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Retour vers le Futur (dans le Passé) 1965 : DOCTEUR JIVAGO

Docteur Jivago 04A Omar Sharif, pour toujours Youri Jivago

 

Nom de Zeus, Marty ! Nous sommes en 1965, et le monde a considérablement changé… Cette année-là, un petit pays asiatique résonne du bruit des hélicoptères et retient l’attention internationale : le Viêtnam… Avec l’entrée en fonction officielle de Lyndon B. Johnson à la Maison-Blanche, les Etats-Unis passent à l’offensive contre le Nord-Viêtnam communiste ; des moyens considérables en hommes et en armement sont déployés. Mais les premiers bombardements, les batailles et les enrôlements massifs provoquent la division, tant au niveau national qu’international. La jeune génération se rebelle contre cette guerre aux motifs bien flous : on brûle les cartes d’enrôlement, on manifeste en masse au fil des mois…Par ailleurs, la communauté noire américaine revendique haut et fort la défense de ses droits civiques, dans un climat de violence. Malcolm X, l’ancien porte-parole controversé de Nation of Islam, est assassiné à New York le 21 février. En mars, le révérend Martin Luther King organise la marche pour les Droits Civiques, de Selma à Montgomery en Alabama ; les manifestants se heurtent à la répression décidée par le gouverneur George Wallace, et à la violence des « Petits Blancs » racistes. King et 25 000 manifestants obtiendront gain de cause, dans la douleur. Il y aura aussi six jours d’émeutes cette année-là dans le quartier de Watts, en août à Los Angeles, en réponse à des violences commises par des policiers blancs.

L’actualité internationale est tout aussi mouvementée : Nicolae Ceausescu est le nouveau Premier Secrétaire du Parti Communiste Roumain le 22 mars ; les cadavres du politicien portugais Humberto Delgado, opposant à la dictature, et de son secrétaire sont retrouvés le 24 avril en Espagne ; le président algérien Ahmed Ben Bella est déposé par le Colonel Boumediene le 19 juin ; les rebelles Tupamaros s’engagent dans des actions violentes contre le gouvernement uruguayen en août ; une guerre frontalière entre l’Inde et le Pakistan éclate le 16 août ; le Tibet, officiellement déclaré  »région autonome de la République Populaire de Chine » subit une nouvelle vague de persécutions de ses occupants ; l’Indonésie est en proie à la guerre civile après l’échec du coup d’état du PKI (Parti Communiste Indonésien), et la chute de l’ancien président Sukarno, renversé par le Général Suharto. Mehdi Ben Barka, principal opposant politique du Roi du Maroc Hassan II, est enlevé en France le 29 octobre. Son corps ne sera jamais retrouvé. La guerre civile au Congo se conclut par la prise de pouvoir du Général Mobutu le 24 novembre ; en Centrafrique, Bokassa fait de même le 31 décembre.

Le Royaume-Uni salue la mémoire de Sir Winston Churchill, décédé le 24 janvier, et dont les funérailles attirent un nombre record d’hommes d’Etat du monde entier, le 30 du même mois. La République Fédérale Allemande entame l’examen de conscience de ses aînés compromis sous le IIIe Reich, via le procès à Francfort de 81 criminels de guerre, anciens SS d’Auschwitz. En France, l’affaire Ben Barka sème le trouble et entraîne la démission du préfet de police Maurice Papon. Charles de Gaulle inaugure le tunnel du Mont-Blanc le 16 juillet, avec son homologue italien Saragat, et se porte candidat à sa propre succession aux élections présidentielles de décembre. Surprise : il se retrouve en ballotage contre le seul candidat de gauche, François Mitterrand, et doit attendre le second tour pour l’emporter.

1965, c’est aussi la suite de la Course à l’Espace entre Soviétiques et Américains : les premiers célèbrent Alexei Leonov, premier homme à sortir dans l’espace, le 18 février. Les Etats-Unis salueront, eux, l’exploit similaire d’Edward White le 3 juin. Les vols Gemini font aussi l’actualité spatiale. En troisième position derrière les deux géants : la France, qui procède au lancement de son premier satellite, Astérix, en orbite le 26 novembre. Transition toute trouvée pour parler du triomphe des bandes dessinées franco-belges, et du petit gaulois malicieux créé par Goscinny et Uderzo, dont les albums Le Tour de Gaule et Astérix et Cléopâtre amusent petits et grands. A la télévision, suivant les pays, on peut découvrir Max la Menace aux USA, Les Sentinelles de l’Air en Grande-Bretagne, ou Belphégor en France. Les amateurs de sport peuvent suivre les exploits des champions de l’année : le Pays de Galles vainqueur du Tournoi des 5 Nations de rugby devant la France ; l’Inter de Milan champion d’Europe de football devant Benfica ; le duel Felice Gimondi-Raymond Poulidor au Tour de France cycliste ; Jim Clark champion du monde de Formule 1 ; et en boxe, le match Mohamed Ali-Sonny Liston, conclu par un k.o. dès le premier round. Ali est champion du monde poids lourds ; ne l’appelez plus Cassius Clay ! Dans ce tour d’horizon de l’année 1965, n’oublions pas non plus les décès de l’architecte Le Corbusier, des écrivains T.S. Eliot et Somerset Maugham, ou de Stan Laurel, qui fit tant rire le public avec son défunt complice Oliver Hardy. 

Côté musique, les amateurs de « bon son » n’ont que l’embarras du choix en 1965. Beatles ou Rolling Stones ? Les « Fab Four » de Liverpool sont toujours omniprésents : la parution de l’album Rubber Soul, avec des classiques comme Yesterday ; leur second film, Help ! dont ils signent les chansons ; ou un concert à New York, le premier dans un stade, devant 55000 fans en délire. Mais Mick Jagger, Keith Richards et leurs camarades leur font une sacrée concurrence avec un hit générationnel, (I Can’t Get No) Satisfaction. Bob Dylan fait une tournée mémorable en Angleterre, et a choisi son camp en interprétant Like a Rolling Stone. En Angleterre, on se déchaîne aussi avec d’autres trublions, The Who et le bien nommé My Generation. Aux USA, James Brown électrise les foules au son de Papa’s got a brand new bag. Il y a aussi Ray Charles (qui interprète la chanson du film Le Kid de Cincinnati), Wilson Pickett (Into the Midnight Hour), The Temptations (My Girl), Otis Redding (Ole Man Trouble)… 1965, ce sont aussi les succès de Tom Jones (What’s new, Pussycat ?), Petula Clark (Downtown), Marianne Faithfull, Roy Orbison, les Beach Boys, sans oublier Sonny & Cher et I Got You Babe (debout, Bill Murray !…). En France, on ne parle que du mariage de Johnny Halliday et Sylvie Vartan, le 11 avril. On écoute France Gall (lauréate à l’Eurovision pour Poupée de Cire Poupée de Son), Christophe (Aline), Hervé Vilard (Capri c’est fini), et Mireille Mathieu… On n’oubliera pas Nat King Cole, décédé le 15 février, et l’actrice-chanteuse Dorothy Dandridge, emportée par une overdose le 8 septembre.

Le Cinéma bouge aussi, en cette année 1965. L’installation de la télévision dans les foyers lui a porté un rude coup. Plus besoin d’aller se déplacer, les films arrivent directement chez le spectateur. L’hégémonie hollywoodienne n’est plus ce qu’elle était ; des grands studios ont fermé leurs portes (la RKO), d’autres sont en souffrance. Les superproductions coûteuses ne font plus forcément recette, les grands patrons d’antan (Warner, Zanuck) prennent leur retraite ou décèdent (comme David O. Selznick, l’homme d’Autant en emporte le Vent), les stars de l’Âge d’Or vieillissent… Les grandes compagnies entrent dans le giron de multinationales et les co-productions en Europe se multiplient. Des grands cinéastes s’arrêtent de travailler, tel John Ford, malade, qui doit quitter le tournage du Jeune Cassidy fini par Jack Cardiff. Le public, désormais, affirme ses goûts en fonction de sa tranche d’âge et de ses engagements, et, partout sur la planète, le Cinéma change en conséquence. La Nouvelle Vague française et le Free Cinema britannique sont passés par là. Les Oscars jouent la sécurité, avec le triomphe de la comédie musicale My Fair Lady de George Cukor. En Europe, le Festival de Cannes fait un triomphe au Knack, la comédie britannique de Richard Lester, et Venise consacre Sandra, le drame de Visconti avec Claudia Cardinale.

Que voit-on sur les écrans cette année-là ? Au Japon, le public boude un des plus beaux films d’Akira Kurosawa, Barberousse. En Italie, Federico Fellini signe Juliette des Esprits, ode à sa chère Giulietta Masina. On voit aussi naître la mode des « westerns spaghettis » dont le maître d’œuvre se nomme Sergio Leone : Et pour quelques dollars de plus fait un malheur sur les écrans européens… avec en vedette un acteur américain méconnu dans son propre pays : Clint Eastwood ! Derrière le Rideau de Fer, en Tchécoslovaquie, un jeune cinéaste prometteur amorce le renouveau du cinéma local : Milos Forman, signant son premier film, Les Amours d’une Blonde. Côté britannique, on va voir des films très variés : outre Help ! et Le Knack dus à Richard Lester, on va bien sûr voir le dernier James Bond, Opération Tonnerre. Le triomphe de l’année, signé Terence Young, avec le grand Sean Connery en 007. Celui-ci sait changer de registre : il est excellent en prisonnier réfractaire dans The Hill (La Colline des Hommes Perdus), de Sidney Lumet. Des cinéastes venus des USA trouvent un nouveau souffle, comme William Wyler, dirigeant Terence Stamp dans L’Obsédé. Le public britannique célèbre les nouvelles stars des sixties : Julie Christie dans Darling de John Schlesinger, et Michael Caine, anti-James Bond dans Ipcress Danger Immédiat.

En France, la fréquentation des salles diminue, et le public se partage en deux entités distinctes : d’un côté, les spectateurs toujours friands de films populaires et distrayants, et de l’autre, un camp plus exigeant, plus avant-gardiste, sous l’influence des anciens critiques des Cahiers du Cinéma qui ont supplanté le « Cinéma de Papa »… Tandis que François Truffaut s’en va interviewer Alfred Hitchcock pour un livre référence, Jean-Luc Godard présente Pierrot le Fou et Alphaville. Claude Chabrol, lui, s’amuse avec Marie-Chantal contre le Docteur Khâ ;  dans la mouvance de la Nouvelle Vague, Louis Malle remporte un succès populaire avec Viva Maria !, associant Brigitte Bardot (qui provoque une cohue monstre à New York, où elle présente le film) et Jeanne Moreau. On salue aussi le talent d’un jeune réalisateur grec, français d’adoption, Costa-Gavras, qui signe son premier film : Compartiments Tueurs. Le grand public, lui, a ses chouchous : Louis de Funès explose les zygomatiques des spectateurs et devient une star comique incontournable grâce au Corniaud de Gérard Oury, avec Bourvil ; et Lino Ventura confirme sa popularité (L’Arme à gauche, de Claude Sautet, La Métamorphose des Cloportes de Pierre Granier-Defferre et Michel Audiard aux dialogues, et Les Grandes Gueules de Robert Enrico). Enfin, hors des normes imposées, quelques OVNIS filmiques attirent l’attention ; le burlesque et poétique Yoyo de Pierre Etaix, disciple de Jacques Tati ; et l’un des meilleurs films jamais tournés sur la guerre, La 317e Section de Pierre Schoendoerffer.

Du côté américain, la situation est incertaine. Les superproductions n’attirent plus forcément le public. Les spectateurs font cependant un triomphe à la comédie musicale The Sound of Music (La Mélodie du Bonheur) de Robert Wise, avec Julie Andrews et Christopher Plummer, et ses chansons entraînantes et les paysages autrichiens. Par contre, le film burlesque de Blake Edwards, The Great Race (La Grande Course autour du Monde), malgré les cascades, les chansons et le numéro d’un Jack Lemmon déchaîné, se « ramasse » au box-office. On préfère voir LA star cool par excellence des sixties, Steve McQueen alias Le Kid de Cincinnati, joueur de poker opposé au vétéran Edward G. Robinson. Ou Peter O’Toole, Lord Jim chez Richard Brooks, dans une grande aventure asiatique l’opposant aux affreux joués par James Mason et Eli Wallach. On s’amuse devant le duo du western comique Cat Ballou formé par Jane Fonda et Lee Marvin. Les films de guerre aux castings truffés de stars sont à la mode, comme La Bataille des Ardennes avec Henry Fonda, ou L’Express du Colonel von Ryan avec Frank Sinatra. On découvre le talent d’un jeune premier prometteur : Robert Redford, aux côtés de Natalie Wood, dans Daisy Clover de Robert Mulligan. Côté « valeurs sûres » du box-office, le bon vieux John Wayne continue de faire régner la Loi dans l’Ouest, avec Dean Martin, dans le sympathique Les Quatre fils de Katie Elder du vétéran Henry Hathaway. 1965 est aussi une très bonne année pour Charlton Heston, excellent dans trois films aux destins différents : Major Dundee, dont le tournage sous la direction de Sam Peckinpah se passe mal ; Heston est superbe en Michel-Ange s’opposant au Pape Jules II (Rex Harrison) dans L’Extase et l’Agonie, de Carol Reed. Il est tout aussi bon dans le film d’aventures médiévales, Le Seigneur de la Guerre, réalisé par Franklin J. Schaffner.

Mais tous ces films sont éclipsés par la première, le 22 décembre 1965, du film-évènement de la fin d’année. Une grande romance tragique et épique… Le Docteur Jivago de David Lean arrive sur les écrans.

 

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L’URSS, après la 2ème Guerre Mondiale. Le Lieutenant-Général Yevgraf Jivago (Alec Guinness), du KGB, enquête à titre personnel. Il rencontre une jeune femme craintive, du nom de Tania Komarova (Rita Tushingham). Elle est peut-être la fille de son célèbre demi-frère, le médecin Youri Jivago, célèbre écrivain et poète, auteur d’une ode à une certaine Lara. Mais Tania affirme n’avoir aucun souvenir de ses parents… 

Youri (Omar Sharif), orphelin de père, fut élevé par des amis de sa défunte mère, Alexander et Anna Gromeko (Ralph Richardson et Siobhân McKenna), qui l’emmenèrent vivre à Moscou avec leur fille Tonya. En 1913, Youri est promis à une belle vie : il étudie la médecine, et son premier recueil de poésie a déjà été publié ; de plus, il est fiancé à Tonya (Géraldine Chaplin), revenue de Paris. Pendant ce temps, Lara (Julie Christie), la jolie jeune fille d’une couturière, est amoureuse de Pavel « Pasha » Antipov (Tom Courtenay). Pasha, enthousiasmé par les idéaux communistes, rêve de voir une nouvelle société égalitaire et libre jeter à bas le régime tsariste, source d’injustices. Victor Komarovsky (Rod Steiger), homme d’affaires influent et richissime, amant de la mère de Lara, emmène la jeune fille découvrir le grand monde, le soir même où Pasha participe à une manifestation pacifique. Victor déflore Lara. Les Cosaques chargent les manifestants. Youri assiste au massacre, horrifié. Pasha, blessé au visage, vole un revolver et s’enfuit. Lara le protège, sans oser lui dire qu’elle est désormais la maîtresse de Victor. Au fil du temps, tous ces personnages vont se croiser, se séparer, se retrouver. Durant la Grande Guerre, Youri et Lara, mariés à Tonya et Pasha, se rencontreront et tomberont amoureux, dans une Russie mise à feu et à sang par la Révolution d’Octobre 1917…

 

Docteur Jivago 07

Ci-dessus : sur le tournage de Docteur Jivago, Sir David Lean a la cool attitude entre Géraldine Chaplin et Julie Christie !

Lorsqu’il publia en 1957 Le Docteur Jivago, Boris Pasternak s’attira les foudres du Parti Communiste soviétique. L’écrivain russe avait osé raconter les terribles années de guerre civile, qui virent la naissance de l’URSS ; peu importait aux dirigeants du Parti que le roman de Pasternak racontait aussi, et avant tout, une déclaration d’amour aux femmes qui avaient marqué sa vie : parler de la suspicion généralisée, des villes rasées, des famines et des horreurs sans fin d’une guerre entre russes était un outrage aux vérités officielles du Parti. On connaît la suite : Le Docteur Jivago fut interdit de publication dans le propre pays de l’écrivain, et ce fut presque par miracle qu’un manuscrit fut envoyé à l’éditeur italien Giacomo Feltrinelli. Succès littéraire immédiat, le roman de Pasternak fut salué d’un Prix Nobel de Littérature en 1958, en dépit des demandes de l’écrivain rédigeant une lettre qu’on devina « guidée » par les censeurs de Moscou… Histoire d’autant plus surprenante qu’il semble que la CIA joua un rôle dans la reconnaissance du livre, les américains pensant que le triomphe du livre en Occident humilierait les Soviétiques (lire à ce sujet L’Affaire Jivago) ! Pasternak ne put savourer son succès et décéda en 1960. Les droits du livre intéressèrent vite les producteurs de cinéma, et l’heureux gagnant fut le producteur italien Carlo Ponti. Un véritable nabab du cinéma italien et européen de qualité (à son palmarès : La Strada, Léon Morin Prêtre, Lola, Le Doulos), célèbre surtout pour sa love story mouvementée avec Sophia Loren. Pour sa belle, Ponti était prêt à toutes les folies. Pourquoi ne pas lui offrir le rôle de Lara, la muse du bon docteur Jivago ? Et dans une adaptation de standing, avec du grand spectacle, des scènes de foule, des costumes d’époque et une ambiance épique à souhait… Le choix de Ponti fut vite fait. Il contacta David Lean. 

Auréolé des triomphes et des Oscars du Pont de la Rivière Kwaï et de Lawrence d’Arabie, Lean accepta vite l’offre de Ponti, pas malheureux de se débarrasser du mégalomane Sam Spiegel pour travailler avec un producteur aussi puissant, mais plus compréhensif. Le cinéaste britannique fera, poliment mis fermement, comprendre à Ponti qu’engager sa sublime épouse dans le rôle d’une jeune russe fragile n’était sans doute pas une bonne idée de casting. Ponti fut d’accord, et laissa à Lean les coudées franches pour faire son film comme il l’entendait. Près d’un an de tournage, en Espagne (où la police franquiste débarqua en plein tournage de la scène des manifestants chantant L’Internationale…), et le film vit le jour à la fin de l’année 1965. Cette œuvre titanesque fut un nouveau triomphe pour Lean. Mais il fut alors de bon ton pour les critiques professionnels (Pauline Kael en tête) de déverser leur venin, pointant du doigt quelques défauts (mineurs) et la transformation de « l’intouchable » œuvre de Pasternak en film à Oscars, pour justifier leur jalousie envers le talent de Lean. Pendant longtemps, on a considéré Docteur Jivago comme un film moins abouti que Le Pont de la Rivière Kwaï et Lawrence d’Arabie. Le temps a rétabli certaines injustices à ce niveau, et des cinéastes renommés - un certain Steven S. en tête – ont largement contribué à réhabiliter la réputation du film de Lean. Quel dommage que ce dernier n’ait pu que réaliser deux films en 25 ans après Jivago… La vindicte des critiques à la sortie du sous-estimé La Fille de Ryan fut l’une des raisons majeures du ralentissement d’activité de Lean, qui décéda en 1991.

 

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Ci-dessus : la légendaire musique de Maurice Jarre composée pour Docteur Jivago.

Mais que les critiques officiels aillent au diable ! Et apprécions à sa juste valeur le Docteur Jivago tel que l’a conçu David Lean, avec les principaux membres de l’aventure Lawrence d’Arabie : le dramaturge Robert Bolt, le chef-opérateur Freddie Young (appelé à la rescousse en plein tournage après le renvoi de Nicolas Roeg), le décorateur John Box (assisté de l’indispensable machiniste – homme à tout faire, Eddie Fowlie) et évidemment, Maurice Jarre à la musique ! Devant les caméras, un beau casting international, rassemblant des visages familiers de l’univers leanien et des nouveaux venus : du côté féminin, Siobhân McKenna, Rita Tushingham, Géraldine Chaplin et l’égérie du nouveau cinéma britannique des sixties, Julie Christie dans le rôle de Lara ; côté messieurs, Sir Ralph Richardson, Rod Steiger, Tom Courtenay (révélé dans Billy le Menteur), Sir Alec Guinness (l’acteur fétiche de Lean) et le regretté Omar Sharif, qui vient de nous quitter, pour prêter ses traits à Youri Jivago. Une belle somme de talents complétée par des seconds rôles mémorables, dont un certain Klaus Kinski excellent en déporté politique (« je suis un homme libre, Lèche-bottes ! »).

Le cinéaste britannique n’avait pas son pareil pour mêler l’intime et le spectaculaire, et nous rappeler, derrière des images d’une beauté terrassante, à notre condition humaine. Et, quand bien même il nous offre l’une des plus belles histoires d’amour sur grand écran, il n’oubliait pas son sens critique ; aidé par l’écriture précise et intransigeante de Robert Bolt, Lean évitait les clichés et le sentimentalisme facile. La romance de Youri et Lara était sublime autant que tragique, née dans l’un des pires épisodes de l’Histoire du 20ème Siècle. La liste des violences commises ou évoquées dans Jivago est terrifiante : exploitation sexuelle, répression policière, lynchages, bombardements des populations civiles, spoliations, déportations, exécutions sommaires, massacres, mise en place d’un régime totalitaire par des « comités de surveillance » encourageant la délation (« ton attitude sera notée, Camarade »), endoctrinement des enfants (la fille de Lara, toute réjouie par l’histoire de l’exécution du Tsar et de sa famille…) et déculturation programmée… comment la rencontre de deux êtres peut-elle se sublimer dans ce triste contexte ? Contrairement à ce que les critiques de l’époque ont pu écrire, la romance décrite par Lean ne tombait en aucun moment dans les excès sirupeux. A l’occasion, le cinéaste ne se montre pas tendre avec ses deux principaux protagonistes. Rappelons qu’en la matière de love stories désabusées, Lean n’en était pas à son coup d’essai. La vieille fille campée par Katharine Hepburn dans Summertime (Vacances à Venise) voyait ses illusions d’idéal amoureux se heurter à une réalité moins glorieuse, et les amants de Brève Rencontre joués par Celia Johnson et Trevor Howard, plus tous jeunes, se savaient piégés par les conventions et les habitudes de leur milieu. Youri et Lara sont des personnages du même ressort : leur passion se brûle les ailes au contact d’une réalité épouvantable.

