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En bref… AVENGERS : L’ERE D’ULTRON

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AVENGERS : L’ERE D’ULTRON, de Joss Whedon

L’histoire :

branle-bas de combat pour les Avengers ! Après avoir livré bataille en plein New York contre le perfide Loki et les envahisseurs extra-terrestres Chitauris, les héros se rassemblent à nouveau : l’espionne de choc Natacha Romanov alias Black Widow (Scarlett Johansson), le vétéran super-soldat Steve Rogers alias Captain America (Chris Evans), l’archer intrépide Clint Barton alias Hawkeye (Jeremy Renner), Bruce Banner et son monstrueux alter ego Hulk (Mark Ruffalo), l’ingénieur milliardaire Tony Stark alias Iron Man (Robert Downey Jr.), et le puissant dieu du tonnerre Thor (Chris Hemsworth) combattent en Sokovie, un pays d’Europe de l’Est. L’HYDRA, l’organisation terroriste internationale qui avait infiltré les services secrets du SHIELD (cf. Captain America : Le Soldat de l’Hiver), y a établi une base et un laboratoire, sous la férule du Baron Strucker (Thomas Kretschmann). Les Avengers prennent d’assaut la base et s’emparent du sceptre de Loki. Mais, avant de fuir, Strucker libère deux surhumains améliorés par ses expériences : les jumeaux Pietro et Wanda Maximoff (Aaron Taylor-Johnson et Elizabeth Olsen), respectivement dotés d’une super-vitesse et de pouvoirs psychiques phénoménaux. Grâce à ceux-ci, Wanda confronte Tony Stark à sa pire crainte : la vision d’une Terre détruite par le retour des Chitauris, et les Avengers morts parce qu’il n’a pas pris les mesures défensives nécessaires.

De retour à New York, Stark et Banner étudient la gemme qui orne le sceptre de Loki : le joyau renferme un programme d’intelligence artificielle d’une complexité surclassant celle de J.A.R.V.I.S. (voix de Paul Bettany), l’ordinateur de Stark. Celui-ci est persuadé qu’il pourra, grâce à ce programme, donner aux peuples de la Terre la protection parfaite contre les menaces venues d’autres mondes… Banner, malgré ses réticences, accepte de l’aider à développer cette nouvelle intelligence artificielle, surnommée Ultron. Erreur fatale… alors que les Avengers sont réunis pour une soirée de fête, Ultron (James Spader) s’éveille. Désorienté, rendu confus par les contradictions de sa programmation, il prend peur et élimine J.A.R.V.I.S., avant de télécharger sa conscience dans un drône robotique de Stark. Concluant que, pour sauver la Terre, l’Humanité et ses protecteurs doivent être anéantis pour laisser la place à une nouvelle forme de vie, Ultron attaque les Avengers stupéfaits, et leurs alliés, vite divisés sur la question de la responsabilité de Stark. L’équipe doit pourtant rester unie alors que le robot psychotique retrouve Wanda et Pietro, les manipulant pour parvenir à ses fins…

 

Avengers L'ère d'Ultron 02

La critique :

La fine équipe des Avengers se reforme, pour entamer la saison estivale des blockbusters US de 2015. Suivant au plus près l’adage « on ne change pas une équipe qui gagne« , les Marvel Studios continuent de développer leur univers partagé depuis sept ans. Depuis que Nick Fury (Samuel L. Jackson) apparut en bonus final dans le premier Iron Man, annonçant la création de la fameuse équipe de super-héros, dix films se sont succédé en sept ans, avec des résultats irréguliers, mais un public de fidèles répondant toujours présent. Le second volet des Avengers, toujours orchestré par Joss Whedon, ne change pas la formule gagnante et s’adresse avant tout aux familiers des héros de la Maison des Idées. Autant dire que les spectateurs néophytes risquent de se sentir un peu dépassés par les références et les apparitions de personnages gravitant autour de Thor, Iron Man, Captain America et leurs camarades. Pas trop de surprises non plus à attendre d’Avengers : L’ère d’Ultron, qui respecte à la lettre le cahier des charges des films de super-héros Marvel : du divertissement avant tout, une approche plutôt « légère » des conflits entre les personnages (on reste assez loin de l’introspection plus fouillée des personnages de la Distinguée Concurrence, revus par Christopher Nolan ou Zack Snyder), et des morceaux de bravoure d’action propre à ravir les jeunes fans. Ambiance « piou piou piou ! whaam ! boum ! wiiingg !! kaboom !! » garantie donc, heureusement tirée vers le haut par le sens de l’écriture habile de Whedon, et son mélange de références intégrées entre Shakespeare et Star Wars. L’Empire Contre-Attaque reste ici le modèle inspirateur, le récit jouant sur la même idée des  »héros dispersés » et souvent conflictuels. 

 

Avengers L'ère d'Ultron 03

En bonus appréciable, Whedon laisse un peu plus de champ libre aux personnages  »secondaires » de l’équipe. Si Iron Man, Cap et Thor sont les stars de l’équipe, ils sont forcément ici un peu moins développés que dans leurs séries respectives ; encore que l’on voit Tony Stark (Downey Jr. égal à lui-même) montrer les premiers signes d’une certaine mégalomanie sécuritaire (faisant directement référence à Reagan et son programme de défense spatiale, intitulé Star Wars !) qui prépare la voie au Captain America : Civil War qui le verra s’opposer au plus démocrate Steve Rogers. Ici, cependant, ce sont Hulk, Black Widow et Hawkeye qui sont un peu plus développés par le réalisateur-scénariste. L’archer joué par Jeremy Renner, négligé dans le premier volet, gagne même en capital sympathie, sans doute parce qu’il est le seul humain « normal » au milieu de cette équipe de dieux et de monstres. L’espace de quelques scènes, Renner donne au plus oublié des Avengers un certain sens de l’ironie et un détachement « cool » approprié. Il est suivi de près par Scarlett Johansson et Mark Ruffalo qui donnent aussi un peu plus d’humanité à leurs héros respectifs. Rien à redire sur la prestation de James Spader, transformé en Ultron psychotique, en revanche la présentation des jumeaux Vif-Argent et Sorcière Rouge est un peu étouffée par l’histoire. Bonus appréciable, cependant, avec l’arrivée d’un certain androïde vert, rouge et jaune, familier des lecteurs du comics, et qui annonce une refonte complète de l’équipe annoncée dans la dernière séquence.

 

Avengers L'ère d'Ultron 01

Rien de plus à dire, sinon que cet Avengers assure son contrat envers un public forcément conquis d’avance, et se montre plaisant à suivre. Les morceaux de bravoure sont légion (notamment ce combat démentiel entre Hulk et Iron Man en mode « Hulkbuster »), le film est divertissant… mais, toutefois, sans surprise. Les studios Marvel ont quand même pris l’habitude (risquée, mais payante jusqu’ici) de « s’emparer » des écrans avec leurs héros appartenant au même univers. Les projets vont se succéder et se multiplier, sur les quinze prochaines années minimum… Comment faire pour surprendre un public qui sera forcément blasé ? Tandis que la Distinguée Concurrence réagit assez lentement (on attend quand même Batman Vs. Superman : Dawn of Justice, annonciateur d’un film imminent de la Justice League, concurrent annoncé des Avengers de Marvel…), Marvel poursuit sa route sans ralentir : Ant-Man (entaché par une brouille entre le studio et le réalisateur Edgar Wright qui a claqué la porte, mécontent de l’ingérence des cadres exécutifs, soucieux de ne pas laisser les cinéastes trop imposer leur marque sur des héros qui restent leur propriété financière) sera la prochaine sortie, en attendant Captain America : Civil War (qui verra Cap rejoint par un invité de marque, qui tisse partout…), Thor : Ragnarok, Avengers : Infinity War (en deux parties !), les suites des Gardiens de la Galaxie, plus Black Panther, Doctor Strange, Captain Marvel, Inhumans… sans oublier les productions des héros Marvel restés sous l’égide de la 20th Century Fox pour des questions de vente de droits (sortie imminente d’une version plus sérieuse des Fantastic Four, tournage de X-Men Apocalypse, un nouveau film de Wolverine qui se profile à l’horizon) et ceci sans compter les séries télévisées Agents of SHIELD, Daredevil, Luke Cage, Jessica Jones, Iron Fist… N’en jetez plus, la cage est pleine ! Le vieux lecteur-cinéphile fan du genre que je suis devait attendre, enfant, une bonne décennie pour avoir un film de super-héros correct ; maintenant, c’est la surcharge qui guette… Le risque de saturation et de lassitude d’un « marché » de films super-héroïques va forcément être de plus en plus présent à chaque nouveau film.

Que cela ne dissuade pas pour autant le spectateur d’apprécier ce nouvel Avengers à sa juste valeur, comme un grand 8 amusant, rythmé et décomplexé.

 

Ludovic Fauchier, alias The Incredible Blogbuster.

 

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ci-dessus : la fine équipe du casting d’Avengers : l’Ere d’Ultron en pleine séance d’autographes au Comic-Con. Manque juste à l’appel Scarlett Johansson (argh ! damned !).

 

La fiche technique :

Réalisé par Joss Whedon ; scénario de Joss Whedon, d’après la bande dessinée créée par Stan Lee & Jack Kirby (Marvel Comics) ; produit par Kevin Feige, Mitchell Bell, Jamie Christopher et Daniel S. Kaminsky (Marvel Studios)

Musique : Danny Elfman et Brian Tyler, thème des Avengers par Alan Silvestri ; photo : Ben Davis ; montage : Jeffrey Ford et Lisa Lassek

Direction artistique : Ray Chan ; décors : Charles Wood ; costumes : Alexandra Byrne

Effets spéciaux de plateaux : Ian Corbould, Paul Corbould, Kevin Bitters et Danilo Bollettini ; effets spéciaux visuels : (heu… plein de monde dans plein de studios !) Ben Snow, Paul Butterworth, Trent Claus, Marcus Degen, Nigel Denton-Howes, Florian Gellinger, Jamie Hallett, Ken McGaugh, Ray McMaster, Michael Mulholland, Rocco Passionino, Katherine Rodtsbrooks, Alan Torres, Christopher Townsend et Chad Wiebe (ILM / Animal Logic VFX / Capital T / Clear Angle Studios / Double Negative / FBFX / Framestore / Lola VFX / Luma Pictures / Mova / Plowman Craven & Associates / Method Studios / Prime Focus World / RISE Visual Effects Studios / Secret Lab / Territory Studios Zoic Studios) (je vous avais prévenus, c’est même pour ça que le générique est presque aussi long que le film. Ah la la de nos jours, les films c’est n’importe quoi. Je me souviens des génériques des vieux films qui duraient une minute maximum, c’était le bon temps mes chers petits…) Cascades : Greg Powell

Distribution USA : Walt Disney Studios Motion Pictures

Caméras : Arri Alexa XT, Blackmagic Pocket Cinema, Canon EOS C500, GoPro Hero HD3 et Red Epic MX

Durée : 2 heures 22 (c’est bon, vous pouvez partir maintenant !)

Retour vers le Futur (dans le Passé) – 1945 : THE LOST WEEKEND (LE POISON)

Nom de Zeus, Marty ! Nous sommes en 1945, et le monde a considérablement changé. Il est même complètement parti en vrille…

La 2ème Guerre Mondiale touche à sa fin. Un conflit meurtrier ayant opposé les forces Alliées (Grande-Bretagne, Etats-Unis, URSS, Chine, France, etc.) et celles de l’Axe (Allemagne, Japon et Italie en tête), se traduisant non seulement par des batailles, mais aussi par des pertes civiles innombrables. On estime que la guerre aura tué, en six années, 73 millions de personnes, tous pays confondus. Le bilan moral de cette terrible époque est d’autant plus lourd à vivre que chacun connaît désormais l’existence de nouvelles armes toujours plus destructrices, et de meurtres de masse de populations civiles, froidement éliminées pour d’ignobles motifs idéologiques et raciaux. Une page se tourne : des dictatures s’écroulent, des puissances coloniales (la Grande-Bretagne, la France) perdent leurs territoires à l’étranger, les Etats-Unis et l’URSS sortent du conflit en position de force.

