, Ginaaa…), jusqu’au drame… Une histoire classique de compétition amoureuse, magistralement jouée et interprétée, histoire qui prend toutefois une tournure particulière quand circuleront certaines rumeurs sur l’amitié très virile, hors du plateau, entre Lancaster et Curtis… Aucune biographie officielle, me semble-t-il, n’a confirmé cette histoire, aussi faut-il rester prudent. Cela dit, la bisexualité de Lancaster est maintenant connue (et d’ailleurs ne disait-on pas, quand il quittait le plateau : «tiens, le gay part» ? … désolé, je n‘ai pas pu résister !) ; les rapports amoureux entre les trois personnages dans le film donne à ce dernier une touche d’ambiguïté que l’Amérique de l’époque ne soupçonnait sûrement pas !  

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En 1957, il tourne le premier de ses films réalisé par le futur maître de la comédie, Blake Edwards, CORY (L’Extravagant Mr. Cory), le rôle-titre dramatique d’un homme victime du démon du jeu. Il joue ensuite dans le venimeux SWEET SMELL OF SUCCESS (Le Grand Chantage), réalisé par Alexander Mackendrick, où il retrouve Burt Lancaster. Curtis est particulièrement bon dans le rôle de Sidney Falco, l’homme à tout faire, «exécuteur» des basses œuvres de J.J. Hunsecker (Lancaster), redoutable et puissant patron de presse, inspiré par Walter Winchell. Combinard, cynique, veule et amer, Sidney n’hésite pas à salir la réputation de tous ceux qui osent se mettre en travers de la route de son détesté patron, même des innocents… situation difficile qui devient insupportable pour lui quand il doit s’occuper des amours de la sœur du «boss», jeune femme fragile dont il est secrètement amoureux. Un personnage complexe qui permet à Curtis de prouver sa valeur de comédien. Sa prestation est d’ailleurs officiellement saluée d’une nomination au BAFTA Film Award (l’équivalent britannique de l’Oscar) du Meilleur Acteur Étranger, et d’une 5e Place au Golden Laurel de la Meilleure Performance Dramatique Masculine.

 

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1958 est une année bien remplie pour Curtis, qui enchaîne quatre films dans la foulée. C’est d’abord un très grand classique du cinéma d’aventures, LES VIKINGS avec Kirk Douglas, Ernest Borgnine et Janet Leigh. Devant les caméras de Richard Fleischer, Curtis est Eric, l’esclave orphelin dresseur de faucons, ignorant tout de ses origines, et soumis à la brutalité toute Viking du féroce Einar (Douglas)… Il faut dire qu’Eric a la fierté des rois, et n’a pas accepté d’être malmené par ce dernier. Il lui crève un œil, et Einar, furieux, n’attend qu’une occasion pour le tuer… Ce qui nous vaudra, au final, un affrontement épique au sommet d’une tour, entre les deux ennemis, pour déterminer qui ravira la princesse jouée par Janet Leigh. Le duel est furieux, nos deux protagonistes mutilés ne retiennent pas leurs coups, magnifiés par le CinémaScope et la musique, épiques à souhait. Le climax parfait d’un grand récit médiéval comme on aime les redécouvrir, pour ce précurseur des BRAVEHEART, TREIZIEME GUERRIER et autres films «d’épées et de feu» !  

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Cette même année, Tony Curtis s’illustre aussi dans le rôle du Caporal Britt Harris, aux côtés de Frank Sinatra dans KINGS GO FORTH (Diables Au Soleil), film de guerre et de romance de Delmer Daves, où les deux hommes en pleine 2e Guerre Mondiale tombent amoureux de la même femme, Natalie Wood. Une de ses partenaires favorites à l’écran, et une conquête de plus en privé ! Curtis remporte aussi un très grand succès avec le thriller THE DEFIANT ONES (La Chaîne), un classique de Stanley Kramer, avec Sidney Poitier. Le scénario est simple et efficace – deux prisonniers que tout oppose, l’un Blanc et l’autre Noir, doivent fuir ensemble, retenus par une chaîne. Curtis insista pour être crédité avec Poitier ensemble au générique. Une révolution pour l’époque, alors que la discrimination raciale était encore de rigueur aux Etats-Unis, quelques années avant la grande lutte pour les Droits Civiques des Noirs Américains. La prestation de Curtis est unanimement saluée, et elle lui vaudra une nomination à l’Oscar du Meilleur Acteur, au Golden Globe du Meilleur Acteur, et au BAFTA Film Award du Meilleur Acteur Étranger.

L’acteur conclut cette année bien remplie avec une comédie de Blake Edwards, aux côtés de son épouse, THE PERFECT FURLOUGH (Vacances à Paris). Il remporte un Bambi Award (récompense d’une cérémonie allemande) pour ce film. Et pour l’anecdote, remporte aussi des prix tels que la Golden Apple (équivalent de notre Prix Orange) de l’Acteur le Plus Coopératif, le Henrietta Award aux Golden Globe – catégorie Acteur Favori, et le Photoplay Award de la Star Masculine la Plus Populaire.  

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Curtis est au sommet de sa gloire, et, en 1959, enchaîne avec bonheur et coup sur coup avec deux merveilles de la comédie américaine, signée par ses maîtres ! Vous aurez bien sûr reconnu une photo de CERTAINS L’AIMENT CHAUD, le chef-d’œuvre de Billy Wilder, avec Marilyn Monroe et Jack Lemmon. L’histoire est connue de tous : Curtis et Lemmon sont Joe et Jerry, deux musiciens de jazz de Chicago en 1929, l’époque des gangsters et de la Prohibition. Chômeurs après une descente de police et une série de coups durs, les deux compères sont témoins du Massacre de la Saint-Valentin mené par le truand Spads Colombo (George Raft en pseudo Al Capone), et s’enfuient à temps. Pour ne pas être repérés par les sbires de Spads, ils n’ont pas le choix : ils doivent quitter Chicago par le premier train, direction Miami, avec un orchestre féminin. Forcés de se travestir, et désormais prénommés Joséphine et Daphné, les deux musiciens craquent pour la belle chanteuse Sugar (Marilyn)… en dire plus serait un crime !  

Si la belle Marilyn retient toute l’attention du spectateur, le numéro de duettistes formé par Curtis et Lemmon est une merveille. Lemmon est l’auguste, le clown perpétuel qui échoue dans toutes ses tentatives pour séduire la belle, et va se retrouver dindon de la farce pour le plus grand bonheur du spectateur – et du vieux milliardaire libidineux Osgood (Joe E. Brown), tombé fou amoureux de «Daphné»… Clown blanc du duo, Curtis joue plus en subtilité, contrepoint parfait de son collègue. Joe le dragueur baratineur devient la sage et prude Joséphine… qui, pour arriver à ses fins avec Sugar, va se travestir à nouveau en William Shell Oil Junior, faux héritier millionnaire que Sugar va s’évertuer à déniaiser ! Pour camper ce dernier, Curtis s’inspire tout naturellement de son idole Cary Grant (dans L‘IMPOSSIBLE MONSIEUR BEBE notamment)…

Un grand moment, servi chaud par l’iconoclaste Billy Wilder à la réalisation. Rusé, le cinéaste s’amuse à nous faire passer, derrière les éclats de rire, un message incroyable pour l’époque : l’ambiguïté que provoque Curtis en travesti, puis en jeune coincé oubliant sa boucle d’oreille avant un rendez-vous galant, se termine sur une apothéose des plus osées du cinéma américain. Sugar se laisse finalement embrasser par Joe… mais seulement quand celui-ci s’assume en femme, ému(e) par la chanson «I’m through with love». Il/elle donne donc à Marilyn un baiser saphique ! Le happy end et la dernière réplique légendaire adressée à Jack Lemmon permettent de faire passer, dans la joie, la pilule au plus conservateur des spectateurs de l’époque. Du grand art !

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Après avoir imité Cary Grant, Tony Curtis a enfin l’occasion de jouer aux côtés de son modèle, dans une autre comédie qui fait également un triomphe : OPERATION JUPONS, son troisième film mis en scène par Blake Edwards. Interprétant le Lieutenant J.G. Nicholas Holden, Curtis retrouve un univers qui lui est familier – la vie à bord d’un sous-marin américain pendant la 2e Guerre Mondiale, dans le Pacifique. Il va sans dire qu’avec le réalisateur des PANTHERE ROSE et autres LA PARTY aux commandes, on nage très vite en eaux burlesques : le sous-marin commandé par Cary Grant est coulé plusieurs fois de suite au port, torpille accidentellement un camion, connaît un problème de peinture qui le fait virer au rose fuchsia (un incident qui paraît-il eut vraiment lieu !)… et surtout recueille cinq charmantes infirmières militaires qui ont vite fait de perturber la bonne marche du navire ! Pour la plus grande joie, entre autres, du Lieutenant Holden, véritable roi de la combine et de la récupération illégale de matériel militaire, et naturellement porté sur la gent féminine. Un rôle sur mesure donc pour Curtis, qui s’en donne à cœur joie.  

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En 1960, la popularité de Curtis au box-office ne se dément pas, grâce à un nouveau succès comique, QUI ETAIT DONC CETTE DAME ? de George Sidney, avec Janet Leigh et Dean Martin, puis l’acteur enchaîne avec un rôle plus dramatique dans THE RAT RACE (Les Pièges de Broadway) de Robert Mulligan avec Debbie Reynolds.  

Il accepte aussi un second rôle dans le classique épique SPARTACUS, dont Kirk Douglas est le producteur et la vedette. Douglas qui renvoie un cinéaste pourtant brillant, Anthony Mann, après le tournage des premières séquences (celles de la mine de sel), et le remplace illico par le jeune Stanley Kubrick, après leur collaboration sur LES SENTIERS DE LA GLOIRE. Un film à très grand spectacle, un des meilleurs du genre, indémodable, qui rassemble un casting cinq étoiles : Laurence Olivier, Jean Simmons, Peter Ustinov et Charles Laughton. Curtis joue un second rôle, l’esclave poète fugitif Antoninus, qui rejoint la troupe de rebelles menée par Spartacus face aux légions romaines de l’impitoyable et ambitieux Général Crassus (Olivier)… 

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Le tournage se passe mal entre Douglas et Kubrick, qui n’est pas du genre à se comporter en «yes man» hollywoodien… le tournage est très long, tendu, usant la patience des acteurs. Quelque peu mis au second plan, Curtis donne cependant une certaine gravité mélancolique à son personnage. Stanley Kubrick, bien qu’appelé de dernière minute, a quand même l’occasion ça et là de s’emparer du film… et de pousser la provocation vis-à-vis des bonnes mœurs américaines au-delà du raisonnable, pour l’époque, via une scène choquante pour le public de l’époque : une scène de bain où Crassus, bisexuel affirmé, attiré par la beauté d’Antoninus, tente de séduire ce dernier dans une séquence ouvertement homoérotique qui sera promptement écartée du montage final ! Il faudra attendre la restauration du film, trente ans plus tard, pour que la séquence soit réintégrée – Curtis doublant sa propre voix, celle d’Olivier, décédé entre-temps, sera interprétée par Anthony Hopkins.  

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Par ailleurs, Curtis brille aussi dans une autre séquence, un second duel à l’épée contre Kirk Douglas, deux ans après LES VIKINGS. Cette fois-ci, c’est Kirk qui l’emporte, dans les larmes cependant (Spartacus et Antoninus étant poussés à s’entretuer pour satisfaire la cruauté de Crassus). L’occasion encore pour Kubrick de glisser un autre sous-entendu homosexuel, le duel dramatique s’achevant par la mort d’Antoninus mourant dans les bras de son ami, dans une pose évoquant la fatigue post-coïtale plutôt que des adieux fraternels !  

 

En 1961, Tony Curtis s’illustre de nouveau devant les caméras de Robert Mulligan, THE GREAT IMPOSTOR (Le Roi des Imposteurs), une comédie dramatique avec Karl Malden. Dans le rôle de Ferdinand Waldo Demara Jr., un faussaire adepte du changement d’identité, Curtis y est un précurseur possible du personnage de Leonardo DiCaprio dans CATCH ME IF YOU CAN (Arrête-Moi Si Tu Peux) de Steven Spielberg… Sa prestation dans le drame de Delbert Mann THE OUTSIDER / Le Héros d’Iwo-Jima lui vaut de nouveau les éloges. Il y joue le rôle d’Ira Hayes, le soldat Indien héros malgré lui de la célèbre photo du drapeau d’Iwo-Jima, histoire qui inspirera à Clint Eastwood le magnifique FLAGS OF OUR FATHERS (Mémoires de nos Pères).  

1962 : Tony Curtis divorce d’avec Janet Leigh, après onze ans d’un mariage parti à la dérive. Sur les écrans, l’acteur joue Andrei, le fils de Yul Brynner, alias TARAS BULBA, film d’aventures mis en scène par J. Lee Thompson, et revient à la comédie avec 40 POUNDS OF TROUBLE (Des Ennuis à la Pelle) de Norman Jewison.

En 1963, Curtis épouse Christine Kaufmann, dont il aura une fille, Allegra. Après une apparition amicale dans THE LIST OF ADRIAN MESSENGER (Le Dernier de la Liste) de John Huston, aux côtés entre autres de Kirk Douglas, Frank Sinatra et Burt Lancaster, l’acteur joue de nouveau un sous-officier débrouillard, le Caporal Jake Leibowitz, dans l’intéressant CAPTAIN NEWMAN M.D. (Le Combat du Capitaine Newman), mélange de comédie, drame et film de guerre avec Gregory Peck et Angie Dickinson, mis en scène par David Miller. Un rôle plaisant, mais Curtis se sent peu à peu «enfermé» dans les rôles de comédies rarement marquantes. On notera cependant une comédie jugée mineure de Vincente Minnelli avec Debbie Reynolds, AU REVOIR CHARLIE, où il est encore question de confusion des sexes – George, le personnage joué par Curtis, ne soupçonne pas un instant que la jolie Debbie est en fait la réincarnation de son meilleur ami, un vrai macho ! Un sujet dont Blake Edwards fera un remake caché en 1989, avec SWITCH (Dans la Peau d’une Blonde). Curtis joue aussi en 1964 dans SEX AND THE SINGLE GIRL (Une Vierge sur Canapé), de Richard Quine, avec Natalie Wood, Henry Fonda et Lauren Bacall.  

   

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Ses retrouvailles pour un quatrième long-métrage avec Blake Edwards sonnent un peu comme «l’enterrement» joyeux de sa carrière de tombeur de l’écran. THE GREAT RACE (La Grande Course Autour du Monde), une comédie au budget démesuré, narre la rivalité entre deux inventeurs et cascadeurs ennemis au début du 20e Siècle, dans une compétition automobile intercontinentale. Dans le coin gauche du ring, l’incomparable, le seul et unique, le Grand Leslie : Tony Curtis et son sourire étincelant, ses costumes toujours immaculés et son physique de séducteur toujours sûr de faire fondre toutes les femmes ! L’acteur se tourne en dérision de bonne grâce, faisant de Leslie un grand naïf un rien prétentieux… et, comme dans CERTAINS L’AIMENT CHAUD, il sait jouer «profil bas» face à un Jack Lemmon survolté : moustache en guidon de vélo, toujours vêtu de noir, ricanant de sa méchanceté, et obsédé par l’idée de surpasser Leslie, le Professeur Hannibal Fate finit invariablement par lancer à son assistant souffre-douleur Max (Peter Falk, pas encore Columbo) la phrase fatidique «Push the button, Max !» qui annonce la catastrophe immédiate ! Véritable «toon» vivant, Lemmon vole la vedette à Curtis, dans un numéro évoquant Laurel & Hardy et le Coyote de Chuck Jones.  

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Soyons francs, le film n’est pas une réussite burlesque totale : trop long, «alourdi» de séquences musicales et d‘intrigues secondaires, il laissera le public de l’époque sur sa faim… Cependant, pour les nostalgiques, c’est aussi un régal. Les pièges crétins tendus par Lemmon qui se retournent contre lui, la bonne humeur du duo formé par Curtis et Natalie Wood, la parodie du PRISONNIER DE ZENDA (avec un deuxième personnage joué par Lemmon, encore plus hystérique !), le look «Jules Verne» des véhicules et quelques morceaux d’anthologie typiques du réalisateur emportent l’adhésion. Notamment la séquence où nos concurrents, bloqués par le blizzard, se retrouvent coincés sur un iceberg dérivant, avec un ours polaire en passager clandestin… et la plus grande bataille de tartes et gâteaux à la crème jamais filmée. Tout le monde est barbouillé, seul l’immaculé Leslie traverse la scène sans être touché, jusqu’au «tir ami» accidentel… qui ne jure pas sur son costume : blanc sur blanc dans un déluge de couleurs !  

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Suivant son second divorce, l’incorrigible Tony épouse en 1968 sa troisième femme, Leslie Allen. Ils auront un fils, Nicholas. Au cinéma, sa carrière commence à stagner. Cependant, après un nouveau caméo dans ROSEMARY’S BABY de Roman Polanski, où il prête sa voix à Donald Baumgart (l’acteur devenu aveugle qui répond au téléphone à Mia Farrow), Tony Curtis va frapper fort avec son film suivant. Cassant net son image de joyeux luron, il incarne Albert DeSalvo, alias L’ETRANGLEUR DE BOSTON ! Méconnaissable dans le rôle de ce triste individu, tueur en série de femmes, Curtis livre peut-être sa meilleure interprétation au cinéma. Un assassin d’autant plus effrayant qu’il a réellement existé, arrêté et enfermé quatre ans avant la sortie du film de Richard Fleischer…  

Également interprété par Henry Fonda, le film est un thriller policier réaliste, un récit solidement documenté et dénué de toute vision romantique – que ce soit sur le travail des enquêteurs, souvent montrés en pleine impasse, ou dans la description des meurtres, proprement glaçante. Le réalisateur des VIKINGS privilégie une approche «froide», parfaitement appropriée au sujet, et ne dévoile son tueur qu’au bout d’une demi-heure, via une entrée en matière magistrale. Assis dans l’ombre de son minable appartement, DeSalvo regarde sans émotion les funérailles présidentielles, tandis que, dans la lumière de leur triste cuisine, sa femme se démène avec leurs deux enfants… 

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La façade «apathique» du personnage provoque le malaise. Cet homme apparemment sans histoires semble «fracturé» de l’intérieur… l’absence d’émotions dans la gestuelle, le regard et la voix sont évidents. Sur la corde raide, Curtis livre une prestation de premier ordre, d’autant plus perturbante que son personnage ne se rend pas compte de sa propre folie meurtrière. Il faudra des confrontations tendues avec l’officier John Bottomly (Fonda) pour que DeSalvo réalise enfin la portée de ses actes… aux dépens de son psychisme déjà sérieusement ravagé. La réussite du jeu de Curtis vient aussi du fait qu’il ne fait jamais du criminel une figure odieuse (malgré ses actes horribles), un «méchant» simpliste qui agirait par simple plaisir de faire souffrir ses victimes. Il nous fait ressentir la détresse, le pathétique, cachés derrière la monstruosité du meurtrier. L’ETRANGLEUR DE BOSTON vaudra à Tony Curtis une seconde nomination, amplement méritée, au Golden Globe du Meilleur Acteur.  

Hélas, l’acteur, approchant de la cinquantaine, usé par les excès (l’addiction à l’alcool et la cocaïne), n’aura plus guère l’occasion de briller au grand écran. Avec la fin de l’ancien système des studios, sa carrière décline irrémédiablement. Curtis se tournera vers la télévision, le théâtre, et acceptera souvent au cinéma des panouilles qui ne méritent pas vraiment d‘être évoquées ici…

En 1971, il s’illustre aux côtés de Roger Moore dans la célèbre série télévisée britannique THE PERSUADERS ! (Amicalement Vôtre), narrant les enquêtes humoristiques du millionnaire américain Danny Wilde et du très britannique aristocrate Lord Brett Sinclair… Contrairement à ce que l‘on croit de nos jours, la série n’a alors qu’un bref succès d’estime, s’arrêtant dès 1972, alors que Moore part reprendre le rôle de James Bond au cinéma. Curtis s’amuse bien, et divertit le spectateur… pas autant toutefois que les doubleurs français (Michel Roux et Claude Bertrand), qui truffent la version française d’improvisations absentes de la version originale, et garantissent à eux seuls le vrai succès du feuilleton en France ! Cela dit sans faire injure au duo Curtis-Moore, et à John Barry, le compositeur auteur du thème du générique demeuré dans les mémoires…  

Après une autre brève série télévisée, McCOY, Curtis rejoint un générique prestigieux en 1976, pour LE DERNIER NABAB, l’adaptation du roman de F. Scott Fitzgerald ; fiction inspirée de la vie du producteur Irving Thalberg, qui sera le dernier film d’Elia Kazan, avec Robert De Niro, Robert Mitchum, Jeanne Moreau, Jack Nicholson, Donald Pleasence, Ray Milland et Dana Andrews. Curtis y tient le rôle de Rodriguez, acteur vedette du Hollywood des années 1930. De 1978 à 1981, Curtis revient à la télévision pour un rôle récurrent dans un classique des séries policières, VEGA$, une création de Michael Mann, où il interprètera le personnage de Philip «Slick» Roth, patron de l’hôtel-casino Desert Inn qui a fréquemment recours à l’aide du détective privé Dan Tanna (Robert Urich).  

Durant les années 1980, Tony Curtis, «semi-retraité» du Cinéma, continue de travailler. Il suit une cure de désintoxication réussie en 1984, et entre les films, la télévision, le théâtre, les commémorations et de nouveaux mariages, se consacre à sa grande passion, la peinture. Il se mariera trois fois de plus, avec Andria Savio, de 1983 à 1992, Lisa Deutsch en 1993, et après son ultime divorce, épousera en 1998 Jill Vandenberg, qui sera sa veuve. Son fils Nicholas meurt, victime d’une overdose, le 2 avril 1994.

On le voit notamment au théâtre en 1980 dans YOU OUGHTA BE IN PICTURES, une pièce de Neil Simon mise en scène par Herbert Ross, et en 2002 dans le rôle d’Osgood Fielding dans HI SUGAR HI, une adaptation musicale de CERTAINS L’AIMENT CHAUD. Le téléfilm de 1980 THE SCARLETT O’HARA WAR de John Erman lui permet de briller dans le rôle du producteur David O. Selznick, durant le casting épique d‘AUTANT EN EMPORTE LE VENT ! Le même Selznick dont la nièce avait jadis fait venir le jeune Curtis à Hollywood… Le rôle lui vaut une nomination à l’Emmy du Meilleur Acteur dans une Série Spéciale ou Limitée. Au cinéma, notons pour l’anecdote quelques rares apparitions de Curtis – en Sénateur dans le film de Nicolas Roeg de 1985 INSIGNIFICANCE (Une Nuit de Réflexion), racontant la rencontre imaginaire d’Albert Einstein et Marilyn Monroe ; interviewé en 1995, dans le documentaire THE CELLULOID CLOSET – évocation de la façon dont l’homosexualité était traitée à Hollywood, illustrée entre autres par la séquence de SPARTACUS ; une apparition fugitive en 1999 dans PLAY IT TO THE BONE (Les Adversaires) film de boxe de Ron Shelton, avec Woody Harrelson et Antonio Banderas ; et son dernier rôle au cinéma en 2008, DAVID & FATIMA, un drame d’Alain Zaloum avec Martin Landau, que je cite ici parce qu’il y reprend son vrai nom, jouant un certain Monsieur Schwartz ! Signalons enfin qu’un documentaire, HOLLYWOOD RENEGADE, consacré à la vie et la carrière du romancier, dramaturge et scénariste Budd Schulberg devrait être diffusé prochainement. Ce sera la dernière apparition de Tony Curtis à l’écran.  

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Pour finir cette évocation, signalons que dans les dernières années de sa vie, Tony Curtis s’est aussi distingué hors des plateaux de tournage. Il a été récompensé en France, en 1995, de l’Ordre des Arts et des Lettres, et a aussi reçu divers prix et distinctions spéciales pour sa carrière, notamment : un Empire Award en 1998, le Prix Honoraire «The General» au Festival International Catalan du Film de Sitges en 2000, et un David Spécial aux David di Donatello Awards (les Oscars italiens) en 2001. Tony Curtis a également eu sa plaque étoilée sur le Hollywood Walk of Fame, au numéro 6801 de Hollywood Boulevard.  