 

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Ci-dessus : les funérailles de la mère de Youri (Tarek Sharif, le fils d’Omar Sharif).

 

Youri, comme tous les personnages « leaniens », est un incorrigible rêveur et un contemplatif. Ceci dès son enfance, marquée par la scène de l’enterrement de sa mère ; il « cherche » son âme dans le vent… avant le dur rappel à la réalité : impitoyable, Lean  »fixe » l’image du cadavre maternel enfermé dans le cercueil. Adulte, il voit aussi la beauté dans des microbes virulents au travers de son microscope, ou composera ses plus beaux poèmes aux pires heures des « purges » bolcheviques. Lara, elle, ne sera jamais à la fête ; toute jeune encore, la voilà devenue la maîtresse soumise du puissant Komarovsky (Rod Steiger, génial en « gros chat » paternaliste et cynique). Elle n’a pas vraiment le choix, à vrai dire, dans la Russie impérialiste représentée par son  »protecteur » : les hommes riches ont tous les droits sur les femmes… Le mariage malheureux avec Pasha n’y changera rien. Le souvenir de Brève Rencontre n’est pas loin quand Youri et Lara se croisent et se retrouvent, conscients du caractère éphémère de leur histoire.

 

Docteur Jivago 05Ci-dessus : les tournesols en larmes… 

En véritable peintre du Cinéma, David Lean déploie des tableaux visuels de toute beauté, et invente jusqu’au moindre détail l’élément-clé d’une scène, qu’il s’agisse des « grandes images » – les steppes enneigées de la Sibérie, la reconstitution minutieuse du Moscou tsariste, les champs de fleurs entourant la villa de Varykino – ou de simples détails. En la matière, Lean sait transformer la moindre image en symbole immédiatement lisible pour le spectateur : l’étoile rouge soviétique qui « écrase » les files d’ouvriers du barrage ; la fameuse balalaïka maternelle, objet fétiche récurrent dans le film, qui veille sur le petit Youri effrayé par les grattements nocturnes d’une branche dénudée à la fenêtre (images de la Vie et de la Mort) ; les étincelles sur la ligne de tramway que prennent Youri et Lara sans se voir, annonciatrices de leur futur coup de foudre ; les tournesols qui pleurent à la première séparation de Youri et Lara, idée sublime qui inspirera sûrement à Spielberg le pot de fleurs d’E.T. … Jivago, 50 ans après sa sortie, reste de la sorte un régal pour les yeux du spectateur, et un véritable manuel de langage cinématographique pour tout apprenti réalisateur.

 

Docteur Jivago 02

Ci-dessus : vue d’ensemble de la charge des Cosaques dans les rues d’une Moscou enneigée… reconstituée entièrement en Espagne !

L’ancien monteur devenu cinéaste qu’était Lean était parfaitement conscient du pouvoir évocateur des images, des couleurs, et de l’enchaînement narratif. A titre d’exemple, la scène de la répression sanglante menée par les Cosaques du Tsar contre une procession pacifiste reste un modèle du genre. Quaker profondément dégoûté par la violence humaine, Lean savait trouver des idées originales, et perturbantes, pour suggérer les pires actes commis dans ses films. C’est en « détournant » les images de brutalité que l’on touche vraiment le spectateur, sans jamais montrer l’acte lui-même. Voisine de la scène du massacre des soldats turcs de Lawrence d’Arabie, la scène de la manifestation témoigne de la rigueur de Lean. Il passe ainsi entre deux scènes simultanées et séparées (le viol de Lara par Komarovsky, puis la procession guettée par les Cosaques dans une rue déserte). Par l’enchaînement visuel et sonore des plans et des regards, Lean ne montre rien de directement choquant ; les mouvements latéraux gauche-droite s’enchaînent – charge des Cosaques, mouvement de panique des manifestants, chute des instruments de musique de la fanfare… – auxquels seuls répondent la fuite de Pasha (qui s’éclipse, blessé, du cadre) et l’immobilité de Youri, témoin bouleversé du massacre. Trois couleurs tranchées dominent la scène : le blanc immaculé de la neige, le noir (tenue des manifestants, et bien sûr la nuit qui englobe le tout)… et le rouge. Celui des drapeaux piétinés, et cette horrible flaque de sang répandue par terre. Lean revient alors sur Lara, le visage défait, au bord des larmes, et un Komarovsky partagé entre satisfaction personnelle et embarras. Inutile d’en dire plus : le viol de la jeune fille et le massacre des innocents sont un même crime commis par les classes dominantes de la Russie tsariste, le spectateur fait inconsciemment le lien entre ce qu’il a vu et ce que Lean lui suggère.

 

Docteur Jivago 03Ci-dessus : la couleur rouge omniprésente dans cette scène entre Lara (Julie Christie), piégée par Victor (Rod Steiger).

Docteur Jivago a beau être un grand film romantique, Lean ne ménage jamais le spectateur. La violence de l’époque est omniprésente, même si elle reste distanciée. Elle est moins axée sur la brutalité physique que sur les effets psychologiques, et les rapports sociaux. Le talent narratif de Lean est à son sommet, trouvant toujours l’idée ou l’image forte qui provoque le malaise du spectateur. Aidé en cela par son équipe artistique et par le chef opérateur Freddie Young, le cinéaste vise juste. La couleur rouge vif, notamment, accompagne les drames et la peur : couleur de vie et de passion, elle est aussi la couleur du sang qui coule à flots, et celle du nouvel ordre appelé à asservir le peuple russe. L’étoile rouge au-dessus du barrage, les drapeaux des manifestants et des partisans, la flaque de sang, la robe rouge de Lara esclave de Komarovsky, les étendards qui ornent le  »train de mort » de Strelnikov… A l’opposé, Lean saura y opposer le jaune solaire, chaleureux, lié aux tournesols, aux jonquilles qui ornent les près de Varykino, aux bougies et aux cheveux blonds dorés de Lara ; c’est la couleur de l’histoire d’amour de Youri et Lara. Des moments éphémères, fragiles, qui ne font que renforcer l’horreur et l’étrangeté de la guerre civile qui ensanglante la Russie.

Lean sut aussi, toujours par le montage, amplifier les chocs psychologiques envers le spectateur ; la révélation de l’identité du « monstre » Strelnikov se fait par exemple par à-coups, en révélant d’abord les ravages causés par celui-ci (les villages anéantis, la population affamée), le caractère déjà légendaire de cet officier impitoyable de Lénine. Puis Lean montre l’arrivée de son train spécial, une forteresse d’acier roulant sans égards pour les piétons sur la voie… Surprise : la révélation en gros plan du visage défiguré de Strelnikov, qui n’est autre que Pasha, conserve son pouvoir de surprise et d’effroi, 50 ans après. Les idéalistes les plus acharnés deviennent les pires monstres.

Dans le même ordre d’idée, on se rappellera de cette scène de bataille abstraite, en fin de métrage, entre les Partisans et une cohorte de soldats Russes Blancs, dans un champ de fleurs. Sous l’œil d’un Youri épuisé, les Blancs sont fauchés par les mitrailleuses, « dansant » comme dans un ballet avant de succomber. Les Partisans inspectent le champ de bataille, Youri cherche des blessés à soigner. Et Lean de nous révéler en gros plan l’âge réel des soldats abattus : des enfants, entraînés dans la guerre par leur instructeur de l’école militaire… Là encore, l’effet sur le spectateur est imparable.

 

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Ci-dessus : les retrouvailles entre Youri (Omar Sharif) et Lara (Julie Christie).

 

La mise en scène de Lean reste indissociable, aussi, des grands espaces qu’il sut une nouvelle fois magnifiquement mettre en valeur. Le cinéaste, formé dans la première partie de sa carrière à des films totalement « urbains » (Oliver Twist, Summertime), avait su profiter des moyens de ses superproductions pour ramener l’espèce humaine à sa fragilité, face à une Nature qu’elle avait abandonné. S’aventurer hors de la civilisation, malgré ses hypocrisies et ses tromperies, n’est pas sans risques : qu’il s’agisse de la jungle dans Le Pont de la Rivière Kwaï, du désert dans Lawrence d’Arabie, ou ici des immenses steppes et forêts russes (en attendant la côte irlandaise de La Fille de Ryan et des grottes hindoues de La Route des Indes), les éléments naturels se rappellent non seulement à toute leur splendeur écrasante, mais ils mettent en plus en danger les petits êtres humains et leurs grands rêves… Youri, ici, risque la mort ; le poète-médecin exalté, rêvant de liberté et d’amour, est sans cesse ramené à la sinistre réalité dès qu’il s’aventure en forêt (la halte du train qui l’amène à Strelnikov, la capture par les Partisans). Sa traversée des plaines sibériennes, en plein hiver, sera une épreuve fatidique. Il n’en reste pas moins lié à cette Nature, toujours ambivalente chez Lean ; les moments intimes dans la datcha avec Lara, au milieu d’une nuit d’hiver hantée par les loups, lui donneront l’inspiration nécessaire pour écrire ses poèmes. Une scène difficile à décrire et narrer verbalement (difficile, a priori, de se passionner pour un homme qui écrit…), mais que Lean transcende avec rigueur, utilisant à merveille les échanges de regards entre Omar Sharif et Julie Christie.

 

Docteur Jivago 01ci-dessus : Youri et Lara de retour dans la datcha enneigée.

 

Les comédiens sont tous au diapason, bénéficiant de personnages impeccablement « croqués » par le dramaturge Robert Bolt. Un film à grand spectacle n’est rien s’il n’a pas, d’abord, des personnages forts pour soutenir son récit. Docteur Jivago n’a rien à craindre de ce côté-là : autour de son couple vedette, Lean fait s’entrecroiser une demi-douzaine de personnages récurrents, tous marquants… même si on peut mettre un léger bémol concernant le personnage de Tonya, l’épouse de Youri. Un peu trop lisse pour convaincre entièrement, Géraldine Chaplin est plus crédible dans le rôle quand Tonya est une jeune fiancée pétulante, et un peu moins quand elle est plus mature, soutenant sa famille dans les épreuves de la guerre. Sans doute les choix scénaristiques de Bolt et Lean ont joué en sa défaveur ; le film et son langage visuel favorisent essentiellement l’histoire de Youri et Lara, au détriment de Tonya. Le jeu de l’actrice n’est sans doute pas en cause. Il faut dire aussi qu’elle est éclipsée par la photogénie de Julie Christie, dont les longs cheveux blonds et les yeux bleus étincelants marquent davantage le spectateur ! Rien à redire sur cette dernière, qui pourrait être la petite sœur du Peter O’Toole de Lawrence d’Arabie. Julie Christie illumine le film par sa beauté un peu triste ; a contrario, elle est plus à l’aise dans les scènes de Lara mature, que dans les scènes où elle est plus jeune. N’oublions pas non plus, du côté des personnages féminins, la prestation convaincante de Rita Tushingham, la jeune fille interrogée par Yevgraf.

Du côté des personnages masculins, le film est plus abouti. Les personnages secondaires sont tous très bien décrits ; Ralph Richardson est touchant en vieux bourgeois dépassé par le vent du changement, et l’indispensable Alec Guinness est impeccable dans le rôle de Yevgraf, le frère faussement distant de Youri. Narrateur de l’histoire, il ne parle pour ainsi dire jamais aux autres personnages durant le film, astucieuse idée de Robert Bolt qui fait ainsi « détourner » par exemple une conversation entre les deux frères dans la scène de leurs retrouvailles : Yevgraf parle au passé, en voix off pour le spectateur, et Youri réagit au présent, ne parlant qu’à son frère. Guinness joue à merveille de l’ambiguïté de son personnage, officier politique et futur stalinien dévoué au Parti, mais aussi homme de cœur cachant ses sentiments sous une carapace inquiétante.

 

Docteur Jivago 06 Ci-dessus : Pasha (Tom Courtenay), transformé pour le pire par la Révolution d’Octobre…

 

Saluons aussi l’excellente prestation de Rod Steiger dans le rôle de Victor Komarovsky, homme d’affaires corrompu, cynique au dernier degré, profiteur de tous les régimes politiques… un personnage détestable à plus d’un titre, mais Lean, refusant d’en faire un méchant simpliste, lui donne une profondeur, un côté pathétique et même, surprise, des sentiments. Victor a beau représenter le capitalisme dans toute son horreur, et afficher une misogynie absolue, il se rachètera – partiellement – en sauvant la vie de Lara et de sa fille. Même les pires salauds ont une âme, aussi gâtée soit-elle… Par ailleurs, Victor reste lucide et franc – dès qu’il s’agit des autres. C’est lui qui avertit Lara de se méfier des grands rêves de son cher Pasha, et qui nargue la grandeur d’âme de Youri, en lui rappelant que ce monde-là est impitoyable pour les rêveurs. Tom Courtenay est une des meilleures idées de casting du Docteur Jivago : l’acteur anglais incarne à merveille Pasha / Strelnikov, le personnage le plus tragique du récit. On est partagé entre la compassion et l’horreur devant la triste évolution du personnage. Le gentil jeune homme naïf perdra toutes ses illusions de grandeur, ses lunettes chutant dans la boue (image rappelant celle de l’accident de Lawrence d’Arabie). Ne restera que Strelnikov, au service d’un système politique totalitaire et meurtrier ; un « robot » humain semant la Mort sur son passage. Lean a beau eu se défendre d’avoir fait un film politique, son message est clair, à l’intention de la jeunesse occidentale de 1965, fascinée par Castro et Mao : les grands idéalistes, qui croient pouvoir changer le Monde en se soumettant à leurs nobles idéaux, deviennent facilement les pires fanatiques… Triste ironie du sort : Pasha/Strelnikov sera lui-même victime d’une de ces purges politiques sanglantes commises par ses amis Bolchéviques… Après s’être soumis corps et âme à un système politique broyant l’individu, il meurt pour avoir tenté de redevenir un simple humain retrouvant sa femme.

 

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Ci-dessus : moment d’intimité et de tristesse partagée entre les amants de Docteur Jivago

 

Et, bien sûr, ce tour de casting ne serait pas complet sans la prestation d’Omar Sharif dans le rôle de Youri Jivago. Un rôle difficile dont l’acteur égyptien sut tirer le meilleur, mis en confiance par sa relation professionnelle avec David Lean. Ce n’était pourtant pas gagné d’avance, le personnage de Youri étant essentiellement passif dans les grandes scènes du film. Observateur, contemplatif, faisant passer dans ses grands yeux sombres aussi bien toute sa chaleur humaine que sa tristesse, Sharif donna vie à Youri et restera à jamais l’incarnation du personnage dans la mémoire collective. Il le rend tour à tour attachant, rêveur, mélancolique, horrifié ou plein de compassion envers ses contemporains. Il est aussi intéressant de voir que Lean donne à Sharif, connu pour jouer des personnages plus affirmés, une fragilité qu’on ne soupçonnait pas. Youri Jivago n’est certes pas un guerrier, mais il combattra, à sa façon, par les mots. L’humanité de Youri, aussi fragile soit-elle dans le contexte de l’époque, est sa seule arme face aux nouveaux maîtres de la Russie, résumée dans cette seule phrase adressée à Strelnikov : « Je ne vous hais pas, mais je hais vos idées« . Dans les scènes nocturnes où il écrit, hésite, et sort repousser les loups qui hurlent dans les bois (parallèle évident avec les troupes Bolchéviques assassinant les nostalgiques de l’ancien empire), Sharif, par sa simplicité de jeu, donna le meilleur de lui-même. Sa prestation sera justement récompensée d’un Golden Globe, parmi la moisson de prix et de nominations méritées que le film obtiendra, accompagné par le son des balalaïkas de Maurice Jarre, qui sut trouver l’âme musicale de Docteur Jivago

 

Ludovic Fauchier.

 

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Ci-dessus : le mot de la fin pour Yevgraf (Sir Alec Guinness)… et Maurice Jarre. L’Amour triomphera toujours ! 

 

La fiche technique :

Réalisé par David Lean ; scénario de Robert Bolt, d’après le roman de Boris Pasternak ; produit par Carlo Ponti (Carlo Ponti Productions / MGM / Sostar Films. S.A.)

Musique : Maurice Jarre ; photographie : Fred A. Young ; montage : Norman Savage

Décors : John Box ; direction artistique : Terence Marsh ; costumes : Phyllis Dalton

Distribution : MGM

Durée : 3 heures 20

En bref… ANT-MAN

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ANT-MAN, de Peyton Reed

L’histoire :

en 1989, le docteur Hank Pym (Michael Douglas) claque la porte de Stark Industries, furieux qu’Howard Stark (John Slattery) et ses associés du SHIELD se soient intéressés de trop près au fruit de ses recherches personnelles : la Particule Pym. Pour Pym, marqué par un drame personnel récent, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Il fondera la société Pym Tech pour poursuivre ses travaux en solitaire…

San Francisco, de nos jours. Scott Lang (Paul Rudd) sort de prison, après avoir purgé une peine de trois ans pour cambriolage. Le dernier d’une longue série de vols, qui lui ont valu le divorce, sa femme s’étant remariée avec le policier Paxton (Bobby Cannavale), et la perte de la garde de sa petite fille Cassie. Bien qu’il veuille s’amender, Scott est renvoyé par son nouvel employeur, à cause de son passé criminel. Son ami Luis (Michael Pena) croit avoir la solution : lui faire cambrioler la maison particulière d’un vieil homme riche, qui possède un coffre-fort inviolable. Facile pour Scott, bien surpris cependant par le contenu du coffre-fort : un costume bizarre, avec un casque… Il s’empare de la tenue, et découvre ses incroyables capacités : une pression sur les gants, et il se retrouve miniaturisé ! Il réalise avoir été  »appâté » pour une bonne raison par le propriétaire et concepteur du costume : Hank Pym, ancien super-héros qui fabriqua cette tenue d’ »Homme-Fourmi » en utilisant les propriétés spéciales de la Particule Pym… Après quelques mésaventures, Pym révèle à Scott ce qu’il attend de lui : un ancien associé, Darren Cross (Corey Stoll), ambitieux et jaloux, s’est emparé de sa société, et cherche depuis des années à reproduire ses Particules pour créer le Yellowjacket, un super-soldat miniature. Pym craint que Cross vende ses découvertes aux pires criminels, et l’espionne grâce à Hope Van Dyne (Evangeline Lilly), sa fille avec qui il est brouillé. Une fois que Scott saura se servir du costume et de ses gadgets, il devra infiltrer le laboratoire sécurisé de Cross pour s’emparer du Yellowjacket. Plus facile à dire qu’à faire pour Scott. Il lui faut apprendre à devenir le nouveau Ant-Man, capable de commander aux fourmis, et premier super-héros rétrécissant sans lavage !…

 Ant-Man 01

Impressions :

on ne croyait pas vraiment à ce nouvel opus des studios Marvel rejoignant l’univers partagé des Avengers. Le britannique Edgar Wright, auteur des cultissimes Shaun of the Dead et Hot Fuzz, avait tenté de monter le film durant douze ans, avant d’être débarqué sans ménagement de la pré-production d’Ant-Man. Une décision soi-disant justifiée par des « divergences artistiques » entre lui et les cadres de Disney-Marvel. Une formule passe-partout laissant deviner que Wright refusait de se plier aux diktats des exécutifs en costume cravate, qui ne cessent d’empoisonner le travail des réalisateurs à Hollywood depuis trop longtemps. Son remplacement par Peyton Reed ne laissait présager rien de bon, le nouveau venu se distinguant par des comédies impersonnelles pour le compte des grands studios (dont le bien nommé Yes Man, avec Jim Carrey)… Bref, ce « polissage » en règle exigé par des dirigeants veillant surtout à faire tourner la machine à cash (et coutumiers du fait sur des productions Marvel de plus en plus dépersonnalisées), concernant un super-héros mineur du monde Marvel, ne rassurait pas les fans de tout âge d’exploits super-héroïques. Mais soyons honnêtes : s’il ne cherche pas à révolutionner le genre, cet Ant-Man se laisse apprécier comme un divertissement estival sans prétention. L’idée de base de Wright - faire un comédie de braquage avec des éléments SF - est respectée et reste amusante. On peut voir Ant-Man comme un croisement entre L’Homme qui Rétrécit (ou sa version Disneyienne moins angoissante : Chérie, j’ai rétréci les Gosses) et Ocean’s Eleven, un mélange qui, par moments, retrouve l’esprit des productions Amblin période 1980-1990. Du rythme, un humour léger, et bien sûr des effets spéciaux à foison… Donc, pas de désagrément excessif pour le spectateur. 

Un malaise demeure, cependant, malgré la bonne humeur : la réalisation de Reed, hors des scènes à effets spéciaux, se contente de « passer les plats » du cahier des charges exigé par le producteur Kevin Feige. D’où ce rythme assez mécanique, qui répète la formule mise au point depuis Iron Man : présentation des personnages / découverte des pouvoirs / séance d’entraînement / love interest / mentor / apparition gag d’un autre super-héros (Anthony Mackie, le Faucon découvert dans Captain America : Le Soldat de l’Hiver) / confrontation avec un méchant assez limité / victoire finale / et l’inévitable scène post-générique de fin… On regrettera l’absence de Wright aux commandes, lui qui aurait apporté un touche de folie à une production assez formatée. Aussi amusant soit-il, Ant-Man reflète bien le peu d’intérêt que les pontes de Marvel Studios accordent à leurs réalisateurs, considérés comme du matériel interchangeable. Et ce n’est sans doute pas terminé, même si on finira par aller voir, de guerre lasse, Docteur Strange, Black Panther, Les Inhumains, et les inévitables cross-overs annoncés pour Captain America : Civil War et Avengers 3 déjà en chantier… Et on se demandera, finalement, quand le point de saturation sera atteint. Ceci d’autant plus que la Distinguée Concurrence, toujours associée avec Warner, pourrait bien oser plus d’audace l’année prochaine avec les très attendus Suicide Squad (et son commando de super-vilains, dont le Joker) et bien sûr Batman Vs. Superman : Dawn of Justice que nous prépare Zack Snyder.

 

Ludovic Fauchier.

 

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ci-dessus : un des points positifs du film, la musique de Christophe Beck, joli hommage à Lalo Schifrin et Mission : Impossible !