Des dates historiques, l’année 1945 n’en manque pas. Voici un bref résumé des principaux évènements survenus, mois par mois :

Janvier 1945 – le 3 janvier, les Britanniques prennent Akyab, en Birmanie. Le 9 janvier 1945 : les Américains prennent Luçon, aux Philippines. Le 17 janvier, les Soviétiques libèrent Varsovie. Le 25 janvier marque la fin de la Bataille des Ardennes, dernier baroud des troupes nazies en Europe de l’Ouest. Après des semaines de durs combats dans la neige et la boue, les Alliés entrent en territoire allemand. Le 27 janvier, les soldats soviétiques découvrent 5000 rescapés, hagards et malades, dans un camp déserté par les SS : Auschwitz-Birkenau… Au fil des semaines, les Alliés découvrent l’horrible vérité des camps de concentration et d’extermination mis en place dans le cadre de la « Solution Finale » appliquée par Hitler, Himmler et leurs subordonnés. Le 30 janvier, des sous-marins Soviétiques torpillent le Wilhelm Gustloff transportant des réfugiés allemands en Mer Baltique, faisant entre 5300 et 9000 victimes.

Février 1945 - 2 février : le docteur Gordeler, maire de Leipzig, impliqué dans l’Opération Valkyrie (visant à renverser Hitler), est exécuté. Du 4 au 11 février, Churchill, Roosevelt et Staline se rencontrent à la Conférence de Yalta, pour déterminer l’avenir du monde après la défaite imminente des pays de l’Axe. Le dictateur soviétique marque des points, préparant les pays d’Europe de l’Est reconquis à devenir des états satellites de l’URSS ; la Corée, elle, sera bientôt divisée en deux pays. Du 13 au 15 février 1945, l’aviation Alliée lâche des tapis de bombes sur la ville de Dresde. Entre 25 000 et 35 000 victimes civiles. Les troupes américaines posent le pied sur l’île japonaise d’Iwo Jima le 19 février. Une photo immortalise l’évènement, mais les japonais, cachés dans des tunnels souterrains, combattront pendant plus d’un mois.

Mars 1945 – Tokyo subit un déluge de bombes, du 9 au 10 mars : 100 000 morts. D’autres bombardements suivront dans les mois à venir sur la capitale japonaise. Le 9 mars, les Japonais renversent le gouvernement collaborationniste français en Indochine. 460 prisonniers exécutés. Des officiers parachutés constituent un maquis. Le 12 mars 1945 est la date officielle du décès de la jeune Anne Frank, morte au camp de Bergen-Belsen. Ce même jour, le général Fromm (impliqué dans l’Opération Valkyrie) est exécuté. Le 22 mars marque la création de la Ligue Arabe. Le 26 mars, les Américains mettent fin à la Bataille d’Iwo Jima.

Avril 1945 : tout s’accélère. L’Allemagne s’effondre sous l’avancée conjointe des Alliés à l’Ouest, et des Soviétiques à l’Est. Une nouvelle bataille attend les troupes américaines, sur le territoire japonais : Okinawa, le 2 avril. Le 7 avril, les américains coulent le cuirassé Yamato, l’orgueil de la flotte militaire japonaise. Le 12 avril, les Etats-Unis apprennent le décès de leur président, Franklin D. Roosevelt. Harry Truman le remplace. Le 16 avril, le camp de Buchenwald est libéré. Les troupes françaises prennent d’assaut Royan, un des derniers bastions nazis en France, du 17 au 20 avril (*note personnelle : mon grand-père y était !). Le 20 avril, les Soviétiques assiègent Berlin, et pénètrent dans la capitale allemande trois jours plus tard. Hitler et ses derniers fidèles se terrent dans le bunker du Reichstag. Débandade chez les officiels nazis : Himmler s’enfuit, croyant négocier une paix séparée, Hermann Goering se réfugie dans sa place forte en Bavière. Le 28 avril, Benito Mussolini et sa maîtresse Clara Petacci sont fusillés par les partisans communistes à Milan. Leurs cadavres sont pendus et exposés à la foule. Le 29 avril 1945, les Américains libèrent le camp de Dachau. Le 30 avril 1945; Adolf Hitler épouse Eva Braun, puis ils se suicident.

Mai 1945 – 1er mai : suivant l’exemple d’Hitler, les époux Goebbels se suicident, après avoir préalablement tué leurs enfants. Les généraux Burgdorf et Krebs se suicident également. Le cessez-le-feu dans une Berlin anéantie est prononcé. Le 2 mai 1945, Martin Bormann, le chef de la chancellerie du NSDAP, éminence grise d’Hitler, se suicide à son tour. Son cadavre n’étant pas identifié, on croira pendant des années à une évasion. Le 5 mai 1945, les Pays-Bas sont libérés. Le 7 mai 1945, le général Jodl signe à Reims la reddition sans conditions de la Wehrmacht. L‘acte de capitulation de l’Allemagne est confirmé le 8 mai. La fin des combats en Europe est officiellement prononcée. La Rochelle, en France, est libérée. Le IIIe Reich n’est plus. L’annonce de la victoire et la célébration ont une conséquence malencontreuse en Algérie française : des émeutes nationalistes éclatent, réprimées brutalement par l’armée – ce sont les massacres de Sétif et Guelma, du 8 au 13 mai, qui prendront une importance symbolique durant la Guerre d’Algérie. Capturé et identifié par les Britanniques, Heinrich Himmler, l’instigateur de la Solution Finale et chef des SS, se suicide. Le 29 mai, une révolte éclate au Liban et en Syrie. Des affrontements violents éclatent entre la police syrienne et l’armée française, qui bombarde Damas, avant un cessez-le-feu.

Juin 1945 - la 2ème Guerre Mondiale se poursuit en Asie. Les Chinois sont vainqueurs des Japonais à la Bataille de l’Ouest d’Hunnan. Le 5 juin, Berlin est divisée en quatre zones administratives (américaine, anglaise, soviétique et française), à l’image de l’Allemagne désormais dissoute. Le 21 juin marque la fin de la Bataille d’Okinawa, remportée par les américains au prix, encore une fois, de combats épuisants. Les soldats sont témoins d’atrocités commises par les troupes japonaises contre les habitants locaux ayant voulu se rendre. Le 26 juin, la charte des Nations Unies est adopté par 50 états à New York. L’ONU succède ainsi à la défunte et inefficace SDN.

Juillet 1945 - Truman demande 100 000 certificats d’immigration en Palestine pour les rescapés de la Shoah, mais, devant le refus britannique, le président américain porte la question sur la place publique. Le 16 juillet, dans le désert d’Alamogordo au Nouveau-Mexique, une bombe atomique explose lors du « Trinity Test » marquant la phase finale du Projet Manhattan… Le 26 juillet 1945 marque la fin de la longue carrière politique de Sir Winston Churchill, battu aux élections législatives. Clement Attlee devient le nouveau Premier Ministre Britannique. Durant la Conférence de Postdam, le gouvernement japonais reste sourd à l’appel à la reddition lancé par les Alliés, le 27 juillet. Deux bombes sont livrées dans le plus grand secret sur les bases américaines du Japon… Un navire américain qui a livré l’une d’elles, l’USS Indianapolis, est coulé le 30 juillet. Les marins américains de l’Indianapolis, perdus en mer, et attaqués par les requins, vivront neuf jours d’horreur avant d’être secourus. 

Août 1945 – le 6 août, le bombardier américain Enola Gay largue une bombe atomique sur la ville d’Hiroshima. 80 000 civils meurent, et des dizaines de milliers d’autres succomberont les années suivantes. Le gouvernement japonais ne réagit pas. Le 8 août 1945, les Accords de Londres permettent la mise en place du Tribunal Militaire International qui jugera les criminels de guerre. Le 9 août 1945, une seconde bombe atomique est largué sur Nagasaki, faisant entre 40 000 et 80 000 victimes. Le 14 août, l’empereur Hirohito annonce enfin à la radio la capitulation officielle du Japon. Le 15 août, l’empereur chinois Pu Yi, souverain fantoche des japonais, est capturé par les Soviétiques. Le même jour, en France, le Maréchal Pétain est frappé d’indignité nationale et condamné à mort. Sa peine est commuée en détention perpétuelle à l’Île d’Yeu par le Général de Gaulle, chef du Gouvernement Provisoire français. Le 17 août 1945 marque le début de l’ère de la décolonisation, quand Soekarno et Hatta déclarent l’indépendance de l’Indonésie.

Septembre 1945 - le 2 septembre, Hirohito signe devant le général MacArthur, le document officialisant la capitulation japonaise. Six ans après l’invasion de la Pologne par Hitler, la 2ème Guerre Mondiale est enfin terminée. Ce même jour, Hô Chi Minh proclame à Hanoi la République Démocratique du Viêtnam. La Guerre d’Indochine s’annonce… En Chine, deux dirigeants antagonistes se font face : le communiste Mao Zedong et le nationaliste Tchang Kaï-Chek. Le 10 septembre, le Parti Communiste de Corée, dirigé par Kim Il-Sung, installe ses bureaux dans la zone contrôlée par l’Union Soviétique. Le 11 septembre 1945, sur l’ordre du Général MacArthur, 39 membres du gouvernement impérial japonais, suspects de crimes de guerre, sont arrêtés – notamment le Général Hideki Tojo, ancien Premier Ministre et Ministre de la Guerre, qui tente en vain de se suicider. Le 20 septembre, le congrès Pan-Indien est l’occasion pour Gandhi et Nehru de répéter le départ des Britanniques hors de l’Inde. Du 24 au 26 septembre 1945, l’armée française ouvre le feu durant des émeutes nationalistes à Douala, au Cameroun, se montrant une nouvelle fois incapable de gérer pacifiquement les conflits dans ses colonies. Le 26 septembre, le compositeur Bela Bartók décède.

Octobre 1945 - le Général George S. Patton, après avoir tenu des propos offensant les Soviétiques, est destitué de ses fonctions à la tête de la 3ème armée américaine, et de gouverneur militaire de la Bavière. Des manifestations éclatent contre les Britanniques en Egypte. En Argentine, le colonel Juan Peron est arrêté le 9 octobre, puis libéré huit jours plus tard grâce aux manifestations soutenues par sa maîtresse, l’actrice Eva Duarte, qu’il épousera le 21 octobre. En France, les anciens chefs du régime collaborationniste de Vichy sont exécutés : le chef de la Milice française, Joseph Darnand, le 10 octobre, et le président du Conseil, Pierre Laval, le 15. Le 24 octobre 1945 marque l’entrée en vigueur de la charte des Nations Unies. Troubles graves au Brésil, le 29 et le 30 octobre 1945 : le président brésilien Getulio Vargas et son gouvernement sont renversés par les militaires, qui prennent le pouvoir.

Novembre 1945 - en Egypte, les Frères Musulmans commettent des attentats dans le quartier juif du Caire. Le 20 novembre 1945 marque le début du procès de Nuremberg. Sur les terres qui virent les grandes « messes » officielles du nazisme, 24 accusés, anciens dignitaires du régime hitlérien, sont jugés pour les crimes de guerre qu’ils ont encouragés dans toute l’Europe. Goering est le « chef » des 24 accusés, Bormann est jugé par contumace.

Décembre – le 5 décembre, l’Escadrille 19 de l’US Air Force disparaît en plein vol au large de la Floride, rajoutant un chapitre aux légendes du triangle des Bermudes. Le 13 décembre 1945, les Français et Britanniques négocient leur départ définitif du Liban et de la Syrie. Le 14 décembre, durant le procès de Nuremberg révèle au public le décompte macabre des victimes de ce que l’on appelle désormais la Shoah, ou l’Holocauste : six millions de juifs, de tout âge, déportés de toute l’Europe, ont été massacrés par les Nazis sur ordre de leurs chefs. Le nombre total de personnes mortes ou portées disparues dans les camps de concentration et d’extermination s’élève à environ 10 millions. Les images des atrocités montrées au procès marquent à jamais la mémoire collective. Le 21 décembre, le Général Patton, héros des campagnes américaines, décède des suites d’un accident causé par une automobile. Le 27 décembre 1945 marque la fondation de la Banque Mondiale.