Plus important à ses yeux devait sans doute être la reconnaissance de ses origines. En 1990, Tony Curtis, avec sa fille Jamie Lee, co-finança la reconstruction de la Grande Synagogue de Budapest, la plus grande synagogue d’Europe, détruite pour de tristes et évidentes raisons durant la 2e Guerre Mondiale. Un geste fort qui marqua le retour des Curtis aux origines de leur famille. Tony Curtis fonda ensuite en 1998 la Emanuel Foundation for Hungarian Culture, nommée en hommage à son père, dont il fut le président honoraire – aidant ainsi à la restauration et préservation de synagogues et cimetières en Hongrie, pour la mémoire des 600 000 victimes hongroises de la Shoah. Également écrivain, il rédigea et publia en 2008 son autobiographie, AMERICAN PRINCE : A MEMOIR, et en 2009 ses mémoires consacrées au tournage de CERTAINS L’AIMENT CHAUD. Il avait lutté et vaincu ses addictions, et survécu à une opération de chirurgie cardiaque en 1994. Très affaibli ces dernières années par des maladies pulmonaires, Tony Curtis s’est éteint à son domicile de Henderson, dans le Nevada, en 29 septembre 2010.  

Clap de fin pour le petit gars venu du Bronx, le tombeur aux failles secrètes…

 

la fiche et la filmographie complètes de Tony Curtis sur ImdB :

http://www.imdb.com/name/nm0000348/

Adieu Little Big Man – Arthur Penn (1922-2010)

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Arthur PENN  

La nouvelle est tombée ce mercredi 29 septembre. Arthur Penn est décédé la veille, à Manhattan, juste après son 88e anniversaire. Comme tout cinéphile qui se respecte, j’ai une petite pensée émue pour l’homme qui signa quelques-uns des meilleurs films américains des années 1960 et 1970, comme BONNIE AND CLYDE et LITTLE BIG MAN, ses titres les plus célèbres…   

Me revient surtout en mémoire la chance d‘avoir vu pour de vrai le cinéaste, de passage à Paris. J’ai oublié la date exacte ; c’était vers la fin de 1998, ou au début de 1999… Il était venu aimablement répondre aux questions des spectateurs restés deux soirs d’affilée, après les projections de LA POURSUITE IMPITOYABLE et BONNIE AND CLYDE. Deux soirées inoubliables, le souvenir d’un vieil homme extrêmement affable, chaleureux, franc et nous régalant d’anecdotes savoureuses (il nous confirma que, dans la scène d’ouverture de BONNIE AND CLYDE, lorsque Bonnie s’habille en vitesse pour rejoindre le beau Clyde dans la rue, Faye Dunaway était bien nue sous sa jupe à boutons. Depuis, je ne regarde plus cette séquence de la même façon qu’auparavant !), tout en restant lucide et critique sur son travail, notamment les difficultés qu’il connut durant la production de LA POURSUITE IMPITOYABLE. Tout l’auditoire était conquis par la simplicité, le sens critique et la bonne humeur de l’invité de marque.  

 

En remerciement pour ces deux grandes soirées, je vais évoquer le parcours et les grandes heures d’Arthur Penn, le «Little Big Cinéaste» des exclus, des marginaux et des «misfits» de l’Amérique. Un grand monsieur, au tempérament profondément indépendant, qui aura bien des fois maille à partir avec le système hollywoodien. Certainement pas le «réalisateur hollywoodien» que les habituels fainéants de la presse française officielle ont qualifié à l’annonce de sa mort ! Comme il se doit, les informations factuelles présentées dans ce texte me proviennent des sources biographiques de Wikipédia et ImdB. N’hésitez pas à me signaler toute erreur, omission importante ou précision utile.  

 

Arthur Hiller Penn est un enfant de l’Immigration, ce mot qui fait tant frémir nos élites «éclairées», autant que de la Grande Dépression américaine. Il est né le 27 septembre 1922 à Philadelphie, deuxième fils d’une famille juive venue de la vieille Europe. Sonia, sa mère, était infirmière, et son père Harry horloger. Une enfance modeste, dans une époque difficile quand vient la grande crise financière de septembre 1929 ; de surcroît, le petit Arthur n’a que trois ans quand ses parents divorcent, et il reste avec son frère Irving à la garde de leur mère. Un drame qui, d’une façon inconsciente, réapparaîtra dans ses futurs films ; James Lipton, le brillant intervieweur de la mythique émission INSIDE THE ACTORS STUDIO, fera remarquer à Penn que tous ses protagonistes sont des enfants en quête d’un père souvent distant, mort trop tôt ou trompeur… Néanmoins, le jeune Arthur Penn vit une jeunesse agréable malgré les difficultés du quotidien. Signalons par ailleurs que dans la fratrie Penn, le talent artistique sera équitablement partagé. Irving, le grand frère, deviendra un très célèbre photographe de mode et portraitiste.  

Penn vit son service militaire en pleine Deuxième Guerre Mondiale. S’il aura la chance de ne pas combattre au front, il participera aux combats contre les Nazis, durant l’hiver 1944 dans les Ardennes. La guerre finie, Penn est toujours mobilisé et se retrouve au Théâtre des Armées. C’est en dirigeant ses camarades comédiens en uniforme qu’il fait sur le tas ses premières armes de metteur en scène. Une expérience réussie malgré l’amateurisme des moyens, et le jeune Penn, démobilisé, sait désormais quelle sera sa voie professionnelle.  

 

Au début des années 1950, fort d’un modeste bagage de metteur en scène de théâtre et d’études d’art dramatique, Arthur Penn monte à New York. À Broadway, c’est l’effervescence d’une nouvelle ère pleine de promesses. Penn va suivre l’enseignement intransigeant de Lee et Paula Strasberg, les fondateurs de l’école qui monte, l’Actors Studio. Parallèlement, la télévision américaine connaît son essor. Les grandes compagnies financent à qui mieux mieux des programmes de pièces de théâtre filmées en direct. La technique est encore balbutiante, mais la fine fleur du théâtre de Broadway s’y fait largement remarquer. Et les noms des auteurs sont prestigieux, la crème de la crème : Lillian Hellman, Gore Vidal, Paddy Chayefsky, William Gibson, etc. Tous peuvent faire apprécier leur travail dans la petite lucarne des foyers américains. D’abord simple machiniste, chargé de tenir les pancartes des répliques du comique Milton Berle, Arthur Penn travaille dur, et, en peu d’années, est promu réalisateur. Voilà comment il acquiert une double casquette méritée, vite reconnu comme un très bon metteur en scène sur les planches, doublé d’un cinéaste débutant qui apprend sur le tas, et préfère valoriser le jeu des comédiens plutôt que les exploits techniques superflus. Ce qui lui vaut aussi de solides amitiés parmi les acteurs, qui apprécieront souvent de travailler plusieurs fois avec lui.  

Ainsi, Arthur Penn dirigera entre 1953 et 1956 plusieurs pièces filmées, avec Kim Hunter, Tony Randall, Kim Stanley, Joseph Cotten, Jo Van Fleet, Sylvia Sidney, Walter Matthau, Eva Marie Saint, Martin Balsam, Murray Hamilton… et même en 1956, pour PLAYWRIGHTS’56, un certain Paul Newman ! Cette même année, pour PLAYHOUSE 90, il signe aussi 5 épisodes dont un titre qui lui sera familier, THE MIRACLE WORKER (Miracle en Alabama), la pièce de William Gibson, avec Teresa Wright, Burl Ives et John Drew Barrymore. Un classique, relatant l’enfance douloureuse de Helen Keller, une fillette qu’une scarlatine virulente va laisser sourde, aveugle et muette dès la petite enfance, et qui va sortir de ses ténèbres dans la douleur, grâce à la patience de son institutrice Annie Sullivan. Helen Keller qui deviendra ensuite une grande écrivaine, elle qui semblait promise à l’abandon définitif à l’asile… Penn est nommé à l’Emmy de la Meilleure Réalisation pour cet épisode. Cette même année encore, il dirige et filme INVITATION TO A GUNFIGHTER, première collaboration avec Anne Bancroft…  

 

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Du côté de Hollywood, on entend parler de ce jeune et brillant metteur en scène de Broadway qui travaille vite et bien. Penn se rend pour la première fois à Hollywood, direction les studios Warner Bros. C’est un western, mais un western qui ne ressemble en rien aux traditionnelles chevauchées héroïques : THE LEFT-HANDED GUN (Le Gaucher) est adapté d’une pièce de Gore Vidal. Paul Newman retrouve Penn, pour incarner une légende du Vieil Ouest, William Bonney dit Billy the Kid. Ni bandit romantique ni crapule sans foi ni loi, le jeune Billy est un paumé orphelin, tourmenté et victime en quête d’affection paternelle. Il croit la trouver auprès d’un éleveur de bétail, Tunstall, vite assassiné lâchement, et Billy entraîne ses copains dans une vengeance absurde et fatale… Sur le plateau, nanti d’un budget modeste (Newman n’est pas encore la méga-star qu’il va devenir), Arthur Penn découvre les dures réalités du tournage à la mode Hollywood : il doit déjà lutter professionnellement contre le studio Warner, qui lui impose un monteur maison, prêt à couper dans ses scènes sans sa permission… mais Penn ne se laisse pas faire et va garder le contrôle de son premier film.   

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THE LEFT-HANDED GUN est sans doute à l’écran l’évocation la plus juste du vrai Billy the Kid (seul Sam Peckinpah saura le surpasser avec son chef-d’œuvre PAT GARRETT & BILLY THE KID, avec James Coburn et Kris Kristofferson, 15 ans plus tard). S’y montre déjà toute la sympathie que Penn éprouve pour les «perdants» de l’Amérique, de jeunes hors-la-loi pourchassés par des autorités dépourvues de toute tendresse humaine. Succès modeste aux USA, le film fait un triomphe en Europe, particulièrement en France, où les jeunes Turcs de la Nouvelle Vague saluent le travail de Penn. Ce dernier devient ainsi le chef de file du nouveau cinéma américain qui se dessine à la fin de l’Âge d’Or des studios, la génération des Sidney Lumet, Sam Peckinpah, Norman Jewison, Stuart Rosenberg, etc. Essentiellement des transfuges du théâtre et de la télévision de la côte Est, tous porteurs de messages critiques ou contestataires envers la toute puissante Amérique de l’ère Eisenhower. En réponse à la paranoïa de la Guerre Froide et des persécutions du Maccarthysme, cette génération-là va s’épanouir dans la décennie suivante, celle qui verra toute une jeunesse se révolter contre l’ordre établi, jusqu’à la violence, et qui trouvera en BONNIE AND CLYDE et LITTLE BIG MAN ses héros idéaux…   

Mais nous n’en sommes pas encore là. Le jeune réalisateur retourne à New York, et pendant les quatre années qui suivent, continue à monter des pièces de théâtre de plus en plus renommées : il retrouve Anne Bancroft à Broadway en 1958 pour la pièce de William Gibson, TWO FOR THE SEESAW (Deux sur la Balançoire). Il est nommé au Tony Award du Meilleur Metteur en Scène… et le gagne l’année suivante pour une nouvelle adaptation de THE MIRACLE WORKER. Il signe ensuite la mise en scène de TOYS IN THE ATTIC, la pièce de Lillian Hellman, et AN EVENING WITH MIKE NICHOLS AND ELAINE MAY, et décroche en 1961 une troisième nomination aux Tony Awards pour ALL THE WAY HOME de Tad Mosel.  

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En 1962, Penn peut revenir au cinéma en position de force, grâce à ses succès de Broadway. Avec William Gibson et le producteur Fred Coe, il décide donc de réaliser l’adaptation cinématographique de THE MIRACLE WORKER avec son amie Anne Bancroft et la jeune Patty Duke. Un film à petit budget en noir et blanc, à l’opposé des superproductions de l’époque, et un chef-d’œuvre d’émotion brute. Penn obtient le meilleur de ses comédiens, à commencer bien sûr par ses deux actrices, qui obtiendront toutes deux l’Oscar de la Meilleure Actrice dans leur catégorie respective. À la mise en scène, Arthur Penn fait un sans faute – aucun plan n’est choisi au hasard, et les acteurs ne sont jamais «écrasés» ou relégués par la technique. L’histoire, elle, est touchante, drôle parfois, souvent amère, et même violente. On n’est pas prêt d’oublier les efforts que déploie Annie Sullivan (Bancroft), institutrice aveugle, pour obliger Helen (Duke) à sortir de sa condition de handicapée. Il faut dire qu’elle n’a pas la partie facile : la famille Keller laisse la gamine n’en faire qu’à sa tête – la mère trop protectrice cède à ses caprices, le père ferme les yeux mais envisage de la faire interner, le grand frère condescendant ne voit en elle qu’une débile mentale… et Helen, enfermée en elle-même, résiste violemment à toute tentative d’éducation. Trépignements, objets balancés à la tête, morsures, griffures, gifles… rien n’est épargné à Annie qui, d’ailleurs, doute de ses compétences d’éducatrice. Le clou de cet affrontement est une scène de repas qui tourne au combat épique. Neuf minutes pour apprendre à la petite sauvageonne à manger correctement… et ce n’est pas gagné !  

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L‘idée magistrale de la pièce de Gibson, comme du film de Penn, est de nous rappeler que l’éducation enfantine est une lutte de tous les instants ; pour faire d’un enfant turbulent un adulte responsable, autonome et épanoui, il faut lui apprendre certes l’autorité, le respect des limites, mais aussi et surtout parvenir à communiquer sainement. C’est souvent difficile, parfois même épuisant, mais le message d’Annie, aussi sévère qu’il puisse paraître, rappelle aussi aux parents démissionnaires qu’eux aussi ont une part de responsabilité dans le développement de leur fille : « - De la pitié pour ce petit tyran ? N’y a-t-il rien qu’elle veut qu’elle ne finisse par avoir ? Je vais vous dire ce qui m’apitoie… que le soleil ne se lèvera pas et ne couchera pas pour elle toute sa vie, et que chaque jour, vous lui dites que c’est le cas. Ce que vous et votre pitié faites finira par la détruire, Capitaine Keller. » Voilà un message – et un film – qu’il serait bon pour tous de réapprendre au plus vite, en plein règne actuel des Enfants Rois ! THE MIRACLE WORKER, c’est une magnifique leçon de vie, dans ce qu’elle peut avoir de plus douloureux mais aussi de plus émouvant. Les dernières minutes du film, où la petite Helen, au contact de l’eau, retrouve l’usage de la parole, sont absolument bouleversantes. Les leçons d’Annie ont fini par payer, la petite fille découvre en un seul mot, «eau», qu’elle peut s’extirper de son cauchemar. C’est simple, c’est juste, beau et cela vous fait monter les larmes aux yeux. En France, quelques années plus tard, François Truffaut essaiera sans doute de faire aussi bien avec son ENFANT SAUVAGE, sans égaler la force du film de Penn. THE MIRACLE WORKER est un grand succès public et critique, et Arthur Penn sera justement nommé à l’Oscar du Meilleur Réalisateur pour son remarquable travail. Il sera aussi nommé par la DGA pour la Meilleure Mise en Scène.  

La carrière de Penn continue de se partager entre le théâtre à Broadway et les tournages de films. Malheureusement, les choses vont moins bien se passer en 1964, quand il supervise la production et débute le tournage du TRAIN, avec Burt Lancaster, Jeanne Moreau et Michel Simon, sur l’histoire des Résistants empêchant le vol par les Nazis de tableaux de peintures «dégénérées» (Van Gogh, Gauguin, Renoir, Cézanne et autres) à quelques semaines de la Libération de Paris. Entre Penn et Lancaster, le courant ne passe pas… le réalisateur s’intéresse plus à l’Histoire de l’Art et au crime du vol des toiles de maîtres par des officiers criminels, ce qui est à son honneur, mais ne correspond pas du tout à l’idée que se fait Lancaster du film ; il est proprement renvoyé après un seul jour de tournage sur décision de la star, et remplacé au pied levé par John Frankenheimer. Entre Penn et le système hollywoodien, les hostilités sont déclenchées…    

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Il se consacre alors l’année suivante à un film à petit budget, MICKEY ONE, avec Warren Beatty en humoriste pourchassé par une foule en colère, sans savoir pourquoi il les a irrité… Penn situe son film dans le contexte de l’Histoire américaine la plus récente, livrant un commentaire sévère sur la paranoïa maccarthyste, la Guerre Froide et le début du conflit du Viêtnam, déclenché après l‘assassinat du Président Kennedy à Dallas. Penn est nommé au Lion d’Or du Festival de Venise pour ce film.  

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La guerre entre Penn et Hollywood monte à son paroxysme sur le film suivant, le très bon THE CHASE (La Poursuite Impitoyable) sorti en 1966. Il s’agit d’une adaptation de la pièce et du roman de Horton Foote, signée de Lillian Hellman. Pour ce film, Penn a des moyens considérables, délivrés par le redoutable producteur Sam Spiegel (producteur d’AFRICAN QUEEN de John Huston, SUR LES QUAIS d’Elia Kazan, LE PONT DE LA RIVIERE KWAÏ et LAWRENCE D’ARABIE de David Lean… autant de classiques et de chef-d’œuvres conçus dans la douleur par des cinéastes à poigne, n’appréciant pas du tout les tentatives répétées de Spiegel de prendre le contrôle de leur travail à tous les niveaux ! Penn a également un casting quatre étoiles, mené par un Marlon Brando qui n‘est plus en odeur de sainteté à Hollywood, et qui livre cependant une de ses meilleures interprétations.  

À ses côtés, nous trouvons Jane Fonda, le tout jeune Robert Redford, E.G. Marshall, Angie Dickinson, Miriam Hopkins, Janice Rule, James Fox et Robert Duvall. Dans une petite ville du Texas, véritable berceau de la beauferie, du racisme et de la lâcheté collective, l’alcool coule à flots un samedi soir alors qu’un enfant du pays (Redford) vient de s’évader. Tout le monde le croit à tort coupable d’un meurtre, et l’annonce de son retour imminent en ville va mettre le feu aux poudres. Le shérif local désabusé (Brando), à la solde du magnat local du pétrole, ne peut que constater les dégâts, et son intervention lui coûtera cher face à une horde de «bons Blancs» échauffés par l’alcool et les rancoeurs… « Frapper le Shérif, je crois que c’est contre la Loi ! » 

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Le sujet est fort, extrêmement féroce envers l’Amérique des puissants, et fait autant référence à la lutte pour les Droits Civiques pour les Noirs qu’à l’assassinat encore récent de Kennedy. C’est dire si Penn nous donne envie de détester une certaine mentalité texane avec ce film ! Pour le réalisateur, le tournage demeure un très mauvais souvenir : en conflit permanent avec Sam Spiegel (celui-ci réécrit le script de Hellman, engage le chef opérateur Joseph LaShelle en lieu et place de Robert Surtees, et l‘empêche de superviser le montage), Penn doit supporter la lenteur du travail du chef opérateur vétéran LaShelle, qui tenait pour son dernier film à en mettre «plein la vue», quitte à faire perdre un temps précieux à toute l‘équipe. Finalement, on peut supposer que Penn a dû trouver agréable, en comparaison, de tourner avec le « monstre » Marlon Brando ! L’interprétation d’ensemble est sans faille ; certains comédiens tirent particulièrement leur épingle du jeu, notamment Robert Redford convainquant en fugitif inconscient de la tragédie qu’il déclenche, Janice Rule en épouse frustrée et Robert Duvall parfait de veulerie pathétique. Très bon malgré ses lourdeurs de montage et de prises de vues que Penn fustigera lui-même, THE CHASE sera un échec public cinglant, provoquant la fin de la carrière de producteur de Spiegel.  

 

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Et arrivèrent BONNIE AND CLYDE !…  

Nous sommes en 1967, et, après être revenu au théâtre new-yorkais, Arthur Penn décide de porter à l’écran le scénario de Robert Benton et David Newman, sur le célèbre couple de jeunes gangsters, Bonnie Parker et Clyde Barrow, abattus par les Texas Rangers en 1934. Penn retrouve Warren Beatty, producteur et vedette du film, en tête d’un casting parfait, composé en grande partie d’inconnus : la jeune Faye Dunaway est Bonnie, Gene Hackman est Buck, le frère grande gueule de Clyde, Estelle Parsons est Blanche, sa belle-sœur geignarde ; parmi les seconds rôles, notons la présence courte mais hilarante de Gene Wilder, otage temporaire de nos anti-héros.  

Ils sont jeunes, beaux, libres et inconscients, ils s’aiment et ils braquent les banques de la Bible Belt. Bonnie Parker et Clyde Barrow ont le coup de foudre l’un pour l’autre dès leur première rencontre, chaque braquage est un véritable jeu sexuel entre eux. S’ils dégainent pistolets et mitraillettes Thompson, ils ne volent jamais les modestes épargnants, ne s’en prenant qu’à l’argent des banquiers spoliateurs de la Grande Dépression… autant dire un véritable sacrilège pour les puissants de cette époque.  Avec d’autres films tels que LE LAUREAT, EASY RIDER, MASH, etc., BONNIE AND CLYDE va devenir le film emblématique d’une génération contestataire. À l’écran, Penn envoie valser les conventions du Code Hays agonisant, pour le plus grand bonheur d’une jeune génération excédée par le conformisme de leurs aînés. Que ce soit dans le traitement du sexe (clairement exprimée dans les rapports des deux amants en cavale) et de la violence : Penn est l’un des premiers cinéastes «grand public» américains à clairement montrer ses effets, sans glorification quelconque. Là où jadis, les impacts de balles étaient soigneusement filmés hors champ, ou édulcorés, il nous montre de plein fouet les dégâts causés par un coup de feu tiré en plein visage après un hold-up manqué… Chose impensable dans un film grand public américain ne serait-ce que cinq ans auparavant !  

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Jusqu’à l’anthologique séquence finale de la mort de Bonnie et Clyde, fidèle à la réalité des faits. Les Rangers n’ont pas fait de quartier ce jour-là : les deux jeunes gens, trahis par le père d’un de leurs complices, finiront le corps troué de dizaines de balles… Un grand finale qui renvoie aux démons de l’Amérique des sixties – le meurtre de Kennedy, encore une fois (le crâne de Clyde éclate de la même façon que celui du président assassiné), et les images d’horreur de la Guerre du Viêtnam, montrant une génération de jeunes soldats sacrifiés sur l’autel du profit des puissants du pays, et réduits sous les caméras à l’état de tas de viande hurlante… Penn a parfaitement su capter le climat de colère de son époque, ainsi que ses espoirs de liberté absolue (avec quand même le recul désabusé de celui qui a déjà une bonne expérience de la vie) dans la description de la petite «famille» composée par nos tourtereaux flingueurs et leurs complices.  

Dans la décennie suivante, le film déclenchera aussi une flopée d’imitations pas toujours inspirées (se limitant souvent aux scènes de poursuite), mais aussi de futurs grands cinéastes qui auront su capter le message envoyé par Penn. Francis Ford Coppola rendra un hommage évident à BONNIE AND CLYDE avec la scène du meurtre de Sonny (James Caan), criblé de balles dans LE PARRAIN ; Michael Cimino, quelques années après son excellent THUNDERBOLT AND LIGHTFOOT (Le Canardeur) avec Clint Eastwood, déjà très inspiré par le ton du film de Penn, fera de même avec la mort de Nate (Christopher Walken), massacré de la même façon dans LA PORTE DU PARADIS. Terrence Malick citera Penn en remerciement au générique de son premier film, BADLANDS (La Ballade Sauvage) avec Martin Sheen et Sissy Spacek. Et le premier long-métrage de cinéma de Steven Spielberg, le méconnu SUGARLAND EXPRESS, montrera aussi un couple en cavale pris en chasse par les policiers (texans, forcément)… le couple sera même pris pour cible par des «rednecks» tout droit sortis de THE CHASE !  

Le film est un triomphe public et critique, et décroche de nombreuses récompenses et nominations. Penn est nommé pour la seconde fois à l’Oscar du Meilleur Réalisateur. Warren Beatty, Gene Hackman, Michael J. Pollard et Faye Dunaway sont tous cités aux Oscars, à juste titre. Les heureux gagnants seront cependant Estelle Parsons, qui trouve le ton juste pour rendre émouvante cette brave gourde de Blanche (la scène de son interrogatoire, alors qu’elle est aveugle), et le chef opérateur Burnett Guffey, pourtant renvoyé du tournage par Penn après une scène nocturne trop longue à mettre en place ! Ne voulant pas revivre le cauchemar de THE CHASE, Penn voulait une photo brute, naturaliste, sans effets esthétiques, et a pris lui-même les choses en main après l’éviction de Guffey.  