 

La fiche technique :

Réalisé par Peyton Reed ; scénario d’Edgar Wright & Joe Cornish, Adam McKay & Paul Rudd, d’après la bande dessinée créée par Stan Lee, Larry Lieber & Jack Kirby (Marvel Comics) ; produit par Kevin Feige, Brad Winderbaum, Leo Thompson et Lars P. Winther (Marvel Studios)

Musique : Christophe Beck ; photo : Russell Carpenter ; montage : Dan Lebental et Colby Parker Jr.

Direction artistique : Nigel Churcher et David Lazan ; décors : Shepherd Frankel et Marcus Rowland ; costumes : Sammy Sheldon

Effets spéciaux de plateau : Daniel Sudick ; effets spéciaux visuels : Vincent Cirelli, Trent Claus, Russell Earl, Evan Jacob, Dineksh K. Bishnoi, Simone Kraus, Jake Morrison, Greg Steele et Dominick Zimmerle (ILM/ Double Negative / Gentle Giant Studios / Lola Visual Effects / Capital T / Centroid Motion Pictures / Cinesite / Direct Dimensions / Luma Pictures / Method Studios / Prime Focus World / Stereo D / The Third Floor / Trixter Films) ; cascades : James M. Churchman, Jeff Habberstad et Trevor Habberstad

Distribution : Walt Disney Studios Motion Pictures

Durée : 1 heure 57

Caméras : Arri Alexa XT Plus

En bref… MICROBE ET GASOIL

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MICROBE ET GASOIL, de Michel Gondry

L’histoire :

David Guéret (Ange Dargent), surnommée « Microbe », a 14 ans. Il vit avec ses frères et ses parents, dont sa maman Marie-Thérère (Audrey Tautou), gentille bourgeoise dépressive et un peu hippie. Timide et rêveur, David est l’ado invisible, amoureux transi d’une camarade de classe, Laura (Diane Besnier), dans son lycée de Versailles. Arrive un jour dans sa classe un « cas social » : Théo Leloir (Théophile Baquet), transféré d’une autre école. Bricoleur, extraverti et décidé, passant son temps libre dans les ferrailleries et les moteurs (d’où son surnom de « Gasoil »), mal vu des autres élèves et pas très heureux avec ses parents, Théo devient vite le meilleur copain de David. Tandis que la fin de l’année scolaire approche, les deux garçons décident qu’il est temps pour eux de quitter leurs nids respectifs. Cet été, ils feront un grand voyage dans le Massif Central. Avec du matériel de récupération, ils fabriquent leur propre mobile home et se lancent à l’aventure…

 

Microbe et Gasoil

Impressions :

Après la sortie très médiatisée de L’Ecume des Jours, et son cortège de stars françaises, on aurait pu craindre que Michel Gondry allait se laisser embarquer dans un certain système de cinéma à la française, où sa créativité risquerait autant d’être bridée que bradée. Heureusement, l’artiste-cinéaste-clippeur-bricoleur-musicien versaillais sait toujours surprendre et frapper là où on ne l’attend pas. Il signe avec Microbe et Gasoil un très sympathique « petit » film, librement inspiré de sa jeunesse, passée à côtoyer dans son lycée de Versailles les « vilains petits canards » de la classe plutôt que les élèves populaires et intégrés. Des rencontres qui ont certainement forgé sa personnalité atypique, portant un regard imaginatif et distancié sur notre monde, et l’ont aidé à sortir de sa coquille.

N’attendez pas ici que Gondry se livre à des expérimentations visuelles surréelles, comme dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind ; et ses « bricolages » sont ici limités à leur plus simple expression, rassemblés dans cette drôle de voiture construite de bric et de broc par ses deux jeunes héros. En limitant au maximum les délires qu’on lui attribue d’habitude, Michel Gondry s’est discipliné. Tout juste se permet-il, en toute fin de film, quelques petites scènes de « rêve éveillé » (l’avion qui se pose à l’envers) presque anecdotiques en l’occurrence. La simplicité du récit fait sa force ; le réalisateur ne cherche pas à en mettre plein la vue, il s’impose une sobriété narrative appropriée pour suivre les frasques de ses deux héros. Et, avec beaucoup d’humour et de tendresse, il signe donc un road trip initiatique qui pourrait être sa réponse à quelques « films de mômes » oubliés. Daniel et Théo, en plein bricolage de leur véhicule, pourraient être les cousins éloignés des Explorers de Joe Dante, tout à leur projet de construction de vaisseau spatial. Heureusement, ici, point d’e.t. caoutchouteux pour gâcher la fête ! On pense aussi au beau film de Rob Reiner, Stand by Me, pour la ballade tantôt cocasse, tantôt triste, des deux gamins. Microbe et Gasoil se présente comme un road trip très plaisant, un bon bol d’air frais où deux gosses entrent dans l’âge adulte, avec son lot de joies, de désillusions et d’épreuves.

 

Ludovic Fauchier.

 

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La fiche technique :

Ecrit et réalisé par Michel Gondry ; produit par Georges Bermann (Partizan / Canal + / StudioCanal / OCS / Indéfilms 3 / Cinémage 9 / Région Bretagne / CNC / Commission du Film de Bourgogne)

Musique : Jean-Claude Vannier ; photographie : Laurent Brunet ; montage : Elise Fievet

Décors : Stéphane Rozenbaum ; costumes : Florence Fontaine

Distribution : StudioCanal

Durée : 1 heure 43

En vacances ! INSIDE OUT (VICE VERSA) et TERMINATOR GENISYS

Bonjour, chers amis neurotypiques ! Petit break estival pour votre serviteur, qui n’a pas écrit grand chose mais se rattrape… Quoi de mieux que de se détendre dans une bonne salle obscure bien fraîche en pleine canicule, hmm ? Donc : petite revue express de quelques films estivaux, livrés ici sans fiche technique et avec quelques commentaires personnels. On se retrouvera pour de futurs textes plus détaillés…

 

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INSIDE OUT (VICE VERSA), de Pete Docter

La petite Riley, 11 ans, suit ses parents dans le grand déménagement pour San Francisco. Pour les cinq émotions qui travaillent dans le Q.G. situé à l’intérieur de sa tête – Joie (voix d’Amy Poehler), Tristesse (voix de Phyllis Smith), Peur, Colère et Dégout (voix de Bill Hader, Lewis Black et Mindy Kaling) – , c’est une épreuve inattendue. Et les gaffes de la rondouillarde Tristesse n’arrangent rien, influençant l’humeur d’une Riley déjà bien mise à mal par le départ. Quand Joie et Tristesse sont aspirées dans les méandres de l’esprit de la gamine, c’est la catastrophe. Car tant qu’elles ne reviennent pas aux commandes, Riley sombre dans la dépression et prend des décisions désastreuses qui ne font qu’empirer la situation pour les habitants de son cerveau…

 

Inside Out

 Ahh, un Pixar… et un sacrément bon ! Cela faisait quelques années que le studio à la petite lampe ne nous avait pas offert un aussi beau cadeau. Ces dernières années, les projets originaux des animateurs de la bande à John Lasseter avaient quelque peu baissé de qualité depuis Ratatouille. L’animation restait irréprochable, les gags toujours là, mais les histoires commençaient à s’enliser dans la facilité, et il fallait bien une valeur sûre comme Toy Story 3 pour maintenir le studio à son niveau initial. Bonne nouvelle, avec Vice Versa, Pete Docter a su retrouver le ton particulier de son merveilleux Monstres et Compagnie. Ce n’était pourtant pas évident de marier l’humour « Muppets Show » et le ton souvent triste des déboires de la jeune Riley, dont l’état d’esprit agit et réagit sur les petits personnages « émotionnels » qui l’habitent… L’occasion pour les scénaristes de démontrer une inventivité narrative qu’on aimerait souvent bien retrouver chez des films « live », et pour Docter de livrer de jolis moments de bravoure, en nous faisant passer avec une aisance de funambule du rire aux larmes en quelques secondes. Les scènes comiques sont de petits bijoux – voir ce repas familial où l’on entre dans la tête de chaque protagoniste, régi par les même Emotions, mais avec des résultats variés selon l’âge et le sexe de l’intervenant… – et les scènes émotionnelles, elles, permettent une jolie illustration de l’entrée difficile dans l’adolescence d’une fillette déboussolée. Changement psychologique qui donne, dans le « paysage intérieur » de la petite Riley, des conséquences imprévisibles, et qui nécessite une coopération conjointe des cinq Emotions pour construire une personnalité adulte solide. Cela n’est pas sans danger ni drames, et il y a fort à parier que même le spectateur le plus endurci versera sa petite larme dans certaines scènes, comme celle du sacrifice de Monsieur Bing Bong, l’ami imaginaire de Riley, perdu dans sa mémoire. Ce drôle d’éléphant en peluche qui pleure des bonbons va devenir un personnage culte, l’une des créations les plus touchantes du studio Pixar. Ces scènes tristes alternent heureusement avec un humour « toonesque » du meilleur cru, et des personnages impeccablement croqués par les animateurs – mentions spéciales à la boulotte Tristesse et à l’hilarant Colère. Un excellent cru 2015, merci Pixar ! On attend déjà le suivant, The Good Dinosaur, avec intérêt.

 

 

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TERMINATOR : GENISYS, d’Alan Taylor

Vous connaissez l’histoire : le superordinateur Skynet a anéanti l’Humanité dans la Guerre du Jugement Dernier ; ses machines de mort ont pris le pouvoir et réduit les survivants en esclavage, jusqu’à ce que John Connor (Jason Clarke), leader de la résistance humaine, renverse le cours des choses. En 2029, Skynet est enfin vaincu. Mais il envoie un Terminator (Arnold Schwarzenegger « rajeuni » numériquement) dans le passé, en 1984, pour éliminer la mère de John, Sarah Connor (Emilia Clarke). Et John envoie son plus fidèle soldat, Kyle Reese (Jai Courtney), à la même époque pour protéger Sarah.

Mais le Terminator assassin est intercepté et détruit, à son arrivée, par un autre Terminator plus âgé (Arnold Schwarzenegger), protecteur d’une Sarah préparée au combat depuis son enfance. Et elle défend un Reese stupéfait des attaques d’un T-1000 lancé à sa poursuite. Reese, qui a des visions inexplicables d’une enfance qu’il n’a pas pu vivre, réalise qu’en changeant le cours des évènements, le vieux Terminator et Sarah ont décalé la naissance de Skynet, lié à la création d’une application informatique globale, du nom de Genisys. Ce faisant, l’improbable trio arrivé dans une année 2017 sans apocalypse devra affronter un nouvel ennemi aussi familier qu’inattendu…

 

Terminator Genisys

Souvenirs, souvenirs… La saga mythique du cyborg tueur imaginé par James Cameron et incarné par Arnold Schwarzenegger reste emblématique, pour les plus-tout-à-fait jeunes spectateurs de ma génération. Un premier film conçu comme une série B diablement efficace, qui avait imposé le culot et la vision d’un cinéaste prometteur, et une suite mythique, démesurée, dont les effets numériques extraordinaires (et toujours efficaces, près de 25 ans après) avaient contribué à changer à jamais les techniques cinématographiques. Depuis, Cameron est parti voguer sur d’autres flots, ce bon Schwarzie s’est lancé dans une carrière politique (calamiteuse pour la Californie, semble-t-il), et, personnellement, je l’avais perdu de vue après le passable Terminator 3 en 2003. La série aurait dû, selon une logique de fan « puriste », s’arrêter à la fin du second film. Tel n’est évidemment pas l’avis des détenteurs des droits de la saga, qui avaient tenté de continuer avec un fade Terminator Renaissance, où l’absence du Chêne Autrichien se faisait sentir. L’annonce du retour de ce dernier, plus tout jeune, dans un Terminator signé Alan Taylor, responsable d’un Thor 2 pâlichon, n’était pas pour rassurer. Un drôle de sentiment surgit d’ailleurs, durant la projection de ce Terminator : Genisys auquel Cameron a cependant donné sa bénédiction ; un mélange de nostalgie, de « fan service » et de désenchantement. Reconnaissons que le scénario sait se montrer respectueux de l’univers mis en place par Cameron, et se montre parfois astucieux, donnant à la première partie du film un traitement iconoclaste à la Retour vers le Futur 2… Reste que Taylor ne peut guère faire mieux qu’imiter mécaniquement le style de James Cameron, sans le surpasser. Les transformations du nouveau T-1000, par exemple, n’ont plus l’impact de Terminator 2. Le public s’est blasé de ces prouesses numériques trop familières. Et le scénario laisse en suspens, intentionnellement, trop de questions dans une chronologie déjà compliquée, que même Doc Brown ne saurait expliquer sans se coller une bonne migraine ! On est donc prié de « débrancher » son cerveau en début de film, et de profiter des poursuites et explosions. Entre deux effets pyrotechniques, saluons quand même les efforts d’Arnold, toujours fidèle au poste, et s’amusant bien à jouer un Terminator atteint par le vieillissement ; ses partenaires, eux, alternent le bon et le passable. Emilia Clarke, la charmante Khaleesi de Game of Thrones, est une Sarah Connor crédible et combative. Jason Clarke est malheureusement sous-utilisé. Et Jai Courtney ne fera pas oublier Michael Biehn dans le rôle de Kyle Reese. L’acteur australien trimballe un gros manque de charisme plombé par un visage assez inexpressif. Vous l’aurez compris, ce reboot de Terminator laisse une impression mi-figue mi-raisin. Tant qu’à voir le nouvel opus d’une grande saga de SF, cette année, allez plutôt revoir Mad Max Fury Road

Enfin… hasta la vista quand même,  baby !

Ludovic Fauchier.

Aux disparus du printemps 2015…

Bonjour, chers amis neurotypiques ! La traditionnelle et hélas régulière rubrique hommage de ce blog salue ici trois personnalités du 7ème Art, disparues ce printemps 2015. Dure saison pour les amoureux des sagas de Tolkien, et du plus grand des Vampires…

 

Aux héros oubliés 2015... Christopher Lee

A tout saigneur, tout honneur ! Aborder la biographie de Sir Christopher Lee (1922-2015) n’est pas simple du tout… Essayer de résumer en quelques paragraphes la carrière du comédien britannique tient de la mission impossible. De ses débuts à la télévision britannique en 1946, à son ultime rôle (ce sera dans Angels in Notting Hill, tourné l’an dernier), Sir Christopher (né Christopher Frank Lee Carrandini) a totalisé, selon le site ImdB, 278 rôles sur tous les supports - films, séries et doublages inclus ! Devant une carrière aussi démesurée, le bloggeur cinéphile abdique d’entrée. Plutôt que de citer tous ses rôles, il préfèrera se souvenir des prestations les plus marquantes de l’acteur. A l’annonce de son décès survenu le 7 juin dernier, quelques jours après son 93ème anniversaire, les fantasticophiles du monde entier auront versé une petite larme en souvenir de celui qui incarna le Comte Dracula pour le studio anglais Hammer Films. Immédiatement reconnaissable à sa haute taille (1 mètre 92), ses yeux ténébreux, sa voix de basse si impressionnante et son allure aristocratique innée (sa mère était une comtesse italienne), Christopher Lee a marqué des générations de cinéphile via une carrière riche en personnages maléfiques, auxquels il donna sa prestance naturelle, ainsi qu’un certain sens de l’humour pince-sans-rire. Reconnu comme un véritable gentilhomme dans la vraie vie, cet ancien élève du distingue Eton College aura créé toute une galerie de vilains mémorables – mais aussi des personnages bien plus sympathiques !

Petite plongée dans ma dvdthèque personnelle et dans mes souvenirs, pour citer quelques-uns des grands moments de la longue carrière cinéma de Sir Christopher Lee :

- apparitions dans les années 1950, avant Dracula… : dans Captain Horatio Hornblower (Capitaine sans peur, 1951) de Raoul Walsh, et dans Le Corsaire Rouge (1952), de Robert Siodmak, Christopher Lee tenait des petits rôles d’officiers de marine, menaçant aussi bien Gregory Peck que Burt Lancaster. On le reconnaît facilement à sa grande taille, parmi les figurants qu’il dépasse d’une tête ! On le retrouve aussi dans Amère Victoire de Nicholas Ray (1957), en sous-officier combattant aux côtés de Richard Burton en Afrique du Nord, durant la 2ème Guerre Mondiale. Lee joua aussi des petits rôles chez Michael Powell : exubérant cafetier argentin assistant à La Bataille du Rio de la Plata (1956) et officier nazi menaçant les héros britanniques en mission dans I’ll meet you by moonlight (Intelligence Service, 1957).

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ci-dessus : Dracula, dans les différents films interprétés par Christopher Lee, ou l’art et la manière d’emmener les femmes au pieu ! (Dracula, pieu ? Vous avez compris ? oui, bon…)

- la période Hammer, qui le consacra star de l’Epouvante, des années 1950 à 1970, aux côtés de son ami Peter Cushing. Frankenstein s’est échappé (1957), très libre adaptation du roman de Mary Shelley par Terence Fisher, fut son premier rôle dans le genre. Lee y incarnait une créature ravagée, muette, très différente du monstre joué par Boris Karloff, mais c’est surtout le docteur Frankenstein interprété par Cushing qui avait la vedette. Une courte scène du film fut utilisée par Stanley Kubrick pour Lolita. Christopher Lee affronta Peter Cushing l’année suivante, pour le fameux Dracula, dépoussiérant l’image du comte vampire. Pour la première fois à l’écran, Dracula fut nettement sexualisé par rapport à la sage version de Bela Lugosi chez Universal. Le comte plongeait voluptueusement ses crocs sanglants dans le décolleté de ses charmantes victimes, plus séduites qu’effrayées ! La scène finale marqua les esprits, avec la décomposition du vampire exposé à la lumière par son ennemi, Van Helsing. Devenu superstar du genre, Lee fut la figure de proue du petit studio anglais. Il incarnera (et parodiera parfois) Dracula dans plusieurs autres films, le plus réussi étant Le Cauchemar de Dracula (1966), toujours de Fisher, avec une scène de résurrection plutôt gore pour l’époque : le valet de Dracula égorgeait une victime inconsciente, suspendue au-dessus de la tombe du vampire, arrosée de sang… Citons aussi La Malédiction des Pharaons (1959), où Lee incarnait Kharis, la momie d’un prêtre égyptien maudit, nouvelle variation sur le classique La Momie avec Karloff. Chez la Hammer, Christopher Lee combattit aussi parfois pour les forces du Bien : dans The Devil Rides Out ou The Devil’s Bride (Les Vierges de Satan, 1968), il est le Duc de Richleau, aristocrate occultiste luttant contre une secte sataniste implantée dans la bonne société anglaise des années 1930. Lee est impeccable dans ce petit classique écrit par Richard Matheson, l’auteur de Je suis une Légende, Duel et L’Homme qui rétrécit.

- le cinéma fantastique italien : polyglotte, parlant italien (sa langue maternelle), Christopher Lee joua aussi dans des films fantastiques transalpins, très gothiques et baroques, où son imposante silhouette dominait l’ensemble du casting. On le vit ainsi en domestique inquiétant dans La Vierge de Nuremberg, d’Antonio Margheriti. Mais c’est surtout dans Le Corps et le Fouet (1963), de Mario Bava, qu’il s’illustra. Une histoire de vengeance d’outre-tombe où il jouait un baron revenu d’entre les morts pour punir sa belle-soeur et ex-maîtresse jouée par Dahlia Lavi. Un film fantastique ouvertement sadomasochiste où Sir Christopher s’en donnait à cœur joie dans le maniement du fouet !

- Sherlock Holmes : Christopher Lee est maintes fois entré dans l’univers du fameux détective écrit par Arthur Conan Doyle, au gré de diverses adaptations. Durant ses années Hammer, on le vit par exemple dans l’excellente version du Chien des Baskerville (1959) due à Terence Fisher ; il y était le noble Sir Henry Baskerville, menacé par une terrifiante malédiction, demandant l’aide du grand détective interprété par le fidèle camarade Peter Cushing. En 1970, il fut engagé par le grand Billy Wilder pour jouer cette fois Mycroft Holmes, le frère aîné du détective campé par Robert Stephens dans La Vie Privée de Sherlock Holmes. Il donne à Mycroft un mélange d’amabilité courtoise et de duplicité, pour ce frère très protecteur qui est aussi le chef des services secrets britanniques via le Diogène Club : il « couvre » ici un curieux complot destiné à confondre des espions étrangers, en se servant de la légende du Monstre du Loch Ness, pour fabriquer un sous-marin expérimental ! Enfin, Sir Christopher Lee joua Sherlock Holmes lui-même, dans des téléfilms d’honnête facture à la fin des années 1980. Curieusement, cet habitué des rôles de grands méchants ne joua jamais l’ennemi absolu de Holmes, le Professeur Moriarty…

- James Bond : cousin éloigné (et occasionnel partenaire de golf) de Ian Fleming, vétéran du Foreign Office qui inventa le personnage de 007, Sir Christopher Lee devait forcément affronter ce dernier sur grand écran. Il manqua de peu d’incarner le Docteur Julius No face à Sean Connery dans le tout premier film de la saga, mais put enfin croiser le fer avec l’agent secret britannique dans L’Homme au Pistolet d’Or (1974), un Bond hélas assez poussif dû à Guy Hamilton. Il fut un mémorable méchant : Francisco Scaramanga, le tueur professionnel le plus réputé au monde, tellement sûr de lui qu’il envoie des menaces de mort à Bond dans les bureaux du MI-6 (l’agent secret le moins secret au monde, donc, puisqu’on connaît son adresse…) ! Un méchant pourvu de trois tétons (signe de virilité) qui mène grand train de vie aux côtés de sa maîtresse et d’un horripilant majordome-tueur nain, dans son île privée au large de Macao, où il organise des jeux mortels pour ses invités. James Bond (Roger Moore) a donc un adversaire de taille, et Christopher Lee est impeccable, comme toujours. Terriblement daté, le film réserve quelques rares moments de folie douce, comme cette évasion de Scaramanga à bord d’une AMC Pacer transformée en avion privé, façon Fantômas période Jean Marais-Louis de Funès !

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ci-dessus : le docteur Catheter (Christopher Lee), dans Gremlins 2, a-t-il trouvé plus dangereux et plus fou que lui ? … La réponse est oui !