Résumé assez long de cette année charnière, marquée par les drames de la guerre… Mais, pour les vivants, il faudra tourner la page.

* J’en profite pour glisser deux dates très personnelles. En effet, à douze jours d’intervalle et à quelques milliers de kilomètres l’un de l’autre, deux nourrissons, un petit garçon et une petite fille, voient le jour. Mon père et ma mère sont nés respectivement le 27 avril et le 9 mai 1945. Ils fêtent leurs 70 ans cette année. Papa, Maman, je vous embrasse ! L.F.

 

Dans ce déluge de dates et d’évènements dramatiques, l’actualité du cinéma de 1945 peu paraître futile, mais le conflit a influencé le 7ème Art dans tous les pays concernés. Chez les nations vaincues, le public aura certes d’autres préoccupations, plus urgentes, que d’aller dans les salles obscures. La chute du IIIe Reich en Allemagne entraîne celle, économique, de la production cinématographique contrôlée par Goebbels (ce qui n’est pas un mal). Au Japon, on remarque quand même l’émergence d’un jeune réalisateur prometteur, Akira Kurosawa, auteur de Sur la queue du Tigre. L’Italie, elle, accueille très mal le Rome, Ville Ouverte de Roberto Rossellini, qui ouvre cependant une brèche en filmant le pays ravagé par la guerre, et révèle Anna Magnani. Ce sera le film manifeste du mouvement Néo-réaliste italien. En France, l’actualité cinématographique est à l’image du pays : chaotique. Le climat d’épuration et de règlements de comptes met bon nombre d’artistes sur la sellette, et un grand nombre de tournages ont été autant perturbés par l’Occupation que par la Libération. Les Enfants du Paradis est le film emblématique de cette période : un triomphe pour Marcel Carné et Jacques Prévert, l’apogée du réalisme poétique, des acteurs mythiques, du rire et des larmes… et un tournage marathon, malgré les problèmes techniques, le débarquement américain en Provence, le départ du comédien Robert Le Vigan (un peu trop porté sur l’eau de Vichy…), et les ennuis d’Arletty arrêtée pour avoir sa liaison avec un officier allemand. Qu’importe, le public accueille avec plaisir le retour en France de Louis Jouvet et de Jean Gabin (combattant comme chef de tank et retrouvant Marlene Dietrich en Allemagne libérée !) ; et il fait aussi un succès à Micheline Presle, vedette de l’année grâce à Falbalas de Jacques Becker et Boule de Suif de Christian-Jaque. Côté soviétique, on s’intéresse à Matricule 217 de Mikhaïl Romm, une des premières œuvres parlant des déportés en Allemagne. Sergei M. Eisenstein présente la première partie d’Ivan le Terrible, remarquable grande fresque historique qui devait être une trilogie… le résultat déplaisant à Staline, le cinéaste n’arrivera pas au bout de son projet et mourra quelques années plus tard. Chez nos voisins anglais, on se découvre deux nouveaux fers de lance : Michael Powell (Je sais où je vais !) et David Lean, qui, sous l’égide de Noel Coward, émeut le public assistant à la Brève Rencontre de Celia Johnson et Trevor Howard. On frissonne aussi, avec le ventriloque Michael Redgrave possédé par sa marionnette dans le film à sketches Au cœur de la Nuit (Dead of Night).

Du côté d’Hollywood, 1945 marque l’apogée de l’Âge d’Or, renforcée par la victoire « morale » des stars et des films engagés dans la bataille contre l’Axe : témoins, James Stewart ou Clark Gable, qui rentrent au pays bardés de médailles acquises durant des missions de vol en Europe. Les cinéastes sont allés filmer en première ligne des images de la guerre : John Ford (présent à Midway, et qui filme le procès de Nuremberg), George Stevens (sur les plages normandes l’année précédente durant le Débarquement), John Huston (qui fit de même au Monte Cassino)… Dans un autre contexte, Olivia de Havilland remporte pour les acteurs une victoire importante, déboutant le studio Warner et ses prolongations de contrat abusives – un petit pas pour la future indépendance des comédiens, alors que les cinéastes commencent à s’affranchir de ce même système. Au rayons « potins », on s’enthousiasme pour le mariage d’Humphrey Bogart et Lauren Bacall, puis celui de Judy Garland avec son réalisateur Vincente Minnelli. Aux Oscars, c’est le triomphe pour Ingrid Bergman, meilleure actrice dans Hantise (Gaslight) de George Cukor ; et la comédie douce-amère La Route semée d’étoiles (Going my way) reçoit les Oscars du Meilleur Film, Meilleur Réalisateur (Leo McCarey) et des Meilleurs Acteurs (Bing Crosby et Barry Fitzgerald). Cette année-là, le public va voir des films de guerre : Aventures en Birmanie (Objective, Burma !) de Raoul Walsh avec Errol Flynn, et le très bon Les Sacrifiés (They were expendable) avec John Wayne, chronique signée John Ford d’une escouade de pilotes de vedettes fuyant l’invasion japonaise des Philippines. Pour se changer les idées, il y a les dessins animés (Walt Disney présente Les 3 Caballeros, avec Donald Duck, et Friz Freleng crée le « Rominet » Sylvestre chez Warner) et les comédies musicales – Ziegfeld Follies de Minnelli avec Judy Garland, et Escale à Hollywood avec Frank Sinatra et Gene Kelly (qui danse avec la petite souris Jerry)…

Mais le genre qui domine incontestablement les écrans américains est un héritier direct du grand cinéma allemand d’avant le nazisme : un genre qui gagne ses lettres de noblesse sous l’appellation « Film Noir ». Magnifiquement filmés en noir et blanc, des personnages à la morale ambiguë croise femmes fatales et gangsters de tout poil, tous portant de sérieuses névroses que le public apprécie. Après les succès d’Assurance sur la Mort (Double Indemnity) de Billy Wilder et Laura d’Otto Preminger, les projets fleurissent : Fritz Lang, le « père » du genre, signe La Rue Rouge, remake avec Edward G. Robinson de La Chienne de Jean Renoir ; Alfred Hitchcock  s’intéresse à la psychanalyse et filme la sublime Ingrid Bergman dans La Maison du Docteur Edwardes (Spellbound). Sous les caméras de Michael Curtiz, Joan Crawford est une mère divorcée trahie par sa fille vénale (maman très chère…) dans Le Roman de Mildred Pierce (Mildred Pierce). On n’oubliera pas non plus la magnifique Gene Tierney en épouse malade mentale de Cornel Wilde dans Péché Mortel (Leave her to Heaven), filmé dans un superbe Technicolor. Et citons Hangover Square de John Brahm, suivant un musicien dément (le défunt Laird Cregar) menaçant la vie de Linda Darnell dans une ambiance « Jack l’Eventreur », avec de plus la musique de Bernard Herrmann… Le meilleur film de cette nouvelle mouvance, en 1945, ne comporte pourtant ni crime ni femme fatale. Il témoigne cependant de l’évolution du cinéma hollywoodien sous influence européenne, grâce à l’un de ces « émigrés » du vieux continent, qui, cette année-là, n’a pas du tout le cœur à rire…

 

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Le 16 novembre 1945, c’est la première du film : The Lost Weekend (Le Poison), de Billy Wilder.

Don Birnam (Ray Milland), un écrivain médiocre, souffre d’une grave addiction à l’alcool. Sobre depuis peu de temps, Don accepte la « proposition » (plutôt un ordre) de son frère Wick (Philip Terry) d’aller se ressourcer à la campagne, pour le week-end. Mais Don, malgré l’aide de sa fiancée Helen (Jane Wyman), ne peut renoncer à son vice : il cache deux bouteilles de whisky dans ses valises et son appartement, avec la ferme intention de se saouler durant le séjour. Mais son stratagème est vite éventé par Wick. Don rend apparemment les armes… mais il s’arrange pour rester seul quelques heures chez lui. Après avoir volé l’argent de la femme de ménage, il achète deux bouteilles supplémentaires, et s’arrête chez son barman favori, Nat (Howard da Silva), pour lui raconter comment il a rencontré Helen, et pourquoi il boit. Mais cette discussion n’est qu’un nouveau prétexte, pour boire à l’œil et oublier volontairement le départ en week-end. Rentré chez lui complètement ivre, Don se réveille avec une atroce gueule de bois et ne veut plus parler à Helen. Il ne se souvient plus où il a caché sa dernière bouteille. Et, au fil des heures, le manque devient insupportable…

 

The Lost Weekend 01

Etrange époque pour Samuel « Billy » Wilder. Ce natif du petit village de Sucha Beskidzka en Pologne, né sous l’Empire Austro-hongrois, a vécu la fin des Années Folles à Berlin. L’arrivée d’Hitler au pouvoir l’a poussé, bien malgré lui, à quitter sa ville d’adoption pour d’autres contrées, sans lois antisémites et persécutions. Après une brève escale en France (où il réalisa son tout premier film, Mauvaise Graine, en 1934), Wilder se fixa en Amérique. Il fit équipe avec Charles Brackett comme scénariste, les deux formant le meilleur binôme de leur profession ; ils signèrent notamment quelques-unes des meilleures comédies d’un autre expatrié, le grand Ernst Lubitsch, pour qui ils écrivirent La Huitième Femme de Barbe-bleue et Ninotchka. Le cinéma de Lubitsch eut une grande influence sur celui de Wilder, passé à la mise en scène avec succès en ce début des années 1940. Après la comédie Uniformes et jupons courts (The Major and the Minor) et le film de guerre Les Cinq secrets du Désert (5 Graves to Cairo), le frondeur Wilder a connu un triomphe critique et public avec Double Indemnity (Assurance sur la Mort), l’un des films-phares du nouveau genre à la mode : le Film Noir. Genre qui sembla indisposer quelque peu son collègue Brackett, excellent scénariste mais pétri de certitudes paternalistes typiquement américaines, à l’opposé de l’esprit irrévérencieux de son camarade. Brackett et Wilder ne travaillèrent pas ensemble, ce dernier s’associant à Raymond Chandler, grand maître du roman noir (Le Grand Sommeil), malheureusement aussi un alcoolique sévère épuisant la patience de Wilder durant l’écriture du film. Le succès du film n’arrangea pas vraiment les soucis de ce dernier, dont le mariage avec sa femme Judith se détériorait. De plus, il était sans nouvelles de sa famille restée en Pologne occupée par les Nazis. Les rares nouvelles venues du pays natal étaient inquiétantes, quand on parlait à mi-voix de « déportations », de « camps de prisonniers », sans trop savoir de quoi il était alors question… Malgré tout, il faut continuer à travailler. Billy Wilder est désormais un réalisateur important, libre de choisir son prochain projet, prêt à s’accorder avec un public mature, réceptif aux sujets de société. La lecture, durant un voyage en train, du roman de Charles Jackson The Lost Weekend (Le Poison), le convainc : ce sera son prochain film. Même en position de force, pourtant, il n’est pas facile de convaincre les cadres du studio Paramount, avec qui Wilder est sous contrat… Si Charles Brackett accepte de retravailler avec Wilder, et de produire son film, ils se heurtent à un problème de taille : le roman présente le personnage de Don comme un homosexuel honteux, qui boit pour fuir ses penchants. Alors que la MPAA veille à appliquer les règles puritaines du Code Hays à la lettre, afin de présenter aux foules des films « moralement corrects », les deux collègues savent bien que l’homosexualité de leur anti-héros sera proscrite d’entrée de jeu. Il faut être plus rusé que les censeurs, un exercice dans lequel les cinéastes de l’époque excellent. Voir par exemple Alfred Hitchcock, qui, au même moment, prépare Les Enchaînés et fait la nique aux pères la pudeur en tournant la plus longue scène de baiser possible - tout en la morcelant pour ne pas enfreindre les règles établies… Wilder et Brackett ne montreront pas Don comme un homosexuel malheureux, mais laissent un certain malaise planer, quand celui-ci se retrouvera soumis à un infirmier sadique. Leur interprétation de The Lost Weekend nous livrera cependant un des plus « beaux » portraits d’alcoolique, et plus encore l’étude psychologique implacable d’un vrai lâche.