En 1969, Penn signe son film suivant, ALICE’S RESTAURANT, avec le chanteur folk Arlo Guthrie, lui-même fils d’une autre légende de la chanson folk, Woody Guthrie. Le film rend d’ailleurs hommage à ce dernier, prédécesseur de la génération de Bob Dylan, Joan Baez et autres. Entre les films qui le précèdent et le suivent immédiatement, ALICE’S RESTAURANT, chronique toute simple des pérégrinations d’Arlo Guthrie autour du restaurant de son amie Alice, ses démêlés avec des policiers obtus et ses rencontres dans des communautés libres, fait certes un peu pâle figure, mais le film garde son attrait par son aspect «voyage temporel» dans la culture folk et la contre-culture de la fin des années 60. Penn obtient pour ce film sa troisième et dernière nomination à l’Oscar du Meilleur Réalisateur.  

 

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Tandis que le Vieil Hollywood disparaît petit à petit avec ses héros de western au grand cœur, l’Amérique s’englue pendant des années dans une guerre atroce à l’autre bout du monde… Le soldat américain, figure héroïque de deux Guerres Mondiales, est désormais victime et bourreau aux yeux de l’opinion publique. Victime, car des milliers de jeunes gens sont ramenés à leur famille, traumatisés, mutilés, ou au fond d’un cercueil ; bourreau, car les images de bombardements au napalm, d’incendies, pillages, viols et meurtres commis au nom de la bannière étoilée (My Lai…) sont abondamment diffusées au pays. Les gouvernements Johnson et Nixon, malgré l’évidence de la débâcle, martèleront pourtant jusqu’au bout que l’Amérique continue de se battre au nom du Bien, de la Liberté, pour l‘emporter… Dans ce contexte houleux, Penn tourne un western, parfaitement conscient du désastre américain en cours.  

En décembre 1970, LITTLE BIG MAN sort et triomphe sur les écrans. Le «Grand Petit Homme» du titre, c’est Dustin Hoffman, alias Jack Crabb, un vieillard de 121 ans qui raconte l’histoire de sa vie aux temps héroïques (?) du Far West. Orphelin Blanc recueilli par le Chef Sioux Old Lodge Skin (le génial Chef Indien Dan George) et élevé comme un vrai Brave, Jack va se retrouver baladé de tous côtés, d’un foyer à l’autre : tour à tour pupille d’un austère Révérend et sa jeune épouse dévergondée (Faye Dunaway), assistant d’un docteur itinérant (Martin Balsam), vrai-faux desperado, conducteur de diligence, muletier pour l’Armée américaine, Jack ne saura jamais vraiment quelle est sa place dans cette Amérique en marche : un Blanc parmi les Sioux, ou un Sioux parmi les Blancs ? Le jeune homme nous montrera, avec humour mais aussi une infinie tristesse, que les légendes du Far West n’ont rien à voir avec la réalité. Wild Bill Hickock (Jeff Corey), le pistolero supposé invincible, finit bêtement assassiné, abattu dans le dos par un minable blanc-bec ; et le Général George Armstrong Custer (Richard Mulligan), ce «glorieux héros» est un fou dangereux, mégalomane, vaniteux, paranoïaque complet doublé d’un meurtrier sans remords… il dirige froidement le massacre des villages Sioux se trouvant sur sa route, faisant assassiner sans pitié les guerriers, et les femmes, les vieillards et les enfants… Jack Crabb saura forcer le Destin – et venger les siens - en le persuadant de se rendre, avec sa troupe, à Little Big Horn…  

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Arthur Penn signe un grand film picaresque, une épopée, mais dénuée de tout romantisme. La Guerre du Viêtnam a tué d’ailleurs net, à cette époque, toute notion de guerre menée pour la juste cause. Entre les Guerres Indiennes et le conflit qui fait rage en 1970, le parallèle est évident. D’où aussi cet humour constant, souvent grinçant, qui n’empêche cependant pas la tendresse des rapports filiaux entre Jack et son père d’adoption Sioux. Dustin Hoffman est parfait de bout en bout, que ce soit en Indien Blanc de 17 ans ou en vieillard centenaire (sous un maquillage ingénieux de Dick Smith, l’homme du PARRAIN et de L’EXORCISTE) ; le numéro de Balsam en charlatan et de Faye Dunaway en voluptueuse ex-femme de révérend devenue prostituée est savoureux, Richard Mulligan crée un Custer ubuesque, l’antithèse absolue du héros gentleman jadis incarné par Errol Flynn, mais c’est l’interprétation du Chef Dan George (qui n’avait jamais joué à l‘écran) qui sera récompensée, par deux nominations à l‘Oscar et au Golden Globe du Meilleur Second Rôle Masculin. LITTLE BIG MAN, grand succès à sa sortie, est sans doute le western le plus emblématique de cette période troublée, avec LE SOLDAT BLEU. Et, bien mieux que DANSE AVEC LES LOUPS, il aura su nous faire aimer les «Peaux-Rouges», jadis diabolisés, sans céder au cliché du Bon Sauvage.  

 

Penn signe en 1973 le segment THE HIGHTEST du film VISIONS OF EIGHT, sur les Jeux Olympiques de 1972, documentaire auquel participent des cinéastes internationaux – parmi lesquels Claude Lelouch, John Schlesinger et Milos Forman. Un film sportif, mais aussi une sorte de réponse évidemment politique aux très bons Aryens DIEUX DU STADE de Leni Riefenstahl, 36 années plus tôt, sous le règne d‘un immonde vilain petit moustachu… Le film remporte le Golden Globe du Meilleur Documentaire.  

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Cette même année, Penn revient au cinéma, retrouvant Gene Hackman pour le thriller policier NIGHT MOVES (La Fugue). Un polar solide, doublé d’une plongée en eaux troubles, celles de Hollywood où le privé Harry Moseby (Hackman) recherche la trace d’une jeune fugueuse, belle-fille d’une ex-actrice vénale et alcoolique. Si le film est maintenant quelque peu oublié, il confirme toutefois le talent de Penn pour découvrir des comédiens prometteurs – c’est ainsi qu’une toute jeune Melanie Griffith fait des débuts remarqués, de même que James Woods, très bon en mécanicien petite frappe. Le film, malgré le statut de star de Hackman, reste deux ans en attente avant de pouvoir sortir sur les écrans en 1975.  

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Après THE LEFT-HANDED GUN et LITTLE BIG MAN, Arthur Penn revient faire un sort au western, signant la mise en scène de MISSOURI BREAKS. Un western totalement désabusé, très grinçant, avec les deux plus grands cabots de l’époque : Marlon Brando en chasseur de primes allumé, à la poursuite de Jack Nicholson, cow-boy qui a eu l‘idée malheureuse de voler le bétail et la femme d‘un riche éleveur !… Fidèle à ses habitudes, Brando improvise sans arrêt, déguisé tour à tout en Indien ou en vieille dame, et surtout use la patience de Penn ; si Nicholson, de son côté, joue sobrement, il s‘amuse à «saboter» hors champ les répliques de Brando, écrites sur des panneaux ! Sans doute à cause de ces écarts de conduite – et sans doute aussi d’une certaine jalousie due aux précédents succès de Penn -, MISSOURI BREAKS est très mal reçu par la critique et le public, mais demeure digne d‘intérêt.  

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Dans les années suivantes, Arthur Penn va se retrouver de plus en plus en froid avec Hollywood, où la donne a changé avec l’arrivée des multinationales reprenant le contrôle des grands studios. 1980 est une année douloureuse pour lui, créativement parlant ; il manque de réaliser THE STUNT MAN (Le Diable en Boîte) avec Peter O’Toole, finalement repris par Richard Rush, et il abandonne la production du film fantastique ALTERED STATES (Au-delà du Réel), repris par Ken Russell avec William Hurt.  

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L’année suivante est, en quelque sorte, son «chant du cygne» cinématographique. Il signe FOUR FRIENDS (Georgia) avec Craig Wasson et Jodi Thelen. Souvent considéré comme son dernier grand film, c’est une chronique attachante, sans doute teintée d’éléments autobiographiques, l’histoire de quatre jeunes gens venus de la classe ouvrière d’une petite ville américaine, et qui traversent avec des destinées diverses les turbulentes années 1960. Penn s’intéresse surtout à l’histoire d’amour contrariée entre l’exubérante Gloria, qui rêve d’être la nouvelle Isadora Duncan et Danilo, l’aspirant écrivain fils d’immigrants yougoslaves. Un film touchant, mis en scène avec le talent coutumier de Penn, mais peut-être cette fois-ci desservi par son casting : les acteurs sont doués, mais ne transcendent pas vraiment leurs personnages.  

Quoiqu’il en soit, Penn constate que l’époque change, et que sa sensibilité artistique ne correspond pas vraiment aux goûts du public des années 80. Il ne se retrouve plus vraiment dans l’industrie cinématographique, comme il le dit lui-même en 1982 : «les films ont changé ; il y a ce merveilleux conteur, Spielberg, qui fait des films aimables au succès phénoménal, alors que je reste connu pour faire des films sur des gens qui se tirent dessus et se tailladent. J’adore son travail, mais je ne pourrais jamais faire des choses comme ça.» Lucide sur sa situation, Arthur Penn devine que la faute n’en incombe pas à Spielberg à proprement parler - dommage que personne n’ait recueilli son avis sur les films «sérieux» ultérieurs de son collègue… -, plutôt à la tendance générale de l’époque. Les «blockbusters» font recette auprès des jeunes spectateurs, pour le meilleur comme pour le pire… difficile, à vrai dire, de voir mettre sur le même pied d’égalité les films d’Arthur Penn et les RAMBO, TOP GUN et autres chantres de l’Amérique de Reagan, qui vont triompher bientôt dans les salles obscures. Penn signera dans cette décennie trois films vite oubliés, TARGET – un thriller avec Gene Hackman et Matt Dillon, en 1985 -, DEAD OF WINTER (Froid Comme la Mort), thriller horrifique de 1987 avec Mary Steenburgen et Roddy McDowall, et PENN AND TELLER GET KILLED, comédie de 1989 avec les illusionnistes humoristes Penn Jillette et Teller, qui sera son dernier film pour le cinéma.  

Arthur Penn continuera à travailler dans les années 1990-2000, revenant à la télévision et au théâtre. Il signe en 1993 le téléfilm LE PORTRAIT avec Gregory Peck et Lauren Bacall. C’est à la même époque qu’il devient Président de l’Actor’s Studio, il est interviewé par James Lipton pour INSIDE THE ACTORS STUDIO. Ah, si quelque part en France, quelqu’un de concerné pouvait avoir la bonne idée de diffuser en DVD cette émission de très grande qualité…

En 1995, Penn participe au documentaire télévisé LUMIERE ET COMPAGNIE, avec 39 autres collègues prestigieux (John Boorman, Costa-Gavras, Spike Lee, David Lynch, etc.). Comme eux, Penn signe un film de 52 secondes, tourné selon les techniques utilisées par les frères Lumière. En 1996, il réalise un dernier téléfilm, INSIDE, un drame sur l’Apartheid avec Eric Stoltz, Nigel Hawthorne et Louis Gossett Jr. Il obtient le Prix Akira Kurosawa du Festival International de San Francisco. Producteur exécutif sur 13 épisodes de la série policière LAW & ORDER en 2001, Arthur Penn est nommé à l’Emmy Award pour la Production de la Série télévisée LAW & ORDER, avec ses collègues. Cette même année, il signera sa dernière réalisation, l’épisode THE FIX de la série 100 CENTRE STREET avec Alan Arkin.  

Ses dernières années, Penn les partagera entre son activité de metteur en scène de théâtre, et les prix honoraires qu’il recevra pour sa carrière de cinéaste : Prix de l’Association des Critiques de Films de Los Angeles en 2002, Prix d’Excellence Joseph L. Mankiewicz au Director’s View Film Festival, un autre prix au Festival du Film et de la Vidéo de Savannah, pour l’ensemble de sa carrière en 2003, et l’Ours d’Or Honoraire au Festival de Berlin 2007.

 

Laissons le mot de la fin à Arthur Penn, lors de son entretien à l’Actors Studio. 

«- Si le Paradis existe, qu’aimeriez-vous que Dieu vous dise à votre arrivée ?

- «It’s a wrap* !»»

 

 

* «c’est dans la boîte !» ou «c’est bouclé !», formule rituelle de la fin du tournage d’un film.

Ci-dessous, le lien vers la page du site ImdB consacrée à Arthur Penn.

 

http://www.imdb.com/name/nm0671957/

Voyage au Centre du Labyrinthe – INCEPTION, Partie 2

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L’attrait d’INCEPTION doit aussi certainement beaucoup à l’impressionnante somme de connaissances culturelles que Nolan maîtrise à merveille, et intègre à son récit avec une apparente simplicité. Le sujet même du film se prête à un ahurissant mélange des genres qui n’a rien de prétentieux ou d’ostentatoire, nourrissant à chaque instant le propos du cinéaste comme l’esprit du spectateur. Cobb et sa fine équipe s’implantent dans l’esprit de Robert Fischer, et descendent de plus en plus profondément dans sa psyché, nous entraînant avec eux. Se relayant les uns les autres, ils deviennent des «canaux» humains dans le subconscient de leur cible. De ce fait, ils sont des médiums, au sens d’«hommes de média», maîtrisant des connaissances architecturales, esthétiques, cinématographiques et mythologiques complètes. L’emboîtement des quatre rêves permet à Nolan de reconnaître et de s’approprier ses propres influences (cinéma, peinture, littérature) et de les mener dans une nouvelle direction créatrice – en quelque sorte, le jeune cinéaste accomplit sous nos yeux sa propre «inception» !   Chaque «niveau» de rêve exploré est tout d’abord en soi une manière de rendre hommage aux artistes et aux films qui l’ont influencé. Ainsi ce que nous appellerons dans le film le «Niveau – 1» (le rêve supervisé par Yusuf) adopte l’esthétique urbaine froide et le rythme nerveux des thrillers à la Michael Mann ou Ridley Scott ; le «Niveau – 2» (le rêve supervisé par Arthur) nous entraîne en plein dans les territoires de Stanley Kubrick : un grand hôtel inquiétant à la SHINING, dans lequel les protagonistes «glissent» sur les murs comme les astronautes de 2001 : L’ODYSSEE DE L’ESPACE ! Au «Niveau-3», Nolan s’accorde un petit plaisir : refaire AU SERVICE SECRET DE SA MAJESTE, son James Bond préféré (le seul de la série qui se termine très mal pour l‘agent secret…), avec courses-poursuites à ski et assaut d’une forteresse en haute montagne (même la musique de Hans Zimmer s’inspire du thème instrumental que John Barry composa pour ce film).  

Contrairement donc à ce que des critiques paresseux ont pu écrire, INCEPTION ne s’inspire en aucune façon de MATRIX ! Il y a certes une ressemblance assez vague entre les deux films (l’idée de personnages s’aventurant dans des «rêves contrôlés» est finalement assez classique dans la science-fiction récente), mais on constatera vite qu’INCEPTION est l’antithèse absolue de MATRIX… D’une rigueur narrative et d’une esthétique toute européenne (qui n‘exclut pas le dynamisme de l‘action), le film de Nolan prend tout de suite ses distances avec la science-fiction des frères Wachowski : on n’y trouvera ni les plagiats à peine masqués des mangas, comics et de TERMINATOR, aucun abus de kung-fu virtuel et d‘effets spéciaux «dans ta face»… S’opposant aux excès très «californiens» du blockbuster des Wachowski, le film de Nolan propose aussi l’émotion et la réflexion derrière le grand spectacle. Un point clé du scénario d‘INCEPTION suffit d’ailleurs à faire taire les détracteurs «matrixiens» : rejeter le monde réel pour se laisser engloutir dans un monde artificiel, ou onirique, est une expérience des plus dangereuses.

Les Wachowski faisaient de leur monde virtuel un gigantesque défouloir pour adolescents attardés gavés de jeux vidéo et de comics, et montraient des héros soumis corps et âme à leur guide-gourou, jusqu’à adopter une posture «rebelle» potentiellement terroriste (les héros de MATRIX ouvrent le feu sur les «cyber-méchants», mais n’ont aussi aucun scrupule à faire des victimes collatérales, selon eux complices du système totalitaire qu‘ils combattent…) ; Nolan nous met en garde contre cette fascination, à travers l’histoire de Cobb et Mal. Cobb traîne un lourd secret : architecte pionnier de l’exploration du subconscient humain, fier de son savoir, il a entraîné sa jeune épouse dans ses découvertes… et, abusant de son pouvoir par vanité, l’a finalement convaincue que la réalité, notre monde, n’était qu’une illusion. Persuadée que seule la mort peut la ramener dans ce qu‘elle croit être la «vraie» réalité (croyance partagée par les innombrables victimes de sectes…), Mal se suicide sous les yeux de Cobb. Et voilà comment ce dernier, traumatisé, enferme et refoule en lui le souvenir de la chère disparue, qui vient perturber le bon cours de ses missions futures… Pour résumer, INCEPTION pose aussi une question de morale, sur la responsabilité humaine, à travers une histoire de science-fiction intrigante, là où les frères Wachowski, tout à leur enthousiasme pour la culture mangas-comics-Internet-jeux vidéo, ont livré une trilogie certes hautement spectaculaire, mais totalement inconsciente du message irresponsable qu’elle livrait au public.   Voilà donc pour la soi-disant «influence» de MATRIX relevée par les grincheux de service. Revenons aux véritables influences d’INCEPTION, qui sont bien plus vastes que cela. Elles ne se limitent pas à la citation des films et des genres évoqués plus haut.

 

Nolan est aussi un cinéaste «littéraire» dans le bon sens du terme. Il ouvre son film, on l’a dit, par une référence explicite au poème UN RÊVE A L’INTERIEUR D’UN RÊVE d’Edgar Allan Poe. D’autres influences sont clairement affirmées dans INCEPTION, à commencer par l’une des plus anciennes notions de l’art dramatique, énoncées il y a plus de 25 siècles par Aristote : la catharsis. Père fondateur de toute la dramaturgie des origines jusqu’à nos jours, Aristote avait exprimé par ce mot, catharsis, le «sommet dramatique», la résolution de tout conflit exprimé à son époque dans les pièces de théâtre auxquelles le spectateur pouvait s’identifier. La notion de catharsis est au centre d’INCEPTION, elle est même exprimée à plusieurs reprises, et analysée dans les préparatifs de mission par Cobb et compagnie. En «ciblant» Robert Fischer, un jeune homme perturbé par la mort de son tout-puissant paternel, ils cherchent à mettre à nu le conflit qui ronge ce dernier, et, pour les besoins de leur opération, expriment l’objectif qu’ils vont lui inspirer dans ses rêves emboîtés : «Je vais détruire l’œuvre de mon père pour suivre ma propre voie !». En d’autres termes, ils définissent sa catharsis à venir, l’obliger à dépasser le conflit qui le perturbe. C’est le principe même de toute bonne histoire depuis l’époque grecque, jusqu’à nos jours, et Nolan l’a parfaitement intégré à son scénario. Habilement, il établit un parallèle entre Fischer et Cobb. Tous deux ont un fort conflit «oedipien» à résoudre, lié à un père écrasant qu’ils cherchent à surpasser chacun à leur façon. Brillant architecte, comme son père Miles, Cobb a suivi une voie toute différente de ce dernier, celle de l’espionnage. Mais, en s’affranchissant de ce dernier, Cobb a aussi causé son propre malheur. La catharsis recherchée au final est donc double : la résolution du conflit filial entre les Fischer, et celle du deuil impossible pour Cobb hanté par la culpabilité de la mort de sa femme. S’y joint une troisième, plus diffuse mais présente, celle de Saito, qu’un séjour prolongé dans les «limbes» de l’esprit a rendu amnésique…  

Des racines de la dramaturgie grecque à la mythologie grecque, il n’y a qu’un pas dans INCEPTION ; outre l’éternel conflit oedipien, le film de Nolan se nourrit aussi d’autres légendes célèbres et riches en symboles. On peut voir dans la relation «impossible» nouée entre Cobb et Mal une relecture du mythe classique d’Orphée descendu aux Enfers chercher sa défunte Eurydice, pour la perdre définitivement (on comprendra mieux la référence aux miroirs de Cocteau, qui livra deux films magnifiques sur le même sujet, durant les scènes parisiennes). Et, plus évident, la référence au Labyrinthe. Pas étonnant que Nolan ait donné au personnage d’Ellen Page le prénom de la fameuse princesse crétoise remettant un fil précieux au héros Thésée, avant son entrée dans le Labyrinthe du Minotaure. La rencontre de Cobb et Ariadne se fait d’ailleurs autour d’une scène savoureuse de recrutement, un test où la jeune femme dessine des labyrinthes carrés, trop classiques. Devant les refus de Cobb, elle change d’optique et dessine un labyrinthe circulaire, concentrique, à la façon d’un mandala bouddhiste. Ça marche, elle est engagée dans la mission ! Et c’est elle qui va d’ailleurs aider en secret Cobb à résoudre le conflit qui le ronge, jusqu’à lui lancer «ne te perds pas !» au moment fatidique…  

Voilà pour les principales références mythologiques utilisées par Nolan, mais le cinéaste ne s’arrête pas là. Dans les références littéraires implicites du film, nous trouvons aussi le grand Philip K. Dick, le romancier halluciné qui a su, dans la seconde moitié du 20e Siècle, remettre en cause l’existence matérielle de notre monde, et dépeint des univers inquiétants, dominés par des corporations internationales totalitaires, où les protagonistes ne peuvent plus différencier le rêve de la réalité, ce qui nous renvoie en plein dans INCEPTION. La séquence en haute montagne se conclut par une scène typique du romancier, la rencontre entre Robert Fischer et son père, véritable «Maître du Haut Château» que représente la forteresse imprenable. Et on peut autant douter du happy end apparent d’INCEPTION que de la fin de MINORITY REPORT, chef-d’œuvre de «Science-fiction Noire» dû à Steven Spielberg d’après une nouvelle de Dick. Les deux films se terminent, en nous laissant dans le Grand Doute dickien ! Le tour d’horizon littéraire d’INCEPTION se conclut aussi avec les références aux philosophes, chercheurs et explorateurs de l’esprit humain les plus divers. Nolan évoque tout aussi bien les travaux de Freud (la fameuse «forteresse vide» représentée dans le film par le q.g. en haute montagne) que de son rival Carl Gustav Jung (et sa fameuse notion d’inconscient collectif, auquel se rattache aussi bien la séquence «bondienne» – 007 ne fait-il pas partie désormais de notre inconscient collectif de cinéphages ? – que la découverte de «rêveurs collectifs», évoquant les fumeurs d’opium d‘antan, venus partager le même rêve…). On peut aussi trouver dans INCEPTION des références aux travaux de Stephen LaBerge, auteur de livres très sérieux sur les expériences de rêves lucides, les ouvrages oniriques de Carlos Castaneda, le livre du philosophe William James LES VARIETES DE L’EXPERIENCE RELIGIEUSE (annonçant au 19e Siècle les futures études sur la schizophrénie et les notions de «rêves partagés»), ainsi que les écrits bouddhistes sur la réalité de tout rêve.  

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Tout aussi vertigineuse est la façon dont Nolan et ses collaborateurs ont su créer un univers tangible, concret, en se basant sur des œuvres picturales. Avec l’aide de son fidèle chef opérateur Wally Pfister, de l’inventivité de l’équipe artistique et d’effets visuels stupéfiants, Nolan donne littéralement vie à des toiles de maîtres, où prédominent les effets d’architecture paradoxale déjà évoqués, et les grands maîtres surréalistes. On a déjà cité M.C. Escher (et son tableau RELATIVITY, ci-dessus), et l’Escalier Sans Fin de Penrose, auquel Nolan donne une application pratique astucieuse. Poursuivi par un homme dans une cage d’escalier en spirale, Arthur se sert du paradoxe à son avantage : il rattrape l’homme et le jette devant lui, dans le vide. En un seul plan ! Une prouesse ahurissante – tout comme la création d’un Paris «onirique réaliste»… La maestria de ces effets spéciaux ne prend jamais le pas sur l’histoire en elle-même, elle nourrit la dimension créative du film.  