- les comédies : avec son background d’ancien élève d’Eton, son service militaire aux renseignements de la RAF, ses origines aristocratiques et ses rôles précédents, on a du mal à imaginer Christopher Lee en acteur de comédie. Il fallait pourtant avoir une sacré dose d’humour et d’autodérision pour participer à des comédies aussi barrées que le 1941 de Steven Spielberg (1979) et le Gremlins 2 (1990) de Joe Dante. Lee restait d’un sérieux absolu, contrepoint idéal au délire ambiant. Dans 1941, il est le Capitaine von Kleinschmidt, fier Nazi de la Kriegsmarine, enfermé dans le sous-marin réformé du Commandant Mitamura (le samouraï attitré des films de Kurosawa : Toshirô Mifune) et son équipage japonais complètement égaré au large de la Californie. Ils ont manqué l’attaque de Pearl Harbour, et cherchent une autre cible à détruire, pour l’honneur : Hollywood ! Von Kleinschmidt, exaspéré, a beau leur expliquer que « Hollywood est à l’intérieur des terres », rien n’y fait : on ne critique pas les fiers guerriers de l’Empire du Soleil Levant. Le Nazi forcément arrogant finira expédié par-dessus bord pour avoir contesté l’autorité de son allié… Lee fait une belle démonstration de ses talents polyglottes en parlant allemand, sans faute, durant tout le film. Son numéro de duettiste avec Mifune est irrésistible, notamment durant une mémorable scène d’interrogatoire aux dépens du bûcheron alcoolique joué par Slim Pickens, échappé de Docteur Folamour

Avec Gremlins 2, Joe Dante, féru de films de monstres s’il en est, s’amuse comme un petit fou en donnant au très respectable comédien un rôle de savant fou atrabilaire : Lee est le vil docteur Catheter, généticien, expérimentateur et collectionneur de maladies mortelles, régnant sur un laboratoire complètement dingue. Le distingué acteur britannique joue le jeu à fond, se promenant en tenant sous son bras une cosse géante du film L’Invasion des Profanateurs de Sépultures. Le méchant docteur séquestre le pauvre petit Gizmo, prêt à disséquer celui-ci avec délectation… Notre gentil Mogwai s’évade, mais les choses vont forcément mal tourner, et les Gremlins envahissent le laboratoire. Grâce aux sérums du docteur, ils vont subir des métamorphoses délirantes à souhait (dont un Gremlin transsexuel !). Christopher Lee s’amuse comme un petit fou à surjouer le méchant savant. Voir son entrée en scène où il est manifestement contrarié par une erreur de livraison médicale : « Ah, ce doit être ma malaria… Hmm. La rage. Mais je l’avais déjà, la rage ! ». Ou cette déclaration très ironique, en plein chaos : « Je jure de ne plus faire le mal à qui que ce soit ! ». Vœu pieu, avant de périr foudroyé par le Gremlin électrique…

- Chez Tim Burton… : après une décennie plutôt discrète, Sir Christopher Lee fit à nouveau des réapparitions fréquentes sur grand écran, dans des productions de prestige. Fan des films Hammer et des grands acteurs du genre depuis son enfance, Tim Burton n’allait pas manquer l’occasion de faire tourner un de ses héros d’enfance. Christopher Lee rejoignit donc la troupe d’acteurs réguliers du cinéaste à partir de Sleepy Hollow, où il était un magistrat quelque peu sadique et obscurantiste, envoyant Ichabod Crane (Johnny Depp) enquêter sur les meurtres commis par le Cavalier Fantôme. Lee revint dans cinq autres films de Tim Burton : dans Charlie et la Chocolaterie, il fut le papa de Willy Wonka (Depp), dentiste obsessionnel, vieux grincheux, mais finalement bien triste d’être séparé de son fils ; dans Corpse Bride (Les Noces Funèbres), il prêta sa voix au Pasteur intolérant, cherchant à marier en vain le jeune Victor (Depp again) ; son rôle dans Sweeney Todd fut coupé au montage, pour raisons de timing – il devait jouer un spectre, victime du barbier assassin (Depp, toujours) ; il fut la voix du monstrueux Jabberwocky affrontant Alice (Mia Wasikowska) dans Alice au Pays des Merveilles ; et, dans Dark Shadows, l’ancien Dracula était le vieux marin hypnotisé par le vampire Barnabas (Depp, encore…). Burton rajouta une dernière apparition de Christopher Lee dans un extrait de Dracula, diffusé à la télévision dans Frankenweenie en 2012.

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ci-dessus : dans La Communauté de l’Anneau, la discussion tourne à l’aigre entre les deux plus grands sorciers de la Terre du Milieu. Même Gandalf (Ian McKellen) ne peut tenir tête à Saruman (Christopher Lee)…

- Outre Tim Burton, d’autres cinéastes de grand renom ont ramené Sir Christopher Lee sur le devant de la scène. Pas étonnant de voir notre Prince des Ténèbres incarner des vilains hautains avec le même brio, dans les deux plus fameuses sagas fantastiques de ce début de siècle. Grand admirateur de l’œuvre de J.R.R. Tolkien, au point de relire chaque année Le Seigneur des Anneaux intégralement depuis sa parution, Sir Christopher Lee mémorisait tout le « pavé » médiéval-fantastique de l’auteur britannique, dont ses poèmes et langages multiples. Notamment le Noir Parler du Mordor, dont il livra une impeccable démonstration dans les bonus DVD de la trilogie du Seigneur des Anneaux. Si Christopher Lee se serait bien vu incarner Gandalf, il accepta quand même avec plaisir l’offre de Peter Jackson d’incarner Saruman le Blanc. Choix judicieux, car, avec son allure et sa voix si imposantes, Lee fut parfait dans la peau du magicien dévoyé, trahissant ses alliés pour tenter de faire jeu égal avec le maléfique Sauron… Il donna au personnage le parfait mélange d’orgueil, de sagesse pervertie et de ruse appropriée. Avec ses sortilèges, ses oiseaux espions, son agent double attitré et ses terribles Uruk-Hais, Saruman reste un adversaire de taille face à Gandalf (Ian McKellen) et les héros de la saga, notamment dans le second volet, Les Deux Tours. Jackson lui réservera, dans la Version Longue du Retour du Roi, un châtiment digne de sa trahison : une chute mortelle pour finir empalé tel Dracula et noyé par ses machines. Lee fera un come-back plaisant dans la « prélogie » du Hobbit, le temps de quelques scènes dans Un Voyage Inattendu et La Bataille des Cinq Armées. Très âgé et ne pouvant se déplacer en Nouvelle-Zélande, l’acteur fut filmé en Angleterre et intégré aux scènes tournées par Ian McKellen, Cate Blanchett et Hugo Weaving. Saruman n’avait pas encore basculé dans le Côté Obscur, mais affichait déjà un certain orgueil (« laissez-moi m’occuper de Sauron…« ) et une aversion pour l’hygiène douteuse de ses confrères magiciens !

D’une saga à une autre, n’oublions pas que Sir Christopher Lee, en même temps qu’il complotait à l’écran en Terre du Milieu, faisait de même dans une galaxie lointaine, très lointaine… Apparu en 2002 dans L’Attaque des Clones, second volet de la « prélogie » Star Wars, Lee fut un autre beau vilain : le distingué Comte Dooku, alias Darth Tyrannus, ancien Jedi dissident converti aux ténèbres par le fourbe Palpatine (Ian McDiarmid), futur Empereur… Un personnage ambigu, prônant la sédition envers la République pour mieux l’affaiblir. Dooku fut un autre beau méchant incarné par l’acteur, toujours gentleman et distingué, même lorsqu’il affronte les Jedis les plus puissants de l’univers. Il mutile Anakin (Hayden Christensen), blesse Obi-Wan (Ewan McGregor) avant de se lancer dans un duel épique contre Maître Yoda en personne ! Dooku finira pourtant victime de ses ambitions, proprement décapité trois ans plus tard dans La Revanche des Sith par un Anakin de plus en plus instable… Lee rejoignait ainsi, avec 25 ans de décalage, son défunt ami Peter Cushing au rang des méchants les plus marquants de la saga Star Wars. Loin de ces trépidantes aventures fantastiques, signalons que Lee joua aussi chez Martin Scorsese un élégant libraire parisien, Monsieur Labisse, dans le très beau Hugo Cabret (2011).

Voilà, j’ai terminé ma revue des meilleurs souvenirs liés à Christopher Lee, citant une filmographie très incomplète. Il sera toujours temps de redécouvrir d’autres titres que je n’ai pas vus, comme The Wicker Man (1973) de Robin Hardy, où il incarnait le chef d’un culte païen perpétuant les sacrifices humains dans un géant de paille… Petite anecdote pour finir : le soir où j’ai appris son décès sur le Net, le tonnerre a grondé et la foudre s’est abattu. C’est ce qui s’appelle réussir sa sortie, sir !

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Et la lumière d’Eärendil s’éteignit… Le chef opérateur et caméraman australien Andrew Lesnie s’est éteint prématurément le 27 avril dernier, victime d’une crise cardiaque à l’âge de 59 ans. Un bien triste jour pour les amoureux des sagas adaptées de J.R.R. Tolkien, puisque Lesnie fut « l’œil » (moins incendiaire et beaucoup plus affûté que celui de Sauron) des trilogies du Hobbit et du Seigneur des Anneaux portées à l’écran par Peter Jackson. Deux sagas monumentales qui lui auront valu un Oscar, et la reconnaissance des professionnels de son domaine. Lesnie, fort d’une expérience technique acquise notamment sur l’adaptation de Babe, l’histoire du petit cochon produite par George Miller, aura imposé sa patte dans l’univers de Peter Jackson, au point de devenir son chef-opérateur attitré sur ses autres films.

Né en 1956, Lesnie venait d’entrer à l’AFTRS (Australian Film and Television Radio School) lorsqu’il commença sa carrière professionnelle, comme assistant caméraman sur le film fantastique Patrick, de Richard Franklin, en 1978. Sitôt diplômé, Lesnie fut engagé comme caméraman pour l’émission pour enfants Simon Townsend’s Wonder World ; deux années formatrices où il put, avec un budget modeste, expérimenter diverses techniques de tournage adaptées à des lieux et des styles de tournage très différents. Son travail sur cette émission australienne alors très populaire fut apprécié, et pendant la décennie suivante, Lesnie passera du statut de caméraman à celui de chef opérateur, entre la télévision et le cinéma australiens. A partir de 1986, Lesnie enchaînera les tournages sur des films locaux restés pour la plupart inédits en France. Les choses changeront doucement en 1995, quand George Miller, le père des Mad Max, et le réalisateur Chris Noonan mettent sur pied l’adaptation du conte de Dick King-Smith, Babe. Pas évident de rendre crédible une histoire adorée des enfants, où un gentil petit cochon évite l’abattoir en devenant « chien » de berger ! Cela implique de créer l’atmosphère adéquate sur un plateau de tournage où l’essentiel des acteurs sont des animaux de basse-cour – ou leurs « doublures » animatroniques. Lesnie fut pour beaucoup dans la réussite du film, la lumière chaleureuse qu’il créa pour l’occasion donnant l’ambiance parfaite pour ce merveilleux conte filmé. George Miller apprécia tellement son travail qu’il engagea Lesnie pour la très mésestimée suite, Babe : Un Cochon dans la Ville (1998), et pour le tournage des prises de vues « live » de Happy Feet (2006). Lesnie, ensuite, remporte un AFI Award pour le film de 1997, Doing Time for Patsy Cline.

 

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ci-dessus : avant Le Seigneur des Anneaux, le chef-opérateur Andrew Lesnie se fit connaître en créant la jolie lumière de Babe (1995). Comme un petit air de famille avec Cul-de-Sac et la Comté, non ?

 

En 1999, le chef opérateur australien répondit à l’appel d’un voisin néo-zélandais… Peter Jackson avait vu et apprécié Babe, dont les choix de couleurs et d’éclairage, à la fois familiers et fantastiques, étaient ce qu’il cherchait pour son nouveau film. Lesnie accepta de s’embarquer dans l’aventure de l’adaptation filmée du Seigneur des Anneaux, pour se confronter à des obstacles qui auraient fait cauchemarder n’importe lequel de ses collègues : un tournage marathon de près de deux ans en Nouvelle-Zélande, alternant entre scènes de studio et scènes en extérieurs - avec le risque permanent d’abîmer les caméras amenées dans des zones périlleuses de montagnes et de rivières… Sans compter le tournage, caméra à l’épaule, de scènes de batailles opposant des centaines de figurants ; et les défis techniques inédits, consistant à insérer des prises de vues réelles et des effets visuels inédits (les foules virtuelles gérées par le logiciel Massive, la transformation numérique d’Andy Serkis en Gollum). Et, dans ce récit fleuve, Lesnie alterna des scènes aux tonalités très différentes, afin que Jackson puisse reconstituer la Terre du Milieu imaginée par J.R.R. Tolkien. Lesnie créa des ambiances uniques et distinctes, au fil du récit. On y passe des couleurs chaudes et joyeuses du pays des Hobbits aux souterrains, putrides et claustrophobiques à souhait, de la Moria ou de Cirith Ungol, de l’atmosphère spirituelle et éthérée des contrées Elfiques (Fondcombe, Lorien) à l’ambiance médiévale plus « brute » des mondes humains (Rohan, Gondor), sans que cela ait l’air répétitif. Lesnie développa ainsi une impressionnante palette de lumières et d’ambiances variées, se montrant particulièrement à l’aise dans les moments les plus contemplatifs du récit. Son travail fut justement récompensé d’un Oscar en 2001 pour La Communauté de l’Anneau et d’un BAFTA Award en 2003 pour Le Retour du Roi. Lesnie devint de fait le chef opérateur de Jackson pour ses films suivants, King Kong (2005) et Lovely Bones (2009), avant leur retour en Terre du Milieu pour la « prélogie » du Hobbit. L’occasion pour le chef opérateur de revenir sur ses acquis, en bénéficiant de toutes nouvelles techniques : tournage et projection en numérique, avec utilisation de la stéréoscopie (la 3D). Quelques privilégiés purent voir les films du Hobbit projetés, dans des salles spécialisées, à 48 images par seconde, garantie d’une projection 3D plus fluide… mais le procédé ne plut pas à tout le monde. Peu importe, car les nouvelles aventures en Terre du Milieu permirent là encore à Lesnie de créer des plans plus détaillés, d’une beauté épique fulgurante.

L’expérience acquise sur le tournage du Seigneur des Anneaux ouvrit de nouvelles portes à Andrew Lesnie, qui travailla sur des blockbusters fantastiques nécessitant l’intégration de créatures numériques crédibles, dans des prises de vues réelles. On vit par exemple son nom aux génériques de Je suis une Légende (2007), avec Will Smith menacé dans une New York déserte par des hordes de morts-vivants (pardon, d’ »infectés »), ou de La Planète des Singes : Les Origines (2011) où il retrouva l’ami Serkis ici transformé en chimpanzé intelligent. A chaque fois, pour ces productions solides mais sans génie, Lesnie sut donner des cadrages dynamiques et des lumières appropriées, donnant une touche très concrète aux univers fantastiques décrits. La carrière de Lesnie devait malheureusement s’interrompre après le tournage du film réalisé et joué par Russell Crowe, The Water Diviner (La Promesse d’une Vie) ; le sympathique chef-opérateur australien devait succomber d’une crise cardiaque à son domicile de Sydney.

 

Aux héros oubliés 2015... Geoffrey Lewis

Pour avoir traîné sa drôle de trogne dans un grand nombre de films de Clint Eastwood, Geoffrey Lewis (1935-2015) méritait bien d’être mentionné dans ces pages. Un de ces éternels seconds rôles du cinoche à l’américaine que l’on a pu voir aussi bien à la télévision (de Bonanza à Docteur House, en passant par Mission Impossible, Mannix, Starsky et Hutch, Kung Fu, X-Files, Law & Order ou même Walker Texas Ranger, il semble les avoir toutes faites) que sur les grands écrans, surtout dans les années 1970-1980, Lewis était immédiatement reconnaissable à sa petite taille, ses grands yeux bleus éberlués et un physique malingre faisant de lui un candidat tout désigné pour les rôles comiques. Né à San Diego le 31 juillet 1935, Geoffrey Lewis a longtemps connu les vaches maigres en tant qu’acteur, avant de pouvoir percer, après avoir étudié les arts dramatiques sur la côte Est et à New York.

Au cinéma, il est ainsi apparu dans de nombreux seconds rôles ; citons les titres les plus notables où il est apparu. On le vit en chef de la Horde Sauvage dans Mon Nom est Personne (1973) de Tonino Valerii (et Sergio Leone), en ancien chef d’escadron de Robert Redford dans The Great Waldo Pepper (La Kermesse des Aigles, 1975) ; familier des films de John Milius (avec qui il partageait une grande passion pour les armes à feu !), il tourna avec celui-ci dans son premier film, Dillinger (1973), tenant le rôle du gangster Harry Pierpont, dans Le Lion et le Vent (1975) où il jouait le rôle du diplomate Samuel Gummere, et retrouva Milius pour son épopée télévisée Rough Riders (1997). Au cinéma, on le vit aussi aux côtés de Gene Hackman, Burt Reynolds et Liza Minnelli dans Les Aventuriers du Lucky Lady (1975), La Revanche d’un Homme nommé Cheval avec Richard Harris (1976), dans le terrifiant téléfilm de Tobe Hooper Salem’s Lot (Les Vampires de Salem, 1979), aux côtés de Steve McQueen dans son dernier western, Tom Horn (1980) ; pour Michael Cimino, il fut Fred le Trappeur, piégé par l’armée privée des barons du bétail de La Porte du Paradis (1980), où il donnait la réplique à un tout jeune Mickey Rourke ; au cours des années 1980-90, il côtoya aussi les « musculeux » de l’écran – Charles Bronson dans Le Justicier de Minuit (1982), Sylvester Stallone dans Tango et Cash (1989), Jean-Claude Van Damme dans Double Impact (1991)… Plus discret mais toujours actif par la suite, Geoffrey Lewis donna aussi la réplique à Mel Gibson dans deux films : sa première réalisation, L’Homme sans Visage (1993), et l’année suivante, dans le western comique Maverick de Richard Donner, où il était un banquier particulièrement incompétent ! Parmi la flopée de petits films qu’il tourna dans ses dernières années, signalons sa présence dans le film d’horreur The Devil’s Rejects (2005) de Rob Zombie.

 

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ci-dessus : le finale de L’Homme des Hautes Plaines ; l’affreux Stacey Bridges (Geoffrey Lewis) terrorise ses anciens employeurs. Mais avec l’Etranger (Clint Eastwood) dans les parages, ça va fouetter…

 

Mais n’oublions pas qu’il fut un fidèle des films de Clint Eastwood (sept films en tout), jouant aussi bien les braves types que les tordus les plus inquiétants face à celui-ci. Lewis fut le desperado psychopathe Stacey Bridges venu régler des comptes avec L’Homme des Hautes Plaines (High Plains Drifter, 1973) ; il retrouva Clint l’année suivante dans Thunderbolt and Lightfoot (Le Canardeur) du débutant Michael Cimino, interprétant Goody, un braqueur malchanceux pendu aux basques de son colérique comparse joué par George Kennedy ; il tint le rôle du camionneur sympa Orville, meilleur ami de Philo Beddoe (Clint) et Clyde l’orang-outang dans Every Which Way But Loose (Doux, Dur et Dingue, 1978) et sa suite Any Which Way You Can (Ca va cogner, 1981) ; il fut John Arlington, coureur de dot et dindon de la farce dans Bronco Billy (1980) ; il retrouvera Eastwood dans Pink Cadillac (1989). Enfin, l’ami Clint le rappellera pour un second rôle hilarant dans son très étrange Minuit dans le Jardin du Bien et du Mal (1997) : Lewis y jouait le rôle de Luther Driggers, un brave homme un peu fêlé de la bonne ville de Savannah, ne se déplaçant jamais sans ses mouches accrochées à son veston… et dont le principal hobby semble être d’empoisonner les réserves d’eau de la ville, sans que ses voisins ne s’en offensent !

Geoffrey Lewis est décédé le 7 avril dernier, pleuré par ses proches, dont sa fille Juliette Lewis, l’actrice et chanteuse qu’on avait découvert dans Cape Fear (Les Nerfs à Vif) version Scorsese – De Niro, Tueurs Nés, Strange Days ou From Dusk Till Dawn (Une Nuit en Enfer).

 

Ludovic Fauchier.

Like a walk in the park – JURASSIC WORLD

 

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JURASSIC WORLD, de Colin Trevorrow

(ALERTE SPOILERS ! SI VOUS N’AVEZ PAS ENCORE VU LE FILM, NE LISEZ PAS CE TEXTE !)

L’histoire :

22 ans ont passé depuis les évènements liés à la création avortée du Jurassic Park à Isla Nublar, au large du Costa Rica. Le rêve de feu John Hammond, PDG de la firme InGen, s’est cependant réalisé : un nouveau parc se dresse dans l’île, accueillant des milliers de visiteurs en toute sécurité. Bienvenue à Jurassic World… Son PDG, Simon Masrani (Irrfan Khan), a racheté InGen, et dépensé sans compter pour que les visiteurs profitent du spectacle des dinosaures ressuscités par la génétique. Le petit Gray Mitchell (Ty Simkins), gamin fan des dinos, va ainsi passer une semaine de rêve dans les attractions du parc, avec son grand frère Zach (Nick Robinson) ; leurs parents vont les confier à leur tante, Claire Dearing (Bryce Dallas Howard), la directrice des opérations de Jurassic World.