 

The Lost Weekend 02

Si The Lost Weekend réussit alors à toucher le public en montrant crûment l’addiction d’un alcoolique, le film de Wilder frappe surtout de nos jours par sa justesse psychologique. Le personnage de Don est un bel exemple de ces personnages qu’affectionne Wilder : un lâche dans toute sa splendeur, dont la seule créativité se limite désormais à élaborer de tristes stratagèmes pour satisfaire son vice, à satisfaire son narcissisme dans de longues tirades (dans lesquelles le talent de dialoguiste de Wilder explose) et à s’avilir. Une démarche jusqu’au-boutiste qu’affectionne le cinéaste, qui ne ménage jamais son public. The Lost Weekend ne cherche jamais à donner une leçon de morale au spectateur (en dépit des apparences), et lui montre la déchéance du personnage principal de plein fouet. Don ment, vole, met sa machine à écrire au clou, et se « désintègre » avant d’envisager le suicide. Il faut l’amour inconditionnel d’une jeune femme de la haute société, qui sacrifie sa vanité (sous la forme d’un manteau en fourrure léopard) pour l’aider à reprendre pied, et le rendre enfin sympathique au spectateur. Pas de happy end forcé malgré les apparences, Wilder préférant l’incertitude pour ce couple qui, à la fin du film, n’est jamais à l’abri d’une rechute de Don. Entre-temps, nous avons assisté à une véritable descente aux Enfers digne de Dante, jalonnée par les personnages que croise l’écrivain raté. Le talent de Wilder permet d’avoir des seconds rôles tout à fait crédibles et marquants : le frère de Don, trop rigoriste et moraliste ; le barman Nat, résigné et fatigué par les délires de son « client » régulier ; ou encore Gloria (Doris Dowling), attachante fille de bar, dont la grande gueule et les excès d’argot cachent la détresse sentimentale. A ce sens de l’écriture et une direction d’acteurs précise, Wilder ajoute aussi celui d’une mise en scène très audacieuse pour l’époque. The Lost Weekend marque un tournant, mêlant prises de vues classiques en studio et prises de vues réelles à New York. Une rareté, à l’époque où Hollywood contrôlait toute l’industrie cinématographique et où les tournages se limitaient à la seule Californie. L’aspect « documentaire » des prises de vues en extérieur frappe encore par son réalisme, accru par la prestation fiévreuse de Ray Milland. A tel point que l’acteur britannique, filmé errant, sale et titubant en pleine rue fut un jour arrêté par un policier l’ayant pris pour un vrai ivrogne !

A ce côté « réaliste social » inédit alors aux USA, The Lost Weekend ajoute aussi une indéniable influence expressionniste héritée du grand cinéma allemand muet, lui donnant son aspect « Film Noir » basculant dans le Fantastique. Pour faire ressentir au spectateur la déchéance de Don, Wilder ose signer quelques gros plans extrêmes inédits là encore pour l’époque : un très gros plan sur l’œil du personnage émergeant d’une cuite, ponctuée par la sonnerie insupportable du téléphone, suffit à nous faire ressentir la violence physique de sa gueule de bois ; et Wilder réussit aussi un étonnant plan subjectif d’un verre de whisky « engloutissant » la psyché de Don – et avec lui le spectateur qui ne peut s’échapper. L’aspect Fantastique du récit survient dans les pires moments du drame vécu par le personnage : une évocation glaçante des dortoirs de l’hôpital Bellevue (avec ses patients, pauvres épaves « zombifiées » au dernier degré par l’alcool, et soumis aux traitements de Bim, l’infâme infirmier de nuit) et la fameuse scène de delirium tremens dans l’appartement… D’un sujet particulièrement casse-gueule, Wilder va donc tirer le meilleur, et livrer avec The Lost Weekend un de ses premiers chefs-d’oeuvre. Dans le même registre, il ne sera égalé qu’une vingtaine d’années plus tard par Le Jour du Vin et des Roses, de Blake Edwards… autre grand film sombre sur l’alcoolisme, là aussi dû à un cinéaste souvent réduit à ses seules comédies, et où on retrouvait l’acteur « wilderien » par excellence, Jack Lemmon !

 

The Lost Weekend 03

Le tournage et le montage achevés, Wilder put présenter The Lost Weekend aux dirigeants de la Paramount, et au public des pré-projections… Ce fut un échec. Sans musique, sans l’humour habituel des récits de Wilder, et d’une noirceur désespérée, le film glaça ses premiers spectateurs. Dépité, Wilder dut encaisser les remarques négatives, et accepter la mise à l’écart du film, pendant plusieurs mois. En ce printemps 1945, il eut un autre engagement à tenir. Suivant l’exemple de ses confrères cinéastes, il rejoignit l’Office of War Information (OWI) pour recueillir des témoignages et filmer les ravages causés par les Nazis en Europe, dans le cadre de la dénazification programmée de l’Allemagne. Entre-temps, cependant, il confia le sort de The Lost Weekend à la bonne personne : le directeur de la Paramount, Barney Balaban, sut convaincre ses collègues de le distribuer enfin, au bout de plusieurs mois. Wilder put aussi compter sur le talent du compositeur Miklos Rozsa, appelé à composer la musique de The Lost Weekend ; tout comme Wilder, Rozsa était un expatrié né dans les dernières années de l’empire austro-hongrois. Et lui aussi, après un détour par l’Angleterre, amena à Hollywood un fantastique bagage culturel hérité de l’Europe centrale ; il fut, avec Franz Waxman, Max Steiner, Erich Wolfgang Korngold et d’autres, l’un des pères fondateurs de la grande musique symphonique du cinéma hollywoodien de l’Âge d’Or ; sa musique, d’un timbre et d’une élégance tout de suite reconnaissable, se plaçait particulièrement sous l’influence des Brahms, Liszt, Honegger, Dvorak ou Smedana, gardant un certain esprit « danubien » intact, dans les grands films de studio. Rozsa contribua aussi au son particulier des meilleurs Films Noirs des années 1940-50, de Double Indemnity à Asphalt Jungle (Quand la ville dort) en passant par The Naked City (La Cité sans voiles). Pour The Lost Weekend, Rozsa innove ; il mêla à une composition orchestrale classique le son obsédant d’un des premiers synthétiseurs, le fameux Thérémine (ou Theremin). Cet appareil sans touches émettait par oscillation des notes lancinantes ou suraiguës vite reconnaissables. Rozsa s’en servit ici pour faire ressentir au public les effets du manque d’alcool, de plus en plus envahissant, de Don. Utilisant également le Thérémine pour le film d’Hitchcock, Spellbound, Rozsa contribua ainsi à populariser cet appareil qui, par la suite, sera associé aux films de science-fiction (réécouter Bernard Herrmann pour Le Jour où la Terre s’arrêta, et plus tard Danny Elfman pour Mars Attacks !). Grâce au ton musical spécialement créé par Rozsa, The Lost Weekend va gagner une ampleur émotionnelle supplémentaire. Quand le film sortira enfin, ce fut un triomphe public et critique ; l’année suivante, The Lost Weekend remportera quatre oscars - Meilleur Acteur pour Ray Milland, Meilleur Scénario pour Charles Brackett et Billy Wilder, et le Meilleur Film et le Meilleur Réalisateur pour celui-ci.

Ce classique instantané laissa pourtant un goût amer pour Wilder ; après son voyage en Angleterre, en France et en Allemagne, il rentra sérieusement déprimé. La dévastation de Berlin lui inspira son film suivant, A Foreign Affair (La Scandaleuse de Berlin), avec Marlene Dietrich. Il divorcera l’année suivante, avant de se remarier avec Audrey Young, avec qui il vivra jusqu’à sa mort. Et son association professionnelle avec Brackett se délitera quelques années plus tard, non sans avoir livré un autre chef-d’oeuvre, Boulevard du Crépuscule. En travaillant pour l’OWI, Wilder vit et ressentit personnellement les ravages causés par les Nazis. Les témoignages des rescapés de la Shoah le bouleversèrent ; le cimetière de Berlin où reposait son père fut détruit par des combats de blindés. Et ce qu’il craignait a sujet de sa mère, sa grand-mère et son beau-père, fut confirmé. Ceux-ci ont très probablement trouvé la mort dans le camp d’Auschwitz. Dur. Billy Wilder contribuera à purger son ancien pays d’accueil du nazisme en supervisant le montage final du documentaire Die Todesmühlen (Les Moulins de la Mort) avant de rentrer aux Etats-Unis. Ce grand petit bonhomme à l’humour ravageur signera une des carrières les plus brillantes – et quelques-uns des films les plus caustiques vis-à-vis de sa terre d’adoption – durant les trois décennies suivantes. Il fallait bien continuer à vivre…

 

Ludovic Fauchier.

 

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La Fiche technique :

Réalisé par Billy Wilder ; scénario de Charles Brackett et Billy Wilder, d’après le roman de Charles R. Jackson ; produit par Charles Brackett (Paramount Pictures)

Musique Miklos Rozsa ; Photo John F. Seitz ; Montage Doane Harrison

Direction Artistique Hans Dreier ; Costumes Edith Head

Distribution USA : Paramount Pictures

Durée : 1 heure 41

En bref… DARK PLACES

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DARK PLACES, de Gilles Paquet-Brenner

L’histoire :

lorsqu’elle était enfant, Libby Day (Charlize Theron) a échappé au massacre de sa mère et ses sœurs, dans leur ferme en 1985. Le drame, surnommé « le Massacre de la Ferme du Kansas », l’avait mise sous le feu de l’actualité. Adulte, Libby a cautionné l’écriture d’un livre sur le drame, dont elle a depuis longtemps gaspillé la part de ses bénéfices. Paumée, Libby accepte sans enthousiasme l’invitation de Lyle Wirth (Nicholas Hoult), un jeune patron de laverie, de venir répondre aux questions d’un cercle de détectives amateurs, passionnés par les crimes et les enquêtes policières : le « Kill Club ». Ceux-ci sont persuadés que le frère de Libby, Ben (Corey Stoll), est victime d’une grave erreur judiciaire. Il faut dire que Libby avait été poussée à témoigner contre son frère adolescent, présent dans la maison au moment du drame ; adolescent timide, le jeune Ben (Tye Sheridan) était élevé avec ses sœurs par sa mère Patty (Christina Hendricks). Au procès, il ne s’était pas défendu contre les accusations concernant ses mœurs douteuses, liées à des rumeurs de satanisme. Jugé coupable, Ben fut condamné à la détention à perpétuité. 

Malgré l’hostilité de Libby, qui croit toujours que son frère a assassiné sa famille, Lyle insiste auprès d’elle pour qu’elle étudie le dossier, et revoir Ben en prison. La jeune femme accepte ; en faisant face aux douloureux évènements, elle mène sa propre enquête, pour comprendre ce qui est réellement arrivé. Tout semble avoir commencé avec la liaison qu’aurait eu Ben avec une lycéenne marginale, Diondra Wertzner (Chloé Grace Moretz)…  

 

Dark Places

La critique :

Le succès de Gone Girl, l’an dernier, a relancé l’intérêt du public pour les thrillers classiques (en apparence seulement). Pas étonnant de voir ce Dark Places, pas encore sorti aux USA, dû au français Gilles Paquet-Brenner (Elle s’appelait Sarah, Gomez et Tavarès – oui, le film avec Titoff et Stomy Bugsy !) adaptant un roman de Gillian Flynn, l’auteur et la scénariste du film de David Fincher. Pas étonnant de retrouver des thèmes et des ambiances similaires à Gone Girl ; même attachement à un(e) protagoniste largué(e), pas vraiment malin (maligne), victime d’une célébrité malvenue liée à un drame personnel (Charlize Theron en pendant féminin, plus actif, de Ben Affleck) ; description assez similaire d’une Amérique provinciale frappée par la Crise ; même critique cinglante d’une communauté donnant trop vite crédit aux plus vilaines rumeurs (ici, c’est un ado paumé qui attire sur lui la foudre des puritains, prêts à ressortir les bûchers dès qu’ils entendent les mots « hard rock« …) ; même principe de narration « déconstruite » renvoyant à la fois au présent et au passé des personnages principaux ; et même peinture solide d’une relation sœur/frère - bien moins soudés que chez Fincher…

Bref, la « recette Gillian Flynn » est donc éprouvée, et le film est un thriller bien géré par le réalisateur. Avec en prime quelques interprétations à saluer, celles de Corey Stoll (House of Cards, et futur vilain d’Ant-Man), Chloé Grace Moretz (qui rejoue une scène de Carrie, après le remake raté du film de Brian DePalma) et Christina Hendricks. Mention bien également à la principale concernée dans le projet, Charlize Theron. Tant pis si son look « sale » semble un peu trop étudié pour totalement convaincre : de toute façon, même couverte de boue et de crasse, Charlize Theron resterait toujours une sublime comédienne… c’est la « malédiction des gens beaux » ! Elle prend cependant des risques, avec ce genre de rôle qui la rapproche de ses prestations plus difficiles – on peut voir Libby comme une proche parente de ses personnages les moins sympathiques, ceux de Monster et Young Adult. Elle reste la principale raison d’apprécier ce solide thriller, et la voir en compagnie de Nicholas Hoult est une bonne mise en appétit avant de les revoir dans un mois - dans un Mad Max : Fury Road qui s’annonce comme la claque phénoménale de la saison des blockbusters 2015 !