 

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Il faut aussi évoquer l’importance de l‘«inspirateur» commun d‘Escher, Penrose et donc de Nolan, le peintre italien Piranèse, auteur de l’inquiétante série des PRISONS labyrinthiques à souhait. On retrouve des traces de celles-ci dans les séquences parisiennes et dans la perturbante traversée en apesanteur du grand hôtel.  

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Au dernier «Niveau» de l’aventure, celui que les protagonistes assimilent aux Limbes, Nolan et ses collaborateurs nous font redécouvrir l’univers familier et inquiétant des surréalistes : une maison sortie de L’EMPIRE DES LUMIERES de René Magritte, des rues désertes comme dans les tableaux de Giorgio De Chirico (auteur d’un très symbolique tableau intitulé ARIANE, ou L’EVEIL D’ARIANE…), sans oublier l’importance dramatique d’un train noir évoquant les tableaux de Paul Delvaux…  

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Fin du fin, l’exploration des différentes phases du rêve, liés à l’inconscient, dans INCEPTION, font aussi référence à un très ancien tableau de Sandro Botticelli, LA CARTE DE L’ENFER, inspirée par les écrits de Dante, tableau qui passionna Jung, qui y voyait une véritable représentation de la «carte de l’inconscient collectif» humain jusqu’à ses «limbes»; tableau dont la construction circulaire, labyrinthique, a peut-être bien inspiré à Nolan la «plongée» finale de Cobb dans son propre Enfer…

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Ce qui nous amène à passer en revue d’autres éléments du jeu de piste symbolique auquel se livre Nolan. En tout premier lieu, l’importance accordée aux «totems». Pour ne pas se perdre dans le monde des rêves, les «extracteurs» gardent toujours sur eux un objet référent, sorte de «bouée de sauvetage psychique». Pour Arthur, par exemple, c’est un dé. Pour Ariadne, c’est une pièce de jeu d’échecs (dont on sait que Stanley Kubrick, un des inspirateurs de Nolan, était grand amateur). Pour Cobb, c’est une toupie, un objet au mouvement paradoxal s’il en est : pour expliquer sa conception du rêve, Cobb dessine deux flèches circulaires allant dans les sens opposés (gauche-droite pour l’une, droite-gauche pour l’autre)… soit le sens giratoire d’une toupie tournant sur elle-même à l’infini. Quand celle-ci ne tourne plus, Cobb sait qu’il est dans un rêve. Hélas, il s’agissait de l’objet «totem» de sa défunte femme. Mal a préféré enfermer la toupie dans un coffre, symbole de son refus de revenir au monde réel. La toupie devient donc aussi un signe de mort. Toujours dans l’ordre du symbolique, on rappellera les apparitions de ce train monstrueux qui surgit subitement en pleine rue… le train est souvent assimilé, dans le langage symbolique, aux dragons et aux serpents, tapi comme eux dans notre cerveau reptilien, source de notre inconscient ; il est donc une figure voisine des monstres qui hantent nos cauchemars. Dans le film, le train (qui apparaît aussi en arrière-plan du tableau de Chirico cité plus haut…) est d’ailleurs une force inconsciente, incontrôlable et destructrice, liée à l’histoire de la mort de Mal.

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Les noms, dans INCEPTION, ont aussi une forte connotation symbolique. Avant les personnages, attardons-nous sur l’énigmatique compagnie Cobole, pour laquelle Cobb travaille avant d’être pourchassé dans le labyrinthe des rues de Mombasa. Cela vient sans aucun doute de COBOL, langage de programmation de gestion informatique encore très usité de nos jours, dans les grandes entreprises financières, et qui signifie «Common Business Oriented Langage». Voilà un nom qui plairait sûrement à Philip K. Dick… Cobole, dans le film, est donc l’expression de ce monde des affaires complètement déshumanisé, désincarné, profondément aliénant. Comme le demande Mal à Cobb, durant une scène importante du film, fuir à travers le monde les tueurs anonymes d’une multinationale dont on ne sait rien, n’est-ce pas aussi une forme de cauchemar ?

Plusieurs des personnages d’INCEPTION ont eux aussi un nom hautement symbolique, ou référentiel. Nous avons déjà vu celui d’Ariadne, intéressons-nous à quelques autres. Pour le jeune Arthur, j’y vois un autre hommage caché à Stanley Kubrick. Puisque le jeune assistant de Cobb évolue en parfaite apesanteur comme dans 2001, pourquoi ne pas y voir une allusion au grand Arthur C. Clarke, co-scénariste du film et prestigieux écrivain de science-fiction philosophique ? Cobb, lui, a le même nom que le cambrioleur du tout premier long-métrage de Nolan, FOLLOWING (LE SUIVEUR), déjà un voleur de secrets et un manipulateur. Cobb, en anglais, c’est aussi «le noyau» destiné à germer pour engendrer des fruits (ou des idées…) ; cela peut aussi être le diminutif de «Cobweb», «toile d’araignée», encore une figure labyrinthique circulaire. Une expression anglaise, «to fresh away the cobwebs», signifie «se changer les idées, s’aérer l’esprit». Écoutez bien le dialogue en VO de Cobb lors de sa première confrontation avec Mal, il l’emploie juste avant de s’enfuir par la fenêtre ! Signe que son personnage a déjà de sérieuses failles qu’il ne veut pas voir en face… La «cible», Robert Fischer, doit son nom au célèbre champion de jeu d’échecs, Bobby Fischer, un véritable malade paranoïaque. Encore une allusion aux échecs, qui nous renvoie dans les territoires de Kubrick. Le nom du chimiste, Yusuf, évoque quant à lui Joseph, le prophète et interprète des rêves de Pharaon dans l’Ancien Testament. Et le meilleur pour la fin, Mal – un mot français parfaitement compréhensible certes, mais qui fait référence au refrain d’une célèbre chanson d’Edith Piaf… «Ni le bien / qu’on m’a fait / ni le Mal / tout ça m‘est bien égal…». Un refrain qui sert d’ailleurs de signal de réveil aux protagonistes dans le film. Christopher Nolan jure n’avoir jamais fait le rapprochement entre la chanson de Piaf, Marion Cotillard et LA MÔME ! Si beaucoup parleraient de simple coïncidence, voilà un beau synchronisme «jungien» inconscient de la part de l’auteur de MEMENTO…  

 

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Les personnages nous amènent à parler des acteurs d‘INCEPTION. Une nouvelle fois, Nolan se montre inspiré dans son casting, judicieux mélange de vétérans, de stars confirmées et de jeunes pousses prometteuses. En tête d’affiche, Leonardo DiCaprio ne vole jamais la vedette à ses partenaires, et s’implique avec son intensité coutumière dans l’univers de Nolan. «Leo» excelle dans l’interprétation de personnages porteurs de secrets et profondément perturbés, comme pour BODY OF LIES / Mensonges d’État, SHUTTER ISLAND et CATCH ME IF YOU CAN / Arrête-moi Si Tu Peux. On notera d’ailleurs que, dans le film de Spielberg comme dans celui de Nolan, le personnage de Leo est un fugitif traqué, adepte des fausses identités, et qu’il s’amuse à jouer les James Bond (pour rire chez Spielberg, et plus sérieusement ici) ; Marion Cotillard est parfaite en héritière des femmes fatales de film noir (à la façon de Gene Tierney dans LAURA ou de Kim Novak dans VERTIGO, la comédienne française revient littéralement «d‘entre les morts» à l’écran) ; pour son second film avec Nolan (après une courte apparition dans BATMAN BEGINS), Ken Watanabe déborde toujours autant de charisme seigneurial. Chez les vétérans, outre donc Michael Caine, on retrouve avec plaisir Pete Postlethwaite (le père de Daniel Day-Lewis dans le magnifique AU NOM DU PERE, chef de fanfare inoubliable des VIRTUOSES et traqueur de Tyrannosaure dur à cuire du MONDE PERDU) et un Tom Berenger très éloigné de son rôle de sergent brutal dans PLATOON. Du côté des petits jeunes qui montent, outre la confirmation du talent de la très douée Ellen Page, il faut apprécier celui de Tom Hardy, mêlant le flegme pince-sans-rire, le cynisme décontracté, et se montrant totalement à son aise dans l’action (c‘est de bon augure avant de reprendre le rôle de Mad Max pour George Miller), ainsi que celui de Joseph Gordon-Levitt. Connu pour son rôle farfelu dans la sitcom TROISIEME PLANETE A PARTIR DU SOLEIL, le jeune comédien «assure», en retrait de DiCaprio, et mêle humour et gravité avec adresse. Par ailleurs, Gordon-Levitt lévite à merveille, dans l’anthologique séquence de l’hôtel, glissant et «dansant» sur les murs avec la même légèreté que Fred Astaire dans MARIAGE ROYAL, auquel son physique filiforme et sa gestuelle maîtrisée font tout de suite penser.   

 

Le travail sur la lumière et les cadrages est parfait. La réalisation de Nolan doit beaucoup à son complice des débuts, le chef opérateur Wally Pfister. Ce dernier livre carrément un travail n’ayant rien à envier aux meilleurs films expérimentaux, pour un résultat des plus marquants. Il alterne l’usage des pellicules 35 mm et 70 mm, utilise la classique VistaVision pour les effets spéciaux, et le format Imax pour une immersion visuelle totale. Résultat : une image au rendu «dur», sombre, et des prises de vues «impossibles» mais bien réelles. Véritable cauchemar logistique, les scènes d’apesanteur arrivent même à surpasser celles de 2001 : L’ODYSSEE DE L’ESPACE par la variété des prises de vues : des travellings latéraux, axiaux, plongées et contreplongées enchaînées… le tout accompagnant aussi bien une bagarre mémorable que les glissades de cinq protagonistes endormis et «imbriqués» ensemble, cascades délicates et réalisées en direct ! S’il faut en revanche adresser un reproche à INCEPTION parmi ce déluge de louanges, ce serait pour son montage… Le rythme est toujours soutenu, l’action et le découpage parfaitement lisibles, cependant la durée du film pose problème. Devenue désormais la norme des films à grand spectacle, la durée de 2 heures 30 est finalement assez «bâtarde». Quelques minutes d‘action «bondienne» auraient sans doute pu être enlevées sans gâcher notre plaisir. Sans doute Nolan a-t-il voulu en faire un peu trop en réalisant un de ses rêves de gosse… Un reproche mineur, comparé à la solidité du récit et de la compréhension du film, qui ne posent jamais problème quant à elles.  

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Cerise finale sur le gâteau, la musique de Hans Zimmer ajoute à l‘atmosphère familière et inquiétante du film… au fil des années, le compositeur s’est totalement bonifié, transcendé. Souvent critiqué à ses débuts pour son côté «artillerie lourde de synthétiseurs» dont il faisait l’usage à l’excès dans les productions Bruckheimer et autres blockbusters estivaux, Zimmer a su affiner son style et son sens musical (grâce notamment à sa fructueuse collaboration avec Ridley Scott). Pour son troisième film avec Nolan, le compositeur explore des voies inédites. Atmosphérique sans céder au remplissage facile, sa musique pour INCEPTION provoque fascination et malaise… Zimmer fait toujours preuve d’efficacité dans les passages d’action trépidante (la scène de poursuite à Mombasa). Plus intéressant, il crée un leitmotiv particulier, intitulé dans la BO «Dream Collapsing», thème induit par de lourdes notes obsédantes (qui ne sont autres que les premières mesures de la chanson d’Edith Piaf, amplifiées et ralenties !), auquel il mêle des constructions cycliques (proches descendantes des notes «en spirale» de la musique de VERTIGO composée par Bernard Herrmann pour Alfred Hitchcock). Surtout, adoptant la construction architecturale paradoxale souhaitée par Nolan, Zimmer se surpasse avec un morceau sublime, mélancolique et obsédant, «Old Souls» .

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Fin du voyage. Nos héros sortent indemnes de leur mission. Le spectateur sort de la salle, enthousiasmé mais perturbé par les souvenirs, les images, les sons du film. Happy end, le rêve est bel et bien fini ?

Souvenir du dernier plan d’INCEPTION. La toupie de Cobb tourne, tourne, tourne… elle vacille quelques instants. Les mots du poète se sont inscrits au plus profond de notre subconscient.

«Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve ?»  

 

La note :  

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La fiche technique :  

INCEPTION  

Réalisé par Christopher NOLAN   Scénario de Christopher NOLAN  

Avec : Leonardo DiCAPRIO (Dom Cobb), Ken WATANABE (Saito), Joseph GORDON-LEVITT (Arthur), Ellen PAGE (Ariadne), Marion COTILLARD (Mal), Tom HARDY (Eames), Cillian MURPHY (Robert Fischer), Tom BERENGER (Peter Browning), Michael CAINE (Miles), Pete POSTLETHWAITE (Maurice Fischer), Dileep RAO (Yusuf), Lukas HAAS (Nash)  

Produit par Christopher NOLAN, Emma THOMAS, Zakaria ALAOUI, John BERNARD, Jordan GOLDBERG, Kanjiro SAKURA et Yoshiyuki TAKI (Warner Bros. Pictures / Legendary Pictures / Syncopy)   Producteurs Exécutifs Chris BRIGHAM et Thomas TULL  

Musique Hans ZIMMER   Photo Wally PFISTER   Montage Lee SMITH   Casting John PAPSIDERA  

Décors Guy DYAS   Direction Artistique Brad RICKER, Luke FREEBORN et Dean WOLCOTT   Costumes Jeffrey KURLAND  

1ers Assistants Réalisateurs Nilo OTERO, Ahmed HATIMI et (NC) Gil KENNY   Cascades Tom STRUTHERS et Brent WOOLSEY  

Mixage Son Lora HIRSCHBERG et Gary RIZZO   Montage Son et Effets Spéciaux Sonores Richard KING  

Effets Spéciaux Visuels Paul J. FRANKLIN, Pete BEBB, Rob HODGSON et Andrew LOCKLEY (Double Negative / Plowman Craven & Associates)   Effets Spéciaux de Plateau Chris CORBOULD  

Distribution USA, GRANDE-BRETAGNE et INTERNATIONAL : Warner Bros. Pictures   Durée : 2 heures 28

Voyage au centre du Labyrinthe – INCEPTION, partie 1

inceptionlerveseffondre.jpg   INCEPTION, de Christopher NOLAN 

L’Histoire : 

Dom Cobb se réveille, naufragé sur une plage où il est arrêté par des gardes armés, et amené à un très vieil homme, Saito… 

Cobb est un «Extracteur» – le meilleur voleur de rêves dans le monde impitoyable de l‘espionnage industriel. Avec ses complices Arthur et Nash, il peut s’infiltrer dans le subconscient de sa victime après l’avoir piégé et endormi, grâce à un appareil qui relie celle-ci à ses voleurs et les maintient en état de rêve lucide. Manipulant ses cibles, qui ne se doutent pas qu’elles sont en train de rêver, dans leur propre esprit, Cobb peut ensuite soutirer toute information cruciale enfouie dans leur subconscient, et la remettre à ses employeurs. C’est ainsi que Cobb, Arthur et Nash ont été engagé par la Cobol Engineering pour pénétrer dans l’esprit de Saito, un richissime industriel japonais. Mais l’opération tourne mal : l’intervention de Mal, une jeune femme bien connue de Cobb, et les défenses mentales de Saito, alerté, obligent les extracteurs à abandonner l’opération. Cobb, Arthur et Nash doivent s’enfuir, et, faute de pouvoir rendre des comptes aux employeurs de Cobol, risquent d’être assassinés en représailles.  

Au Japon, Saito retrouve Cobb et Arthur, et leur révèle que l’opération était aussi une audition de recrutement, afin de juger de leur fiabilité… Si Nash est écarté, Cobb et Arthur sont engagés par l’homme d’affaires pour une nouvelle opération. Pour Cobb, ce sera la dernière mission, qui en cas de succès lui permettra de retourner aux Etats-Unis, dont il s’était enfui, et retrouver ses enfants restés au pays. Il s’agit de mener à la ruine l’empire financier d’un rival vieillissant de Saito, Maurice Fischer, en accomplissant l’inverse d’une extraction, une Inception : insérer dans le subconscient du fils mal-aimé de Fischer, Robert, l’idée maîtresse qui le poussera à détruire l’œuvre paternelle, lorsqu’il héritera de cette dernière. À travers le monde, Cobb recrute une équipe spéciale pour cette mission : une étudiante en architecture, Ariadne, à qui il enseigne les règles de son métier, devra créer les structures du rêve dans lequel aura lieu l’Inception ; Eames, un expert faussaire qui peut changer son apparence dans les rêves ; et Yusuf, un chimiste spécialisé dans les sédatifs les plus puissants. Saito se joindra à eux durant l’opération. L’opération est périlleuse à plus d’un titre, car Cobb cache à ses alliés un lourd secret qui risque de les perdre tous dans un inextricable dédale mental…  

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Ci-dessus : la bande-annonce d’INCEPTION.

 

La critique :  

Tiens ! ce baiser sur ton front !

et, à l’heure où je te quitte,

oui, bien haut, je te l’avoue :

tu n’as pas tort, toi qui juges

que mes jours ont été un rêve ;

et si l’espoir s’est enfui

en une nuit ou en un jour

dans une vision ou aucune,

n’en est-il pour cela pas moins passé ?

Tout ce que nous voyons ou paraissons,

n’est qu’un rêve dans un rêve.

Je reste en la rumeur

d’un rivage par le flot tourmenté

et tiens dans la main

des grains du sable d’or

bien peu ! encore comme ils glissent

à travers mes doigts à l’abîme

pendant que je pleure – pendant que je pleure !

O Dieu ! ne puis-je les serrer

d’une étreinte plus sûre ?

O Dieu ! ne puis-je en sauver

un de la vague impitoyable ?

Tout ce que nous voyons ou paraissons,

n’est-il qu’un rêve dans un rêve ?

(Edgar Allan Poe, UN RÊVE A L’INTERIEUR D’UN RÊVE – traduction de Stéphane Mallarmé)  

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Essayez d’imaginer… Un homme d’affaires est endormi dans un avion. Dans son rêve, six «intrus» l’ont pris en otage et sont pourchassés en voiture par des gardes. Cinq des kidnappeurs s’endorment, et l’un d’eux rêve… dans son rêve, les mêmes personnages sont menacés par d’autres gardes dans un hôtel où les lois de la gravité sont bousculées. Un des protagonistes fait lui-même un rêve, à la James Bond, où ils prennent d’assaut une forteresse en haute montagne. Et ce même rêve de servir de point de passage vers un autre monde, plein des souvenirs refoulés du meneur des «intrus»… Trois scènes d’action démesurées simultanées, dont les conséquences se répercutent sur la suivante ; quatre rêves, faits par quatre protagonistes différents, emboîtés les uns dans les autres : l’énoncé d’une partie du scénario d’INCEPTION vaudrait certainement à son auteur un aller simple pour l’asile, en notre si cartésienne contrée… Dieu merci, Christopher Nolan, le brillant cinéaste londonien créateur de MEMENTO, INSOMNIA, LE PRESTIGE et des BATMAN renouvelés, s’est tourné vers d’autres latitudes pour engendrer son petit dernier.

Comment définir INCEPTION ?… Un James Bond qui se laisserait emporter dans les vertiges paranoïaques de Philip K. Dick au meilleur de sa forme, ou une équipe Mission : Impossible égarée par les escaliers labyrinthiques de M.C. Escher au fin fonds du cortex du spectateur… Sous son apparence de thriller de science-fiction à grand spectacle, INCEPTION est surtout une grande œuvre artistique, cachée dans un voyage halluciné au centre de la mémoire. Un film qui ne vous lâche pas, qui garantit sa part de spectacle et vous travaille l’esprit… à vous en rendre fou !  

 

Lorsque Christopher Nolan a annoncé le tournage d’INCEPTION, il l’a présenté comme «un thriller de science-fiction situé dans l’architecture de l’esprit». Bigre… voilà une annonce pour le moins originale, le scénario de cette superproduction estimée à 160 millions de dollars, qui ne suit en rien le chemin habituel des sempiternelles adaptations de best-sellers, de comics ou de séries télévisées que les multiplexes nous offrent chaque saison. L’architecture y tient donc un rôle fondamental, voilà déjà une première piste à suivre. Le mot même remonte à la civilisation grecque, il signifie l’art de créer des villes, ou des édifices. Il n’exprime pas seulement la froide technique de construction, mais implique aussi la forme, la structure, l’esthétique et le sens symbolique de ce qui est créé – ville, édifice ou objet. Il correspond à la vision globale de son concepteur, un artiste à part entière qui accomplit ses idées les plus abstraites possibles.

Le propre travail scénaristique de Nolan, aussi rigoureux qu’intrigant, a toujours été influencé par ce goût de l’architecture ; plus particulièrement par sa fascination pour les architectes paradoxaux – tels que M.C. Escher, auteur de célèbres tableaux d’escaliers imbriqués les uns dans les autres, ou Penrose et son Escalier Sans Fin, d‘ailleurs cité ouvertement dans INCEPTION… Un petit rappel des précédents films de Christopher Nolan montre d’ailleurs bien que ses récits sont construits selon le même principe que ces architectures «impossibles». La narration à rebours de MEMENTO (induite par l’amnésie très particulière du protagoniste joué par Guy Pearce) ; LE PRESTIGE et ses récits imbriqués l’un dans l’autre (et qui débouchent sur un «escamotage-suicide-duplication» à l’infini du prestidigitateur joué par Hugh Jackman) ; les pertes de repères temporels et spatiaux du policier épuisé d’INSOMNIA (le grand Al Pacino), dues à une absence totale de sommeil, «trouant» son enquête et le rendent manipulable à souhait par le tueur (un Robin Williams méconnaissable de perversité glaçante)… Même les deux derniers BATMAN, sous leur apparence classique de récits de super-héros, font preuve de la même complexité narrative. Celle-ci étant portée à son paroxysme dans THE DARK KNIGHT, véritable partie d’échecs grandeur nature en pleine ville dominée par le Joker (inoubliable Heath Ledger), toujours en avance de plusieurs coups stratégiques sur ses adversaires… Par rapport aux précédents films de Nolan, INCEPTION franchit un nouveau palier. Le don du jeune réalisateur pour l’écriture paradoxale ne se limite plus à fournir la base narrative du film, elle devient le film elle-même.  

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Pour faire entrer le spectateur dans son univers, Christopher Nolan sait comment titiller l’imagination de ce dernier. Par une première séquence énigmatique, nous renvoyant au poème du grand Edgar Allan Poe, UN RÊVE A L’INTERIEUR D’UN RÊVE, cité plus haut : «… Je reste en la rumeur d’un rivage tourmenté et tiens dans la main des grains du sable d’or…», la situation que vit précisément Dom Cobb (Leonardo DiCaprio) avant d’être amené devant un énigmatique vieillard. Pas le temps d’en savoir plus à ce moment-là (quoique Nolan ait déjà glissé des indices importants pour la suite du récit – deux enfants tournant le dos à Cobb, un revolver et une toupie), et nous voilà plongé «in media res», «au beau milieu de l’action», comme les célèbres séquences pré-générique des James Bond et de tous les films d’action inspirés par ceux-ci. Cela voudrait-il dire qu’INCEPTION n’est qu’un simple film d’action ? Que non… dans ces premières minutes, le jeune cinéaste frappe très fort en nous révélant que les péripéties vécues par Cobb pour voler un précieux secret industriel sont en fait un «rêve contrôlé» par un technicien… lui-même en train de rêver sous le contrôle d‘un autre larron ! Un rêve à l’intérieur d’un rêve, le titre du poème est même répété par les protagonistes, nous voilà donc mis en condition pour la suite… Nolan vient de poser les bases d’un univers tout à fait crédible (en ne s’attardant volontairement pas sur les explications pseudo-scientifiques d’usage dans les films de science-fiction conventionnels), contemporain du nôtre (où l’espionnage industriel à échelle mondiale est monnaie courante), tout en respectant les codes du thriller (le danger rôde aussi bien dans le monde réel que dans les rêves des cibles de Cobb et ses complices).  