Mais Claire les néglige, trop occupée à recevoir le Comité Administratif d’InGen, alarmé par la baisse de fréquentation du parc. Il faut proposer de la nouveauté aux visiteurs : des dinosaures inédits et plus effrayants. Claire rend compte de la réunion à Masrani. Celui-ci lui révèle que les généticiens du parc ont déjà résolu le problème : en secret, ils ont créé l’Indominus Rex, un dinosaure carnivore hybride, à partir d’un embryon de Tyrannosaure. Pour d’évidentes raisons, le monstre transgénique est maintenu à l’écart, dans la zone interdite au nord de l’île, dans un enclos sur mesure. Avant de présenter l’Indominus au public, Masrani insiste pour que Claire sollicite l’avis d’Owen Grady (Chris Pratt) ; il a réussi à dresser les féroces Vélociraptors, qu’il essaie de protéger de la convoitise de son chef de la sécurité, Vic Hoskins (Vincent D’Onofrio). Owen accepte bon gré mal gré de suivre Claire, pour s’assurer que l’Indominus Rex sera inoffensif pour les visiteurs. Mais le dinosaure hybride possède une intelligence adaptée à sa nature de prédateur. Une catastrophe imminente se prépare, juste au moment où Zach et Gray s’aventurent hors des limites permises du parc, aux commandes d’une gyrosphère…

 

Jurassic World 02

La critique :

Comme le temps passe… Il y a 22 ans, Steven Spielberg adaptait le roman Jurassic Park de Michael Crichton, ravivait l’intérêt du public pour les dinosaures et créait une révolution technologique sans précédent : grâce à l’utilisation judicieuse et inédite des images de synthèse, la représentation ultraréaliste des « terribles lézards » ayant régné sur la Terre amorça la transition du Cinéma vers le tout-numérique. Pourtant, il y eut un contrecoup ; si le plus sombre et effrayant Le Monde Perdu, suite du film toujours signée Spielberg en 1997, eut encore du succès, Jurassic Park III, sorti en 2001, réalisé par Joe Johnston (et produit par Spielberg occupé à d’autres projets), marqua un coup d’arrêt. Le film semblait avoir été écrit en pilotage automatique, rassemblant des scènes éparses du roman de Crichton autour d’un vague script similaire à celui du Monde Perdu, en limitant l’aspect horrifique de ce dernier. Résultat, ce troisième opus eut des scores très décevants au box-office 2001, et depuis lors, la saga des dinosaures semblait perdue dans les limbes. Il fallait un nouveau départ… Après des rumeurs concernant un script complètement fou, co-écrit par John Sayles (ancien complice iconoclaste de Joe Dante), mettant en vedette des hybrides humains-dinosaures utilisés à des fins militaires (on peut trouver sur le Net le design conceptuel de ces monstres), l’annonce officielle d’une nouvelle aventure tournée en 2014 avait de quoi intriguer. Steven Spielberg s’implique toujours comme producteur exécutif, sous la bannière de son studio Amblin, s’associant à Universal et au studio Legendary Pictures, familier des grands monstres puisqu’on doit à cette même société Pacific Rim de Guillermo Del Toro et le nouveau Godzilla, sorti l’an dernier. Officiellement titrée Jurassic World, cette suite relançant la saga initiée par le défunt Michael Crichton suscitait des interrogations. Un nouveau réalisateur de 38 ans, Colin Trevorrow, totalement inconnu dans nos contrées, héritait donc de la mise en scène de ce blockbuster attendu au tournant. Auteur d’une comédie de science-fiction primée à Sundance, Safety Not Guaranteed, Trevorrow (véritable sosie de David Fincher) avait retenu l’attention de Spielberg. Le « boss » barbu n’ayant pas généralement pour habitude de choisir n’importe qui pour ses productions maison, on était curieux de savoir comment Trevorrow allait « dompter » le monstre Jurassic World.

Bonne pioche : sans être d’une originalité confondante, Jurassic World s’avère un bon blockbuster estival bien troussé, retrouvant le souffle du premier film, tout en ajoutant ça et là quelques éléments originaux à de multiples « œufs de Pâques », à l’égard des fans. De quoi faire plaisir à ceux qui craignaient une simple redite des recettes ayant fonctionné. Soyons sincères : le film assume sans complexe son statut de grosse série B, propre à la série, et joue sans cesse sur des images familières. Les Vélociraptors, le T-Rex, les systèmes de sécurité qui lâchent, les généticiens irresponsables, les enfants en danger coincés dans un véhicule… Tout ceci est familier pour le public qui garde sans doute à l’esprit les répliques du Docteur Malcolm dans Le Monde Perdu : « C’est toujours pareil au début : « ooh ! aaaah ! c’est merveilleux ! » Et après, bien sûr, il y a les cris, la panique et le sauve-qui-peut général… ». Les nombreux clins d’œil aux fans de la saga jouent sur des images familières, glissées au détour d’une scène : la statue de John Hammond, la porte « King Kong », Mr. ADN, le dilophosaure cracheur, la chèvre offerte au T-Rex, ou les Jeeps rouge et blanc sont autant d’éléments venant titiller la fibre nostalgique, sans pour autant envahir le récit. Le facteur sympathie du film vient en fait d’ailleurs : les scénaristes (dont le binôme Rick Jaffa – Amanda Silver, qui avaient su de la même façon moderniser une autre saga, La Planète des Singes, en 2011) ont ramené un élément narratif important du film original, curieusement oublié dans les suites : une mise en garde sur les dangers de la génétique soumise au capitalisme effréné, autant qu’une réflexion sur le processus de mise en scène permettant une mise en abyme sur la création des films estampillés « Jurassic« .

 

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Dans Jurassic Park, le cinéma de Spielberg évoluait aussi, proposant pour la première fois de sa carrière un véritable débat éthique entre les personnages, à l’attention du spectateur ; le cinéaste établissait un parallèle entre la recherche génétique et les nouvelles technologies exploitées pour les effets visuels de ce même film. Jurassic Park avait ainsi marqué un changement chez Spielberg, n’hésitant plus, dans chacun de ses films suivants jusqu’à aujourd’hui, à aborder frontalement des questionnements éthiques et moraux auparavant absents de sa filmographie. Mais ces questionnements avaient été succinctement évoqués, ou évacués, dans les suites. Trevorrow, avec le soutien du maestro, les ramène frontalement dans Jurassic World, à raison, à une époque où des sociétés privées surpuissantes (Monsanto, pour ne citer que celle-ci) ne cessent de « bidouiller » le vivant pour le profit, et s’approprient les richesses naturelles sans discernement, avec des conséquences catastrophiques (relire un autre roman de Crichton, moins connu, sur ce sujet : Next). Et Jurassic World suit le modèle de Jurassic Park. Le procédé de la mise en scène du parc d’attractions était décortiqué, chaque personnage devenant l’alter ego des intervenants du film : John Hammond devenait un double de Steven Spielberg, Ian Malcolm était celui de Michael Crichton, les paléontologues représentaient le point de vue des experts des effets spéciaux « à l’ancienne » (comme le grand Ray Harryhausen et son héritier spirituel, Phil Tippett), les généticiens d’InGen étaient les petits génies informatiques du studio ILM… et les enfants représentaient le public ciblé par le film ! Jurassic Park, le parc d’attraction de la fiction, et Jurassic Park, le film bien réel, ne faisaient plus qu’un. Jurassic World prolonge l’idée : ce parc faisant suite au parc original ne fait qu’un avec ce film plongeant directement ses racines dans celui de Spielberg… et questionne du même coup la légitimité de cette suite. A une époque où le public est saturé de blockbusters envahis par les monstres réalisés en numérique, quel intérêt peut-il encore trouver à voir des dinosaures qu’il connaît par cœur, le moindre documentaire (Sur la Terre des Dinosaures, par exemple) ayant exploité à outrance l’imagerie de Jurassic Park ? Le public est vite blasé par ce « toujours plus » propre à toutes les suites de films américains, et il est assez logique de voir, dans le film, les repreneurs d’InGen se creuser les méninges pour attirer leur public avec de nouvelles « attractions » plus terrifiantes… Ce côté « mise en abyme » du film est d’autant plus pertinent qu’on sait que Spielberg, comme ses confrères du cinéma américain, est obligé de chercher des fonds à l’étranger (effet de la crise financière et de la mondialisation oblige) pour financer ses films ; le studio DreamWorks, qu’il a fondé, est maintenu à flots par un partenariat financier avec un studio hindou, par exemple… et ici, Amblin, le studio historique du réalisateur-producteur, partage le financement du film avec des investisseurs chinois. S’il n’est pas étonnant que le film établisse un parallèle entre la situation du studio de Spielberg, et la situation du parc géré par un financier moyen-oriental pratiquant une surenchère aux effets désastreux, en revanche, le sous-texte « autocritique » carrément masochiste qu’entretiennent Jurassic Park et Jurassic World, à plus de vingt ans d’écart, reste assez audacieux pour des films soi-disant conçus pour la distraction et le popcorn…

 

Jurassic World 01

Rien à redire sur les nombreux morceaux de bravoure qui parcourent Jurassic World. Nous sommes en terrain familier, et les dinosaures retrouvent le pouvoir de fascination et de terreur qu’ils n’ont, à vrai dire, jamais perdu. Certes, le choc n’est plus aussi grand qu’à l’époque de Jurassic Park, et Trevorrow n’est pas Steven Spielberg. Le film n’est pas exempt de défauts : le déroulement des évènements est parfois assez prévisible, et certaines incrustations numériques des dinos pas toujours réussies (les remarquables effets animatroniques du studio de feu Stan Winston semblent avoir été hélas oubliés, malgré le succès de cette technique dans les trois premiers films). Reste que le spectacle est garanti, le réalisateur trouvant quand même de bonnes idées rendant crédibles cet univers techno-préhistorique. Les personnages humains ne sont pas négligés, et Chris Pratt confirme le capital sympathie remporté l’année précédente avec Les Gardiens de la Galaxie ; à l’aise dans les cascades, et doté d’une présence tranquille, le jeune acteur se place en héritier légitime d’Harrison Ford. Pas étonnant que les rumeurs en font le successeur favori de Spielberg pour un éventuel reboot d’Indiana Jones… La relation entre les deux gamins, le grand frère et le petit frère, est aussi bien décrite. Les vraies stars restant quand même les dinosaures, ceux-ci sont à la fête ! L’Indominus est une belle saleté dotée d’un pouvoir de caméléonisme digne du Predator de John McTiernan, référence explicite quand le monstre démolit des pelotons entiers de soldats dans la jungle du parc – en moins gore, tout de même. Le réalisateur signe aussi une impressionnante attaque de ptérosaures, digne des Oiseaux d’Hitchcock, sur les milliers de touristes. Une séquence assez violente pour un film familial, et très impressionnante… surtout quand une pauvre assistante connaît une mort aussi violente qu’ironique entre un Ptéranodon et le monstrueux Mosasaure, sorte de crocodile marin géant des plus gloutons ! Un gag suggéré par Spielberg se permet même de célébrer les 40 ans des Dents de la Mer d’une façon caustique : le requin blanc qui fit cauchemarder les spectateurs servi n’est plus qu’un petit amuse-gueule pour le monstre marin… Les dinosaures les plus emblématiques de la saga sont, quant à eux, réutilisés de façon judicieuse : les Raptors, dressés par le héros, n’en sont pas moins dangereux. Voir cette séquence où ils massacrent des mercenaires, scène rappelant le carnage dans les hautes herbes du Monde Perdu, mais ici filmée à la façon d’un found footage : scène brève, crue et très efficace. Il est aussi très amusant de les voir agir en véritable commando, tiraillés entre leur nature et leur conditionnement. Et que les fans du Tyrannosaure se rassurent : Colin Trevorrow ne l’a pas oublié. Le T-Rex sait se faire attendre pour sauver la situation, dans un homérique combat final où les « vrais » dinosaures se liguent contre le monstre transgénique qui croit faire la loi chez eux !

Voilà de quoi garantir un spectacle hautement sympathique, et la remise à zéro des compteurs d’une saga qui retrouve une seconde jeunesse bienvenue. Tout le monde étant satisfait (le film est parti pour damer le pion aux super-héros, au box-office mondial), on attend de voir la suite des opérations. Ne reste à espérer que Colin Trevorrow, ou son successeur, saura trouver l’approche originale qui permettra à la saga dinosaurienne lancée par Steven Spielberg de ne pas se répéter. En attendant, profitez du spectacle !

 

Ludovicosaurus Fauchirex Giganticus.

 

 

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La fiche technique :

Réalisé par Colin Trevorrow ; scénario de Rick Jaffa & Amanda Silver, et Colin Trevorrow & Derek Connolly, d’après les personnages créés par Michael Crichton ; produit par Patrick Crowley, Frank Marshall et Christopher Raimo ; producteurs exécutifs : Jon Jashni, Steven Spielberg et Thomas Tull (Amblin Entertainment / China Film Co. / Legendary Pictures / Universal Pictures)

Musique : Michael Giacchino, thème de Jurassic Park écrit par John Williams ; photo : John Schwartzman ; montage : Kevin Stitt

Décors : Ed Verreaux ; costumes : April Ferry et Daniel Orlandi

Effets spéciaux de plateau : Michael Meinardus ; effets spéciaux visuels : Tim Alexander, Martyn « Moose » Culpitt et Philippe Theroux (ILM / Hybride Technologies / Image Engine Design / Legacy Effects / Pixel Liberation Front / Scroggins Aviation / Skywalker Sound) ; cascades : Chris O’Hara

Distribution : Universal Pictures

Durée : 2 heures 04

Caméras : Arriflex 435, Panavision 65 HR, Panavision Panaflex Millennium XL2, Platinum et Panaflex System 65, et Red Epic Dragon

Retour vers le Futur (dans le Passé) – 1955 : MOONFLEET (LES CONTREBANDIERS DE MOONFLEET)

Nom de Zeus, Marty ! Nous sommes maintenant en 1955, et le monde a considérablement changé… Hé, Doc, c’est le pied ! 1955, c’est l’année où nous avons aidé mes parents à tomber amoureux, où je suis venu du Futur, où j’ai inventé le skate-board et le rock’n roll, où ma mère… euh… rien du tout… et où je suis re-revenu du Futur pour que vous m’envoyez à l’époque du Far-West !

Ah oui, 1955, année familière des fans de Retour vers le Futur, donc… et dans le monde réel, la 2ème Guerre Mondiale a laissé la place aux premières années de la Guerre Froide, opposant les Etats-Unis et l’Union Soviétique ; témoins de ce changement d’époque, les pays européens, qui se reconstruisent petit à petit et forment deux « blocs » opposés – notamment l’Allemagne désormais coupée en deux (la RFA à l’Ouest, la RDA à l’Est). Epoque de (très relative) stabilité et de modernité, où plane quand même sur les têtes la menace des bombes atomiques et des espions du camp opposé… Et pendant que les adultes se posent de graves questions, la jeunesse bouillonne au son de nouvelles musiques qui déroutent leurs parents – notamment le Rock’n Roll !

Bref rappel de quelques dates marquantes de cette année : en France, le gouvernement de la IVe République, à peine sorti de l’échec de la Guerre d’Indochine, se prend les pieds dans une guerre sans nom, en Algérie, où les voix s’élèvent pour réclamer l’indépendance. 5000 soldats français sont engagés dans l’Opération Véronique, dans le massif des Aurès, le 19 janvier. Pierre Mendès-France, président du Conseil, démissionne de ses fonctions à la tête du gouvernement le 2 février, et il est remplacé le 23 février par Edgar Faure. La situation empirera avec les tueries commises le 20 août dans le Constantinois ; en représailles des attaques indépendantistes du FLN, l’Armée Française et des civils pieds-noirs armés répondront avec violence contre les populations musulmanes.

En politique, on suit aussi avec attention la conférence du Sommet de Genève, du 18 au 23 juillet, rassemblant les « quatre grands » (USA, Grande-Bretagne, URSS et France) sur la paix et la sécurité internationale. Les grandes puissances ont de quoi parler, entre l’invasion du Sinaï égyptien prévue par Israël par le ministre de la défense David Ben Gourion avec le général Moshe Dayan (18 février), l’ouverture de la conférence de Bandung, qui permet aux anciens pays colonisés de faire entendre leurs voix et leur volonté d’indépendance (17 au 24 avril), et la signature du Pacte de Varsovie ralliant l’URSS et ses pays satellites autour d’un programme commun de défense militaire (et nucléaire) opposé à celui des forces de l’OTAN. Cette année-là, il y a aussi la démission de Sir Winston Churchill, le 1er Ministre Britannique, malade, remplacé par Sir Anthony Eden (12 avril). Le 19 septembre, en Argentine, le colonel Juan Person est contraint de s’exiler. Le 26 octobre 1955, au Sud-Viêtnam, Bao Dai est renversé par Diêm, allié politique des américains ; il proclame la République du Viêtnam. Le 1er décembre, à Montgomery (Alabama, USA) une femme nommée Rosa Parks monte dans un bus ; fatiguée, elle refuse de s’asseoir sur les places « réservées aux Noirs » ; le 5 décembre, sous l’impulsion du révérend Martin Luther King, le boycott des bus de Montgomery alerte l’opinion publique américaine sur les droits civils bafoués des citoyens afro-américains, victimes du racisme ambiant dans les états du sud des USA. 

D’autres événements, encore, marquent le changement d’époque : aux USA, l’ouverture du premier restaurant fast-food McDonald’s à Des Moines, le 15 avril, et l’ouverture du premier Disneyland en Californie le 17 juillet 1955. En France, on salue le vol d’essai réussi de l’avion de ligne Caravelle, le 27 mai, et l’arrivée de la mythique Citroën DS en octobre. Les sportifs se passionnent pour Juan Manuel Fangio, trois fois vainqueur du Championnat du Monde de Formule 1, et Louison Bobet, vainqueur au Tour de France. Il y a aussi le drame des 24 Heures du Mans, le 11 juin, quand la Mercedes de Pierre Levegh sort de la piste et s’écrase dans les tribunes (82 morts). La jeunesse pleure la mort de James Dean, révélé par les films A l’Est d’Eden et La Fureur de Vivre (Rebel Without a Cause) ; l’acteur de 26 ans venait de finir de tourner Géant ; il meurt au volant de sa Porsche dans un accident de la route le 30 septembre. D’autres personnalités marquantes décèdent en 1955 : notamment les écrivains Paul Claudel (23 février) et Thomas Mann (12 août), le compositeur Arthur Honegger (27 novembre), et le grand mathématicien-physicien Albert Einstein, qui quitte notre dimension espace-temps le 18 avril.

1955, c’est aussi une année de musique ; la communauté des jazzmen se prend de passion pour les compositions de Miles Davis, et, en France, les familiers du quartier Saint-Germain suivent Boris Vian ; on apprend aussi la triste nouvelle du décès du légendaire Charlie « Yardbird » Parker, le fondateur du be-bop, emporté par une overdose à seulement 33 ans. On célèbre le retour d’Edith Piaf sur scène, à l’Olympia, et on découvre la Chanson pour l’Auvergnat de Georges Brassens. Aux USA, le Rock’n roll débarque en force. Elvis Presley est le chef de file, avec Hound Dog (interprété le 5 avril à la TV) et Mystery Train ; citons aussi Little Richard (Tutti Frutti), Chuck Berry (Maybellene, en attendant Johnny Be Good - Marty McFly, on pense à toi !), Bill Haley & The Comets (dont le tube Rock Around the Clock domine la bande son du film Graine de Violence / Blackboard Jungle), Fats Domino, Bo Diddley, en attendant Johnny Cash ou Jerry Lee Lewis… L’émergence de ce nouveau genre musical déchaîne les passions des teenagers et des greasers (les « blousons noirs »), et affolent parents et ligues de vertu.

Côté cinéma, c’est l’opulence des années fastes, synonymes d’ambiance « Dernière séance » où, dans les grandes villes, les salles de cinéma sont plus luxueuses, les ouvreuses pimpantes et les films plus chatoyants. Place au Technicolor et à l’Eastmancolor, véritables feux d’artifices de couleurs rutilantes à souhait ! Place au format Cinémascope, qui offre plus de grand spectacle en étirant les images ! Il faut bien cela pour persuader les spectateurs de sortir, une machine infernale les retenant chez eux : la télévision. Beaucoup de films américains, d’ailleurs, brocardent cette année-là le petit monde de la télé, ses faux semblants et ses diktats publicitaires… Quoiqu’il en soit, le « cinoche » nous gâte en 1955 ; le Festival de Cannes et les Oscars récompensent le drame Marty de Delbert Mann (qui obtient la toute première Palme d’Or) ; à Cannes, on fait des pieds et des mains pour apercevoir une starlette française nommée Brigitte Bardot ; et on constate que la belle Grace Kelly passe beaucoup de temps à Monaco, aux côtés du Prince Rainier. Le réalisateur danois Carl Theodor Dreyer est quant à lui récompensé du Lion d’Or au Festival de Venise, pour Ordet.

Du côté américain, Alfred Hitchcock joue gagnant sur tous les tableaux ; il signe la comédie macabre Mais qui a tué Harry ? (The Trouble with Harry), avec la nouvelle venue Shirley MacLaine et ses voisins aux prises avec un cadavre encombrant, et le caper movie La Main au Collet (To Catch a Thief), qui réunit sur la Côte d’Azur Cary Grant et Grace Kelly. Et, dans le même temps, « Hitch » joue les maîtres de cérémonie caustiques de sa série télévisée, Alfred Hitchcock Présente, dont il signe plusieurs épisodes de qualité. Les westerns ont la côte, pour la plus grande joie des gamins qui rêvent de grande aventure, de bagarres et de coups de feu héroïques : ils ont le choix entre Kirk Douglas, L’Homme qui n’a pas d’étoile chez King Vidor ; James Cagney, véritable inspirateur de Clint Eastwood dans A l’ombre des potences (Run for cover) de Nicholas Ray ; ou Clark Gable et Robert Ryan, alias Les Implacables (The Tall Men). Citons surtout les excellents westerns d’Anthony Mann : L’Homme de la Plaine (The Man from Laramie) avec James Stewart en quête de vengeance fraternelle, et La Charge des Tuniques Bleues (The Last Frontier) avec le massif Victor Mature jouant les éclaireurs pour l’U.S. Cavalry. Hors du western, on va rire devant les frasques de Jerry Lewis et Dean Martin (Artistes et Modèles) et, grâce à Billy Wilder, on fantasme devant Marilyn Monroe,  l’affriolante voisine de Sept Ans de Réflexion (The 7 Year Itch) et sa jupe aérée sur une rame de métro… Gene Kelly danse en patins à roulettes et Cyd Charisse affole une salle de boxe dans Beau Fixe sur New York (It’s Always Fair Weather). On découvre Joan Collins en princesse égyptienne ambitieuse et manipulatrice dans le péplum d’Howard Hawks La Terre des Pharaons. On pleure devant la romance contrariée de Jane Wyman, grande bourgeoise amoureuse de son jardinier (Rock Hudson) dans le beau mélodrame de Douglas Sirk, Tout ce que le ciel permet. On sourit de bon cœur devant les deux films que livre le grand John Ford, cette année-là : Permission jusqu’à l’aube (Mr. Roberts), avec Henry Fonda, James Cagney et Jack Lemmon ; fâché avec Fonda, Ford quittera le tournage et enchaînera avec le très bon Ce n’est qu’un au revoir (The Long Grey Line), où Tyrone Power et la belle Maureen O’Hara veillent sur le destin des jeunes cadets de West Point. Hors du système des studios, les spectateurs découvriront les dernières perles du Film Noir : Orson Welles part en Europe tourner Mr. Arkadin ; Robert Aldrich signe En 4ème Vitesse (Kiss Me Deadly), polar énergique dont les dernières scènes basculent dans la SF apocalyptique ; devant les caméras de Charles Laughton, Robert Mitchum est un inoubliable pasteur tueur en série dans La Nuit du Chasseur ; et on remarque les débuts prometteurs d’un jeune cinéaste de New York : Stanley Kubrick, auteur du Baiser du Tueur.