 

Ludovic Fauchier.

 

 

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La fiche technique :

Réalisé par Gilles Paquet-Brenner ; scénario de Gilles Paquet-Brenner, d’après le roman « Les Lieux Sombres », de Gillian Flynn ; produit par Azim Bolkiah, A.J. Dix, Matt Jackson, Beth Kono, Stéphane Marsil, Matthew Rhodes, Cathy Schulman, Charlize Theron, Jason Babiszewki, Gabby Canton, Joanne Podmore et Rhian Williams (Exclusive Media Group / Mandalay Vision / Cuatro Plus Films / Da Vinci Media Pictures / Daryl Prince Productions / Denver and Delilah Productions / Hugo Productions) 

Musique : BT et Grégory Tipi ; photographie : Barry Ackroyd ; montage : Douglas Crise et Billy Fox

Direction artistique : Daniel Turk ; décors : Laurence Bennett ; costumes : April Napier

Distribution USA : A24 / Distribution France : Mars Distribution 

Caméras : Arri Alexa

Durée : 1 heure 45

Jekyll à l’huile, et Hyde à l’eau – BIG EYES

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BIG EYES, de Tim Burton

L’Histoire :

racontée par le journaliste Dick Nolan (Danny Huston), l’histoire vraie de Margaret et Walter Keane, un couple d’artistes peintres ayant fait fortune dans les années 1960 grâce aux peintures « Big Eyes« , est aussi celle d’une rupture conjugale liées aux mensonges du mari, s’appropriant l’œuvre de sa femme…

Margaret Ulbrich (Amy Adams) quitte le domicile conjugal et entraîne avec elle sa petite fille Jane (Delaney Raye), pour partir vivre à San Francisco, où elle devient l’amie de Dee Ann (Krysten Ritter). Vivant modestement, Margaret passe son temps libre à peindre des portraits d’enfants aux grands yeux tristes et fixes, Jane lui servant de modèle. Lors d’un week-end, un peintre la rencontre, apprécie son travail et la convainc de monnayer ses tableaux au meilleur prix : il s’appelle Walter Keane (Christoph Waltz). Walter est tellement charmant et enthousiaste que la timide Margaret en tombe vite amoureuse. Peu importe que Walter ait  »oublié » de lui dire qu’il est agent immobilier, et non peintre: ils se marient bientôt.

Déterminé à vendre les toiles de Margaret, ainsi que les siennes, au galeriste Ruben (Jason Schwartzman), Walter se voit éconduit par ce dernier, qui ne jure que par l’art moderne. Il n’est pas plus heureux lorsqu’il persuade Banducci (Jon Polito), un patron de night-club, d’exposer leurs peintures ; celui-ci les expose près des toilettes, et une altercation éclate entre les deux hommes. La publicité inattendue de l’incident fait connaître les fameuses peintures de Margaret, signant ses toiles du seul nom de « Keane ». Walter s’occupe de leur publicité et en un rien de temps, les peintures « Big Eyes » de Margaret se vendent à prix d’or. Mais Walter affirme être le seul auteur des peintures, sans avoir consulté au préalable Margaret…

 

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La critique :

on croyait l’avoir égaré ces dernières années… mais, bonne nouvelle, Tim Burton est de retour, en pleine possession de ses moyens. Et Big Eyes, biopic à contre-courant des codes du genre, est pour lui l’occasion de rompre avec quelques mauvaises habitudes, tout en renouant avec son univers plus personnel. Le cinéaste de Burbank est maintenant suffisamment blanchi sous le harnois pour savoir ce qu’il veut désormais filmer, à l’approche de la soixantaine. Il était temps, pourrait-on dire. On sentait que Burton était quelque peu « bloqué » ces dernières années par des projets de pure commande, qui ne l’intéressaient qu’assez peu. Un sentiment d’impasse se dégageait d’œuvres imposées par les studios, de La Planète des Singes à Alice au Pays des Merveilles, ou encore Dark Shadows, sur lesquels le cinéaste d’Edward aux Mains d’Argent devait se contenter de livrer des œuvres visuellement somptueuses, mais en « pilotage automatique ». Son film d’animation Frankenweenie relevait le niveau, bien qu’il s’agissait d’un remake de son court-métrage de jeunesse. Bonne nouvelle, en renouant avec le duo de scénaristes Scott Alexander – Larry Karaszewski (auteurs d’Ed Wood), Tim Burton tourne le dos aux facilités de ses dernières années : Big Eyes affiche un budget modeste pour un tournage « à l’arraché », le récit est porté sur les personnages, le choix des acteurs est fait en conséquence (un casting inédit, pas de Johnny Depp en total cabotinage, ni de la fidèle Helena Bonham Carter)… et les effets spéciaux visuels numériques sont rangés au placard – ils sont réduits à une seule courte séquence. Bref, en tournant Big Eyes, Tim Burton s’est imposé une sévère et salutaire discipline. On ne s’étonnera pas, du coup, que le film soit son œuvre la plus originale depuis Big Fish (onze ans déjà), et la plus maîtrisée depuis Ed Wood.

 

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Impossible de ne pas faire le rapprochement entre Ed Wood et Big Eyes, puisque les deux films portant la patte de l’écriture des scénaristes Alexander et Karaszewski. Deux trublions qui, entre deux commandes de studios, affichent un goût particulier pour les grands misfits de l’Histoire américaine : rappelons qu’ils ont aussi signé les scénarii de deux très bons films de Milos Forman, Larry Flynt et Man on the Moon (consacré à la vie du comédien Andy Kaufman, qui poussait le concept de canular au-delà des limites permises). Les deux énergumènes retournent les conventions du biopic ; leurs personnages sont méprisés, hors des normes, leurs carrières ressemblent plus à des accidents… mais ils apprécient leur folie tenant de l’inconscience, et leurs paradoxes. Ed Wood est connu pour être le « pire cinéaste ayant jamais existé » (mais aussi un artiste se battant pour réaliser ses rêves – quitte à enchaîner les nanars et exploiter sans vergogne une star déchue), Larry Flynt un pornographe milliardaire forcément vulgaire (mais qui devient un champion de la liberté d’expression, en réponse à l’hypocrisie puritaine de son pays), Andy Kaufman un artiste incompréhensible (mais dont les créations et les personnages les plus barrés continuent de lui survivre)… et maintenant, Margaret et Walter Keane complètent cette incroyable galerie. Soit une jeune femme craintive et timide à l’excès, dont les portraits d’enfants qui ont fait sa célébrité sont à la fois un sommet de kitsch et l’expression de sa personnalité singulière – et donc, une œuvre artistique à part entière. Et son mari, phénoménal baratineur, surdoué en relations publiques… en fait, un personnage pitoyable qui finit par croire en ses propres mensonges. Un escroc parfois même touchant, dont le besoin de reconnaissance devient véritablement inquiétant quand il finit par « étouffer » sa moitié, la seule âme créative du couple.

 

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On a ainsi, dans Big Eyes, la description saisissante d’un couple-entité dont la personnalité se scinde en deux : l’artiste renfermée, utilisée contre son gré, et le mari-agent publicitaire en représentation permanente, obnubilé par l’exploitation commerciale et le succès médiatique. Une situation que Burton, grand collectionneur des œuvres de Margaret Keane, connaît bien puisqu’elle renvoie à son propre parcours : réalisateur atypique dans l’industrie cinématographique hollywoodienne, il a su se ménager une place à part, réaliser des films très personnels, mais il a aussi dû lutter avec des studios dont les cadres dirigeants se mêlent trop souvent de ce qui ne les regarde pas. Des ingérences, ou des impératifs commerciaux divers, qui ont parfois poussé Burton à accepter La Planète des Singes ou Alice, ou à s’épuiser dans des films morts-nés (« l’affaire » Superman Lives). On devine alors combien l’histoire des Keane, comme celle d’Ed Wood en son temps, l’a intéressé, Burton prenant fait et cause pour Margaret, tout en laissant quelques circonstances atténuantes à Walter. Big Eyes est aussi l’occasion pour Burton de parler de la notion d’art, et de la part de subjectivité qu’elle renferme, et de ce qui semble être chez lui sa contrepartie négative, le mensonge. Pas étonnant quand on voit dans sa filmographie un grand nombre de personnages « artistes » (dans des domaines qui laissent a priori perplexes), autant qu’un bon nombre de manipulateurs / escrocs, certains se trouvant même dans les deux catégories.

 

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On a les artistes très naïfs, comme la belle-mère amatrice d’art moderne dans Beetlejuice, Edward aux Mains d’Argent, Edward Bloom (et son don pour raconter des histoires extravagantes) et le poète-braqueur de Big Fish, Victor Frankenstein (expert dans la réanimation d’animaux de compagnie décédés, dans Frankenweenie)… Mais aussi des beaux psychopathes, tels le Joker dans Batman, qui discourt d’ailleurs sur l’Art moderne après s’être livré à un mémorable saccage au musée, ou Sweeney Todd, artiste à sa façon dans le domaine du meurtre en série au rasoir à main. Dans la catégorie « manipulateurs/faussaires », Burton réservait son venin à des personnages comme Max Schreck (Batman le Défi), faux allié politique et médiatique du Pingouin, le promoteur immobilier Art Land, arnaqueur invétéré même en pleine guerre des mondes (Mars Attacks !) ou Pirelli, le faux barbier italien concurrent de Sweeney Todd. Et, au croisement de ces personnages antagonistes, Ed Wood aussi bien que Willy Wonka (Charlie et la Chocolaterie) étaient des artistes contradictoires, pris entre leurs rêves et les exigences financières ; le premier allait chercher l’argent de ses films là où il le pouvait, pour livrer des œuvres d’un goût douteux, le second organisant un concours assez tordu dans le seul but de se trouver un héritier – tout en réalisant une opération publicitaire de premier plan. Les personnages de Walter et Margaret Keane sont finalement la somme de tous ces personnages « burtoniens », entamant une relation particulière avec Ed Wood, dans le sens inverse : Ed exploitait Bela Lugosi avant de gagner son amitié, tandis qu’ici, la relation affective entre Walter et Margaret va se dégrader au fur et à mesure des mensonges du mari. Le questionnement sur l’art est par ailleurs posé dès les premières minutes du film, via une introduction par une citation d’Andy Warhol qui résume bien l’œuvre des époux Keane : « Si les gens achètent leurs peintures, c’est qu’elles sont forcément géniales !« . CQFD, et Burton d’enchaîner via un générique malin, nous présentant en très gros plan le travail de Margaret… nous croyons voir une peinture originale, avant que la caméra ne recule et ne nous dévoile qu’il s’agit en fait d’une copie multipliée à l’infini. Le travail de Margaret, détourné par Walter… Peu importe finalement que lesdites peintures aient été qualifiées de « kitsch », « bizarres » et autres commentaires bien peu flatteurs, il ne fait aucun doute pour Burton que Margaret Keane a mis son cœur et son âme dans ces images d’enfants aux grands yeux tristes. Le cinéaste aime et défend ce genre d’artistes.