 

En maintenant ces éléments, le cinéaste s’amuse à revisiter et détourner un genre particulier de thriller archi-codifié, le «caper movie» (ou «film de cambriolage, de casse»). Ce type de film, qui trouve ses racines dans les classiques du Film Noir (ASPHALT JUNGLE / Quand la Ville Dort, de John Huston, DU RIFIFI CHEZ LES HOMMES, de Jules Dassin, THE KILLING / L’Ultime Razzia, de Stanley Kubrick), s’est ensuite décliné dans la comédie (TOPKAPI du même Dassin, THE ITALIAN JOB / L‘Or se Barre, avec Michael Caine, que nous retrouvons d‘ailleurs ici pour une courte apparition) et le film d’espionnage (MISSION : IMPOSSIBLE, la série télévisée culte comme les films) et ses avatars plus récents (le remake de THOMAS CROWN, les OCEAN’S ELEVEN…). Le «caper movie» typique utilise régulièrement la même recette : un Arsène Lupin moderne, maître du braquage, espion expert ou autre, veut s’emparer du contenu d’un trésor réputé imprenable quelconque (document top secret, lingots d’or, diamants d‘une valeur inestimable, etc.), au nez et à la barbe des sentinelles et des dispositifs de sécurité. Pour ce faire, il rassemble autour de lui une équipe de spécialistes très affirmés, souvent excentriques, et ils mettent au point un plan d‘action. Généralement, la fine équipe arrive à ses fins, malgré les obstacles et les imprévus d‘usage… Le principe est le même, en surface, dans INCEPTION (Cobb se spécialise dans le vol de secrets industriels), mais la donne est inversée après cette brillante entrée en matière. Il ne s’agit pas pour la fine équipe de cambrioler un trésor bien concret, mais d’implanter une idée abstraite dans l’esprit d’un homme ! C’est cela, l’«Inception» du titre, mot anglais difficilement traduisible signifiant «début, commencement, origine» d’une entreprise, ou d’une simple idée. Dans le cas présent, pousser le jeune Robert Fischer (Cillian Murphy, l’inquiétant Épouvantail-psychiatre des BATMAN de Nolan) à détruire l’héritage paternel de l’intérieur (de son esprit comme de son empire industriel), lui offrant ainsi une possibilité de créer sa propre entreprise… et, indirectement, d’avantager le rival en affaires Saito.  

Nolan respecte à la lettre la structure du «caper movie» classique – offre de mission, recrutement de l’équipe, création du plan, exécution du plan, péripéties et résolution finale – tout en la subvertissant. Le spectateur croit voir un film d’action et de suspense classique, mais se retrouve propulsé dans un univers mental déroutant et familier, obéissant à ses propres règles. Pour ne pas «larguer» ce dernier et rendre le film trop abstrus, le réalisateur et scénariste a une idée simple et intelligente – la première recrue de la nouvelle équipe de Cobb sera en quelque sorte le «relais» du spectateur, l’équivalent du Candide qui apprend les règles du jeu de l’Inception. C’est la jeune étudiante en architecture Ariadne (l’excellente Ellen Page, révélation en 2007 du film JUNO de Jason Reitman) qui découvre et se fait expliquer, avec et pour nous, les expériences, les possibilités et les dangers des «extractions-inceptions» par Cobb, son guide. Les lois de la physique peuvent être bouleversées à volonté, ce qui nous donne ces visions stupéfiantes d’un Paris se repliant à 180 degrés, des ponts qui émergent de nulle part, et de miroirs à la Cocteau dupliquant des reflets à l’infini. Le danger se manifeste cependant aussi dans ce «monde des rêves», via les «projections» : des hommes et des femmes apparemment normaux, mais qui deviennent de plus en plus agressifs envers l’intrus ; ce sont en fait les «gardes du corps» mentaux, de véritables anticorps de l’esprit, des rêveurs ciblés par Cobb et ses alliés. Ils déclenchent automatiquement le «kick», le réveil brutal de l’intrus expulsé sur le champ du rêve de sa cible ! L’autre danger, comme ne tarde pas à le constater la jeune femme, est la présence d’une véritable femme fatale, Mal (notre Marion Cotillard internationale, impressionnante dans un rôle délicat), dont on comprendra peu à peu qu’elle est un souvenir «parasite» directement liée au passé de Cobb. Nous allons y revenir.  

Autre idée forte du film : la description bien concrète des «mondes rêvés» permet à Christopher Nolan de mettre en scène des sensations que nous avons tous vécu dans nos propres rêves. En particulier, la perception du temps et de l’espace, données fondamentales de la physique. Ariadne remarque, lors de sa formation par Cobb, que la vraie nature de tout rêve est avant tout affaire de perception, plus que de vision ou d’illusion. La particularité première des rêves est qu’ils nous projettent «in media res» avant que nous ne réalisions que quelque chose cloche… comme par exemple, la discussion apparemment anodine entre Cobb et Ariadne, qui se conclut par la désintégration subite des tables du café où ils se tiennent. L’étudiante ressent ce que nous ressentons tous dans nos propres rêves, ce moment où on se dit «un instant, quelque chose ne va pas…». Nolan pousse son raisonnement, son questionnement sur la perception «physique» des rêves, jusqu’au bout de sa logique. Par exemple, lorsque nous dormons la fenêtre ouverte, nous ressentons l’air frais de la nuit. Cette sensation se «reproduit», déformée, dans notre rêve – nous nous retrouverons sous la neige, ou bien nous marcherons au milieu de la banquise polaire. Dans le film, on retrouve cette idée, traitée sur le mode humoristique : le chimiste Yusuf a trop bu avant de s’endormir avant l’Inception ; en conséquence, nos protagonistes se retrouvent sous une pluie battante, signe que Yusuf a très envie d’uriner ! Dans le même ordre d’idée, en plus spectaculaire, la chute d’une voiture entraîne la perte d’équilibre, l’impression de chute pour les passagers endormis, ce qui nous vaut ces incroyables séquences dans l’hôtel sens dessus dessous. Ou cet orage, au dernier «Niveau», déclenché par le choc électrique d’un défibrillateur. La perception du Temps est aussi toute différente dans les rêves, tout spectateur ayant pu connaître cette expérience dans sa vie : la durée de certains rêves semble s’étirer à n’en plus finir, et cependant ne durer «objectivement» que quelques secondes ou quelques minutes… cette idée, Nolan l’adapte brillamment à son récit : plus les personnages s’enfoncent dans le subconscient de leur «victime», plus le Temps s’allonge. Au point même que le cinéaste aborde un thème passionnant et dérangeant : arrivé aux «limbes», le point central du subconscient, l’esprit humain perd toute notion du temps, risque de se perdre et vieillit inexorablement, à la manière du corps physique. Cobb et Mal ont vécu cette expérience au point d’avoir eu des années devant eux pour créer une ville entière, et Saito, pris au piège, a vieilli au point de perdre la mémoire…  

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À charge en tout cas pour la bien nommée Ariadne de ne pas nous perdre dans le labyrinthe de l’histoire ; c’est elle qui, forte de ses connaissances en architecture, va être chargée de créer des structures stables pour l’opération de l’Inception. Elle va «écrire» en quelque sorte les rêves de Fischer, la cible qui devra ne rien soupçonner, pour que ses coéquipiers puissent accomplir leur mission. Il est d’ailleurs amusant de voir comment Nolan nous parle, à travers ses personnages, des différentes étapes de la création cinématographique, symbolisée ici par les «missions impossibles» de la bande à Cobb. Celui-ci est engagé par un riche homme d’affaires, Saito, véritable producteur qui exige un droit de regard sur l’œuvre en cours (à savoir qu’il veut participer directement à l’action). Cobb doit créer, pour piéger ses «cibles», des rêves crédibles à partir d’indices, d’idées de scènes, tel un metteur en scène de cinéma. Cela définit sa propre conception des rêves, dont on devine qu’elle est sûrement celle de Nolan lui-même (Leonardo DiCaprio devenant ici l’alter ego du cinéaste) : rêver, c‘est «créer et percevoir les choses dans le même temps», cela colle aussi à la vision du Cinéma que peut avoir tout spectateur découvrant un film – si le film «marche», il se l’approprie et l’intègre dans sa psyché, à la façon d’un rêve éveillé…   

Dans INCEPTION, Fischer serait alors le spectateur, dupé mais participant à l’action du film. Ariadne, chargée de structurer les rêves, serait la scénariste chargée de définir les enjeux et les évènements dramatiques du récit, et la directrice artistique chargée de rendre ce dernier concret et crédible ; Arthur serait l’assistant perpétuellement pressé, veillant à rappeler à tout le monde le respect des délais (du tournage comme de l’Inception…) ; Eames le «forgeur» flamboyant, capable de changer d’identité dans les rêves (comme Martin Landau dans la série MISSION : IMPOSSIBLE !), serait naturellement l’acteur vedette ; et Yusuf, le chimiste chargé d’«étalonner» les doses d’anesthésiants et d’hallucinogènes nécessaires, serait donc l’équivalent du chef opérateur veillant au bon développement du film terminé. Mal, quant à elle, représenterait tout ce qui est incontrôlable et accidentel – de la star capricieuse à la météo défavorable ! – durant le déroulement de la production…   

(à suivre dans la seconde partie !)

Les Maquisards de Sherwood – ROBIN DES BOIS

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ROBIN DES BOIS, de Ridley SCOTT  

l’Histoire :  

en 1199, le Royaume d‘Angleterre connaît de sombres heures. Le Roi Richard Cœur de Lion, parti dix ans plus tôt libérer Jérusalem pour la Troisième Croisade, a échoué dans sa tentative, et entreprend un périlleux voyage de retour à travers l‘Europe, et ses royaumes rivaux.  

Pour permettre le retour de Richard et de son armée en Angleterre, des impôts très lourds sont prélevés sur une population misérable. Pauvres et affamés, des enfants sans père se réfugient dans la forêt de Sherwood, voisine de la ville de Nottingham, et pillent les maigres réserves de nourriture amassées par Marian Loxley pour aider ses gens. Richard Cœur de Lion, accompagné de Lord Robert Loxley, l’époux de Marian, arrive à Châlus, en plein cœur de la France, et entame le siège du château fort local. Des combats épuisants opposent l‘armée de Richard aux français. Un archer vétéran, Robin Longstride, et ses compagnons de guerre se distinguent par leur bravoure au cœur des batailles.  

À la Cour d‘Angleterre, les complots politiques se multiplient, avec l‘annonce du retour imminent de Richard en son royaume. Ce qui inquiète surtout son frère cadet, le Prince Jean, ambitieux mais influençable, qui conspire pour s’emparer du trône, malgré l‘opposition des barons fidèles au roi, menés par William Marshal. Contre l’avis de sa mère Aliénor d’Aquitaine, Jean épouse Isabelle d‘Angoulême, jeune nièce du Roi de France Philippe II, dans le cadre d‘une alliance politique contre Richard. L’envoyé de Jean auprès du Roi de France, Godfrey, un noble sans scrupules, rencontre en secret ce dernier et prépare une embuscade en Bretagne, dans la forêt de Brocéliande, pour assassiner le Roi d‘Angleterre.   À Châlus, Robin est salué par Richard pour son courage, mais ose critiquer sa conduite durant la Croisade, et, en châtiment, se retrouve mis au pilori avec ses camarades. Menant la charge contre le château, Richard Cœur de Lion est tué par un carreau d‘arbalète. Robin profite de la confusion pour s‘enfuir avec ses amis – Little John, le jeune Jamie, Will Scarlet et Allan A‘Dayle – et rejoindre l‘Angleterre au plus vite. Ils traversent la forêt de Brocéliande, où Sir Robert Loxley, ramenant la couronne du défunt roi à Londres, est attaqué par Godfrey et les soldats français…  

 

La Critique : 

«Bienvenue à Sherwood, Milady !».  

Robin des Bois… souvenirs de ma toute première séance de cinéma ! J’étais tout petit quand ma mère m’emmena voir, avec ma grande sœur, le dessin animé des studios Disney, gentille relecture animalière des exploits de l’archer de Sherwood. Dans un cinéma délabré de ma bonne ville natale de Saint-Yrieix-la Perche (Haute-Vienne – goûtez nos excellentes madeleines), la projection fut interrompue plusieurs fois, la bobine du film se cassant dans le vieux projecteur. Des puces grouillaient dans la salle, paraît-il. Ce vieux cinéma agonisa encore quelques années, avant de fermer définitivement. Il s’appelait le Ludo… Appelez ça une coïncidence ou un signe de ma future grande passion. Si le souvenir du film s‘effaça vite dans ma mémoire, le nom et la légende de Robin des Bois allait rester quelque part dans mon petit monde imaginaire, parmi les grands noms de l’aventure de cape et d’épée, Zorro ou d’Artagnan. Qui sait ? Enfant, en me promenant près des petits bois de ma région, je me suis peut-être imaginé faire partie des Joyeux Compagnons, narguant l’usurpateur Prince Jean, et le brutal Shérif de Nottingham ?  

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Autre coïncidence, des années plus tard… on m’apprit que ma ville natale était traversée par le circuit touristique de la Route Richard Cœur de Lion ; le fameux Roi d’Angleterre, celui-là pour qui Robin des Bois s’était battu dans les légendes, n’était en fait jamais rentré des Croisades pour châtier son vilain petit frère Jean ; il trouva la mort devant le château de la ville voisine de Châlus, après onze jours d’agonie, la faute à un carreau d’arbalète français… Blessure de guerre mortelle, survenue durant une période de conflits incessants entre les Rois d’Angleterre maîtres de l’Aquitaine, et leurs rivaux les Rois de France, sur fond de Croisades.  

Voilà donc mes premières «connexions» avec l’univers de Robin des Bois, me faisant aller entre la réalité historique et la légende trépidante.

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Connexions alimentées bien sûr aussi par les innombrables versions du mythe créé autour du personnage, qui a traversé les siècles pour devenir partie intégrante de la culture populaire. Une imagerie largement alimentée par le Cinéma, via les classiques avec Douglas Fairbanks en 1922, et surtout Errol Flynn dans la version Technicolor de 1938, signée Michael Curtiz et William Keighley, classique délicieusement suranné et porte-étendard du genre «swashbuckler» alors à la mode à Hollywood. Un genre franchement parodié (par John Cleese dans BANDITS BANDITS, Mel Brooks, ou même Shrek…), souvent revisité entre versions plus ou moins fidèles, du nostalgique LA ROSE ET LA FLECHE de 1976 avec Sean Connery et Audrey Hepburn, superbes Robin et Marian vieillissants, à la plus connue version «rock’n roll» de 1991 due à Kevin Reynolds, avec un improbable Kevin Costner (et son accent western si reconnaissable !), l’indispensable Morgan Freeman, la charmante Mary Elizabeth Mastrantonio, Alan Rickman déchaîné en odieux Shérif, et Sean Connery, encore lui, en guest star royale.  

Voilà les longs préambules nous menant à ce ROBIN DES BOIS 2010 démythifié, revu par un cinéaste expert ès épopées impitoyables, Sir Ridley Scott, qui boucle une fructueuse dernière décennie, avec à son actif des GLADIATOR, LA CHUTE DU FAUCON NOIR, KINGDOM OF HEAVEN, AMERICAN GANGSTER. Scott qui retrouve pour la cinquième fois son parfait binôme, «Maximus» Russell Crowe, aux côtés de la grande Cate Blanchett. Le scénariste Brian Helgeland (MYSTIC RIVER, L.A. CONFIDENTIAL, MAN ON FIRE), également réalisateur d’un CHEVALIER plaisant et aussi très «rock‘n roll», s’est associé à Scott pour recréer le climat d’une époque médiévale qui tranche radicalement avec la légende dorée de Robin des Bois. Certes, en bons hommes de spectacle, les deux hommes nous livrent avant tout un récit d’aventures truffé de batailles spectaculaires, mais ils se sont surtout accordés pour démythifier une époque rude : l’Europe de la fin du 12ème Siècle, théâtre de luttes seigneuriales, de conflits sanglants et d’une misère sociale extrême, n’ayant donc rien à voir avec la joyeuse ambiance des films d’Errol Flynn dans ses magnifiques collants…  

À la vision de la dernière scène de KINGDOM OF HEAVEN, montrant la rencontre du chevalier Balian (Orlando Bloom) avec le Roi Richard en partance pour la Terre Sainte, on devinait déjà l’envie de Ridley Scott de traiter sous un angle réaliste les origines de Robin des Bois. Le cinéaste ne s’en cachait d’ailleurs pas dans ses commentaires sur son film ; il envisageait, dans les ébauches du scénario de KINGDOM, de conclure l’histoire en menant Balian en Angleterre et de lui faire endosser la future identité de Robin. Idée abandonnée, mais l’envie de s’emparer du mythe était déjà là. Son ROBIN DES BOIS se pose donc au final comme une suite «indirecte» de son épopée des Croisades – beau film au montage hélas tronqué lors de sa sortie en salles, et qui devient un pur chef-d’œuvre dans sa version intégrale sortie en DVD. Avec l’apport de Helgeland, Ridley Scott revient à un thème qui l’obsède depuis le début de sa carrière, la Chevalerie. Avec tout ce que ce mot implique d’imagerie héroïque, de duels, d’amour courtois et de code d’honneur respectés ou trahis entre de puissants antagonistes. Pratiquement toute sa filmographie est nourrie de ces thèmes : clairement annoncé par les titres évocateurs de DUELLISTES, BLADE RUNNER, GLADIATOR, définissant autant de guerriers obsessionnels affrontant en combat singulier de redoutables adversaires (incarnés par Harvey Keitel, Rutger Hauer ou Joaquin Phoenix), l’esprit de chevalerie est aussi omniprésent dans LEGEND (Tom Cruise «intronisé» chevalier blanc, à la rescousse d’une princesse en péril) et bien sûr dans ses épopées KINGDOM OF HEAVEN et 1492 : CHRISTOPHE COLOMB. De façon plus inattendue, le thème revient aussi, dissimulé dans ses films contemporains, que ce soit les films policiers (TRAQUEE, notamment, et sa romance entre un flic du Queens et une «princesse» de Central Park), ou une brève mention dans LA CHUTE DU FAUCON NOIR (le dessin d’un soldat avant la bataille, illustrant un Samouraï dans une forêt sortie des récits d‘Akira Kurosawa)… même le final d’ALIEN prenait des allures de combat héraldique entre une Saint-Georges des temps futurs, Ripley (Sigourney Weaver) et son Dragon, l’Alien… même le calamiteux G.I. JANE perpétuait aussi une forme de chevalerie «médiatique» désabusée, par le personnage de Demi Moore, championne désignée de la lutte politique d’une sénatrice ambitieuse…

ROBIN DES BOIS est en quelque sorte l’aboutissement des obsessions «chevaleresques» de Ridley Scott, qui enracine la mythologie dans la réalité la plus crue. Le choix du cinéaste et de son scénariste de situer un moment important de l’action dans la Forêt de Brocéliande n’est pas le fruit du hasard. Tout en jouant sur le souci de réalisme historique – Brocéliande existe réellement, non loin de Rennes en Bretagne, et est donc un endroit tout à fait plausible pour le voyage de notre héros -, Ridley Scott n’allait certainement pas passer à côté de la légende du Roi Arthur, inspirée par cette célèbre forêt. Le rappel est tout à fait évident lorsque Robin prête serment de loyauté sur l’épée d’un seigneur mourant. On se retrouve en pleine légende arthurienne, si magnifiquement évoquée en 1981 par EXCALIBUR, le film de John Boorman, dont Scott est d’ailleurs un grand admirateur. Le scénario de Brian Helgeland sait très bien tenir compte de cet esprit «arthurien», en évoquant avec finesse l’histoire d’amour naissante entre Robin et Marian. Une véritable histoire de «fin’amor» entre le guerrier désillusionné et la dame de haut rang. Un amour courtois qui ne signifie pas amour platonique, la romance est à l’image de l’époque, charnelle et naturaliste. Le scénariste s’amuse en créant des dialogues à double sens («A good night/ a good knight») autour de cette relation, contrebalancée par les mœurs paillardes des camarades de Robin, joyeux larrons appréciant les girondes villageoises de Nottingham ! On reconnaît là la touche de grivoiserie légère propre au scénariste-réalisateur de CHEVALIER, dans lequel Geoffrey Chaucer (génial Paul Bettany) jouait un rôle important. L’esprit de l’auteur anglais des CONTES DE CANTERBURY, prédécesseur historique de notre Rabelais national, est présent dans cette évocation sans fard des mœurs du Moyen Âge. Le personnage du bon gros Frère Tuck va d’ailleurs dans ce même sens. Le brave moine aux appétits bien terrestres (son nom, «Tuck» signifie «ripaille» en anglais) n’est apparu qu’assez tard dans les récits sur Robin des Bois, eux-mêmes inspirés par les écrits de Chaucer et Rabelais… le choix de Mark Addy, qui a d’ailleurs joué dans CHEVALIER, renforce ce traitement «à la Chaucer» de l’épopée.  

Suivant la même idée d’implanter la fiction dans la réalité historique, Ridley Scott et son scénariste reviennent aussi aux racines mêmes du personnage de Robin. Le texte déroulant qui ouvre le film pose la question de la nature même du héros. Quelques notes glanées chez le Grand Oracle Wikipédia sur les origines de l’histoire de Robin des Bois montraient que, d’un récit à un autre, ce dernier passait du statut de paysan révolté à celui de brigand assassin sans foi ni loi, de l’aristocrate révolté partisan de Richard Cœur de Lion à celui de justicier rendant aux pauvres ce qu’il prend aux riches… le tout au gré des thèmes et des courants littéraires alors en vogue selon le contexte. Le nom original du héros, qui est aussi celui du titre du film, porte autant à confusion en français qu‘il traduit sa nature profonde, en anglais. Robin Hood ne devrait pas se traduire par Robin des Bois (ce serait alors «Robin Wood»), mais plutôt «Robin à la Cagoule» (désignant un élément vestimentaire de l‘époque)… un double sens en découle : dès le 13ème Siècle, le nom générique «Robehood» désignait à la fois les brigands réfugiés dans les bois d‘Angleterre, et leurs actes de brigandage… Symboliquement, donc, «Robin Hood» représente l’homme qui, se dressant contre un pouvoir absolu corrupteur, se met volontairement hors la loi, en rejoignant la forêt, lieu par excellence de la vie primitive opposée à la civilisation… ce qui explique peut-être le contresens, finalement logique, de la traduction française !

ROBIN DES BOIS est à la fois le personnage central, et, à l’instar des DUELLISTES, BLADE RUNNER et GLADIATOR, l’incarnation de son propre symbole, lié aux ravages de la guerre. Ridley Scott aborde ici un thème particulièrement riche, d’autant plus qu’il demeure présent encore de nos jours dans l’imaginaire collectif contemporain. Robin des Bois, qu’il soit réel ou légendaire, a une forte valeur de symbole politique. Voyez aussi comment tant de grands personnages rebelles se sont approprié inconsciemment le mythe de Robin en prenant le maquis contre des autorités corrompues : Che Guevara, le Sous-Commandant Marcos, Phoolan Devi la «Reine des Bandits», etc. se sont souvent vus qualifiés de «Robin des Bois» contemporains. Faisant de son Robin une sorte de maquisard médiéval, héroïque mais aussi ambigu, Ridley Scott a su capter l’esprit même du mythe, incarnation de la révolte populaire face à un pouvoir arbitraire. Lutte représentée dans le film par les conflits et complots opposant à la Cour d’Angleterre les barons, menés par William Marshal (Guillaume le Maréchal, «le Plus Grand Chevalier d‘Angleterre», importante figure historique de la fin du 12ème Siècle, incarné ici par le toujours solide William Hurt), le faible Prince Jean et les agents à la solde du Roi de France. Helgeland et Scott respectent d’ailleurs la vérité historique en annonçant la future signature de la Grande Charte, important texte juridique qui établira en 1215 les bases du tout premier code civil anglais sur le droit aux libertés individuelles. Établissant l’habeas corpus contre l’emprisonnement arbitraire, la Grande Charte sera signée par un Prince Jean rechignant d’ailleurs à l’appliquer, ce qui entraînera d’ailleurs la Première Guerre des Barons en Angleterre, de 1215 à 1217.  

Les auteurs de ce nouveau ROBIN DES BOIS ont su bâtir leur récit en respectant le contexte historique : les errements de Richard Cœur de Lion aboutissant à sa mort à Châlus, la rivalité réelle entre Richard et Jean, alimentée par les intrigues de leur mère Aliénor d’Aquitaine, la montée au pouvoir en France de Philippe II (le futur Philippe Auguste, vainqueur de Bouvines. Vive la France qui gagne !)… l’arrière-plan historique et politique de l’époque est fidèlement recréé, comme sans doute il n’a jamais été conçu auparavant dans un film sur Robin des Bois.  