En France, le public se passionne pour les grands films en costumes d’époque : c’est ainsi qu’on va voir Jean Gabin en maître d’œuvre du French Cancan coloré et chamarré mis en scène par Jean Renoir, ou Michèle Morgan séduite par Gérard Philipe dans Les Grandes Manœuvres de René Clair. Sacha Guitry met en scène sa version de Napoléon. Le grand Max Ophuls termine sa carrière en offrant un beau rôle à Martine Carol en Lola Montès, aux côtés de Peter Ustinov ; mais le film sera un échec public. Hors des grandes reconstitutions, on s’aventure aussi avec succès dans le Film Noir et le thriller. Blacklisté aux Etats-Unis, Jules Dassin arrive en France et signe l’excellent Du Rififi chez les Hommes, tandis qu’Henri-Georges Clouzot terrifie les spectateurs avec ses Diaboliques, Simone Signoret et Paul Meurisse, faisant vivre un enfer à la pauvre Véra Clouzot dans ce film qui rivalise avec les meilleurs Hitchcock. Le tour du monde cinématographique 1955 se poursuit chez nos voisins anglais, où l’on apprécie Les Briseurs de Barrage de Michael Anderson, minutieuse reconstitution d’un des exploits de la RAF durant la 2ème Guerre Mondiale ; les amateurs de Shakespeare suivent Laurence Olivier en Richard III ; ceux qui préfèrent les films romantiques saluent Katharine Hepburn, vieille fille amoureuse d’un bel Italien dans le Summertime (Vacances à Venise) de David Lean ; et l’on rit aux bévues du gang de bras cassés menés par Alec Guinness (dont le débutant Peter Sellers), ridiculisés par une mamie londonienne dans Tueurs de Dames d’Alexander Mackendrick. Le cinéma international compte par ailleurs d’autres fleurons, marquant la reconnaissance de grands maîtres parmi les cinéastes : Akira Kurosawa (Vivre dans la Peur) et Kenji Mizoguchi (L’Impératrice Yang-Kwei Fei) au Japon, Federico Fellini (Il Bidone) en Italie, et Ingmar Bergman (Sourires d’une nuit d’été) en Suède enthousiasment critiques et cinéphiles. 1955 sera aussi l’année d’un des ultimes barouds d’un très grand cinéaste, injustement négligé à Hollywood. Fritz Lang signe un des plus beaux films d’aventures de l’époque, Moonfleet (Les Contrebandiers de Moonfleet), sorti le 24 juin 1955 aux Etats-Unis.

 

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1757. Un jeune garçon, John Mohune (Jon Whiteley), arrive à Moonfleet, petite ville de la côte du Dorset en Angleterre. En pleine nuit, le garçonnet passe à côté du cimetière local, d’où émerge une main… Terrifié, John trébuche et s’assomme. Recueilli par des hommes patibulaires, il fait la connaissance de Jeremy Fox (Stewart Granger), l’homme auprès de qui sa défunte mère, ancien amour de jeunesse, l’a envoyé. Jeremy et le jeune garçon sympathisent, mais l’étrange gentleman essaie de se débarrasser de lui, sans violence. Mais l’enfant, obstiné, découvre que son nouvel ami s’est approprié l’ancienne demeure de sa famille, menant une vie dissolue auprès de Lord et Lady Ashwood (George Sanders et Joan Greenwood), des nobliaux corrompus, tout en ayant une liaison avec Mrs. Minton (Viveca Lindfors). John se tourne vers le Pasteur Glennie (Alan Napier), qui lui raconte les origines de son aïeul Barbe-Rousse, un sinistre chevalier qui aurait caché un trésor connu de lui seul. Si John récupérait le trésor en question, il pourrait récupérer sa fortune et sa demeure ; mais Jeremy, qui n’est autre que le chef de la bande de contrebandiers recherché par les autorités, a une autre idée en tête…

 

Moonfleet 01

Fritz Lang n’est pas un débutant, quand il attaque le tournage de Moonfleet. Le cinéaste viennois a 64 ans, une carrière remarquable s’étendant sur plus de trois décennies, il est respecté et admiré pour son œuvre (les jeunes critiques des Cahiers du Cinéma défendent bec et ongles chacun de ses films)… mais, aux Etats-Unis où il s’est réfugié quand l’Allemagne bascula dans le nazisme 22 années plus tôt, le cinéaste viennois est déconsidéré. De quoi être amer pour celui qui a été l’un des fleurons du cinéma expressionniste allemand, un conteur visuel hors pair et un observateur bien pessimiste de la nature humaine. Le langage cinématographique de Fritz Lang, ses avancées techniques et son goût pour les territoires imaginaires continuent d’influencer les cinéastes par-delà les âges. C’est bien simple : sans ses œuvres, tout un pan du cinéma aurait disparu. Les thrillers et Films Noirs lui doivent tout (Alfred Hitchcock lui-même s’inspira de ses œuvres allemandes pour définir sa propre « architecture » cinématographique, et William Friedkin reconnaît toujours son influence sur sa thématique) ; sans le Docteur Mabuse filmé par Lang (dont le terrifiant Testament du Docteur Mabuse, cri d’alarme à peine masqué de l’annexion de l’Allemagne par les Nazis), pas d’Hannibal Lecter présent dans Dragon Rouge et Le Silence des Agneaux ; les plus jeunes fans des trilogies adaptées de Tolkien par Peter Jackson ignorent sans doute le premier grand film d’heroic fantasy, Les Niebelungen, mis en scène par Lang en 1924 ; les représentations des tueurs en série à l’écran doivent beaucoup à M le Maudit, avec un Peter Lorre halluciné (et probable ancêtre de Gollum !) ; et la science-fiction d’anticipation ne serait pas la même sans le démesuré et controversé Metropolis, influençant les futurs Blade Runner de Ridley Scott, RoboCop de Paul Verhoeven, la trilogie Batman de Christopher Nolan… et même encore cette année les images de la Citadelle de Mad Max : Fury Road de George Miller ! Steven Spielberg ne sera pas en reste, s’inspirant de Lang aussi bien pour Minority Report qu’Indiana Jones et le Temple Maudit. Phénoménal héritage que Lang, décédé en 1976, ne pourra pas voir… En attendant ces reconnaissances futures, le cinéaste viennois fait grise mine, maltraité par le milieu professionnel américain. Moonfleet exprimera bien, à sa façon, cette situation où on le cantonne à des films « mineurs »… Un terme bien relatif pour un film magnifique, hélas renié par son principal auteur.

Interviewé sur le film, Lang ne semblait pas le porter dans son cœur, considérant Moonfleet comme une simple commande effectuée pour un grand studio. Il faut cependant se souvenir que Lang, dès son arrivée aux Etats-Unis, souffrit toujours de l’interventionnisme de patrons de studio soucieux de caresser le public dans le sens du poil. Le pessimisme de Fritz Lang sur la nature humaine ne les intéressait pas, et il était difficile, voire impossible, pour le cinéaste de venir déranger les certitudes du public américain tranquillisés par les happy ends et les leçons de morale bienveillantes. Plusieurs de ses films se verront ainsi obligés de conclure sur une coda rassurante (voir les fins de Furie, La Femme au Portrait ou Le Secret derrière la Porte), au grand dam de Lang. Et, s’il lui arriva par la suite de pouvoir mener ses films où il l’entendait, il voyait ceux-ci condamnés aux conditions de production des petites séries B, au mépris des critiques américains et à l’échec public ; voir son excellent et radical House by the River, d’une noirceur absolue, mais jeté aux oubliettes à sa sortie. Dur à encaisser pour le grand maître du grand cinéma allemand des années 1920. Le savoir-faire de Lang était toujours là, cependant, et le succès d’un film comme Règlement de Comptes (The Big Heat,1954) le maintenait en selle.

 

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Avec Moonfleet, Lang travailla pour la MGM et le producteur John Houseman, un ancien associé d’Orson Welles pour adapter très librement le roman de John Meade Falkner, un auteur anglais du début du 20ème Siècle, également poète et homme d’affaires dans une compagnie d’armement. Le récit perpétrait les traditions du grand roman historique et de l’aventure initiatique, dans la tradition de Robert Louis Stevenson, et sa fameuse Île au Trésor. Un jeune garçon au grand cœur, des forbans impitoyables, un trésor, des complots… tout ce qui peut alors exciter l’imagination des jeunes lecteurs est ici présent dans le livre de Falkner. Du matériau solide pour Fritz Lang, qui revenait là à ses amours de jeunesse pour la lecture des romans d’aventure, comme ceux de Jules Verne, mais avec un regard adulte en accord avec ses thèmes de prédilection. Le scénario définitif s’éloignera délibérément du roman, ajoutant à la quête du petit John Mohune (excellent Jon Whiteley) l’histoire d’amitié qui le lie au chef des brigands, Jeremy Fox, inventé pour le film. Un personnage créé pour l’acteur britannique Stewart Granger, belle gueule un rien dandy devenu en quelques films le successeur désigné d’Errol Flynn comme héros de film de cape et d’épée ; les succès de Scaramouche et du Prisonnier de Zenda avaient conforté son image de séducteur athlétique et héroïque. Plus ambigu, le personnage de Fox permit à Granger d’étoffer son image de star en costume… malheureusement pour lui, Granger ne sortira jamais de ce genre de rôle et sa carrière stagnera. Reste que, sous la direction de Lang, l’acteur livra ici une de ses meilleures prestations, jouant sur les faux-semblants cultivés par son personnage.

Peu de choses à dire sur le tournage de Moonfleet, tout juste dérangé par la visite impromptue d’un James Dean assez malpoli selon les souvenirs de Granger. Lang, lui, devra se plier aux exigences d’un tournage en couleurs au format CinémaScope, qu’il n’aimait guère – et qui inspirera une réplique célèbre du Mépris, de Jean-Luc Godard. Ironique et un rien sévère, le cinéaste devenu acteur y rappelait que ce format « n’est pas fait pour les hommes, mais pour les serpents et les enterrements. » Un peu injuste, car Lang sut tirer le meilleur de l’image horizontale du Scope, l’ancien étudiant en peinture et architecture donnant à Moonfleet des tableaux d’une beauté magnifiée par ce format. Lang, hélas, garda surtout du tournage un souvenir mitigé, résultat de ses conflits avec Houseman voulant un film « familial » assez peu compatible avec la noirceur du ton. De guerre lasse, Lang dut laisser passer l’ajout d’un happy end malvenu ; après la mort de Fox, emporté sur une barque sous le regard de John, fut donc ajoutée une scène optimiste où le gamin ouvrait les portes de son domaine, sous l’œil paternaliste du bon pasteur. Contredisant la scène précédente, John déclarait attendre le retour de son ami Fox qu’il venait de voir mourir. Fin totalement illogique donc, mais qui, magie du montage oblige, marque moins les esprits que la séparation finale entre les deux héros…

 

Moonfleet 02

Il faut dire que Lang, le maitre borgne (résultat d’un accident de tournage sur Metropolis), aura entretemps fait basculer son récit de contrebandiers dans un univers de pur Fantastique, composant des tableaux visuels sublimes. Avec le chef-opérateur Robert Planck et une équipe artistique de tout premier plan, Lang, en digne héritier de Feuillade et Murnau, créa tout un monde gothique hanté par des images promptes à enflammer l’imagination – et à terroriser - un gamin solitaire : cadavre d’un pendu à la croisée des chemins, traversée nocturne d’un cimetière dominé par un archange au regard laiteux, petite église battue par les vents où domine l’imposante effigie de l’ancêtre familial, périlleuse descente dans un puits sans fond… Cette ambiance gothique, annonciatrice des meilleurs films Hammer, voir de certains Tim Burton (Sleepy Hollow en tête), mêlée à des éléments romanesques donne au film son charme particulier, celui d’un voyage initiatique d’un orphelin en quête de père, et sa découverte du monde des adultes rongé par la corruption. Lang nous donne, en cette année 1955, l’un des portraits d’enfants les plus attachants qui soient, à l’instar des gamins de La Nuit du Chasseur de Charles Laughton, tourné à la même époque. Le jeune Jon Whiteley joue juste, évitant la mièvrerie ou l’optimisme béat généralement attribué aux enfants dans les films hollywoodiens ; candide mais pas stupide, honnête et gentleman avant l’âge, le petit John fait preuve d’un respect de l’étiquette qui amuse ou étonne les adultes, ce qui ne l’empêche pas par ailleurs de réagir comme un enfant de son âge. Et son attachement instinctif à Jeremy Fox permet à Lang de décrire une relation complexe d’amitié (tempérée par la duplicité de l’adulte) et une émouvante rédemption finale. Fox, quant à lui, reste un personnage typiquement « langien » ; marqué dans sa chair par le Destin, il s’est abîmé dans le désir de vengeance (semblable à cela au personnage de Spencer Tracy dans Furie) en s’appropriant les biens de ceux qui l’ont jadis humilié, et en jouant sur tous les tableaux sociaux – associé d’un couple d’aristocrates décadents (dont le grand George Sanders, toujours parfait dans ce genre de rôle) ou chef d’une bande de contrebandiers – ; un comportement suicidaire, dont la mécanique est déjouée par l’affection sans bornes que lui porte John, même quand Fox le manipule.

 

Moonfleet 03

La mise en scène de Fritz Lang tire le meilleur des contraintes techniques imposées par la couleur et le format Scope ; il eut beau s’en défendre, le cinéaste sut donner, on l’a dit, une atmosphère unique dans ce film d’aventures « à l’ancienne ». Grand utilisateur de formes et de symboles, Lang trouva dans Moonfleet de quoi lier le fond et la forme. Lang ne filme pas, à vrai dire, il peint des scènes vivantes toutes droit sorties des tableaux des maîtres romantiques anglais, Joseph Turner (pour les séquences nocturnes) et John Constable (pour leurs contrepoints diurnes), utilisant une palette de couleurs adéquates : les puissants de ce monde, Fox, les aristocrates et les militaires, portent des couleurs vives et chatoyantes, faussement rassurantes ; les gens du commun et John ont quant à eux des couleurs sombres, les contrebandiers appartenant au « monde d’en-dessous » adoptent quant à eux des couleurs terreuses, primitives. Lang créa aussi des motifs visuels récurrents typiques de son cinéma, le CinémaScope de Moonfleet privilégiant des formes circulaires et semi-circulaires omniprésentes.

L’arc de cercle est lié au monde des contrebandiers : quant John se réveille, les figures grotesques des crapules se penchent sur lui, disposés sous cette forme, les rapprochant des démons et gargouilles médiévales gardiens du Monde des Enfers. Un monde souterrain d’épreuves et de révélations pour le petit garçon, qui, plus tard, surprendra Jeremy Fox en chef de ces voleurs au fond d’une caverne. La révélation se fera, là aussi, sous une arche semi-circulaire plaçant Fox au-dessus de la masse des contrebandiers, pour mieux signaler son ascendant sur eux, et le mettre en porte à faux entre ce monde primitif et la « Civilisation » du dessus. Les images circulaires, elles, sont liées aux pulsions et aux passions : ainsi, une pulpeuse gitane (la danseuse française Liliane Montevecchi) aguiche Fox et les nobliaux avinés, tournoyant sur leur table en un flamenco déchaîné. Pulsion sexuelle évidente, que Fox satisferait sans doute tout de suite si John n’arrivait pas en trouble-fête à ce moment-là… Plus tard, le duel entre Fox et Elzevir Block (Sean McClory), un contrebandier rebelle, devient une chorégraphie géométrique parfaite, la brute s’emparant d’une hallebarde qu’il fait tournoyer dans la taverne. Le cercle de vie et de passion sexualisée devient ici son contraire, une menace de mort. Eros et Thanatos ne sont jamais loin chez Fritz Lang. Le cercle, enfin, réapparaîtra dans le climax du film : la descente de John dans le puits pour récupérer le diamant convoité par Fox, qui maintient la corde du seau dans lequel se glisse le gamin. Le parcours initiatique de celui-ci est complété, le rôle symbolique du puits aidant en cela. C’est l’endroit d’où l’on puise la Vie (l’eau) mais où la Mort rôde (risque de chute dans les ténèbres), mais c’est aussi l’endroit des secrets (le diamant enfoui) et des révélations : Fox aide certes le gamin, mais c’est pour mieux le duper… avant de se raviser : la bonté absolue du gamin aura raison de lui, et il se rachètera en lui rendant le diamant, au prix de sa vie. Le cercle, formé par l’ouverture du puits, scellera le destin de l’enfant et de l’homme. Il ne restera plus à Lang qu’à offrir au spectateur une émouvante scène de séparation, toute en pudeur. On saluera aussi, dans Moonfleet, le rôle essentiel tenu par la musique : un thème sublime composé par un autre expatrié de l’ancien empire austro-hongrois, Miklos Rozsa, dont on a déjà salué le talent (voir le texte consacré au Poison). Sortant de sa période « Film Noir », Rozsa créa une superbe partition lyrique, annonciatrice de ses chefs-d’oeuvre épiques à venir (Ben Hur, Le Roi des Rois, Le Cid) et dont les envolées transmettent littéralement le souffle des embruns de la côte anglaise.

Malheureusement, Moonfleet n’eut pas le succès attendu à sa sortie. Le public se lassait des films « cape et épée » et du ton du film. Fritz Lang s’en accommoda, lui-même fatigué du système hollywoodien qui l’empêchait de s’exprimer. Le vieux maître signera encore deux pépites tardives du Film Noir l’année suivante (La Cinquième Victime et L’Invraisemblable Vérité) avant de rentrer en Allemagne pour ses dernières œuvres (le diptyque Le Tigre du Bengale / Le Tombeau Hindou et Le Diabolique Docteur Mabuse) avant de se retirer. Fin de carrière un peu triste, résumée par les phrases murmurées par Lang dans Le Mépris (« je préfère M le Maudit… ») en guise de testament final. Mais le Temps arrange les choses, et les nostalgiques ont depuis largement réhabilité des œuvres sous-estimées comme Moonfleet.

L’exercice aura été profitable, Monsieur Lang.

 

Ludovic Fauchier.

 

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La fiche technique :

Réalisé par Fritz Lang ; scénario de Jan Lustig et Margaret Fitts, d’après le roman de J. Meade Falkner ; produit par John Houseman et Jud Kinberg (MGM)

Musique : Miklos Rosza ; photographie : Robert H. Planck ; montage : Albert Akst

Décors et Direction artistique : Cedric Gibbons et Hans Peters ; costumes : Walter Plunkett

Distribution USA : MGM

Durée : 1 heure 27

En bref… TOMORROWLAND / A la Poursuite de Demain

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TOMORROWLAND / A la Poursuite de Demain, de Brad Bird

l’histoire :

en 1964, le jeune Frank Walker arrive à l’Exposition Universelle de New York pour participer au concours d’inventeurs présidé par David Nix (Hugh Laurie). Mais celui-ci l’éconduit, peu convaincu par le jet-pack qu’il a fabriqué. Frank se voit cependant offrir une chance inouïe par une fillette, Athéna (Raffey Cassidy), qui lui remet un badge très particulier. Il suit discrètement Nix et Athéna à travers l’attraction « It’s a Small World », et le badge lui ouvre la porte d’un univers comme il n’en a jamais vu…

Cinquante ans plus tard, une jeune fille surdouée, Casey Newton (Britt Robertson), utilise ses talents pour saboter le chantier de démolition de la NASA, à Canaveral, espérant ainsi sauver la carrière de son père du chômage imminent. Mais cela lui vaut une arrestation par la police. Libérée par son père, Casey a trouvé un curieux objet : un vieux badge qui, dès qu’elle le touche, la transporte dans un champ immense jouxtant une cité futuriste. La jeune fille ne peut convaincre son père, mais s’obstine et parvient à entrer, durant quelques minutes, dans cette incroyable cité où tous ses rêves d’inventeur en herbe semblent être bien réels. Mais le badge a une énergie limitée, et se vide. Casey enquête, et se rend dans une boutique d’objets collectibles de science-fiction pour en savoir plus, mais tombe dans un piège, le badge suscitant la convoitise d’inquiétants agents. La jeune fille est sauvée in extremis par Athéna, qui est un robot recruteur pour les futurs citoyens de Tomorrowland : une grande cité utopique conçue par des rêveurs, des ingénieurs et des créateurs, pour un monde idéal. Mais tout ne s’est pas bien passé. Athéna doit emmener Casey à la rencontre de Frank (George Clooney), désormais reclus et aigri…

 

Tomorrowland 002

La critique :

Hasard des sorties cinéma, quelques jours seulement après les visions d’un futur apocalyptique réalisées par George Miller pour son phénoménal Mad Max : Fury Road, un autre rêveur nous propose une vision radicalement opposée de l’avenir. Un « avenir qui aurait pu être », délibérément rétro et optimiste, incarné dans ce Tomorrowland (A la poursuite de Demain) que vient de signer Brad Bird. Un réalisateur qu’on aime particulièrement, puisqu’on lui doit, en quinze ans, trois des meilleurs films d’animation américains, avec Le Géant de Fer, Les Indestructibles et Ratatouille. Passé depuis aux films « live », il a su s’adapter aux conditions techniques d’une superproduction comme Mission Impossible : Protocole Fantôme, sur laquelle il imprimait sa patte et faisait du film le meilleur de la saga d’action-espionnage, soigneusement contrôlée par et pour Tom Cruise. Bird fait désormais partie de la « A-List » des réalisateurs désignés pour les blockbusters, mais l’homme a suffisamment de caractère pour ne pas se laisser dicter ses choix : plutôt que de répondre à l’appel de Star Wars : L’Eveil de la Force, il préfère ainsi se plonger avec Tomorrowland dans l’exploration d’un univers futuriste délibérément suranné, celui imaginé par Walt Disney pour ses parcs d’attraction promettant le meilleur pour l’Humanité. Le film se présente donc comme un divertissement idéal pour la famille et les enfants passionnés de science-fiction, et se présente donc en défenseur de l’imagination et de la créativité – tout en offrant le petit « plus » nécessaire des films de Bird : un humour très cartoonesque, mêlé à des courses-poursuites endiablées et une foultitude de petits détails visuels plaisants. Le tout est soigneusement emballé dans un scénario qui revendique sans peine l’héritage des productions de Steven Spielberg, l’intrigue mêlant une quête à la Rencontres du Troisième Type, une jeune fille hyperactive (Britt Robertson, sosie de Kirsten Dunst) qui n’aurait pas détonné dans Les Goonies, une gamine robotique petite sœur du héros d’A.I. Intelligence Artificielle (et dotée de superpouvoirs renvoyant aux Indestructibles), ou ces agents proches des Men In Black, en plus inquiétants. Influence largement assumée, et même revendiquée via les nombreuses citations SF que fait Bird dans la séquence de la boutique de collectibles, où l’on croise aussi bien Robby le Robot que les personnages des Star Wars originaux. A défaut d’être totalement originale, l’intrigue permet au réalisateur de faire feu de tout bois et de nous offrir des idées purement visuelles bourrées d’astuces : la découverte de Tomorrowland par la jeune Casey, qui  »expérimente » en même temps ce Futur idéal et subit les gags malencontreux du temps présent, permet à Bird de démontrer ses dons de conteur visuel, et de nous offrir quelques plans-séquences pleins d’émerveillement.  