 

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Ce couple antagoniste permet aussi à Tim Burton de revenir à l’une de ses thématiques favorites, celle de la dualité. Ce n’est pas par hasard si Docteur Jekyll et Mr. Hyde est ouvertement cité dans les dialogues du film. Les Keane sont une entité assez particulière, à ce sujet-là. Si, dans les débuts de sa carrière, Burton était surtout intéressé par des personnages « doubles », partagés entre leur nature profonde et leur apparence sociale (Bruce Wayne / Batman, version Michael Keaton, en était le meilleur exemple), on l’a vu évoluer, et montrer des couples partagés entre l’isolement créatif (parfois très relatif) et l’hypocrisie sociale. Les Keane sont cependant à l’opposé du couple meurtrier de Sweeney Todd, où l’homme s’enfermait pour « créer » (comprendre : assassiner en totale impunité…) et la femme se chargeait de maintenir l’illusion tout en passant les plats macabres à la population. Ici, c’est l’inverse – sans les meurtres : une femme volontairement (?) recluse et un homme qui entretient les faux-semblants. L’occasion pour Burton, ses scénaristes et deux excellents comédiens de dresser le portrait convaincant des époux Keane et de leur relation perturbée. Amy Adams réussit une jolie performance dans le rôle de Margaret, toute en discrétion, au risque de voir son jeu sous-estimé par rapport au « show » de Christoph Waltz. La femme peintre est décrite comme une personne sensible et imaginative, mais souffrant manifestement de grandes difficultés psychologiques ; difficile d’affirmer son indépendance dans un monde alors régi par le pouvoir masculin (« fille, épouse, mère ») qui veut la réduire à une simple « potiche » consentante. Situation douloureuse à vivre pour Margaret, qui combine une grande fragilité, une timidité maladive et sans doute aussi un brin d’autisme léger (le retour en ces pages du syndrome d’Asperger !) dont elle a certains traits caractéristiques : le malaise en société, le sens de l’amitié exclusif (une seule vraie amie, Dee Ann), le besoin de s’isoler (nécessaire au calme menant à l’inspiration), les centres d’intérêt très exclusifs (outre la peinture, la numérologie…), la « naïveté » la poussant à faire confiance à un manipulateur indécrottable, et, au début de son aventure, une relative indifférence envers l’argent et les nécessités matérielles. Le tout enrobé dans un dramatique manque de confiance en elle-même et un état de peur grandissant. Il ne fait aucun doute qu’au début de l’histoire, Margaret reste encore, psychologiquement parlant, une enfant (il faut la voir travailler à peindre un berceau, ou se raccrocher à sa fille Jane, comme une bouée de sauvetage), avant d’être forcée à se battre pour obtenir la reconnaissance de son travail. Ironie de l’histoire, Margaret, après avoir vainement cherché de l’aide auprès d’un prêtre paternaliste à l’excès, saura s’émanciper de Walter et s’épanouir… en rejoignant la secte des Témoins de Jéhovah ! Histoire vraie, qui fait penser aux conversions des autres personnages du duo Alexander-Karaszewski : Ed Wood rejoignant les baptistes, et Larry Flynt devenant un super-dévot chrétien… à la différence près que ceux-ci agissaient par nécessité financière ou besoin publicitaire, là où Margaret atteindra sa maturité en se trouvant de nouveaux amis, un nouveau foyer et un nouveau style de peinture. On peut sourire du choix de vie de Margaret Keane, il n’en reste pas moins qu’Amy Adams lui rend joliment justice. La comédienne sait la rendre attachante, tout en s’adaptant à merveille à l’univers burtonien.

 

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Et puis, il y a le « monstre », Walter… C’est peu de dire que Christoph Waltz fait des étincelles dans le rôle du vrai-faux peintre. L’acteur allemand est une fois de plus excellent dans la peau de ce manipulateur si charmant, et si inquiétant. Lui et Amy Adams se complètent à merveille dans deux registres différents ; se mettant sans cesse en scène, Walter éclipse très vite la pauvre Margaret, avec une candeur apparente si désarmante que la jeune femme n’ose pas se rebeller. Cela ne porterait pas à conséquence si Walter tombait vite le masque, mais le personnage est un grand angoissé ne supportant pas d’être rabaissé, et sa supercherie révèle chez lui des failles clairement plus inquiétantes : il s’avère être, de toute évidence, un psychopathe – pas au sens « tueur en série », mais un psychopathe ordinaire, assez pitoyable et grotesque quand il est mis au pied du mur. Andy Kaufman vu par les mêmes scénaristes cachait son insécurité derrière des personnages « indépendants » de sa propre personnalité ; Ed Wood doutait parfois de son talent et tombait dans la dépression avant de repartir de plus belle à l’attaque ; Walter Keane, tel qu’il est vu dans Big Eyes, trouve en Margaret l’exutoire à ses propres frustrations d’artiste manqué. Une courte scène, magistralement jouée par Waltz, le voit confesser à regret son manque de talent et ses envies de reconnaissance. Malheureusement, au lieu de demander l’aide et le soutien de sa femme, Walter préfère la facilité de la célébrité, et s’enfonce. Une fuite en avant, compréhensible malgré tout ; difficile de ne pas céder quand vous êtes soudain le centre de toutes les attentions, après des années de vaches maigres… Malheureusement plus doué pour les relations publiques que pour la création pure, Walter perd pied dès à la moindre contrariété. La frustration se transforme en violence et en paranoïa. Walter montre son côté « Hyde », et Margaret en fait les frais. Il n’y a guère qu’un critique d’art officiel (mémorable apparition du grand Terence Stamp) pour oser tenir tête à Walter en public ; mais même le critique en question se laisse abuser sur l’identité du véritable auteur des peintures. Margaret, elle, sera longtemps vampirisée par son époux, au point de se persuader que son atelier est « celui de Walter«  ! La supercherie sera finalement découverte lorsqu’elle mettra à jour la vraie signature des premiers tableaux soi-disant peints par lui, « S. Cenic »… pseudonyme assez risible dont on ne saura jamais s’il s’agit de Walter ou d’un peintre dont il aurait usurpé l’œuvre. Walter continuera de nier l’évidence, tel un gamin pris la main dans le pot de confiture ; le chevalier servant des débuts laissera la place à un personnage pris dans ses propres mensonges, jusqu’à cette grandiose scène finale de procès. La verve des scénaristes et de Tim Burton s’en donne à cœur joie aux dépens de Walter, et Waltz nous gratifie d’une interprétation comique et inquiétante à souhait. Difficile de ne pas rire en voyant le faux peintre s’improviser témoin et avocat, consternant le juge et les jurés ! Et difficile aussi de ne pas avoir malgré tout de la sympathie pour ce pauvre faussaire…

 

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Rien à dire enfin de négatif sur le style du film et sa mise en scène, Tim Burton retrouvant avec Big Eyes sa palette « acidulée » (impossible de ne pas penser à Edward aux Mains d’Argent, discrètement rappelé via l’image d’une banlieue rose bonbon au début du film). D’une sobriété bienvenue, la réalisation de Burton se rapproche ici de certains films de voisins de palier en cinéma comme Wes Anderson ou les frères Coen, auxquels le cinéaste emprunte des acteurs familiers (Jason Schwartzman en galeriste pincé et Jon Polito en patron de night-club) ; un classicisme apparent qui sert ici à nous faire entrer de plain pied dans l’esprit de ses deux personnages principaux. Un style discret qui rejaillit sur la partition du fidèle Danny Elfman, tout en retenue, et sur la photographie lumineuse du français Bruno Delbonnel (Inside Llewyn Davis, Amélie Poulain), jouant à merveille sur les couleurs les plus vives du répertoire « burtonien ». Un excellent travail collectif qui aurait mérité un peu plus de considération aux cérémonies officielles, Big Eyes ayant été snobé aux Oscars en dépit de ses qualités. Le lot habituel des grands films de Tim Burton… Nul doute que le film sera d’ici quelques années considéré comme une de ses meilleures œuvres. En attendant, le cinéaste va devoir laisser de côté (pour un temps ?) ses projets personnels et revenir dans le système Disney en préparant une version live de Dumbo. Espérons qu’il y garde son âme – et nous rappelle au passage sa terreur des clowns…

 

Ludovic Fauchier.

 

 

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ci-dessus : la vraie Margaret Keane, 87 ans, évoque sa vie et son œuvre.

 

La Fiche Technique :

Réalisé par Tim Burton ; scénario de Scott Alexander & Larry Karaszewki ; produit par Scott Alexander, Tim Burton, Lynette Howell et Larry Karaszewski (The Weinstein Company / Silverwood Films / Tim Burton Productions / Electric City Entertainment)

Musique : Danny Elfman ; photo : Bruno Delbonnel ; montage : JC Bond

Direction artistique : Chris August ; décors : Rick Heinrichs ; costumes : Colleen Atwood

Distribution USA : The Weinstein Company / Distribution France : StudioCanal 

Caméras : Arri Alexa

Durée : 1 heure 46

 

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Aux disparus de l’hiver 2015…

Bonjour chers amis neurotypiques !

Nous reprenons cette rubrique hélas habituelle à chaque nouvelle saison, l’occasion de saluer une dernière fois quelques personnalités et artistes qui ont fait partie de la folle histoire du 7ème Art. En l’occurrence, une femme et un homme, décédés à une journée d’intervalle cet hiver, et dont les noms nous renvoient quelques cinquante années en arrière.

En prime, une pensée émue pour le plus logique des Vulcains qui nous a également quittés…

 

Aux héros oubliés 2015... Anita Ekberg

Anita Ekberg (1931-2015)

« Marcello ! Come here ! » Personne n’a oublié cette scène de La Dolce Vita, où le maitre Federico Fellini signait une magnifique scène de séduction féminine. Un moment purement fantasmatique où le journaliste joué par Marcello Mastroianni rejoignait dans la fontaine de Trevi la pulpeuse Sylvia, alias Anita Ekberg. Avec sa robe-fourreau noire, ses longs cheveux blonds en cascade et ses formes voluptueuses éclaboussées par les eaux, la comédienne devenait en quelques instants un fantasme vivant… avant que Fellini nous ramène à la réalité et fasse retomber la magie avec l’arrivée du petit jour. Le film de Fellini fut même occulté par le souvenir de cette scène, de même que la carrière de la comédienne d’origine suédoise, et italienne d’adoption. Avec un physique aussi pulpeux, typique des pin-ups de l’époque, la belle Anita fut surtout la vedette d’un bon nombre de séries B souvent destinées à mettre en valeur ses charmes, dans les limites convenables de l’époque, pour le plus grand bonheur des spectateurs des cinéma de quartier de l’époque ! La Dolce Vita et sa collaboration avec Fellini furent un peu l’arbre qui cachait la forêt d’une carrière souvent inégale ; mais, indéniablement, la belle sut enflammer la pellicule de ses charmes, dans n’importe quelle production.

Kerstin Anita Marianne Ekberg naquit à Malmö le 29 septembre 1931, la sixième d’une famille de huit enfants. Adolescente, la jolie jeune fille commencera une carrière de mannequin, et, sur les conseils de sa mère, s’inscrira une fois adulte dans les concours de beauté locaux, aidée en cela par un charmant visage et un physique prompt à se faire retourner les hommes sur son passage. Elue Miss Suède, elle rejoignit le concours de Miss Univers en 1951, quittant son pays natal pour les Etats-Unis. Finaliste du concours, Anita fut remarquée par les recruteurs du studio Universal, où elle fit ses débuts comme starlette. Début de la « Dolce Vita » pour la jeune suédoise qui apprit le métier de comédienne, mais préférait largement l’équitation aux cours de diction, d’art dramatique, danse et escrime… Les débuts furent modeste, Anita Ekberg faisant de la figuration en 1953, avec d’autres filles, dans The Mississipi Gambler (Le Gentilhomme du Mississipi), Deux Nigauds sur Mars avec Abbott et Costello et The Golden Blade (La Légende de l’Epée Magique) avec Rock Hudson. Les choses s’améliorèrent avec le mannequinat, les apparitions à la télévision américaine et des rôles plus conséquents dans des films de prestige. L’Allée Sanglante, avec John Wayne et Lauren Bacall, lui vaudra même de remporter le Golden Globe de la Débutante la plus prometteuse (prix partagé avec les comédiennes Victoria Shaw et Dana Wynter).