 

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Côté mise en scène, Ridley Scott met à profit son immense expérience de cinéaste à grand spectacle pour nous livrer, plus qu’un film d’aventures médiévales, un vrai film de guerre ! La bande des «Joyeux Compagnons» de Robin – Petit Jean, Will Scarlet… -, démythifiée par le scénario de Helgeland, devient sous les caméras de Ridley Scott un véritable commando de durs à cuire, une horde sauvage n‘ayant rien à envier à Sam Peckinpah et aux films de «durs à cuire» des années 60, comme LES SEPT MERCENAIRES, LES PROFESSIONNELS, etc. Et oui, ROBIN DES BOIS assume aussi ses airs de western !

Dans son récit, Scott cite par ailleurs des classiques inattendus : une scène de danse et séduction entre Robin et Marian, au son de la ballade celtique «Women of Ireland» familière à ceux qui ont vu BARRY LYNDON, et un grand finale furieux et barbare, où il est fortement question d’un débarquement militaire sur une plage… quand la scène s’attarde sur des fantassins entraînés au fond de la Manche par le poids de leurs armures, l’hommage au SOLDAT RYAN de Steven Spielberg est évident ! Autant qu’à la bataille finale d’ALEXANDRE NEVSKI d’Eisenstein, avec son lac gelé se brisant sous le poids des Chevaliers Teutons…

Aidé par le travail de son chef-opérateur de GLADIATOR, John Mathieson, Ridley Scott reconstitue une époque âpre, sauvage, avec le sens du détail visuel qu’on lui connaît. Les clichés romantiques du vieil Hollywood sont bien loin, la France et l’Angleterre moyenâgeuse sont ici décrites dans toute leur froide brutalité. Accompagnée par la percutante musique de Mark Streitenfeld (un des disciples les plus doués de Hans Zimmer), l’action est épique et violente, frontale et dérangeante, comme dans cette scène de mise à sac du village de Nottingham qui, restant dans l’optique «film de guerre» appliquée par le réalisateur, évoque les souvenirs des villages martyrs de la 2ème Guerre Mondiale.  

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Les acteurs sont irréprochables. Chez les seconds rôles, outre le truculent Mark Addy et ses abeilles, et William Hurt, saluons surtout les prestations du grand acteur suédois Max von Sydöw, dont la diction et la tenue shakespearienne font une fois de plus merveille, et de Mark Strong, comédien britannique que cette année 2010 couronne nouveau roi des méchants du grand écran, juste après son rôle dans SHERLOCK HOLMES !

Dans le rôle-titre, Russell Crowe impressionne la pellicule, comme à l’accoutumée ! Littéralement «dégraissé» après avoir affiché un solide embonpoint dans ses deux films précédents, BODY OF LIES / Mensonges d’État et STATE OF PLAY / Jeux de Pouvoir, il impose la même puissance physique qu’à l’époque de GLADIATOR, et campe ici un véritable vétéran de guerre. Un Robin désabusé, poussé par les circonstances à incarner un héros qu’il n’est pas, et donc particulièrement complexe sous ses airs de sauvage.

Sa compatriote Wallaby, Cate Blanchett, est une nouvelle fois magnifique. Elle devient une Marian endurcie par les drames, dure à la tache et n’hésitant pas à partir au combat, une vraie guerrière bien éloignée elle aussi du cliché de la demoiselle médiévale en détresse. Portée par ces deux immenses comédiens, la romance à l’écran de Robin et Marian sonne toujours juste, sans sentimentalisme excessif.

Pour l’anecdote, on notera que c’est la seconde fois que «Russ» combat les Français (après MASTER AND COMMANDER) et que Dame Cate défend l’Angleterre avec autant de détermination que face à l’Invincible Armada espagnole dans ELIZABETH L’ÂGE D’OR. Toujours royale, l’actrice australienne serait parfaite pour incarner Boudicca (ou Boadicée), la Reine Guerrière celte qui combattit les Romains – et devint le symbole de l’Angleterre résistante aux invasions…  

 

La flèche a fait mouche !

 

la note :

 

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Ludovico Hood (mais où es-tu donc, belle Marian ?)

 

La Fiche Technique :

 

ROBIN HOOD / ROBIN DES BOIS  

Réalisé par Ridley SCOTT   Scénario de Brian HELGELAND 

Avec : Russell CROWE (Robin Longstride), Cate BLANCHETT (Marian Loxley), Max Von SYDÖW (Sir Walter Loxley), William HURT (Sir William Marshal), Mark STRONG (Sir Godfrey), Oscar ISAAC (le Prince Jean), Danny HUSTON (le Roi Richard Cœur de Lion), Eileen ATKINS (Aliénor d’Aquitaine), Mark ADDY (le Frère Tuck), Matthew MACFADYEN (le Shérif de Nottingham), Kevin DURAND (Little John – Petit Jean), Scott GRIMES (Will Scarlet), Alan DOYLE (Allan A’Dayle), Douglas HODGE (Sir Robert Loxley), Léa SEYDOUX (Isabelle d’Angoulême), Jonathan ZACCAI (Philippe II, Roi de France) 

Produit par Russell CROWE, Brian GRAZER et Ridley SCOTT (Universal Pictures / Imagine Entertainment / Relativity Media / Scott Free Productions)   Producteurs Exécutifs Michael COSTIGAN, Ryan KAVANAUGH, Charles J.D. SCHLISSEL et James WHITAKER   Musique Mark STREITENFELD   Photo John MATHIESON   Montage Pietro SCALIA   Casting Jina JAYDécors Arthur MAX   Direction Artistique John KING, David ALLDAY, Ray CHAN, Karen WAKEFIELD, Alex CAMERON, Anthony CARON-DELION, Marc HOMES, Matthew ROBINSON, Mike STALLION, Tom STILL, Mark SWAIN et Remo TOZZI   Costumes Janty YATES  

1er Assistant Réalisateur Max KEENE   Réalisateur 2e Équipe Alexander WITT   Cascades Steve DENT 

Mixage Son Tony DAWE et John MOONEY   Effets Spéciaux Sonores Ann SCIBELLI 

Effets Spéciaux Visuels Edson WILLIAMS, Dick EDWARDS, Michael KENNEDY et Richard STAMMERS (Centroid Motion Capture / FB-FX / Hammerhead Productions / Lola Visual Effects / MPC / Plowman Craven & Associates) 

Générique de fin créé par SCARLET LETTERS 

Distribution USA : Universal Pictures / Distribution INTERNATIONAL : UIP   Durée : 2 heures 20

Born to be Wild… – Dennis Hopper (1936-2010)

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Dennis HOPPER (1936-2010)   

J’essaie de me souvenir de la toute première fois où j’ai vu Dennis Hopper jouer dans un film… ça doit remonter à une diffusion à la télévision d’APOCALYPSE NOW. Au terme du terrible voyage au cœur de la Guerre du Viêtnam, les rescapés du commando du Capitaine Willard (Martin Sheen) entrent dans le domaine du Colonel Kurtz (Marlon Brando)… au milieu des indigènes armés, au bord du fleuve, apparaît un drôle d’énergumène hirsute, photographe hippie gesticulant, surexcité de recevoir des compatriotes…  

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«je suis américain, tout va bien !» Bien sûr, bien sûr… des cadavres pendent aux arbres, des têtes coupées traînent partout, les autochtones sont manifestement prêts à massacrer les nouveaux venus, mais tout va très bien. Dennis Hopper vient de faire son entrée remarquée dans le chef-d’œuvre de Francis Ford Coppola, et dans ma mémoire de cinéphile débutant ! Au fil des années, je retrouverai Hopper au fil de films de qualité souvent variable, du chef-d’œuvre indiscutable au cinéma bis le plus paresseux, en passant par des perles de la télévision, des westerns et des films noirs cultes, où à chaque fois, ce voleur de scènes né fera un show inoubliable. Dennis Hopper fut un personnage unique à l‘écran comme dans la vie. En plus de 50 ans de carrière, il campa des rôles de petits voyous, d’hommes tourmentés, des desperados nerveux, parfois aussi des braves types, mais surtout une sacrée galerie de méchants, tordus, pourris et psychopathes en tout genre ! Et pour l‘anecdote, un des acteurs américains les plus souvent tués à l’écran… 

Une présence unique à l’écran donc, alimentée par une vie personnelle des plus «rock’n roll», car Dennis Hopper côtoya aussi quelques-uns des plus grands artistes américains de la seconde partie du 20e Siècle, rendit par son tempérament border line des cinéastes confirmés complètement chèvres, multiplia les conquêtes féminines, les mariages et les divorces, et réussit à survivre à une période noire d‘addiction aux drogues et à l‘alcool. Dépendance dont il saura pourtant se sortir à l’approche de la cinquantaine, et redevenir un artiste confirmé, apprécié pour ses multiples talents, sa disponibilité vis-à-vis de ses fans, faisant de lui l‘exact inverse des affreux qu‘il a incarné à l‘image. Prolifique à l’écran – il est cité dans plus de 200 œuvres, tous supports confondus -, Dennis Hopper était aussi un grand amoureux de l’Art sous toutes ses formes. Cinéaste renommé – EASY RIDER bien sûr, mais aussi les excellents COLORS et HOT SPOT -, photographe, écrivain, poète et sculpteur, il fut reconnu comme un très grand collectionneur d’œuvres d’art. Et comme l’incarnation d’une des figures emblématiques et désenchantées de la contre-culture des années 1960.

 

Vous pouvez voir quelques-uns de ses travaux de photographe en cliquant sur le lien suivant :

http://www.artnet.fr/artist/8500/dennis-hopper.html

… et consulter son impressionnante filmographie en cliquant ci-dessous :

http://www.imdb.com/name/nm0000454/

 

55 années de carrière de Dennis Hopper, c’est une véritable auberge espagnole remplie de succès, d’errances, d’échecs, de rencontres déterminantes et de retours inattendus… difficile donc de tout évoquer ou de résumer chaque film en détail, j’évoquerais ici surtout certains films qui m‘ont marqué, et quelques faits de sa vie tumultueuse.

Je puise comme à l’accoutumée mes informations chez les «Grands Oracles» de l’Internet, les sites Wikipédia et ImdB… Il m’est par conséquent difficile de vérifier l’exactitude des informations. L’ami Hopper ayant eu parfois tendance à inventer, ou du moins exagérer, ses souvenirs, surtout ceux concernant ses années de défonce, cela rend la biographie des plus délicates… Que les admirateurs de Dennis Hopper me pardonnent en cas d’erreur ou d’oubli, et veuillent bien me signaler les corrections nécessaires à apporter !

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Dennis Lee Hopper fut un «westerner», un vrai de vrai. Ce petit-fils de modestes fermiers du Kansas naquit le 17 mai 1936, à Dodge City ; une ville où le Marshal Wyatt Earp s‘illustra, colts au poing, pour faire régner la loi en pleine conquête de l‘Ouest. Par le biais du Cinéma, le petit gars du Kansas rencontrera d‘ailleurs le Marshal héroïque, incarné par Burt Lancaster dans le classique REGLEMENT DE COMPTES A OK CORRAL, sous les caméras de John Sturges…

Les parents de Dennis Hopper, Marjorie Mae et Jay Millard Hopper, emménagent à Kansas City après la 2ème Guerre Mondiale. En grandissant, Dennis participe aux classes d’art du Kansas City Art Institute – où il suit l’enseignement du peintre Thomas Hart Benton, son tout premier mentor qui va lui faire découvrir la peinture. À 13 ans, il emménage avec sa famille à San Diego, en Californie. Marjorie est alors instructrice en secourisme, et Jay directeur d’un bureau de poste. Des années plus tard, Hopper affirmera que son père travaillait en fait pour l’OSS – la future CIA !

Brillant élève à la Helix High School de La Mesa, il apprend les bases du travail d’acteur, et étudie à l’Old Globe Theatre de San Diego ; puis il part étudier à l’Actors Studio de New York, passant cinq ans à travailler sous l’égide du grand Lee Strasberg. Hopper deviendra aussi, vers la même époque, un grand ami du comédien Vincent Price. Connu pour ses rôles de méchants au cinéma, Price était aussi un homme immensément cultivé et intelligent, qui influencera grandement Dennis Hopper dans sa passion naissante pour l’art. À 19 ans, le jeune Hopper fait ses débuts d’acteur. Parfois crédité à tort par certaines sources comme figurant au générique de JOHNNY GUITARE (1954), le film de Nicholas Ray, Hopper fait ses premières armes à l’écran à la télévision américaine dans l’épisode A MEDAL FOR MISS WALKER de la série CAVALCADE OF AMERICA.  

Il enchaîne en 1955 les apparitions à la télévision dans des petits rôles : un jeune épileptique, Robert, dans l’épisode BOY-IN-THE-STORM de la série MEDIC avec Richard Boone, ainsi qu’un épisode de la série THE PUBLIC DEFENDER et un autre de la série LETTER TO LORETTA. Cette année-là, Dennis Hopper fait aussi ses débuts au cinéma dans un film mythique de Nicholas Ray, REBEL WITHOUT A CAUSE / La Fureur de Vivre. Têtes d’affiche, James Dean et Natalie Wood attirent tous les regards, quant à Dennis Hopper, il trouve là son tout premier rôle de «méchant» : il est Goon, petite frappe membre du gang de Buzz (Corey Allen) qui cherche des noises à Dean et Sal Mineo. Hopper n’a que deux ou trois répliques, mais participe à l’imagerie rebelle, forgée autour du film – la génération «Blouson Noir», rodéos de voitures et duels au couteau à cran d’arrêt ! Il devient aussi l’ami de Natalie Wood et James Dean, pour qui il avait une immense admiration. Vers la même époque, Dennis Hopper est aussi un bon ami de l’autre icône de la jeunesse en révolte des fifties, le King en personne, Elvis Presley.

Hopper apparaît aussi, non crédité au générique, dans un film noir, I DIED A THOUSAND TIMES / La Peur au Ventre, de Stuart Heisler, avec Jack Palance, Shelley Winters et Lee Marvin. Il retrouve son amie Natalie Wood dans deux épisodes de série télévisées, KING’S ROW et THE KAISER ALUMINUM HOUR. 

 

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Dennis Hopper, en 1956, retient l’attention de la critique dans le grand drame classique de George Stevens, GEANT avec Elizabeth Taylor, James Dean, Rock Hudson, Carroll Baker, Mercedes McCambridge, Sal Mineo et Rod Taylor. Il interprète Jordy, le fils de Leslie et Bick Benedict (Taylor et Hudson). Un fils promis à un avenir prospère de baron du bétail au Texas, mais qui fait déjà preuve d’un certain sens de la rébellion en devenant docteur, contre l‘avis de son père… et surtout en épousant une Indienne mexicaine. Inacceptable aux yeux de l’establishment texan, déjà décrit comme passablement raciste ! Très affecté par la nouvelle de l’accident mortel de James Dean, Dennis Hopper continue à travailler à Hollywood, mais son caractère pour le moins difficile lui vaut vite une réputation de jeune acteur ingérable.

En 1957, il joue toujours à la télévision, étant notamment Billy the Kid dans l’épisode BRANNIGAN’S BOOTS de la série western SUGARFOOT, avec Jack Elam et un petit garçon nommé Kurt Russell. Au cinéma, Hopper est de nouveau remarqué dans GUNFIGHT AT THE OK CORRAL / Règlements de Comptes à OK Corral, le grand western classique de Sturges, avec Burt Lancaster et Kirk Douglas. Il est Billy, le cadet des frères Clanton qui ont déclaré la guerre au clan Earp à Tombstone. Un jeune pistolero sensible et intelligent, que Wyatt Earp (Lancaster) épargnerait volontiers s’il n’était pas influencé par ses brutes de frères… C’est Doc Holliday (Douglas) qui doit l’abattre dans la fusillade finale. Hopper est aussi Napoléon Bonaparte (!) dans l’improbable THE STORY OF MANKIND d’Irwin Allen, avec Ronald Colman, Hedy Lamarr, les Marx Brothers, Vincent Price, Virginia Mayo, Peter Lorre, John Carradine… et donne sa voix à un Policier Militaire dans SAYONARA de Joshua Logan, avec Marlon Brando et James Garner, sans être crédité au générique.

Peu de temps après la mort de Dean, il joue dans un western de Henry Hathaway, FROM HELL TO TEXAS / La Fureur des Hommes. Le tournage se transforme en guerre ouverte, entre le réalisateur vétéran et le jeune comédien qui refuse de se plier à ses directives. Au bout de plusieurs jours de tournage et de 85 prises gâchées, Hathaway n’en peut plus et explose de colère contre Hopper : «Vous ne travaillerez plus jamais dans cette ville !». Sa réputation ainsi faite, Dennis Hopper sera exclu des plateaux de cinéma de Hollywood pour des années.

Il gagne sa vie en jouant dans quelques films vite oubliés, et apparaît surtout à la télévision américaine alors en pleine expansion. Entre 1958 et 1965, il enchaîne les prestations dans des épisodes de dizaines de séries, dont quelques-unes sont entrées dans la légende. On le voit par exemple en 1958 dans un épisode de STUDIO ONE réalisé par John Frankenheimer, THE LAST SUMMER. Il est aussi au générique de l’épisode THE LAST NIGHT IN AUGUST, dans la série PURSUIT écrite par Rod Serling. Dans la série de western ZANE GREY THEATER, il joue un épisode – THE SHARPSHOOTER – écrit par Sam Peckinpah. Citons rapidement, dans les années suivantes, les épisodes THE HOLD-OUT du GENERAL ELECTRIC THEATER, épisode présenté par Ronald Reagan (dont il sera un supporter politique dans les années 1980), avec Groucho Marx ; THE INDELIBLE SILENCE – pour la série judiciaire THE DEFENDERS / Les Accusés, avec E.G. Marshall (dans laquelle débutèrent aussi Gene Hackman, Dustin Hoffman, Robert Duvall, James Earl Jones, Martin Sheen, etc.)… En 1962, Dennis Hopper travaille pour la première fois avec le réalisateur Stuart Rosenberg pour des épisodes de THE DEFENDERS et ESPIONAGE. Rosenberg et Hopper se retrouvent pour un excellent épisode de THE TWILIGHT ZONE / La Quatrième Dimension, IL EST VIVANT. Présenté par l‘indispensable Rod Serling, Hopper y tient rôle de Peter Vollmer, un paumé adepte des théories nazies, conseillé dans ses discours par une ombre sinistrement familière !  

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Avec un mentor pareil, comment voulez-vous le voir jouer des gentils par la suite ?   

 

En 1959, Dennis Hopper emménage à New York pour étudier de nouveau sous l’égide de Lee Strasberg. En 1961, il épouse Brooke Hayward (fille de l‘actrice Margaret Sullavan), et devient photographe.

Le film fantastique NIGHT TIDE de Curtis Harrington, une obscure production à petit budget, lui vaut toutefois son premier rôle en tête d‘affiche cette même année. Le 26 juin 1962, Dennis et Brooke ont une petite fille, Marin Hopper. Il fréquente les milieux branchés de l’époque, et rencontre Andy Warhol. Au sein de sa bouillonnante Factory, Warhol improvise ses films «arty» dans lesquels apparaît l’acteur : THE THIRTEEN MOST BEAUTIFUL BOYS, TARZAN AND JANE REGAINED… SORT OF, et sa série des SCREEN TESTS en 1965 et 1966. Après sept années de bannissement, Dennis Hopper a droit à son come-back à Hollywood, avec l’aide d’un parrain de poids, le «Duke» John Wayne en personne. Ayant joué en 1959 avec son fils Patrick dans un western oublié, THE YOUNG LAND / Californie Terre Nouvelle, et étant aussi le gendre de Margaret Sullavan, une amie de Wayne, Hopper peut grâce à ce dernier jouer les petites brutes de western dans le très bon LES QUATRE FILS DE KATIE ELDER. …devant les caméras de Henry Hathaway, l’homme qui l’avait jadis chassé de Hollywood ! À l’écran, il est envoyé ad patres par le Duke lui-même.  

 

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Très occupé, Dennis Hopper multiplie les activités en 1966. Devenant un excellent photographe, il crée par exemple la pochette de couverture, toute imprégnée de l’esprit «Western», du single d’Ike & Tina Turner : RIVER DEEP – MOUNTAIN HIGH. L’une des grandes figures de la Contre-culture des années 1960s, Terry Southern, son futur coscénariste d’EASY RIDER, le signale comme l’un des artistes photographes à suivre dans le magazine BETTER HOMES AND GARDENS. À la même époque, il devient également peintre, poète et commence à collectionner les œuvres d’art – il acquiert notamment une des premières copies des Boîtes à Soupe Campbell’s d’Andy Warhol. Vers l’époque du tournage de QUEEN OF BLOOD, film bis de Curtis Harrington produit par Roger Corman, il rencontre l’un de ses plus fidèles copains, un jeune acteur qui comme lui aime les femmes, l’alcool et les substances planantes, un certain Jack Nicholson ! Ces deux-là se retrouvent pour le film THE TRIP de Roger Corman (1967), écrit par Nicholson, où Hopper joue avec Peter Fonda, Susan Strasberg et Bruce Dern. Pour se «préparer» professionnellement au sujet du film, tout ce petit monde se défonce allègrement au LSD… Par ailleurs, Dennis Hopper retrouve son réalisateur Stuart Rosenberg, qui lui confie un petit rôle, le détenu Babalugats, dans LUKE LA MAIN FROIDE avec Paul Newman.  

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En 1968, Hopper effectue une autre apparition très brève mais marquante, dans le premier western américain de Clint Eastwood revenu d’Italie, PENDEZ-LES HAUT ET COURT réalisé par Ted Post. Parmi un casting de «trognes» inoubliables – Pat Hingle, Charles McGraw, Ed Begley, Ben Johnson, Bruce Dern et L.Q. Jones – Hopper n’apparaît que quelques minutes dans le rôle du Prophète, un hors-la-loi pouilleux froidement descendu par Ben Johnson ! Trois minutes de folie furieuses emmenées par un Hopper qui, à l’image, semble déjà bien parti dans les paradis artificiels… Il fait par ailleurs une apparition non créditée dans HEAD de Bob Rafelson, en figurant chevelu dirigé par Jack Nicholson cinéaste dans une scène de restaurant.  

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1969 ! C’est bien sûr l’année où Hopper rassemble assez d’argent pour co-écrire, jouer et réaliser un petit film de motards entré dans la légende cinéphilique… aux côtés de Peter Fonda et Jack Nicholson, il est Billy dans EASY RIDER. Le film symbole de la Contre-culture par excellence, qui enthousiasme surtout les cinéphiles voyant là l’incarnation d’un Cinéma libre, cassant les codes de l’establishment hollywoodien. Scénario anti-classique au possible (voire même carrément inexistant, et néanmoins nommé à l’Oscar !), scènes improvisées par le trio Fonda-Hopper-Nicholson, le montage innovant, très inspiré par la Nouvelle Vague et le Free Cinema britannique… tout ceci, sans oublier l’imagerie des motards hippies fonçant à toute allure sur l’autoroute et la chanson BORN TO BE WILD de Steppenwolf, assure un triomphe public inespéré à Hopper. Chaque anecdote de tournage renforce également la légende créée autour du film : le remplacement de Rip Torn par Jack Nicholson (Hopper devra, des années plus tard, payer à Torn une amende salée pour diffamation. Ce dernier n’avait pas apprécié ce que Hopper avait prétendu – Torn l’aurait menacé d’un couteau avant le tournage !), les tensions entre Peter Fonda et Hopper (sur la question des bénéfices financiers du film), le mariage dissous de Hopper avec Brooke Hayward, son refus de quitter la table de montage… et un sérieux abus de substances illicites devant et derrière la caméra. Le film fait un malheur au Festival de Cannes, et pour beaucoup, représentera «l’idéalisme perdu des années 1960s» selon une formule consacrée.

(bon, personnellement, je trouve le film bien surfait par rapport à sa légende. Il a très mal vieilli, portant en lui pas mal de clichés stylistiques propre aux films avant-gardistes de l’époque… Heureusement, Nicholson, déjà bien «allumé» dans un savoureux monologue sur les OVNIS, sauve presque le film à lui tout seul !)