 

Tomorrowland 003

Cependant, Tomorrowland est loin d’être un film parfait. Car si le visuel et le rythme narratif du film sont irréprochables, le problème vient plutôt des intentions et du propos des auteurs… Il faut bien l’admettre au risque de passer pour un grincheux, le film manque à plusieurs reprises de basculer dans l’énorme autopromotion du studio Disney par lui-même. Le malaise commence dès les premières secondes du film, où le château de la Belle au Bois Dormant, logo de la firme, est remplacé par la cité futuriste de Tomorrowland. Voilà une équation assez simple à comprendre pour le spectateur : Tomorrowland = Disneyland, un endroit magique et merveilleux, où tout le monde doit aller (pour payer son billet en saison ?). Le film enfonce le clou quelques instants après en faisant de l’attraction « It’s a Small World », estampillée Walt Disney, le point de passage vers ce cet univers… La mise en abyme passe au second plan, derrière la publicité évidente faite aux parcs d’attraction imaginés par le papa de Mickey Mouse. Certes, admettons quand même que Tomorrowland exploite habilement l’attraction du même nom pour en faire un film correct, mais il faut avouer que ces productions ne s’embarrassent pas trop de problèmes éthiques pour encourager les gens à venir faire du tourisme dans les Disneyland du monde entier. Si cela avait si bien réussi aux Pirates des Caraïbes, pourquoi se gêner ?

Mais le cœur du problème est ailleurs ; le scénario écrit par Bird et Damon Lindelof semble avoir été rédigé sous le contrôle permanent des cadres du studio, soucieux de ne pas trop déranger les petits enfants et leurs parents. Lorsque les personnages de Tomorrowland abordent les délicats problèmes de l’avenir du monde actuel, pas vraiment joyeux, ils ne peuvent s’empêcher de donner dans l’optimisme forcé, qu’on devine « télécommandé » par les patrons des studios Disney. Que le film encourage les spectateurs à rêver, à imaginer un avenir meilleur et à ne pas renoncer, c’est une bonne chose ; qu’il tombe, lors de longs dialogues un poil moralistes dans le positivisme excessif et les poncifs de l’aventure disneyienne, c’est par contre beaucoup plus embarrassant, d’autant plus que le film refuse les contradictions et les questions plus « adultes » sur l’Histoire de la Science… Voir par exemple cette scène où le personnage joué par George Clooney tente d’expliquer à la jeune fille que les inventeurs Edison et Tesla se détestaient. Mais la gamine robotique l’interrompt sèchement : « on ne veut pas entendre cette histoire-là ! ». On a l’impression d’entendre les hommes en costume-cravate de Disney tousser dans le dos de Brad Bird. Sans doute pour le rappeler à l’ordre et éviter d’évoquer les aspects les moins reluisants du héros national américain Edison… Le personnage de Clooney se fait ainsi rabrouer en permanence dès qu’il essaie de faire valoir un point de vue plus mature sur la Science. Bien sûr, on est dans une production Disney, où les enfants sont toujours les rois et les adultes souvent des vieux schnoques, mais ce parti pris devient ici assez agaçant. Le film aurait sûrement gagné à ne pas se laisser envahir par les clichés habituels, du genre « les enfants sont l’Avenir », « l’Aventure, c’est super », etc. Mais ce n’est pas le raisonnement de la maison Disney, où l’on n’aime pas voir les réalisateurs tenir un discours trop « subversif » dans un film conçu pour divertir. David Fincher, qui a vu son 20 000 Lieues sous les Mers rejeté par les mêmes responsables, pourrait témoigner dans ce sens.

Tout aussi regrettable est l’attitude que semblent développer les auteurs du film (le réalisateur, ou les producteurs ?), tout à leur logique positiviste, envers d’autres productions décrivant des futurs plus sombres pour l’Humanité. Tomorrowland dérape même en osant critiquer les films « apocalyptiques » jugés responsables du défaitisme et du pessimisme ambiant. Le discours n’est pas d’une grande finesse ; passe encore que le méchant joué par Hugh Laurie critique le goût de l’espèce humaine pour l’autodestruction, mais que le film se permette de jouer les moralisateurs vis-à-vis de la concurrence (Mad Max : Fury Road étant de toute évidence attaqué), là, c’est déjà moins acceptable… On sait que les producteurs de blockbusters estivaux aiment bien se tirer dans les pattes, à travers leurs films respectifs (rappelez-vous des peluches de Godzilla écrabouillées par les météorites dans Armageddon, en 1998), et il est dommage de voir Tomorrowland tomber dans ce travers qui ne s’imposait pas.

L’expérience de Tomorrowland est donc, au final, assez mitigée. On peut l’apprécier pour ce qu’il est, à savoir un sympathique film d’aventures SF, léger et parfois astucieux, capable de plaire aux plus jeunes et à leurs parents nostalgiques des productions Spielberg des années 1970-1980 ; malheureusement, ce capital sympathie est alourdi par les lourdes pattes du studio Disney, grippant la jolie machine conçue par Brad Bird.

 

Ludovic Fauchier.

 

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La fiche technique :

Réalisé par Brad Bird ; scénario de Brad Bird et Damon Lindelof ; produit par Brad Bird, Jeffrey Chernof, Damon Lindelof et Debbi Bossi (Walt Disney Company / A113 Productions / Babieka)

Musique : Michael Giacchino ; photographie : Claudio Miranda ; montage : Walter Murch et Craig Wood

Direction artistique : Ramsey Avery et Don Macaulay ; décors : Scott Chambliss ; costumes : Jeffrey Kurland

Effets spéciaux de plateau : Mike Vézina ; effets spéciaux visuels : John Knoll, Thierry Delattre, Xavier Fourmond, Craig Hammack, Joseph Kasparian, Ara Khanikian, Eddie Pasquarello et Philippe Theroux (ILM /  Halon Entertainment / Hybride Technologies / Plowman Craven & Associates / Rodeo FX) 

Distribution : Walt Disney Studios Motion Pictures

Caméras : Sony CineAlta F65 et CineAlta PMW-F55  

Durée : 2 heures 10

Un Max de puissance ! – MAD MAX : FURY ROAD

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MAD MAX : FURY ROAD, de George Miller

L’histoire :

Bon retour dans le monde de Max Rockatansky (Tom Hardy)… Un monde ravagé par la guerre pour le pétrole, les désastres nucléaires et la pollution, et où chaque jour est une lutte impitoyable pour ses survivants. Ex-policier marqué par la mort de tous ceux qu’il n’a pu sauver, Max erre dans les étendues désertiques du Wasteland. Poursuivi, il est capturé par les guerriers du tyran Immortan Joe (Hugh Keays-Byrne), seigneur de guerre qui règne sur sa Citadelle en maître absolu, entouré de son fils Rictus Erectus (Nathan Jones), de ses officiers d’élite, les Imperators et de ses soldats fanatisés, les War Boys. Max, captif, devient un « donneur universel » dont le sang est transfusé à Nux (Nicholas Hoult), un jeune War Boy malade.

Pour alimenter sa cité en pétrole, armes et nourriture, Joe confie la conduite du War Rig, un immense camion-citerne blindé, à l’Imperator Furiosa (Charlize Theron), qui fait la navette entre les cités alliées. Mais, sitôt partie, Furiosa change de cap. Elle fait s’enfuir les cinq « épouses » de Joe : Angharad the Splendid (Rosie Huntington-Whiteley), Toast (Zoë Kravitz), Capable (Riley Keough), Fragile (Courtney Eaton) et The Dag (Abbey Lee), esclaves sexuelles du despote qui cherche à s’assurer une descendance saine. Furieux d’avoir été dupé, Joe entraîne sa horde de guerriers à la poursuite du War Rig. En tête, Nux, toujours relié à un Max ligoté sur son véhicule, entraîné dans une course-poursuite démentielle sur la Fury Road…

 

Mad Max Fury Road 11

La critique :

Trente ans ! Cela fait trente ans que l’on croyait avoir perdu de vue le Road Warrior, imaginé par George Miller. Le personnage de Mad Max, immortalisé en une trilogie « heavy metal » aussi furieuse qu’épique par Mel Gibson, semblait avoir disparu corps et bien dans le désert du Wasteland à la toute fin de Mad Max : Au-delà du Dôme du Tonnerre, en 1985. La saga postapocalyptique était depuis lors restée vivace dans la mémoire de ses fans, mais le chemin de la résurrection aura été bien long. Mel Gibson, révélé par le rôle, était depuis lors devenu une star ; il avait juré ne plus jamais, au grand jamais, endosser à nouveau la défroque de Max Rockatansky, s’orientant lui-même vers la mise en scène (revoir ses propres films épiques, Braveheart et Apocalypto en tête, qui sont somme toute des avatars de Mad Max en d’autres époques)… ceci avant de ruiner sa propre réputation à cause d’un alcoolisme sévère et de paroles malheureuses, qui lui ont valu une mise au pilori hollywoodienne. Quant à George Miller, il sera revenu mi-figue mi-raisin de son expérience américaine. Quelle ironie de voir aujourd’hui le studio Warner le présenter comme le « maître » de Mad Max : Fury Road, quand on sait que le même studio lui mit tant de bâtons dans les roues à l’époque du Dôme du Tonnerre et des Sorcières d’Eastwick… sans compter les projets avortés ou confiés à d’autres (Contact, Justice League : Mortal). Mais ne nous plaignons pas de voir le même studio lui dérouler le tapis rouge pour ce qui constitue seulement son neuvième long-métrage en 36 années de carrière. Rappelons qu’outre la trilogie Mad Max, et Les Sorcières d’Eastwick, Miller nous a donné quelques pépites, autant de sacrées expériences pour le spectateur, et des leçons de mise en scène pour tout aspirants cinéastes : le drame méconnu et bouleversant Lorenzo (Lorenzo’s Oil, 1992), Babe : le Cochon dans la Ville (un des films pour enfants les plus sombres et radicaux qui soient, datant de 1999) et les deux films d’animation Happy Feet consacrés aux aventures du petit manchot danseur de claquettes, films dont la virtuosité et le sens du spectacle mettent k.o. les meilleurs productions Pixar. Ajoutons aussi à son actif le meilleur épisode du film à sketches La Quatrième Dimension (Twilight Zone : The Movie, 1983) produit par Steven Spielberg : Cauchemar à 20 000 Pieds, un magistral concentré de terreur aérienne de 25 minutes ; sans oublier qu’il fut aussi, parmi d’autres choses, le producteur – et réalisateur officieux – de l’excellent thriller maritime Calme Blanc (qui révéla une toute jeunette Nicole Kidman) et du premier Babe, le petit cochon devenu chien de berger. Des univers très différents, mais tous soutenus par des projets de mise en scène audacieux, imaginatifs, et tous baignés dans la même sève mythologique. Tous les films de Miller ont en commun d’être des quêtes, avec leur lot d’épreuves souvent cruelles, touchant à des thèmes universels. Et Mad Max : Fury Road ne fait pas exception à la règle. Annoncé depuis 2003, et depuis reporté suite à un development hell qui aurait mis sur les rotules n’importe quel autre réalisateur (annulation du film à cause de la Guerre d’Irak, décès d’Heath Ledger initialement prévu pour remplacer Mel Gibson, déplacement du tournage de l’Australie vers la Namibie à cause du changement climatique, etc.), Fury Road débarque enfin sur nos écrans après un long tournage en 2013, et une promotion par des bandes-annonces intelligemment diffusées sur le Web depuis l’an dernier. Ces premières images avaient mis la bave aux lèvres des nostalgiques, comme de ceux qui n’avaient jamais vu un Mad Max sur grand écran. Bonne nouvelle : Miller a gardé intacts l’enthousiasme et la hargne de ses débuts, et nous offre un film d’action absolument démentiel. Sacré nom de Dieu, qu’est-ce que ça fait du bien ! A l’heure où les superproductions hollywoodiennes sont de plus en plus standardisées sur les mêmes modèles, Mad Max : Fury Road, en deux heures bien dégraissées, renvoie Michael Bay dans les abîmes de la médiocrité, et roule sur les super-héros « disneyifiés ». C’est bien simple : le film procure une expérience surréelle, bourrée d’adrénaline, carrément un orgasme non-stop jamais ressenti depuis… allez, disons le mythique Mad Max 2, déjà en soi une référence absolue en matière d’action absolue !

 

Mad Max Fury Road 07

George Miller a horreur de se répéter. Là où tant de suites de films d’action finissent inéluctablement par répéter mécaniquement la formule du film original sans en avoir l’inspiration, il prend les connaisseurs de sa saga à revers en changeant d’entrée les règles du jeu. Si Fury Road évoque, dans ses grandes lignes, l’esprit « poursuite non-stop » de Mad Max 2, ainsi que certains thèmes abordés dans le Dôme du Tonnerre (rôle prépondérant des femmes, quête d’un Eden oublié, course-poursuite assimilée à l’Exode des Hébreux poursuivis par Pharaon), c’est pour mieux les « retourner » et les retravailler. Les fans se sont ainsi longtemps demandé si Miller allait respecter une quelconque continuité narrative par rapport à la trilogie ; Miller donne la réponse d’emblée : non ! Le remplacement de Mel Gibson par Tom Hardy est ainsi l’occasion pour le cinéaste d’annoncer la couleur d’emblée de jeu : la légendaire Ford Interceptor V8, véhicule emblématique des deux premiers films, détruite durant Mad Max 2, est à nouveau démolie dès le début du film, puis réassemblée et séparée pour toujours de son pilote. Miller fait ainsi passer le message aux connaisseurs de la saga : « je sais que vous adorez les films originaux, mais nous allons nous orienter vers une nouvelle direction« . A l’instar de l’Interceptor, la saga est donc reconstruite ; nous sommes toujours dans le même univers, avec le même concept de base et des images familières, mais celui-ci est sciemment retravaillé par son créateur pour éviter le sentiment de déjà-vu qui tue tant de suites, préquelles, remakes et autres reboots commandés à la chaîne. « Similaire, mais différent », tel est le mot d’ordre du cinéaste qui change de la même façon les origines du traumatisme de son héros. Originalité supplémentaire du projet, Miller tord aussi le cou à plus d’un siècle de règles dramaturgiques absolues dans l’élaboration de Fury Road. Le cinéaste a commencé le projet en engageant cinq artistes de story-boards et de comic-books pour raconter visuellement le film ; le scénario a ensuite été écrit en fonction des 3000 croquis préparatoires ainsi dessinés. Le réalisateur pousse ainsi au bout sa logique narrative sur la saga, malmenant souvent les codes scénaristiques en vigueur pour livrer ici un récit purement visuel, traversé d’idées démesurées, et donc parfaitement adaptées à l’esprit de l’aventure. Fury Road assume sa narration purement visuelle, constituant une expérience de cinéma unique ; pas de rationalisation ni de recours à des clichés dramaturgiques trop évidents, le film assume son statut de course-poursuite endiablée, propice à créer une atmosphère d’opéra heavy metal surchauffé, parcouru de trouvailles aussi folles que ce guitariste lanceur de flammes qui rythme le récit.

 

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Mais qu’on ne s’y trompe pas, Fury Road est aussi un film de personnages. Des caractères forts, le film n’en manque pas ; tous des personnages sacrément bien écrits et interprétés, avec, en premier lieu, une volonté de tordre là encore le cou aux préjugés des films d’action contemporains : George Miller, dans un film bourré de testostérone, accorde une importance majeure aux personnages féminins, actrices et enjeux du récit. Depuis longtemps déjà, le cinéaste avait su prouver que les femmes de caractère sont des constantes dans son univers : il suffit de revoir l’énergique Entity (Tina Turner), dominant ses troupes dans le Dôme du Tonnerre ; ou Les Sorcières d’Eastwick (Cher, Susan Sarandon et Michelle Pfeiffer) tenant tête avec malice au Diable Nicholson ; n’oublions pas aussi Rae Ingram (Nicole Kidman) qui évolue, de victime désignée à guerrière déterminée, dans Calme Blanc, ou Michaela (Susan Sarandon), la maman bouleversante de Lorenzo… Miller n’aura en fait cessé de rendre justice, dans la plupart de ses films, à la combativité féminine, il est vrai bien mise à mal dans le monde des Mad Max dominé par les brutes. Charlize Theron, sublime Furiosa, rejoint donc la galerie des grandes héroïnes « milleriennes » par la grande porte. Et elle n’a rien à envier à ses grandes sœurs guerrières que sont Ripley (Sigourney Weaver) dans les Alien, ou Sarah Connor (Linda Hamilton) dans les premiers Terminator, campant un personnage tout aussi iconique de dure à cuire cachant un cœur immense. La comédienne joue à merveille d’un physique à la fois fragile, gracieux (en dépit d’une transformation physique radicale : cheveux ras, apparence crasseuse et bras gauche mutilé), mais dégageant aussi la puissance physique d’une lionne. Ne pas se fier à son apparente fragilité, Furiosa est une battante, déterminée coûte que coûte à sauver les cinq épouses de Joe d’une vie misérable d’asservissement sexuel. Le personnage est aussi typiquement « Millerien », par son acharnement absolu à atteindre un objectif irréaliste, la quête d’un Paradis perdu renvoyant au traumatisme de sa propre enfance. Miller et le chef-opérateur John Seale, à l’occasion d’une scène, captent toute la détresse cachée de cette guerrière, via quelques instants de solitude dans le désert. Des images d’une tristesse terrible, faisant de Furiosa un des personnages les plus emblématiques de son auteur. L’aspect « féminin » de cette épopée est clairement mis en avant, via la lutte désespérée de Furiosa et de ses cinq protégées. Un poil coquin, Miller nous les présente durant une courte scène de halte en plein désert, jouant là aussi sur l’iconisation de ses actrices ; toutes d’anciennes top-models, dont les minces tenues virginales ne font que renforcer l’innocence en même temps qu’une sexualisation évidente. Des proies rêvées, somme toute, pour Immortan Joe, incarnation d’un pouvoir machiste en diable. Aux côtés de Furiosa, toutefois, les victimes désignées, enfermées dans des ceintures de chasteté médiévales, se libèrent et révèlent aussi leur tempérament de battantes. L’aide d’une tribu de motardes, valkyries du désert, ne sera pas de trop. Mais cette lutte pour la liberté, chez Miller, n’est évidemment pas sans risques. L’aînée des cinq fugitives connaîtra une fin tragique, rappelant que l’univers des Mad Max n’est tendre pour personne. Miller refusera toujours de se plier aux diktats narratifs hollywoodiens exigeant que l’on épargne les innocents (jeunes femmes, enfants, chiens, etc.) pour ne pas choquer le public. Mais c’est justement cette mise en danger qui rend précisément ses personnages aussi touchants. Ici, la bonté innée des femmes (qu’elle soit amoureuse, comme Capable envers le jeune Nux, ou, maternelle, comme la vieille motarde envers The Dag) est une qualité merveilleuse, digne de respect, mais somme toute bien fragile, dans un monde dominé par la soif de pouvoir et de conquête guerrière.  Quoi qu’il en soit, le combat des femmes de Fury Road est l’une des forces majeures du film.

 

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Du côté de ces messieurs, la situation n’est pas glorieuse dans Fury Road… Dans ce monde infernal, certains tirent leur épingle du jeu en cédant à leurs pires instincts. Avec le personnage d’Immortan Joe, Miller peut fustiger une nouvelle fois ce pouvoir masculin fondé sur la domination, le matérialisme aveugle et la destruction. Ce n’est certes pas nouveau, mais le cinéaste australien apporte toujours des variantes bienvenues. Les méchants de l’univers de Mad Max ont, eux aussi, évolué depuis leurs débuts ; de simples chefs de meute dans les premiers films (voir Toecutter et Humungus), ils se sont développés dans une « écologie humaine » (pour reprendre les mots du cinéaste) familière aux anciennes civilisations. Entity (Tina Turner) dans le Dôme du Tonnerre était plus ambivalente, une leader politique aux intentions civilisatrices, mais qui devait affirmer son pouvoir économique par des moyens détournés. Immortan Joe est passé, quant à lui, à un autre stade ; il rassemble les traits des précédents adversaires de Max pour former une incarnation terrifiante d’un pouvoir royal dévoyé. Son aspect bestial et mécanique, souligné par son masque respiratoire orné de dents de cheval, correspond bien à sa conception du pouvoir. Il se pose en être divin, rassemblant ses « fidèles » asservis dans une cérémonie soigneusement orchestrée, distribuant eau et nourriture avec parcimonie, mais en jouant sur le spectaculaire, pour mieux asseoir son pouvoir. Ce Pharaon des temps apocalyptiques est aussi un capitaliste absolu, ayant élaboré une civilisation qui marchandise aussi bien les ressources naturelles que les corps humains. Miller ose des scènes jamais vues dans une superproduction de cette ampleur, montrant des humains asservis aux machines (on pense à Metropolis de Fritz Lang), des humains transformés en « bétail » vivant, donneurs de liquides nourriciers (sang et lait)… et suggère bien évidemment que Joe se taille la part du lion, s’étant constitué un harem dans un coffre-fort ! Quand on voit les malformations dont souffrent les rejetons du tyran, on comprend (sans approuver) que ce dernier, tout à son délire de vouloir établir une lignée dynastique qui justifierait sa divinisation, cherche à récupérer celles qu’il appelle « son capital ». Joe n’est pas très éloigné, dans la filmographie de George Miller, du Daryl Van Horne (Jack Nicholson) des Sorcières d’Eastwick, lui aussi charismatique, misogyne, bestial… et finalement dupé par ces dames. Sous le masque de Joe, une tête familière : Hugh Keays-Byrne, impressionnante « gueule » du cinéma et du théâtre australien, qui fut l’affreux Toecutter dans le Mad Max originel. La boucle est bouclée, et Keays-Byrne incarne ici un nouveau méchant tout aussi mémorable. 