 

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Ci-dessus : exemple typique des rôles qui firent la gloire d’Anita Ekberg à ses débuts, Zarak ne resta pas dans les mémoires… mais peu importe. Anita dansait, pour vous, messieurs !

1956 fut l’année décisive pour Anita Ekberg. Outre les retombées du Golden Globe, elle devint une habituée des « unes » de la presse à potins de l’époque, pour ses innombrables liaisons avec les séducteurs de l’écran ; une liste comprenant, au fil des ans, Tyrone Power, Errol Flynn, Yul Brynner, Frank Sinatra et Rod Taylor. Anita devint aussi une icône gentiment polissonne, devenant une vraie pin-up adorée des lecteurs de magazines du style Playboy ; et elle ne se priva pas de réaliser quelques coups publicitaires tout aussi coquins, comme lorsqu’elle fit exprès d’ »exploser » le bustier de sa robe lors de son arrivée au Berkeley Hotel de Londres ! Une présence éminemment torride qui la fit remarquer du gagman, cinéaste et ancien cartooniste Frank Tashlin. Cet ancien collègue de Tex Avery (donc aussi connaisseur que lui en matière de pin-ups affriolantes) la fit jouer à deux reprises avec le duo vedette Jerry Lewis-Dean Martin, dans Artistes et Modèles, et Hollywood or bust (Un vrai cinglé de cinéma). Si « Dino » était le dragueur invétéré du duo, c’est Jerry, dans son numéro de grand dadais timide devant les filles, qui poursuivait pourtant la belle dans Un vrai cinglé de cinéma… Jerry Lewis était flanqué d’un grand danois (le chien) qui craquait pour la minuscule caniche de la belle, l’occasion pour Tashlin de faire dire à Anita Ekberg des dialogues à double sens parfaitement évidents, sur l’incompatibilité de taille de leurs toutous respectifs ! On la vit cette même année dans le luxueux casting de Guerre et Paix (1956) de King Vidor, jouant le rôle d’Helena Kuragina, aux côtés d’Henry Fonda, Audrey Hepburn, Mel Ferrer et Vittorio Gassman. Et elle eut son premier rôle féminin dans Back from Eternity (Les Echappés du Néant, 1956), un film d’aventures de John Farrow, où elle était une très sexy naufragée des airs, perdue en pleine jungle, avec Robert Ryan et Rod Steiger. Ces belles années se poursuivirent avec des productions mineures, tournées en Grande-Bretagne : le thriller Man in the Vault, et Zarak le Valeureux de Terence Young, avec Victor Mature ; un film d’aventures orientales prétexte à la belle pour livrer une scène de danse du ventre terriblement suggestive… Les productions suivantes dans lesquelles elle joua étaient du même tonneau : en 1957, Interpol (Pickup Alley) toujours avec Victor Mature, et Valerie avec Sterling Hayden et son mari d’alors, Anthony Steel ; l’année suivante, la comédie Paris Holiday (A Paris tous les deux) avec Bob Hope et Fernandel, et Screaming Mimi avec la reine du strip-tease Gypsy Rose Lee !

 

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Ci-dessus : la scène inoubliable de La Dolce Vita. Anita Ekberg, la femme fellinienne par excellence, qui rend fous Marcello Mastroianni et les spectateurs…

Anita Ekberg se fixera par la suite en Italie, et prit bientôt la nationalité de sa terre d’adoption, où on la verra trôner dans de savoureuses séries B d’aventures, tout en revenant de temps à autres tourner un film aux USA. Elle fut la Reine Zénobie (sensuellement habilllée, comme il se doit) dans le péplum franco-italo-germano-yougoslave Sous le signe de Rome, coécrit par Sergio Leone, et sorti en 1959. Ceci juste avant que Federico Fellini fit d’elle la Sylvia de La Dolce Vita… Sa présence dans le film ne s’étendait en fait qu’à une brève partie du film, long de près de 3 heures, mais qu’importe : présente sur l’affiche peinte du film, Anita Ekberg, jouant pratiquement son propre rôle, livrait une performance propre à affoler les érotomanes de la planète entière, qui auraient bien aimé alors se trouver à la place de Marcello Mastroianni, profitant d’une visite de la star à travers Rome, pour se retrouver seul avec elle dans la fameuse scène de la fontaine… avant que l’arrivée du jour et le retour d’un boyfriend jaloux ne gâchent le rêve. Un très bon souvenir pour l’actrice, qui s’entendit à merveille avec le maestro Fellini au point de revenir dans plusieurs de ses films. Signalons aussi, pour cette année 1961, un très bon rôle de la belle suédoise dans Le Dernier Train de Shanghaiet un petit classique de la série B d’aventures, Les Mongols d’André de Toth et Leopoldo Savona, avec Jack Palance. Anita Exberg retrouva Fellini en 1962, pour Les Tentations du Docteur Antoine, l’un des sketches de Boccace 70 signé des meilleurs réalisateurs italiens de l’époque (Mario Monicelli, Luchino Visconti et Vittorio De Sica). Elle rendait fou l’austère et puritain docteur obnubilé par sa présence sur une affiche incitant à boire plus de lait ! On la revit dans Seven Seas to Calais avec Rod Taylor et Terence Hill, sous la direction de Primo Zeglio et Rudolph Maté ; elle manqua de peu le rôle d’Honey Rider dans James Bond contre Dr. No, devancée par la suissesse Ursula Andress, avec qui elle joua dans le western comique de Robert Aldrich 4 du Texas, où les deux belles charment Frank Sinatra, Dean Martin et Charles Bronson.

A l’approche de la quarantaine, la carrière cinéma d’Anita Ekberg s’essoufflera inéluctablement. Peu de titres marquants après le flop de Way… Way out (Tiens bon la rampe, Jerry) où elle jouait une astronaute russe retrouvant Jerry Lewis, en 1966. On citera rapidement sa participation dans le film de Vittorio De Sica de 1967, Sept fois femme dont Shirley MacLaine tenait la vedette, et une troisième prestation chez Fellini dans Les Clowns, en 1970. Elle prit une semi-retraite forcée par la médiocrité de ses quelques films tournés dans les années 1970 - six ans entre Northeast of Seoul (1972) et des nanars du nom de Killer Nun (1978) et Gold of the Amazon Women (1979)… Heureusement, Federico Fellini ne l’oublia pas et lui offrit un bel adieu au cinéma en 1987, dans la meilleure scène, nostalgique (et un brin cruelle…) d’Intervista. Dans ce film dans le film en partie autobiographique, le maître italien et son équipe, accompagnés de Marcello Mastroianni grimé en Mandrake le Magicien, rendaient visite à la diva suédoise retirée dans sa villa. Et Fellini de montrer que le temps a passé, ses deux stars contemplant leur grande scène de La Dolce Vita, tournée un quart de siècle plus tôt… Ce fut l’avant-dernière apparition d’Anita Ekberg, avant un ultime rôle en 1996 dans Bambola, un mélo érotique espagnol de Bigas Luna. La belle qui fit fantasmer les hommes de la planète entière connaîtra une fin de vie un peu triste; alors qu’elle était hospitalisée en 2011, sa villa fut dévalisée, et incendiée. Démunie, elle dut demander  l’aide de la Fondation Fellini. Elle séjourna à la Clinique San Raffaelle de Rocca di Papa, dans sa chère cité de Rome, avant d’y décéder le 11 janvier 2015.

 

Aux héros oubliés 2015... Rod Taylor

Rod Taylor (1930-2015)

Une des gueules les plus sympathiques du « cinoche » à l’ancienne des années 1960-70 nous a quitté ce 8 janvier à Los Angeles dans sa 84ème année. Rod Taylor fut, bien avant Mel Gibson, Russell Crowe ou Hugh Jackman, l’un des tout premiers australiens à avoir percé sur le grand écran. Et bien que sa carrière cinéma ait été relativement brève, et plutôt tournée vers la série B, cet acteur à la belle gueule carrée restera associé au souvenir de plusieurs classiques, et aussi de quelques pellicules sacrément bien barrées qui lui vaudront la reconnaissance finale d’un connaisseur en la matière, Quentin Tarantino. Son apparition dans Inglourious Basterds en 2009 fut le point final d’une carrière bien remplie.

Rodney Sturt Taylor est né le 11 janvier 1930 à Lidcombe, près de Sydney ; il était le fils unique d’un artiste publicitaire également entrepreneur, et d’une écrivaine pour enfants. Le jeune Rod Taylor eut sa vocation d’acteur en découvrant un jour Sir Laurence Olivier, venu en interpréter Richard III durant une tournée internationale. Tout en gagnant sa vie à ses débuts comme artiste publicitaire, il commença à jouer au théâtre et à la radio australienne. En 1951, il joua son premier rôle dans un film, un court-métrage intitulé Inland with Sturt, reconstituant l’expédition dans l’Australie sauvage effectuée en 1829 par son arrière-arrière-grand oncle, Charles Sturt, un célèbre explorateur de l’histoire australienne. Rod Taylor y jouait le rôle de son associé, George Macleay. Membre de la troupe du Mercury Theater australien, il tourna dans ses premiers films dans son pays natal : des récits d’aventure à petit budget, la plupart du temps, comme King of the Coral Sea (1954) ou Long John Silver, suite de L’Île au Trésor, tournée par Byron Haskin, où il jouait le pirate Israel Hands. Cette même année 1954, Taylor fut récompensé pour son travail à la radio du Rola Show Australian Radio Actor of the Year, prix lui offrant un voyage professionnel à Londres en passant par Los Angeles. Il choisira de rester travailler dans la ville californienne. Ses premières apparitions seront dans l’anthologie télévisée Studio 57, et des seconds rôles au cinéma. On le vit dans le policier Hell on Frisco Bay (Colère Noire) avec Alan Ladd et Edward G. Robinson et en beau-frère d’Elizabeth Taylor et Rock Hudson dans Géant de George Stevens. A la télévision, il fut remarqué pour un épisode de la série western Cheyenne. S’il manqua de peu de reprendre le rôle du boxeur Rocky Graziano après la mort de James Dean pour Somebody Up There Likes Me (Marqué par la Haine), les cadres de la MGM apprécièrent son charme viril évident sur les bobines d’audition. Rod Taylor signa un contrat avec le studio au lion, synonyme de rôles plus conséquents au cinéma. On le vit ainsi dans le drame de Richard Brooks The Catered Affair (Le Repas de noces) avec Bette Davis, le mélodrame Raintree County (L’Arbre de Vie) avec Montgomery Clift et Elizabeth Taylor, Tables Séparées avec Rita Hayworth, David Niven, Burt Lancaster et Deborah Kerr, et Ask Any Girl (Une fille très avertie), une comédie avec Niven et Shirley MacLaine. Parmi ses nombreuses apparitions dans la télévision des fifties, Taylor fit un passage mémorable dans la première saison de l’immortelle Twilight Zone (La Quatrième Dimension), en 1959. Il tenait la vedette d’And When the Sky was Opened (Les Trois Fantômes). Une libre adaptation de l’angoissante nouvelle de Richard Matheson, Escamotage, adaptée par Rod Serling ; dans cet épisode, trois astronautes dont le Colonel Forbes (Taylor) revenaient sur Terre après avoir été porté disparus des écrans radar. Petit à petit, la paranoïa gagnait Forbes, réalisant que lui et ses coéquipiers sont peu à peu « effacés » de la réalité. Ses parents ne le reconnaissent plus, les journaux les oublient subitement, et son reflet n’apparait plus dans le miroir… Cet épisode, l’une des nombreuses réussites du show, permit à Taylor de faire valoir son talent de comédien brut de décoffrage.

 

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ci-dessus : le premier essai de La Machine à Explorer le Temps, effectué par George (Rod Taylor)… Tout le charme de la science-fiction victorienne et de l’aventure rétro !