EASY RIDER obtient le Prix de la Meilleure Première Œuvre à Cannes, est nommé à la Palme d’Or et le Prix Spécial de la National Society of Film Critics. Parmi de nombreux prix dans les festivals de cinéma de l‘époque, Hopper obtient des nominations à l’Oscar du Meilleur Scénario Original, au WGA Award du le Meilleur Drame Écrit Directement pour l‘Écran, avec Terry Southern et Peter Fonda, et une nomination pour la Meilleure Réalisation d’un Premier Film, aux Directors Guild of America Award.

Cette même année, Dennis Hopper joue de nouveau un méchant de western face à John Wayne (qui le tue une seconde fois à l‘écran !), dans son classique et sympathique TRUE GRIT / Cent Dollars pour un Shérif, l’une des dernières réalisation de Henry Hathaway, avec également Robert Duvall et Strother Martin. Le succès d’EASY RIDER ne va cependant pas faire du bien à Hopper, de plus en plus dépendant, à l’orée d‘une sombre décennie. Il vit comme un paria dans l‘Ouest des Etats-Unis, et épouse Michelle Phillips (la chanteuse des The Mamas and the Papas) le 31 octobre 1970. Ils divorcent… huit jours plus tard ! «Les sept premiers étaient très bien !», dira-t-il ensuite…

En 1971, Hopper réalise son second long-métrage, THE LAST MOVIE. Un film existentialiste, non linéaire, irracontable, où le réalisateur-acteur accumule 40 heures de film au terme d‘un tournage… chaotique. Présenté au Festival de Venise, le film est un bide public et critique monumental. Hopper se réfugie à Taos, Nouveau-Mexique (là où il tourna EASY RIDER), pendant presque un an. Il sombre totalement, consommant quotidiennement cocaïne, bières, marijuana et cuba libres… c’est la décennie infernale pour Dennis Hopper. En 2001, il évoquera ces années de cauchemar : «… Avec tout ce que j’ai pris comme drogues, produits narcotiques et psychédéliques, j’étais vraiment devenu un alcoolique. Vraiment, j’avais pris l’habitude de prendre de la cocaïne pour pouvoir dessouler et boire encore plus. Mes cinq dernières années de boisson furent un cauchemar. Je buvais un demi gallon de rhum* (…), 28 bières, et trois grammes de cocaïne par jour, rien que pour pouvoir me remuer. Et je croyais que j’allais bien, seulement parce que je ne rampais pas ivre mort par terre.»

*soit environ 2 litres… 

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En 1972, Dennis Hopper épouse Daria Halprin en troisièmes noces. Loin de Hollywood et de New York, clochardisé, il survit en jouant dans des productions à petit budget et des films européens d’art et essai. Rares sont les spectateurs qui le voient dans des films comme KID BLUE (1973), un western comique avec Warren Oates et Ben Johnson, ou MAD DOG MORGAN (1976), western australien de Philippe Mora dont il a le rôle-titre. Vers 1974, Dennis et Daria, ont une fille, Ruthanna Hopper. Le couple divorce en 1976. On retrouve Hopper dans le rôle de Tom Ripley, L’AMI AMERICAIN, une adaptation pesante du roman de Patricia Highsmith signée Wim Wenders, avec Bruno Ganz, Gérard Blain, Nicholas Ray et Samuel Fuller.  

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Vers la même époque, le cinéaste du PARRAIN, Francis Ford Coppola, le convainc de rejoindre l’aventure du tournage d’APOCALYPSE NOW… De son propre aveu, Hopper accepta peu de temps avant de commencer à tourner, trop heureux de pouvoir retrouver du travail. Sans trop savoir dans quelle galère il se retrouverait aux Philippines ! Le documentaire AU CŒUR DES TENEBRES : L’APOCALYPSE D’UN CINEASTE recueille le témoignage de Hopper, alors ravagé par la drogue et la boisson, et nous livre des documents de tournage absolument ahurissants… L’acteur doit incarner un Reporter-photographe de guerre hippie, «converti» au culte du Colonel Kurtz, une espèce de bouffon et prophète de la Jungle, qui se lance dans des diatribes exaltées envers le personnage de Martin Sheen. Un Coppola déjà miné par un tournage interminable, et une série d’incidents invraisemblables, doit en plus faire avec les exigences d’un Marlon Brando obèse et capricieux… Il doit aussi travailler avec un Dennis Hopper que Brando ne peut pas voir en peinture. L’acteur-réalisateur d’EASY RIDER ne sait pas son texte, et n’aime pas improviser les scènes de confrontation avec Sheen, usant la patience de Coppola lui-même en pleine dépression nerveuse… Et pourtant, malgré tous ces obstacles qui auraient pu détruire le film, APOCALYPSE NOW sort enfin à Cannes en 1979, remporte la Palme d’Or et s’imposera au fil du temps comme un chef-d’œuvre, un cauchemar filmé inégalable. La prestation de Hopper, malgré un temps de présence assez court à l’écran (trois scènes en tout), contribue à l’ambiance de folie de ce film phare.

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Malgré son addiction, Hopper continue de travailler, bon an mal an. Il revient au western en 1980 dans une mini-série télévisée, WILD TIMES / La Cible, avec Sam Elliott et Ben Johnson, où il tient le rôle de Doc Holliday. Il réalise et joue le drame punk OUT OF THE BLUE / Garçonne, une œuvre âpre saluée par la critique et nommé à la Palme d’Or du Festival de Cannes. Sa dépendance à l’alcool et à la drogue empire au début des années 80. En 1983, durant le tournage du film EUER WEG FÜHRT DURCH DIE HÖLLE / Les Guerriers de la Jungle, Hopper est arrêté par la police mexicaine, retrouvé nu et délirant près d‘un village mexicain. Hopper affirmera plus tard avoir été tellement «stone» qu’il ne se souvient ni de l’arrestation ni de son renvoi ! Il entame une cure de désintoxication sérieuse cette même année, et commence peu à peu à se rétablir, tout en accumulant les tournages. Francis Ford Coppola ne l’oublie pas et lui fait jouer le rôle du père alcoolique de Matt Dillon et Mickey Rourke dans RUMBLE FISH / Rusty James. Puis il est au générique du dernier film de Sam Peckinpah, OSTERMAN WEEK-END, avec Rutger Hauer, John Hurt, Craig T. Nelson et Burt Lancaster… où il est presque trop «sobre» dans le rôle d’un respectable médecin californien, doublé d’un ancien espion.  

 

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Il parodie son propre rôle du Reporter d’APOCALYPSE NOW en 1985 dans O.C. AND STIGGS / Vous avez dit dingues ?, une comédie de Robert Altman, campe l’année suivante un «Captain» disjoncté, ancien du Viêtnam, dans THE AMERICAN WAY… et joue un autre personnage bien allumé, le Shérif Lefty Enright, personnage vengeur venu affronter dans leur antre les tueurs dégénérés de MASSACRE A LA TRONCONNEUSE 2 de Tobe Hooper – le pire film qu’il ait jamais tourné, selon lui ! 1986 est l’année du grand retour pour un Dennis Hopper guéri de ses démons. Il s’illustre dans trois films où son interprétation est à chaque fois saluée par la critique. Il est Feck, le dealer du drame RIVER’S EDGE / Le Fleuve de la Mort, avec Crispin Glover et un tout jeune Keanu Reeves.  

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Il joue également dans HOOSIERS / Le Grand Défi, avec Gene Hackman et Barbara Hershey. Un solide drame sportif où il accompagne Hackman en entraîneur d’une modeste équipe de basket, incarnant Shooter, l’ivrogne de la ville fan de basket. Un rôle qui lui vaut une nomination à l’Oscar du Meilleur Acteur dans un Second Rôle.  

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Mais, entre ces deux films, une œuvre se détache qui éclipse les autres… C’est BLUE VELVET de David Lynch, avec Isabella Rossellini et Kyle MacLachlan. Un thriller inclassable où un jeune homme de bonne famille (MacLachlan), jouant les apprentis détectives, découvre la perversité cachée de sa bonne petite ville américaine apparemment sans histoires. Dennis Hopper est Frank Booth, criminel kidnappeur, psychopathe adepte des jeux sexuels sadomasochistes avec la belle chanteuse Dorothy Vallens (Rossellini). Un dangereux sadique, se shootant à l’oxygène pur et entraînant le gentil MacLachlan dans un éprouvant voyage nocturne…

 

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Un rôle pour lequel Hopper convainquit Lynch de le laisser jouer, en lui disant : «vous devez me laisser jouer Frank Booth. Parce que je suis Frank Booth !» Lynch avouera avoir été terrifié par Hopper pendant le tournage. Au vu des images, cela n‘a rien d‘étonnant… Le film est un triomphe auprès des critiques spécialisés, une des œuvres les plus marquantes de Lynch, et vaut sans doute à Hopper d’incarner son personnage le plus effrayant. Il s’ensuit pour Hopper un déluge de récompenses dans les mois qui suivent : parmi lesquelles des nominations au Golden Globe et à l’Oscar du Meilleur Acteur dans un Second Rôle pour HOOSIERS, et une pour le Golden Globe du Meilleur Acteur dans un Second Rôle dans BLUE VELVET. Dennis Hopper reçoit par ailleurs le Prix de la Boston Society of Film Critics du Meilleur Acteur dans un Second Rôle dans BLUE VELVET, de la Los Angeles Film Critics Association pour ce même film ainsi que pour HOOSIERS, et enfin le Prix de la National Society of Film Critics du Meilleur Acteur dans un Second Rôle, toujours pour BLUE VELVET.  

 

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Il continue par la suite d’enchaîner les apparitions et les seconds rôles dans diverses productions, et revient à la mise en scène de cinéma avec l’excellent COLORS, en 1988. Il ne joue pas dans le film, confiant les rôles principaux à Robert Duvall et au bouillant petit jeune qui monte alors, Sean Penn. Le film est un polar brillant, nerveux, décrivant sans fioritures le quotidien de deux flics en patrouille dans les quartiers les plus dangereux de Los Angeles, South Central et East LA, zone de guerre opposant les gangs noirs des Crips et des Bloods. Un sujet sensible, pour un film qui à l’époque suscita la controverse avant que l’on ne réalise la lucidité du propos. Hopper fustige sans concession la violence urbaine et le racisme de la police de Los Angeles, qui allait déclencher de terribles émeutes suite au passage à tabac de Rodney King. Un film qui demeure hélas toujours d’actualité, les gangs décrits existant réellement et continuant de se faire la guerre depuis plus de deux décennies. Le film obtient un solide succès public aux USA, et l’interprétation des duettistes Penn et Duvall est saluée par la critique. Signalons aussi une très bonne musique, signée Herbie Hancock, et la mise en scène affûtée de Hopper, qui signe un des meilleurs films policiers américains des années 1980s.

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1989 marque l’année du quatrième mariage de Dennis Hopper, avec Katherine LaNasa. Il joue dans un intéressant drame carcéral resté hélas inédit en France, CHATTAHOOCHEE, avec un autre jeune acteur du grand écran en pleine ascension, Gary Oldman. Hopper réalise son cinquième film, CATCHFIRE, réalisé et interprété par lui-même avec Jodie Foster, Dean Stockwell, Vincent Price, John Turturro, Fred Ward, Catherine Keener, Charlie Sheen, et la participation non créditée de Bob Dylan… Un film hélas massacré au montage par ses financiers, dans le dos de Hopper. Mécontent, celui-ci poursuivit la compagnie en justice, en vain, mais obtint d’être crédité au générique sous le pseudonyme «Alan Smithee», pour signaler son désaccord.  

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Dennis Hopper se rattrape en cette année 1990, en signant HOT SPOT, d’après un roman de Charles Williams. Il met en scène un petit bijou de Film Noir post-moderne, où un aventurier (le bellâtre Don Johnson) débarque dans une petite ville texane, à la recherche d’un emploi. Devenu vendeur de voitures, il est pris au piège entre deux femmes fatales : la blonde et manipulatrice Virginia Madsen d’un côté, et la brune et douce Jennifer Connelly… Deux pépées sublimes qui dominent de leur présence torride ce film qui fit hélas un flop à sa sortie.

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En 1990, Dennis et Katherine ont un fils, Henry Lee Hopper. L’artiste aux multiples facettes aborde alors une nouvelle décennie bien remplie ! En 1991, il est de nouveau salué pour sa prestation dans le téléfilm PARIS TROUT, de Stephen Gyllenhaal (le papa de Maggie et Jake), avec Barbara Hershey et Ed Harris. Dans le rôle-titre, Hopper incarne à nouveau un sale type : un sudiste bigot, corrompu, mari violent et forcément raciste ! Le film est sorti dans les cinémas français sous le titre RAGE. Il vaut à Hopper d’être nommé aux Emmy Awards, dans la catégorie Meilleur Acteur dans une Minisérie ou un Téléfilm.  

 

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Sean Penn le contacte pour apparaître dans son premier long-métrage comme réalisateur, l’intense THE INDIAN RUNNER, avec David Morse, Viggo Mortensen, Valeria Golino, Patricia Arquette, Charles Bronson, Sandy Dennis et Benicio Del Toro. Il est Caesar, un barman antipathique qui fait replonger Frank Roberts (Mortensen) dans l’alcoolisme et la violence malgré les efforts de son frère joué par David Morse. Dennis Hopper est aussi remarqué cette année-là dans un téléfilm hélas assez moyen, DOUBLECROSSED, où il interprète le rôle de Barry Seal, un homme qui a vraiment existé. Cet aviateur fut aussi passeur de drogue pour le Cartel de Medellin ; traqué par la DEA, Seal mourut dans des circonstances suspectes impliquant probablement les services secrets américains mouillés dans les trafics du Général Noriega et consorts… En avril 1992, Hopper divorce d’avec Katherine LaNasa. L’année suivante, on le voit entre autres dans un policier de James B. Harris, BOILING POINT / L’Extrême Limite avec Wesley Snipes, Lolita Davidovich et Viggo Mortensen, et dans un incroyable nanar, l’adaptation filmée du jeu vidéo SUPER MARIO BROS., avec Bob Hoskins et John Leguizamo, où il joue le Roi Koopa, un dinosaure humanoïde ! Passons…  

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Cette même année, Hopper tient aussi deux rôles cultes dans des univers de série noire : il est Lyle from. Dallas, un tueur professionnel rancunier dans RED ROCK WEST de John Dahl, où il fait passer un sale moment à Nicolas Cage, qui a eu le tort à l’écran de vouloir lui prendre son métier et son magot ! Et Dennis Hopper est au prestigieux générique de TRUE ROMANCE, le film de Tony Scott, écrit par Quentin Tarantino, qui rassemble Christian Slater, Patricia Arquette, Val Kilmer, Gary Oldman, Brad Pitt, Tom Sizemore, Christopher Walken, Samuel L. Jackson, James Gandolfini et Jack Black ! Pour une fois, Hopper joue un personnage sympathique, Clifford Worley, le père du jeune Clarence (Slater). Dans un face-à-face grandiose face à Christopher Walken, Hopper fait preuve de son exceptionnel talent. Torturé par Don Vincenzo Cocotti (Walken) qui veut la peau de son fils, le vieux Clifford sait qu’il n’a aucune chance de s’en sortir vivant… il décide de partir en beauté, en racontant au mafioso une histoire qui va le faire sortir de ses gonds, histoire que je vous déconseille de répéter à des Siciliens. Ces gens sont d’un susceptible !  

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En 1994, Hopper signe son dernier long-métrage, une comédie avec Tom Berenger, CHASERS, vite tombée aux oubliettes. Et surtout, il s’amuse bien en incarnant un méchant ex-policier revanchard, et adepte des explosifs, dans le fameux SPEED de Jan de Bont. Son personnage, Howard Payne, va pourrir la journée du jeune flic héroïque (Keanu Reeves) et des passagers d’un bus piégé, qui explosera s’il passe sous le seuil fatidique des 80 kilomètres-heure. Avec un personnage assez monodimensionnel sur le papier, Dennis Hopper se déchaîne à l‘écran, il ricane, gesticule et menace particulièrement la pauvre Sandra Bullock, pour le plus grand bonheur de l’amateur de courses-poursuites trépidantes.

Invité dans l’émission INSIDE THE ACTORS STUDIO, Dennis Hopper peut tranquillement savourer sa notoriété durement acquise et se donner avant tout à sa passion pour les arts. Quitte, dans ses dernières années, à courir le cachet dans des productions d’un intérêt souvent médiocre, pour ne pas dire parfois même de vraies séries Z surfant sur les succès des films de Tarantino ou des thrillers à la SEVEN… à vrai dire, il se moque généralement de la qualité des films livrés, ses prestations lui permettant surtout de financer ses expositions d’art et ses travaux personnels ! Et parfois aussi quand même, de retrouver quelques bons copains sur les plateaux…  

On le revoit jouer les méchants dans le luxueux navet de Kevin Reynolds et Kevin Costner, WATERWORLD, un sous MAD MAX nautique jadis écrit pour être produit au rabais par Roger Corman, et qui finira plombé par un budget faramineux de quelques 175 millions de dollars ! Un tournage qui se transforme en cauchemar permanent pour Reynolds et Costner, qui finiront le film définitivement brouillés. Hopper, lui, en a vu d’autres, et cabotine à outrance dans le rôle de Deacon, l’affreux pirate des mers régnant sur l’Exxon Valdez !

Plus intéressante est sa participation au film du peintre Julian Schnabel, BASQUIAT (1996) avec Jeffrey Wright, Benicio Del Toro, David Bowie (jouant Andy Warhol !), Gary Oldman, Willem Dafoe, Christopher Walken et Courtney Love. Hopper incarne le marchand et galeriste suisse Bruno Bischofberger, une grande figure du monde artistique contemporain, ami et collaborateur de Warhol avec qui il découvre Jean-Michel Basquiat (Wright), peintre à la carrière fulgurante disparu à 27 ans. Retour donc à un univers bien connu de Dennis Hopper, celui de la Factory, de l’art contemporain new-yorkais et l’univers warholien.

Le 13 avril 1996, Hopper se marie pour la cinquième et dernière fois, avec Victoria Duffy. On le retrouve en 1997 dans THE BLACKOUT d’Abel Ferrara avec Matthew Modine, Béatrice Dalle et Claudia Schiffer ; en 1999, il a un court rôle sympathique, celui de Hank Pekurny, un chômeur réconcilié avec son fils Matthew McConaughey dans la comédie EDTV / En Direct sur EDTV de Ron Howard, avec également Jenna Elfman, Woody Harrelson, Martin Landau, Ellen DeGeneres et Elizabeth Hurley. Il apparaît aussi dans un drame intéressant d’Alison Maclean, resté inédit en France, JESUS’S SON, avec Billy Crudup, Samantha Morton, Jack Black et Holly Hunter. On le retrouve en souverain félon dans le téléfilm JASON ET LES ARGONAUTES, sorti en 2000. Il signe cette même année son dernier film, un court-métrage, HOMELESS.  

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Dans sa dernière décennie, Dennis Hopper multiplie les apparitions et les seconds rôles, toujours professionnel et inquiétant par sa seule présence. Il retrouve Kiefer Sutherland, qu’il avait «parrainé» à ses débuts d’acteur, dans sa série télévisée 24 HEURES CHRONO. Jack Bauer (Sutherland), l’homme qui sauve le monde en une journée à chaque saison, a fort à faire durant 5 épisodes face à Victor Drazen, un mercenaire serbe ancien chef de la police secrète de Slobodan Milosevic. Hé oui, encore un méchant bien vicieux dans la galerie des personnages joués par Hopper !

Il fera d’ailleurs des retours réguliers à la télévision américaine dans les années suivantes : en 2004, on le retrouve au générique de la série TV LAS VEGAS, dans l’épisode NEW ORLEANS, avec James Caan et Josh Duhamel ; dans la série NBC E-RING / D.O.S. Division des Opérations Spéciales, sur le Pentagone ; et en 2007 dans un épisode dans l’épisode MALIBOOTY de la très appréciée série ENTOURAGE, où il joue son propre rôle !  

Dennis Hopper se sera aussi amusé de temps à autre à prêter sa voix saccadée inimitable dans des jeux vidéo, participant ainsi à GRAND THEFT AUTO VICE CITY où il joue un réalisateur de pornos ! Dans le même esprit, il participera à la vidéo de rap BAD BOY’S 10TH ANNIVERSARY… THE HITS, jouant dans le segment VICTORY avec Busta Rhymes et Danny DeVito. Et en 2005, Dennis Hopper est aussi le narrateur de la chanson «Fire Coming Out of the Monkey’s Head» du groupe Gorillaz. Le 26 mars 2003, Hopper célèbre la naissance de son dernier enfant, sa fille Galen Grier Hopper, née de son mariage avec Victoria Duffy.  

On le revoit notamment en 2005 dans l’univers des zombies de George A. Romero, avec LAND OF THE DEAD – LE TERRITOIRE DES MORTS de George A. Romero, aux côtés du futur «Mentalist» Simon Baker, John Leguizamo et Asia Argento. Il y incarne Kaufman, un affreux businessman inspiré par Donald Rumsfeld, à qui les morts-vivants réservent une fin explosive !  

Toujours actif ces dernières années, Dennis Hopper fit notamment des apparitions dans des films restés souvent inédits dans nos salles : comme 10th & WOLF (2006), avec James «Cyclope» Marsden, Piper Perabo, Giovanni Ribisi et Val Kilmer ; SLEEPWALKING, avec Charlize Theron et Woody Harrelson, ELEGY, avec Ben Kingsley et Penélope Cruz et SWING VOTE / La Voix du Cœur, une comédie politique satirique avec Kevin Costner. Signalons, puisqu’on parle de politique, qu’après avoir été pendant presque trente ans un supporter actif du Parti Républicain, de Reagan et des Bush père et fils, Dennis Hopper rejoindra les Démocrates lors de l’élection présidentielle américaine de 2008. Écoeuré par la désignation de la virago Sarah Palin comme candidate à la vice-présidence républicaine, Hopper fera clairement savoir qu’il deviendra supporter politique de Barack Obama !  

En 2009, Dennis Hopper joue toujours à la télévision, incarnant le producteur de disques Ben Cendars dans la série CRASH, basée sur le film de Paul Haggis. Mais la série est annulée au terme d’une saison. Il complète son dernier film : la comédie THE LAST FILM FESTIVAL, avec Jacqueline Bisset et Leelee Sobieski, et prête sa voix à un film d’animation, ALPHA AND OMEGA.  

Malheureusement, sa santé se dégrade rapidement, sous l’effet d’un cancer de la prostate avancé. Une dernière mésaventure conjugale vient assombrir ses derniers mois, une procédure de divorce houleuse, «à la californienne», d’avec sa dernière femme, Victoria Duffy, qui lui aurait volé 1.5 millions $ en œuvres d’art et se voit interdite de l’approcher, mais pourra légalement rester sur sa propriété… Dennis Hopper est sur la liste des artistes invités au spectacle inaugural du Museum of Contemporary Art (MOCA) de Los Angeles, avec le concours de Julian Schnabel, en mars 2010. Il a enfin son étoile, la 2403e, sur le Hollywood Walk of Fame, le 18 mars. Pour l’occasion, Dennis Hopper apparaît en public pour la dernière fois, rongé par la maladie, et entouré de sa famille, ses amis Jack Nicholson, Viggo Mortensen, David Lynch, Michael Madsen, et ses nombreux fans. 

Dans sa demeure de Venice, en Californie, Dennis Hopper a finalement pris la grande route sur son chopper, le 29 mai dernier, moins de deux semaines après son 74e anniversaire. Il laisse derrière lui un fils, trois filles, et deux petites-filles. Ce mercredi 2 juin, il vient d’être enterré par ses proches (dont son vieux copain de toujours, Jack Nicholson) à Taos, Nouveau-Mexique, là où il écrivit et tourna EASY RIDER.  