 

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Dans la galerie des personnages marquants de Fury Road, il faut aussi s’attarder sur Nux, le jeune War Boy entraîné dans l’infernale course-poursuite. Le jeune Nicholas Hoult, remarqué chez Bryan Singer (Jack le Tueur de Géants, les derniers X-Men où il campe le Fauve), tord le cou à ses personnages de gentils garçons un poil falots pour incarner un personnage plus intéressant. L’évolution de Nux donne un souffle supplémentaire au film ; ce jeune garçon, condamné par une maladie nécessitant qu’il soit transfusé en permanence, connaît un parcours le rattachant à certains des personnages « milleriens » les plus touchants. Au début de l’aventure, il nous est montré comme totalement endoctriné et fanatisé, à l’instar de ses camarades, qui espèrent tous connaître une mort glorieuse au combat pour Immortan Joe. On devine que ce dernier leur a copieusement menti, en leur enseignant une religion basée sur les mythes nordiques, toujours idéaux pour stimuler leurs instincts guerriers. Nux, comme les autres, n’a aucun moyen ni intention de remettre en cause cette doctrine… avant de se heurter de plein fouet à ses limites. Il faudra, pour qu’il prenne réellement conscience de lui-même, qu’il se voit refuser la Mort qu’il croyait se voir prédite. Quelques coups de poing infligés par Max, et la proximité naissante avec la fugitive Capable, l’aideront à revoir ses objectifs et se choisir une nouvelle destinée. Cette évolution était-elle latente chez Nux, ou bien lui a-t-elle été transmise ? Sans doute les deux, Miller laissant le spectateur libre de sa propre opinion. On remarquera cependant que Nux rejoindra la cause de Max et des femmes fuyardes après avoir reçu en transfusion le sang du Road Warrior… comme si l’héroïsme, quasiment suicidaire, de ce dernier lui avait été transmis. Nux rejoint aussi le parcours de divers personnages des films de Miller, souvent hâtivement condamnés et marginalisés avant de révéler, envers et contre tout, leur héroïsme. Comme le petit Lorenzo Odone (Lorenzo’s Oil), il est condamné par une maladie ne lui laissant que peu de temps à vivre ; comme Babe, il croit d’abord à un vaste mensonge avant d’ouvrir les yeux sur sa condition ; et comme Mumble, le petit manchot de Happy Feet, il est un marginal dans sa propre communauté et finit par en rejoindre une autre, pour changer le cours des traditions imposées par un ordre patriarcal tyrannique. Et, comme eux, il devient un héros surmontant des épreuves… même s’il n’y aura pas pour lui de happy end. Reste que son geste sacrificiel final n’est pas gratuitement imposé, et l’éveil de sa relation sentimentale avec Capable donne quelques larmes bienvenues dans ce film plein de bruit et de fureur.  

 

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Et Max, dans tout ça ? Ce bon vieux Road Warrior a peut-être changé de visage, mais sa caractérisation reste (en surface) la même. Toujours taciturne et asocial, Max reste l’héritier spirituel des westerners à l’ancienne : on pense bien sûr à ces errants éternels que furent John Wayne dans La Prisonnière du Désert, Steve McQueen dans Nevada Smith (il y incarnait un jeune vengeur du nom de… Max) et surtout Clint Eastwood période Homme Sans Nom / Josey Wales Hors la loi. Des marginaux aidant, avec beaucoup de réticence, les démunis à survivre dans un Ouest ravagé par la loi du plus fort ; Max poursuit donc, depuis 1979, cette tradition. A priori, il n’y aurait que peu de choses à dire sur le personnage campé par un Tom Hardy impressionnant, successeur idéal de Mel Gibson. Il est toujours un loup solitaire errant dans un monde en flammes, parle toujours aussi peu, se montre toujours aussi distant, irascible et suicidaire… mais George Miller n’aime pas se répéter. Il change subtilement la donne, concernant son personnage fétiche. Si la cause de la folie de Max nous est connue depuis le premier film, Fury Road nous offre pour la première fois l’opportunité d’entrer dans la tête du héros. Et ce n’est pas bien beau… Le Road Warrior est hanté par des voix et des visions particulièrement perturbantes, celles des victimes qu’il n’a pas pu sauver, et surtout d’une fillette mystérieuse qui apparaît dans les moments de tension. Cette gamine est-elle le fruit de l’esprit dérangé de Max, ou a-t-elle vraiment existé ? Miller ne nous donnera jamais la réponse claire. Quelques images subliminales laissent penser que cette fillette a connu un sort horrible, écrasée sous les roues d’une voiture folle, écho lointain de la mort de l’épouse de Max et de son fils, tués par des motards. Elle rappelle aussi le Feral Kid de Mad Max 2 et les « Enfants Perdus » du Dôme du Tonnerre, qui eux étaient sauvés par Max… Dans la chronologie volontairement floue de la série, Max n’avait jusque-là jamais veillé sur une fillette. Aurait-il eu une autre enfant qu’il a également vu mourir sous ses yeux ? Possible, mais on peut aussi croire que l’esprit de Max « invente » cette fillette, qui existerait en tant que symbole de toutes les victimes croisées par l’ex-policier de la route. Elle pourrait aussi être l’ »esprit guide » de celui-ci, le narguant, le tourmentant et l’aidant à prendre les bonnes décisions aux moments décisifs. Sans doute la fillette occupe ces différentes fonctions pour nous rappeler que Max n’est pas Mad pour rien… Ce personnage a toujours été un curieux héros, tenaillé entre son besoin d’être un homme bien et ses côtés plus « sociopathes ». On le voit désormais schizophrène, et pourtant pragmatique et terre à terre ; il se montre violent (il tire sur une jeune femme enceinte !), mais finit par se laisser convaincre de combattre pour une bonne cause ; et s’il y a un début de rapprochement entre lui et Furiosa (son pendant féminin, aussi abîmée que lui par la vie), il refuse au final de se « fixer » auprès d’elle, en vrai lonesome cowboy à la Clint Eastwood… N’oublions pas aussi la dimension masochiste explicite du personnage, réduit à l’état de bétail ligoté et muselé. Paradoxe ultime, cet action hero connu pour ses talents de pilote se voit même contraint à l’immobilité absolue, transformé en figure de proue par Nux, au début de la folle poursuite ! C’est tout le sens de l’ironie de George Miller, s’amusant à maltraiter son personnage le plus emblématique en le forçant à être un « spectateur mobile » incapable de bouger durant une course qui risque de lui coûter la vie… Saluons au passage la prestation de Tom Hardy, qui reprend le rôle jadis tenu par Mel Gibson en l’adaptant à sa propre stature. Ce talentueux comédien anglais a su intégrer le personnage de Max à son propre style de jeu, très physique. Son Mad Max est dans la continuité de ses personnages les plus mémorables, comme par exemple dans Bronson de Nicolas Winding Refn. Voir aussi la mémorable prestation de Hardy, dans The Dark Knight Rises de Christopher Nolan, où il incarnait l’affreux Bane, avec son masque respiratoire lui donnant l’allure de Humungus, le grand méchant de Mad Max 2 ! On comprend mieux pourquoi George Miller l’a choisi, et l’acteur, sans dialogues excessifs, promène dans le film un charisme fatigué adapté. On tient là une superstar.

 

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La mise en scène de George Miller est toujours pleine de surprises. Fury Road respecte comme il se doit le visuel emblématique de toute la saga : des hordes de véhicules motorisés aux looks plus dingues les uns que les autres ! Les décorateurs ont dû s’en donner à cœur joie en créant des voitures, motos, camions et autres engins fous aux looks plus bizarroïdes les uns que les autres, prolongations de leurs conducteurs et véritables fusions entre machines et animaux du désert. La saga baigne depuis ses débuts dans la « car culture » poussée à son paroxysme de film en film ; rappelons que l’idée de Mad Max était venue à ses auteurs après les effets violents, en Australie, de la crise pétrolière, mêlée à des souvenirs douloureux personnels à George Miller. L’ancien étudiant en médecine avait perdu des amis, dans sa jeunesse, victimes d’accidents automobiles et, intervenant aux urgences, avait constaté de visu les horribles contrecoups physiques sur des blessés et de morts de la route. Il décrit une société postapocalyptique imprégnée jusqu’à l’absurde de cette culture qui pousse à la violence les possesseurs de véhicules, rendant au passage un hommage discret à l’autre grand père fondateur du cinéma australien, Peter Weir. Le réalisateur de Witness et du Cercle des Poètes Disparus avait débuté dans son pays natal par le très intrigant Les Voitures qui ont mangé Paris, précédant de 5 ans Mad Max. Les dernières minutes du film annonçaient déjà celui de Miller, qui lui rend la pareille dans Fury Road en montrant des voitures « porc-épics » hérissées de pointes d’acier, tout droit sorties du film de Weir !  

 

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Dosant savamment son épopée selon un crescendo qui ne laisse aucune échappatoire au spectateur, George Miller intègre les références westerniennes à cette traque qui repose sur un principe de mise en scène aussi simple qu’imparable : exploiter au maximum toutes les trouvailles que son concept narratif lui offre. En variant les obstacles et les dangers naturels, par exemple. Qu’il s’agisse de la traversée tendue d’un canyon (on se croit revenu chez John Ford en territoire Apache), dans des marécages ralentissant poursuivants et poursuivis, ou de cette étonnante séquence nocturne autour d’un arbre et d’un treuil (on pense au Salaire de la Peur et son remake, Le Convoi de la Peur), Miller trouve toujours une idée forte par séquence. Les forces de la Nature ne sont pas oubliées, dans l’hallucinant passage de la tempête de sable qui se transforme en épreuve mythologique ; le spectateur attentif remarquera que les colonnes de sable de la tempête prennent l’apparence de pieds gigantesques, comme si des Titans se dressaient sur la route du War Rig et de ses occupants… De mythologie, il en a toujours été question dans la saga, Miller transformant son personnage principal au fil des histoires ; si le premier film avait été une tragédie (Max cherchant à fuir la violence pour vivre une vie paisible précipitait finalement sa famille dans un piège, et en perdait la raison), les autres développeront plusieurs variations sur le thème, cher à Joseph Campbell, du héros entraîné malgré lui dans une quête. Le troisième film avait même fait de Max une figure messianique, un libérateur à la Moïse pour une communauté d’enfants. Fury Road poursuit dans la même veine, enlevant cependant les excès de « gentillesse » (imposées alors par le studio Warner) du Dôme du Tonnerre pour revenir au côté plus désespéré des premiers opus. Ici, le véritable héros est sans aucun doute Furiosa, qui finira par renverser l’ordre masculin établi par Immortan Joe pour laisser la place à un peu d’espoir, passant par une prise du pouvoir féminin. Ce ne sera pas sans casse, et la jeune femme finira l’épreuve sérieusement abîmée, à l’instar de Max dans ses aventures. Celui-ci aura su la convaincre de ne pas se focaliser sur un objectif impossible à atteindre (« on ne répare pas ce qui est brisé »), mais l’aidera, dans un de ces rares sursauts d’humanité dont il est capable. Son aide consistera à appliquer sa tactique favorite, un demi-tour suicidaire pour foncer droit vers la Citadelle de Joe ; décision téméraire, irrationnelle, mais payante. Souvenez-vous, la course-poursuite finale de Mad Max 2 était en fait une duperie dont Max était le complice involontaire, servant d’appât aux pillards ; ici, c’est le principe même de la poursuite dans son ensemble qui tourne à l’absurde délibéré. Tous ces risques pris, tous ces crashes meurtriers, tout ce déploiement de forces et de personnages démesurés… tout cela pour que les fuyards reviennent finalement à leur point de départ ! Miller a incontestablement gardé intact le sens de l’ironie narrative.  

 

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Ajoutons pour conclure que le cinéaste, aidé par son chef-opérateur John Seale (également collaborateur de Peter Weir), aura su élaborer un univers crédible et coloré, à l’opposé de nombre de films apocalyptiques plus récents, nettement plus « dépressifs » (voir Les Fils de l’Homme ou La Route, héritiers des Mad Max originaux) ; ce parti pris, associé à des prises de vues hyperdynamiques, renforce délibérément l’aspect « cartoonesque » délirant qui est aussi le propre de la saga (ces longues courses-poursuites dans le désert n’évoquent-elles pas non plus le souvenir lointain de Chuck Jones, et du Coyote à la poursuite de Bip Bip ?…). Miller assume complètement le côté grandiloquent, excessif, sauvage de son show, culminant dans ces ahurissantes acrobaties de Max voltigeant en funambule d’un véhicule à un autre au bout d’une perche, comme dans un cirque monstrueux. Aidé de surcroît par la musique de Junkie XL, ancien disciple de Hans Zimmer, Miller réussit de bout en bout à faire de Mad Max : Fury Road un opéra fou furieux qui laisse le spectateur pantelant, au bout de deux heures de projection. Le public répond favorablement dans le monde entier… même si les américains, « refroidis » par la censure autant que par les partis pris antihéroïques de Miller, semblent avoir inexplicablement boudé le film (le téléchargement illégal est sans doute aussi responsable).

Quoi qu’il en soit, on ne désespère pas de revoir Max dans de nouvelles mésaventures, Miller ayant déjà sous la main le scénario d’un Mad Max : The Wasteland annoncé ; Tom Hardy ayant confirmé avoir signé pour plusieurs films, on est donc rassuré. On les salue bien bas, on remercie aussi Charlize Theron, Nicholas Hoult, Hugh Keays-Byrne, les cinq filles adorables et toute la fine équipe de Fury Road pour nous avoir offert ce cadeau royal. On vous attend sur la route, pour la suite.

Oh, what a day. WHAT A LOVELY DAY !

 

Ludovic Fauchier, Au-delà du Blog du Tonnerre

 

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La fiche technique :

Réalisé par George Miller ; scénario de George Miller, Brendan McCarthy et Nick Lathouris ; produit par George Miller, Doug Mitchell, P.J. Voeten et Genevieve Hofmeyr (Kennedy Miller Productions / Village Roadshow Pictures)

Musique : Tom Holkenborg alias Junkie XL ; photo : John Seale ; montage : Margaret Sixel

Direction artistique : Shira Hockman et Jacinta Leong ; décors : Colin Gibson ; costumes : Jenny Beavan

Supervision des cascades : Guy Norris ; effets spéciaux de plateau : Dan Oliver ; effets spéciaux visuels : Andrew Jackson et Katherine Rodtsbrooks (Iloura / 4DMax / Hybrid Enterprises / Method Studios / Odd Studio / The Third Floor / Tinsley Studio) 

Distribution : Warner Bros.

Caméras : Arri Alexa M et Arri Alexa Plus, Canon EOS D Mark II et Olympus P5

Durée : 2 heures

En bref… LE LABYRINTHE DU SILENCE

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LE LABYRINTHE DU SILENCE, de Giulio Ricciarelli

L’histoire :

Francfort, Allemagne de l’Ouest, en 1958. Simon Kirsch (Johannes Krisch), un artiste peintre, croise la route d’un instituteur, Alois Schulz (Hartmut Volle). Quand celui-ci lui offre du feu, Simon se fige, terrifié. L’homme ne lui est pas inconnu…

Johann Radmann (Alexander Fehling), un tout jeune procureur, s’occupe sans enthousiasme des litiges sur les infractions au code de la route. Il assiste à une scène curieuse : un journaliste, Thomas Gnielka (André Szymanski), déboule dans les couloirs du tribunal et invective les procureurs. Ami de Simon Kirsch, Gnielka a mené son enquête sur le paisible instituteur Schulz. Il s’avère que celui-ci a été un Waffen SS, au camp d’Auschwitz, durant la 2ème Guerre Mondiale. Il n’y a aucun doute que Schulz ait commis des atrocités dans ce camp, mais l’administration judiciaire refuse d’agir, par faute de preuves directes… Johann mène une petite enquête privée, par curiosité. Il ne se doute pas qu’il met les pieds dans un champ de mines. Gnielka lui fait vite comprendre qu’Auschwitz n’est qu’un nom très vague lui et ses concitoyens, qui ne veulent pas (ou plus) entendre parler de la guerre et d’Hitler. Alors qu’il se rapproche de la jolie Marlene (Friederike Becht), Johann, soutenu par le vieux procureur général Fritz Bauer (Gert Voss), se lance dans une enquête officielle de longue haleine. Maladroitement, freiné par la bureaucratie, sans trop savoir comment convaincre les rares témoins de parler de ce qu’ils ont vu et subi, Johann s’obstine. Le terrible récit de Simon, notamment, le mène sur la piste d’un homme, devenu le symbole absolu de l’horreur nazie : Joseph Mengele…

 

Le Labyrinthe du Silence

La critique :

Par hasard des programmations des sorties cinéma de ce mois-ci, j’ai cette fois-ci changé mes habitudes de spectateur en allant voir ce Labyrinthe du Silence qui, a priori, n’avait pas grand chose pour attirer. Un titre vaguement ésotérique pour un sujet guère joyeux, évoquant les soirées thématiques d’Arte les moins engageantes, pour un film signé d’un acteur italien devenu réalisateur strictement inconnu au bataillon de ce côté ces Alpes… Pas de quoi être intéressé a priori, mais il faut toujours se méfier des préjugés. Giulio Ricciarelli, pour son premier long-métrage, a signé une œuvre joliment prenante. Le cinéaste (se reposant sur un solide scénario coécrit avec Elisabeth Bartel) décrit le portrait d’une toute jeune République Fédérale d’Allemagne (née de la reconstruction et partition politique du pays vaincu, à la fin de la 2ème Guerre Mondiale), partagée entre l’ignorance de ses plus jeunes habitants et l’amnésie volontaire de ses aînés, témoins ou complices des crimes commis sous Hitler. Le procès de Nuremberg avait soi-disant « purgé » le pays de la honte et de la tyrannie nazie… mais il avait laissé échapper un grand nombre de bourreaux et de simples exécutants modelés par la doctrine nazie, devenus après la guerre des citoyens en apparence bien ordinaires. Dans ses meilleures scènes, Le Labyrinthe du Silence prend des allures de fable à la Kafka, accompagnant la douloureuse prise de conscience d’un jeune bureaucrate idéaliste (convaincant Alexander Fehling). Cela se traduit dans le film par des scènes souvent grinçantes. Voir par exemple ce passage où notre héros et sa petite amie profitent d’un petit moment de tendresse amoureuse… avant d’entendre, du haut d’une fenêtre, le futur beau-père et ses anciens copains de régiment, ivres, beuglant des chants guerriers de bien sinistre mémoire.

Le réalisateur sait capter le climat de cette curieuse époque, où la jeune génération tout juste adulte commence à regarder dans les yeux ses parents, bien embarrassés d’avoir à justifier leurs petites lâchetés de l’époque. Il sait aussi heureusement éviter le manichéisme ; cette histoire, basée sur des faits réels, méritait bien du tact et de la distance critique : le jeune procureur a l’assurance et l’inconscience de la jeunesse, qui le pousse souvent à commettre de graves erreurs dans son enquête. Un bon point supplémentaire, donc, pour éviter de faire du personnage et de ses rares alliés des figures trop angéliques. Pour ces mêmes raisons, le personnage du journaliste Gnielka est particulièrement intéressant ; ce révolté permanent a des coups de colère vengeresse qui révèlent la « zone grise » de cette étrange époque. Son regard est moins innocent que celui du jeune procureur, et son histoire révèle le dur prix à payer pour un ancien gamin qui a été, comme des milliers d’autres, dupé par les mensonges d’Hitler au point de devenir un complice de l’infâme machine de mort des camps. Sa colère n’en prend que plus de poids. 

Par ailleurs, hors les personnages eux-mêmes, Giulio Ricciarelli sait, au fil du récit, trouver les petits détails justes, ceux qui provoquent le malaise en dépit de leur banalité apparente. Une chanson aux accents rock, dont les paroles doucereuses (sur l’air de « ton père a raison« …) incitent gentiment la jeunesse à ne pas poser de questions gênantes ; des enfants qu’un instituteur trop zélé (et gagné par ses vieux « réflexes » conditionnés) sépare en deux rangs pour les punitions ; ou encore cette famille de bons bourgeois, rassemblés en privé, qui regardent d’un très sale œil les intrus venus chercher le grand absent (un certain Mengele)… autant de petites touches qui créent ce sentiment d’une chape de plomb sur la bonne société ouest-allemande de l’époque. On pardonnera du coup à Ricciarelli quelques excès démonstratifs : notamment ces deux cauchemars que fait le héros au sujet des camps, et de sa propre quête personnelle, sont un peu trop « fabriqués » pour entièrement convaincre.

On passera outre ces menus défauts pour saluer dans Le Labyrinthe du Silence le message d’avertissement glissé par le réalisateur aux spectateurs, à l’heure où tant de pays européens laissent ressurgir, sous un contexte différent, des discours nauséeux qu’on avait cru anéantis il y a 70 ans, avec la Bête Immonde. Les voix des victimes de la Shoah, dont les derniers survivants disparaîtront inévitablement, ne doivent jamais êtres tues, étouffées par l’apathie ou l’amnésie sélective.

 

Ludovic Fauchier

 

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ci-dessus : la scénariste Elisabeth Bartel, interviewée aux 19èmes Rencontres du Cinéma de Gérardmer, parle de son travail sur Le Labyrinthe du Silence.

 

La fiche technique :

Réalisé par Giulio Ricciarelli ; scénario d’Elisabeth Bartel & Giulio Ricciarelli ; produit par Jakob Claussen, Ulrike Putz, Sabine Lamby et Jens Oberwetter (Claussen Wöbke Putz Filmproduktion / Naked Eye Filmproduktion)

Musique : Sébastian Pille et Niki Reiser ; photographie : Martin Langer et Roman Osin ; montage : Andrea Mertens ; costumes : Aenne Plaumann

Distribution Allemagne : Universal Pictures International / Distribution France : Sophie Dulac Distribution

Durée : 2 heures 04

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