Bonne route, Monsieur Hopper. On boira une bonne bière à votre santé – si possible une Pabst Blue Ribbon, votre marque préférée dans BLUE VELVET…

 

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Le Vieil Homme, la Mort et le Temps ( et la Motion Capture ) – A CHRISTMAS CAROL / Le Drôle de Noël de Scrooge

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A CHRISTMAS CAROL / Le Drôle de Noël de Scrooge, de Robert ZEMECKIS   

L’Histoire :  

 

Ebenezer Scrooge est un individu détestable ; ce vieillard, terriblement avare, froid, et aigri contre le monde entier, dirige seul son établissement de prêts financiers, depuis le décès de son associé Jacob Marley sept ans auparavant. Alors que tout Londres s‘apprête à célébrer Noël en cette fin d‘année 1843, le vieux Scrooge épuise à la tâche son unique employé, Bob Cratchit, qu‘il paie mal, refuse l‘invitation à dîner de son neveu Fred, l’unique parent qui veuille bien encore le voir, et refuse absolument de financer des établissements publics de charité…  

Ce soir-là, le vieux Scrooge rentre tard chez lui après avoir accordé de mauvaise grâce une unique journée de congé à Cratchit. Mais cette nuit-là, dans la vieille et triste demeure, le vieil homme au cœur sec est dérangé au coin du feu par l‘arrivée d‘un visiteur inattendu : le fantôme de Jacob Marley, lié à de lourdes chaînes, vient avertir Scrooge que trois fantômes viendront à Scrooge terrifié cette même nuit. S‘il refuse de changer, ce sera pour lui la damnation éternelle…  

 

La Critique :  

dernière réalisation en date de Robert Zemeckis, A CHRISTMAS CAROL («subtilement» retitré chez nous «Le Drôle de Noël de Scrooge») adapte une nouvelle fois le célèbre roman UN CHANT DE NOËL de Charles Dickens, le père littéraire d’OLIVER TWIST, DAVID COPPERFIELD et autres GRANDES ESPERANCES. Désormais propriété légale de Walt Disney Studios, le récit de Dickens, maintes fois adapté au cinéma et à la télévision, se rappelle donc à notre bon souvenir. Les grands enfants que nous sommes se souviendront sans doute que le studio à la petite souris avait déjà produit deux autres versions de la même histoire : une première datant de 1983, en animation classique, avec l’Oncle Picsou en Scrooge acariâtre (c’était après tout couru d‘avance – Carl Barks, le génial dessinateur et véritable créateur de Picsou, avait reconnu sa dette envers Dickens en baptisant son personnage du nom de «Uncle Scrooge McDuck» en VO), et une seconde, savoureuse, interprétée en chair et en os en 1993 par Michael Caine et la bande du Muppets Show ! 

Amoureux de longue date de l’histoire de Dickens, Robert Zemeckis s’est donc plié à l’exercice délicat de l’adaptation du CHANT DE NOËL, avec le concours du grand Jim Carrey, en un film entièrement réalisé en «MoCap». Une parenthèse technique est ici nécessaire, pour se poser la question : mais enfin Jamy, c’est quoi le «MoCap» ? Suivez-moi, c’est pas sorcier !  

 

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Ci-dessus : une interview de Robert Zemeckis, où le cinéaste exprime ses vues sur le procédé « Motion Capture », la 3D et le Cinéma du Futur. En VO uniquement !  

 

«MoCap» est le diminutif employé en anglais pour désigner le procédé «Motion Capture», pour «Capture de Mouvement». Depuis les triomphes au cinéma de TERMINATOR 2 et JURASSIC PARK il y a maintenant plus de quinze ans, l’animation en images de synthèse a connu un développement technique phénoménal. L’industrie des effets spéciaux et du cinéma d’animation américain a multiplié les trouvailles techniques, pour imaginer des univers et des créatures qui auraient été difficiles ou impossibles à réaliser auparavant, la technologie des effets spéciaux n‘étant pas assez développée pour coucher sur pellicule les visions les plus incroyables des cinéastes. Parmi ces innovations, le procédé «MoCap» est l’une des plus significatives. Pour faire simple, ce procédé consiste à filmer les acteurs, dans un décor réduit à sa plus simple expression : une immense «grille» couverte de lignes et de points de repère, des capteurs numériques, dépourvue d’accessoires et d’objets comme on en trouve sur les plateaux de tournage ordinaires. Les acteurs ne portent pas les costumes et maquillages traditionnels, ils sont revêtus des pieds jusqu’à la tête d’une combinaison elle-même couverte de capteurs numériques. Même leur visage est recouvert de ces drôles de points métalliques, sur chacun de leurs muscles. Cette tenue, soit dit en passant, donne au comédien l’allure d’un scaphandrier échappé d‘un spectacle d‘avant-garde. Même des acteurs aussi respectés qu’Anthony Hopkins ou John Malkovich les ont un jour revêtus, donnant aux reportages de tournage une allure assez savoureuse !  

 

Le réalisateur peut filmer en un temps record leur interprétation, sans perdre de temps à régler les éclairages, le déplacement de la caméra ou la mise au point d’un accessoire particulier (les objets tenus par les acteurs sont comme de simples assemblages de fil de fer). Tout est filmé dans des caméras numériques spéciales, qui vont enregistrer, grâce aux capteurs, les moindres mouvements du visage et du corps des comédiens, et les déplacements des objets virtuels. Par la suite, le réalisateur va pouvoir déterminer sa mise en scène, avec l’aide des informaticiens. Les acteurs auront ainsi fourni la «matière brute» (gestuelle, expressions du visage, déplacement du corps) numérisée, sur laquelle les animateurs vont peu à peu créer leurs personnages : costumes, texture de la peau, effets de lumière, création du regard, etc. À la différence des films d’animation en image de synthèse, le rôle du comédien ne se limite donc pas au doublage vocal, c’est sa présence physique qui «incarne» son double virtuel. Et un même acteur peut aussi jouer plusieurs rôles dans le même film, les personnages créés pouvant être filmés séparément puis intégrés à la même scène. C’est ainsi par cette technique que des êtres fantastiques, parfaitement crédibles, ont pu ainsi sortir et marquer la mémoire des spectateurs : l’androïde T-1000 sous sa forme argentée dans TERMINATOR 2 de James Cameron, Gollum et Kong (incarnés par le même acteur, Andy Serkis) dans LE SEIGNEUR DES ANNEAUX et KING KONG de Peter Jackson… même les dinosaures de JURASSIC PARK de Steven Spielberg ont été créés sur ce même principe, étant à l’origine des «squelettes» robotiques pourvus de capteurs numériques similaires. Ce procédé a connu un véritable boom, enclenché par les derniers films de Robert Zemeckis. Le cinéaste de RETOUR VERS LE FUTUR et FORREST GUMP ne s’est pas contenté d’insérer des personnages virtuels dans un vrai décor filmé ; par ce procédé, il crée par informatique dans ses films des environnements totalement crédibles, où sa mise en scène «explose» littéralement le champ de ce qui est possible de faire. À ceci, s’ajoute également un complexe procédé de création de l’image en 3 dimensions «stéréoscopiques», qui permet de renforcer la profondeur de champ de l’image, ou la présence «physique» des personnages numériques, pour un résultat final tout simplement hallucinant. En produisant MONSTER HOUSE avec Steven Spielberg, en réalisant LE PÔLE EXPRESS très «disneyien», LA LEGENDE DE BEOWULF (superbe épopée viking, fantastique et paillarde à souhait) et maintenant cette adaptation du récit de Dickens, Robert Zemeckis a considérablement affiné ces techniques à un niveau inédit.  

Le public, d’abord désarçonné par ce grand changement (plus perceptible sur LE PÔLE EXPRESS, où les personnages étaient encore figés dans leurs expressions), répond peu à peu présent. Il faut dire que depuis la sortie de CHRISTMAS CAROL, un certain AVATAR a changé radicalement la donne. Mais ceci est une autre histoire, et sera le sujet d‘un prochain article !…  

 

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Ci-dessus : l’une des illustrations originales de John Leech pour UN CHANT DE NOËL, qui ont servi de base artistique au film de Zemeckis.  

La performance technique d’A CHRISTMAS CAROL est incontestablement son point fort. On n’en attendait pas moins de la part de Robert Zemeckis, le visuel de son film, avec ou sans vision en relief, est extraordinaire. Les dessins de John Leech, illustrateur célèbre des récits de Charles Dickens, prennent littéralement vie sous nos yeux – à commencer par le personnage de Scrooge, fidèle à l‘imagerie du romancier, et qui est l‘occasion pour Jim Carrey de se livrer à une nouvelle métamorphose mémorable. La mise en scène est toujours travaillée à l’extrême détail, en profondeur. Loin de se limiter à multiplier des effets «dans ta face», Zemeckis réussit à immerger le spectateur dans son univers. La caméra libre absolue, rêvée par Zemeckis, livre ainsi des séquences «impossibles» (tels d’impressionnants travellings «à vol d’oiseau» au-dessus de Londres), et peut saisir toute la profondeur de champ d’un Londres de 1843 à la fois réaliste et surréel. On peut même surprendre, cachées derrière les vitres d’époque, des scènes quotidiennes – un véritable voyage dans le Temps ! Quant au dynamisme des poursuites propres aux films de Zemeckis, il se déchaîne dans un dernier acte cauchemardesque – bien plus «survolté» que dans le roman original, assez contemplatif -, avec un Scrooge tourmenté par des chevaux spectraux. Dans ces séquences, le réalisateur de ROGER RABBIT démontre une fois de plus sa maîtrise d’un montage nerveux, jamais morcelé, et toujours lisible. Dans toutes ces prouesses, on retrouve forcément un parfum d‘autocitation «zemeckienne» : les plans-séquences aériens ont un lien de parenté évident avec FORREST GUMP (le générique à la plume), ou BEOWULF (le combat final contre le Dragon volant). Et l’esprit de CONTACT est aussi présent, lors des scènes du Fantôme du Présent, qui fait voyager Scrooge chez les Cratchit à travers des déformations rappelant le voyage d’Ellie (Jodie Foster) dans sa sphère spatio-temporelle.  

S’il faut cependant mettre un bémol aux louanges sur ce film, il concerne avant tout son scénario. Il faut bien avouer, Zemeckis, brillant scénariste, part ici avec deux handicaps de poids. Tout d’abord, la structure du scénario : tout se base sur un récit très linéaire, forcément prévisible. Certes, tous les spectateurs n’ont pas lu Dickens, et personne ne contestera le talent de l’écrivain anglais à imaginer des histoires fortes. L’ennui, c’est qu’UN CHANT DE NOËL, maintes fois adapté, imité et parodié depuis 150 ans, est une histoire que tout spectateur connaît, au moins de réputation. Et le fait que le film soit produit et présenté par les studios Walt Disney met inconsciemment la puce à l’oreille du spectateur – même si l’histoire est assez sombre, mélancolique, voir macabre, on devine qu’un happy end est forcément de rigueur. Cela gâche un peu le plaisir de la projection que d’en deviner le dénouement bien à l’avance.Le second handicap du scénario est un problème de perception commun jusqu’ici à tous les films en «MoCap». Neil Gaiman, talentueux écrivain co-auteur du scénario de BEOWULF, a pointé ce problème dans des interviews récentes : ces films attirent tellement l’attention du spectateur sur la technique du film que ce dernier, obnubilé pendant la projection par des questions du type «mais comment ont-ils fait ces superbes effets spéciaux ?», va forcément moins prêter attention à l’histoire qu’on lui montre. Peut-être faut-il voir là un simple manque d’habitude à une forme d’expression cinématographique encre débutante.Le déséquilibre était par exemple évident en 2004 quand LE PÔLE EXPRESS est sorti – mise en scène exceptionnelle de Zemeckis pour un scénario, il faut bien l’avouer, très faible ! Heureusement, le cinéaste a su depuis corriger le tir avec BEOWULF ; et après AVATAR, les ALICE AU PAYS DES MERVEILLES de Tim Burton, TINTIN de Steven Spielberg et Peter Jackson, et tous ceux qui suivront dans la décennie, devront nous rappeler que la grande force du cinéma américain demeure le «storytelling», l’art de la narration. Impliquer le spectateur dans son univers, d’accord, mais ne pas oublier que cela passe d’abord par une histoire et des personnages forts !  

 

 

Quoiqu’il en soit, CHRISTMAS CAROL s’inscrit dans la lignée des grandes obsessions et thèmes abordés par Zemeckis dans sa filmographie. À commencer d’abord par ces sacrées fêtes de Noël, qui obnubilent le metteur en scène ! Déjà, son scénario de 1941, co-écrit pour Steven Spielberg avec ses amis John Milius et Bob Gale, véritable bombe atomique de charivari burlesque, se situait durant cette sacro-sainte période de supposée paix sur terre aux hommes de bonne volonté. Quand on voit ce qui se passe dans le film de Spielberg (bagarres, fusillades, destruction généralisée, le tout sur fond de paranoïa guerrière surchauffée), on peut se demander si Zemeckis et ses complices n’ont pas vu là l’occasion rêvée d’un vaste défouloir : les réunions familiales obligatoires, la course aux cadeaux, la gentillesse de façade, comme dans les peintures de Norman Rockwell… tout cela vole en éclats dans 1941. Par la suite, Zemeckis, passant lui-même à la mise en scène, va aborder Noël sous des aspects souvent peu flatteurs. Noël et Réveillon du Nouvel An déprimants dans FORREST GUMP, chez le Lieutenant Dan (Gary Sinise) amputé et alcoolique, avec les deux prostituées qui l’insultent, lui et Forrest (Tom Hanks) ; le drame et l’aventure personnelle de Chuck (Hanks), dans CAST AWAY / Seul au Monde, débutent aussi durant les fêtes de Noël. L’homme de la FedEx, toujours pressé et stressé, y compris durant le réveillon familial, quitte précipitamment sa petite amie (Helen Hunt) pour son travail. Décision fatale qui va le mener à s’échouer durant quatre ans sur une île perdue en plein Pacifique. LE PÔLE EXPRESS, bien sûr, joue la carte du Merveilleux enfantin lié à Noël, mais le film garde cependant un aspect assez doux-amer (représenté par le gamin solitaire) ; et le transparent jeune héros, rencontrait une sinistre marionnette, symbole de ses doutes et de son amertume : un pantin à l’effigie… d’Ebenezer Scrooge, le héros du récit de Dickens et du futur film de Zemeckis ! Le Grand Finale de BEOWULF, opposant le vieux guerrier à un terrifiant Dragon, se concluait sur l’expiation du héros et son sacrifice héroïque. Ce combat dantesque avait lieu «le Jour de la Naissance du Christ», autrement dit Noël, encore… On voit, à travers ces exemples, l’importance du contexte de cette fête jadis sacrée (et associée dans les cultures européennes au retour des morts), devenue depuis un triste symbole de la société de consommation, dans les récits de Zemeckis : elle intervient à des moments-clé du parcours personnel de ses personnages. Logique, alors, que le cinéaste ait voulu livrer avec CHRISTMAS CAROL la quintessence de son regard sur cette fête, synonyme autant de joie et d’amour, que de tristesse et de noirceur. La vie du vieux Scrooge est intimement liée à «l’Esprit de Noël», dans ses pôles opposés.  

 

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Ci-dessus : la bande-annonce d’A CHRISTMAS CAROL / Le Drôle de Noël de Scrooge, en VO. Ne pas aux apparences !  

 

 

Ce qui amène aussi Robert Zemeckis à traiter d’un autre de ses sujets favoris : le Temps. Et l’impact que des décisions et des choix peuvent avoir sur la vie et la destinée d’une personne. Sur le mode ludique, c’est le thème fondamental de la trilogie RETOUR VERS LE FUTUR, bien entendu. Mais aussi de pratiquement tous ses autres films : ROGER RABBIT – Eddie hanté par le souvenir de la mort de son frère pour le reste de ses jours ; LA MORT VOUS VA SI BIEN – où les deux divas hollywoodiennes (Meryl Streep et Goldie Hawn), obsédées par la peur de vieillir et de mourir, trichent avec le Temps qui passe inexorablement ; FORREST GUMP, l’histoire d’une vie liée à celle de l’Amérique du 20e Siècle; CONTACT, également l’histoire d’une vie entière pour son héroïne, se conclue sur un paradoxe temporel prouvant la réalité du fameux contact (l’enregistrement du vol «raté» d’Ellie, supposé durer quelques secondes, dure plus de douze heures) ; APPARENCES, où un fantôme venu du Passé (déjà) venait faire voler en éclats le bonheur factice du couple Harrison Ford – Michelle Pfeiffer ; Chuck «hors du temps» sur l’Île de CAST AWAY, le Contrôleur obsédé par le Temps et le retard perpétuel du PÔLE EXPRESS, BEOWULF où le héros vieilli constate les dégâts d’un secret de jeunesse… Le Cinéma de Zemeckis est donc régi par la loi implacable, mais aussi les paradoxes, du Temps, intimement liés aux choix moraux faits par ses personnages. C’est une nouvelle fois le cas dans A CHRISTMAS CAROL. Le réalisateur avait depuis longtemps en tête l’adaptation de l’histoire de Dickens, qualifiée par lui «d’un des tous premiers grands récits de voyage dans le temps». Guidé par les trois fantômes, l’acariâtre Scrooge voyage donc dans son propre Passé, voit le Temps Présent s’écouler en son absence (le jeu des devinettes chez son neveu Fred, le réveillon des Cratchit) et voit le Futur funeste (mort, désolation) qui l’attend s’il persiste dans ses erreurs… Les esprits sont, on le devine, une représentation de Scrooge lui-même, de ses choix de vie qu’il s’est laissé dicter par sa condition sociale. Le Fantôme du Noël Présent a une vie éphémère, ses deux «enfants» hideux, nommés Ignorance et Désir («Want» en VO) grandissent et vieillissent… c’est le Temps atteint de folie qui se détraque sous les yeux du vieillard.  

A posteriori, l’avarice pathologique de Scrooge se comprend par la peur du personnage envers ce satané Temps, impossible à posséder matériellement, et qui lui file entre les doigts. Le temps, c’est de l’argent, comme on dit dans les affaires : la première scène, brillante, voit Scrooge payer les funérailles de Marley en prélevant sur les yeux de ce dernier les deux pièces qui y sont posées ! Derrière l’humour grinçant de la séquence, Zemeckis livre sa morale : en refusant à Marley un repos éternel paisible (le rituel des deux pièces est une vieille croyance, peut-être héritée de la légende de Charon, le Passeur des Morts, qui doit être payé par le défunt pour une garantie d‘«après-vie» paisible), Scrooge, effrayé par la Mort, condamne ce dernier à l’errance éternelle… et déclenche malgré lui la série d‘évènements qui va l‘obliger à revoir sa vie, et à évoluer spirituellement.  

 

Tout ceci se déroule dans une ambiance visuelle totalement respectueuse de l’œuvre de Dickens : un univers mêlant le réalisme victorien d’OLIVER TWIST à une fantaisie finalement assez macabre, familière à Zemeckis. Ce qui rend le film finalement assez contradictoire avec son estampille «Disney», affiche et bande-annonces insistant sur un univers familial féerique qui n’est pas celui que propose le réalisateur ! Sombre et triste, malgré le happy end chaleureux attendu, CHRISTMAS CAROL est aussi un festival de visions spectrales peu recommandables aux tout-petits : les apparitions du fantôme de Marley, la vision des fantômes des damnés aperçus par Scrooge, l‘apparition des affreux «enfants» du Noël Présent, sont autant de visions volontairement cauchemardesques et grotesques, traduisant la patte de Dickens, grand spécialiste des récits de revenants – comme l‘excellente et classique nouvelle LE SIGNALEUR. Les moments les plus oppressants étant assurés par les manifestations du Fantôme des Noëls Futurs, ombre gigantesque, sinistre et muette harcelant Scrooge dans Londres… Dans cette ambiance inquiétante et familière, le cinéaste glisse ça et là quelques rares touches de folie – notamment un gag avec Marley qui se décroche la mâchoire (clin d’œil à Peter Jackson et les FRIGHTENERS / Fantômes Contre Fantômes, petit bijou de comédie horrifique justement produite par Zemeckis ?), une envolée de Scrooge dans le ciel, façon PETER PAN et E.T., et sa «miniaturisation» délirante… sans oublier quelques fantaisies finales de Jim Carrey.  

L’acteur aux mille visages réussit d’ailleurs une performance «numérisée» remarquable. Il campe Ebenezer Scrooge à tous les âges de sa vie, du petit garçon timide au vieil Harpagon décati. Parfait dans la gestuelle, les changements de voix, et le regard amer de son personnage, Carrey réussit l’exploit de faire oublier la technique informatique et investit Scrooge corps et âme. C’en est presque effrayant, d’autant plus qu’il joue aussi les trois fantômes du récit – le Passé androgyne et gracile, le Présent géant dionysiaque, le Futur muet et effrayant… Les autres acteurs numérisés sont du coup quelque peu éclipsés par sa prestation. Gary Oldman joue à la fois le brave Cratchit et le fantôme de Marley, et s‘en sort plutôt bien. Son talent à incarner des personnages monstrueux sert à merveille les scènes où il incarne le spectre de Marley. Colin Firth est un Fred fidèle à la vision de Dickens, affable et bon bourgeois. Dommage que les autres comédiens, des familiers de l’univers Zemeckis (la gracieuse Robin Wright Penn et ce bon vieux Bob Hoskins) soient quant à eux de simples «silhouettes» passagères dans la vie de Scrooge, mais le récit l‘impose, et ils livrent le travail attendu.  

 

Film inégal, techniquement remarquable, et riche donc en éléments typiques à Robert Zemeckis, A CHRISTMAS CAROL / Le Drôle de Noël de Scrooge repose donc sur l’impressionnante maîtrise technique de ce dernier, l’art du récit de Dickens, et sur le jeu d’un acteur véritablement extra-terrestre. Pour ceux qui n’ont jamais osé se frotter au récit original, ou même n’en ont jamais entendu parler, c’est une bonne occasion de le découvrir ; pour ceux qui le connaissent, l’expérience risque de les décontenancer. C’est tout le paradoxe de ce film totalement lié aux obsessions de son réalisateur, et à une histoire sans doute trop connue pour totalement convaincre. Mais le spectacle vaut le détour.  

 

Joyeux Noël à tous !  

… avec un mois de retard… ou un an d’avance !    

 

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Ebenezer Ludovicrooge

 

 

La Fiche Technique :  

A CHRISTMAS CAROL / Le Drôle de Noël de Scrooge   

Réalisé par Robert ZEMECKIS   Scénario de Robert ZEMECKIS, d’après le roman «Un Chant de Noël» de Charles DICKENS  

Avec : Jim CARREY (Ebenezer Scrooge, à tous les âges de sa vie / le Fantôme des Noëls Passés / le Fantôme du Noël Présent / le Fantôme des Noëls Futurs), Gary OLDMAN (Bob Cratchit / Jacob Marley / le Petit Tim), Colin FIRTH (Fred), Robin WRIGHT PENN (Fan / Belle), Bob HOSKINS (Mr. Fezziwig / le Vieux Joe), Cary ELWES (Dick Wilkins / le Gentleman Corpulent n°1 / le Violoniste Fou / l’Invité n°2 / l’Homme d’Affaires n°1), Fionnula FLANAGAN (Mrs. Dilber), Fay MASTERSON (Martha Cratchit / l’Invitée n°1 / Caroline), Daryl SABARA (Peter Cratchit / l’Apprenti Croquemort / un Chanteur de Noël en haillons / le Jeune Mendiant / un Chanteur de Noël bien vêtu), Molly C. QUINN (Belinda Cratchit)  

Produit par Jack RAPKE, Steve STARKEY, Robert ZEMECKIS, Katherine C. CONCEPCION, Heather SMITH et Peter M. TOBYANSEN (Walt Disney Pictures / ImageMovers)

Musique Alan SILVESTRI   Photo Robert PRESLEY   Montage Jeremiah O’DRISCOLL   Casting Scot BOLAND, Victoria BURROWS et Nina GOLD  

Décors Doug CHIANG   Direction Artistique Marc GABBANA, Norman NEWBERRY et Mike STASSI   Costumes Anthony ALMARAZ   Conception des Personnages et Costumes Dermot POWER  

1er Assistant Réalisateur David H. VENGHAUS Jr.   Animation Jimmy ALMEIDA, Michael CORCORAN, Brett SCHROEDER et David SHIRK  

Mixage Son William B. KAPLAN et James M. TANENBAUM   Montage Son Dennis LEONARD   Effets Spéciaux Sonores Randy THOM   Effets Spéciaux Visuels George MURPHY et Kevin BAILLIE (Gentle Giant Studios / Plowman Craven & Associates / The Third Floor)   Effets Spéciaux de Plateau Michael LANTIERI  

Distribution USA et INTERNATIONAL : Walt Disney Studio Motion Pictures  

Durée : 1 heure 36

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