 

Rod Taylor restera surtout associé au souvenir d’un classique de la science-fiction « à l’ancienne », The Time Machine (La Machine à explorer le Temps, 1960), très sympathique adaptation par George Pal du roman d’H.G. Wells. Bien avant Doc Brown et Marty McFly dans Retour vers le Futur, Taylor put se targuer d’être le premier grand voyageur temporel du cinéma ! Il incarnait George, inventeur enthousiaste d’une machine temporelle aux allures de traîneau de Père Noël, quittant la Londres victorienne pour découvrir les grandes avancées de l’Humanité dans les siècles suivants… Il va déchanter en découvrant les guerres mondiales (dont un conflit nucléaire global en 1966 !) et l’effondrement des civilisations, jusqu’à l’année 802 701. Sans jamais perdre sa combativité ni son optimisme foncier, George rencontrera les descendants des humains : les Eloïs, dont la ravissante Weena (Yvette Mimieux), pacifiques, doux, mais apathiques, et les Morlocks, leurs prédateurs souterrains et anthropophages… Si George Pal change largement le propos pessimiste du roman, il tire une excellente prestation de Taylor, non seulement déterminé à ramener un peu de civilisation et d’éducation (chrétienne, de préférence) dans ce futur post-apocalyptique, et touché par l’amour d’une innocente jeune femme ! Le ton, résolument premier degré, de La Machine à explorer le Temps fait tout son charme. Et l’acteur se prêtera volontiers au souvenir des anecdotes et évocations du tournage de ce petit bijou. Par la suite, Rod Taylor enchaînera les rôles à la télévision (la série Hong Kong), et au cinéma, acceptant aussi bien un second rôle dans le péplum italien La Reine des Amazones, que le doublage du gentil Pongo dans Les 101 Dalmatiens produit par Walt Disney. Après le film d’aventures italien Seven Seas to Calais, Rod Taylor reçut une proposition de premier ordre : Alfred Hitchcock cherchait le premier rôle masculin de son nouveau film. Avait-il vu l’acteur repousser les Morlocks en les aveuglant, comme James Stewart face à l’assassin de Fenêtre sur Cour ? Quoi qu’il en soit, Rod Taylor fut le séduisant avocat Mitch Brenner dans Les Oiseaux, en 1963, aux côtés de Tippi Hedren, Jessica Tandy… et surtout de centaines de volatiles bien peu accommodants envers l’espèce humaine ! Certes, les corbeaux et goélands qui assaillaient la population de Bodega Bay dans ce chef-d’oeuvre de terreur, orchestré par le maître du genre, étaient les vraies stars du film, mais Taylor n’eut pas à rougir de sa prestation. Sa présence solide et son physique rassurant, alliés à un certain sens de l’humour, aidaient autant la charmante Tippi Hedren que le spectateur à tenir bon durant les attaques aviaires de plus en plus violentes, au fil du film. L’acteur gardera un bon souvenir de sa collaboration avec Hitchcock, et évoquera, rigolard, avoir été pris pour cible quotidiennement par l’un des corbeaux dressés pour le film ! 1963 sera une bonne année pour Taylor, également présent, notamment, dans les premiers rôles d’Un Dimanche à New York de Peter Tewksbury, une comédie romantique où il séduit Jane Fonda , et le drame The V.I.Ps (Hôtel International) d’Anthony Asquith où il retrouvait Elizabeth Taylor aux côtés de Richard Burton, Louis Jourdan, Maggie Smith et Orson Welles. Citons aussi, en 1964, Fate is the Hunter (Le Crash mystérieux) où il joue un pilote responsable d’un accident d’avion, face à Glenn Ford, et 36 Heures avant le débarquement (1965) avec James Garner.

Rod Taylor remplaça au pied levé Sean Connery, initialement prévu pour jouer le rôle principal du Jeune Cassidy, autobiographie à peine déguisée de la vie du dramaturge irlandais Sean O’Casey. Ouvrier et auteur de pamphlets en 1911, Cassidy/O’casey prend conscience de son talent et de son influence sur les irlandais quand le grand W.B. Yeats (Michael Redgrave) le prend sous son aile à l’Abbey Theatre. Après une histoire malheureuse avec Daisy (Julie Christie), une prostituée, le jeune homme trouvait l’amour et l’inspiration auprès de sa compagne Nora (Maggie Smith). Excellente prestation de Rod Taylor qui aurait dû tourner sous la direction du grand John Ford ; malheureusement, le cinéaste des Raisins de la Colère, gravement malade, dut abandonner le tournage pour être remplacé par le chef opérateur Jack Cardiff. Ce dernier s’en tirera avec les honneurs, et s’entendit très bien avec Taylor, avec qui il fera d’autres films. Le registre un peu limité du comédien australien le cantonnera par la suite à des rôles d’action dans des séries B sans prétention, comme le western de Gordon Douglas Chuka le Redoutable (1967). Avec Cardiff, Rod Taylor s’illustra dans le thriller Le Liquidateur (1965) et surtout, le cultissime Dark of the Sun (Le Dernier Train du Katanga, 1968). Un film d’action particulièrement brutal où il retrouvait Yvette Mimieux ; Taylor, à la tête d’une bande de mercenaires, devait sauver des civils occidentaux torturés, violés et massacrés durant la décolonisation du Congo. Des séquences complètement folles, le film n’en manquait pas, dont un hallucinant duel à la tronçonneuse opposant Taylor à un ex-nazi (Peter Carsten). Rentrant droit dans le lard du spectateur sans le moindre complexe, Le Dernier Train du Katanga fit forte impression sur les cinéphiles, dont un fan absolu en la personne de Quentin Tarantino ! A l’extrême opposé des films d’action dont il tenait la vedette, on remarquera aussi la prestation de Rod Taylor dans Zabriskie Point (1970), de Michelangelo Antonioni. Dans ce brûlot contestataire, film-phare de la contreculture (ou pensum épouvantablement ennuyeux, selon les points de vue), Taylor incarnait Lee Allen, un entrepreneur en immobilier cherchant à acquérir les terrains désertiques où évoluent les anti-héros d’Antonioni. Un film dont la réputation doit surtout aux incidents ayant émaillé le tournage (accrochages avec des militants pro-Nixon, surveillance par le FBI alerté par des rumeurs d’orgie…), et où on repèrera rapidement un tout jeune Harrison Ford jouant les étudiants contestataires…

 

Aux héros oubliés 2015... Rod Taylor dans Inglourious Basterds

ci-dessus : l’aviez-vous reconnu dans Inglourious Basterds ? Le dernier rôle de Rod Taylor au cinéma.

La carrière cinéma de Rod Taylor déclinera aussi subitement qu’elle avait décollé. Dommage pour un acteur certes conscient de ses limites de comédien, mais qui aurait pu rivaliser avec un Sean Connery s’il avait trouvé le rôle à sa mesure. Dans les années 1970, Rod Taylor tournera de nombreuses séries B, jusqu’en Italie et en Yougoslavie, manquera de peu d’affronter Bruce Lee dans La Fureur du Dragon (son rôle reviendra à John Saxon) et croisera la route de John Wayne vieillissant dans le western Les Voleurs de Train, aux côtés d’Ann-Margret et Ben Johnson. Taylor se rabattra sagement sur les téléfilms et les séries, comme vedette (les séries western Bearcats ! en 1971 et The Oregon Trail en 1977 ; plus tard, Masquerade en 1983 et Outlaws en 1986) ou invité régulier, passant d’Arabesque à Falcon Crest pour réapparaître en 1996 aux côtés de Chuck Norris et son inénarrable Walker, Texas Ranger. Peu de choses à dire sur les rares apparitions de l’acteur dans des films de série B dans les années 1980 ; il se mit en semi-retraite dans les années 1990, mais fera quand même une apparition réussie dans le rôle de Daddy-O, une vieille crapule redneck régnant sur une petite ville du bush australien, dans Bienvenue à Woop Woop, de Stephan Elliot. Officiellement retiré des écrans, Rod Taylor aura tout de même droit à un beau cadeau d’adieu, en acceptant de faire une apparition non créditée dans l’Inglourious Basterds de Quentin Tarantino. Le réalisateur de Reservoir Dogs, pour son hommage personnel aux innombrables séries B de guerre qu’il a vu dans sa jeunesse, convaincra la star du Dernier Train du Katanga de tenir le rôle de Sir Winston Churchill, préparant « l’Opération Kino » en compagnie du général Fenech (Mike Myers) et du Lieutenant Hickox (Michael Fassbender). Opération menée avec les « Basterds » du Lieutenant Aldo Raine (Brad Pitt), afin de tuer Hitler et tous ses complices dans un cinéma ! Le vétéran australien, à 79 ans, sera un Churchill tout à fait crédible, cigare au bec, et fera donc ainsi ses adieux définitifs à l’écran, avec les honneurs. Il nous a quitté le 7 janvier dernier, quatre jours avant son 85e anniversaire.

 

Premiere Of Paramount Pictures' "Star Trek Into Darkness" - Arrivals

Le temps m’a hélas manqué pour parler aussi en détail de Leonard Nimoy (1931-2015)…

Tous les trekkies de la planète ont pleuré le 27 février 2015, date du décès du comédien. Celui qui incarna, sur près de cinquante années (séries, dessins animés et films), Monsieur Spock, officier en second de l’USS Enterprise, et personnage emblématique de l’univers Star Trek. Lié pour toujours à cette monumentale saga interstellaire, Nimoy ne s’était pas limité cependant à incarner le Vulcain rigoureux et flegmatique, grand ami de l’impétueux Capitaine Kirk (William Shatner). Sa carrière d’acteur commença bien avant, dès les années 1950 (cherchez-le en figurant déjà extraterrestre dans le serial Zombies of the Stratosphere !!), se poursuivit à la télévision (Columbo, Max la Menace, Mission Impossible où il succéda à Martin Landau, sans compter des apparitions amicales dans Les Simpsons ou Futurama…), et au cinéma (plus discret, il fut toutefois un inquiétant psychiatre sceptique dans L’Invasion des Profanateurs de Philip Kaufman en 1978). Mais ce sera toujours Star Trek qui en fit une star. Bon pied bon œil, il fut en poste dès les débuts (l’épisode pilote The Cage), donna sa voix à Spock dans la série animée des années 1970, fut de l’aventure durant les six premiers longs-métrages cinéma avec l’équipe de la série originale, de Star Trek : Le Film de Robert Wise (1979) à Star Trek VI : Terre Inconnue de Nicholas Meyer (1992). Dévoué à sa chère série spatiale, il signera d’ailleurs la mise en scène des troisième et quatrième films (Star Trek III : A la recherche de Spock, 1984, et le sympathique Star Trek IV : Retour sur Terre, 1986). Il réapparut fréquemment dans les séries dérivées, avant de faire un ultime double come-back dans les reboots récents de la saga orchestrée par J.J. Abrams. Il passait le témoin à son jeune alter ego, désormais incarné par Zachary Quinto, avant de profiter d’une retraite bien méritée.

 

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ci-dessus : souvenir de Star Trek II : La Colère de Khan (1982)… Adieu à Spock, alias Leonard Nimoy.

 

Tant de dévouement méritait bien qu’on salue ici la mémoire de Leonard Nimoy - d’autant plus que votre serviteur, avec son syndrome d’Asperger, s’est rappelé qu’il avait hérité voilà longtemps du surnom de « Spock » de la part d’un ancien camarade. J’espère qu’il se reconnaîtra, s’il lit ces lignes. Qu’il sache que tout est pardonné. 

J’ai été… et serai toujours… votre ami. Longue vie et prospérité.

 

Ludovic Fauchier

Retour vers le Futur (dans le passé) – 1935 : LE MOUCHARD

Nom de Zeus, Marty ! Nous sommes en 1935, et le monde a considérablement changé… A vrai dire, il s’est à peine remis de la Grande Guerre, et une crise économique phénoménale, survenue en 1929, n’a pas arrangé les choses. Allez vous étonner que le bon docteur Sigmund Freud publie cette année-là Malaise dans la civilisation, alors que des gouvernements militaristes et fascistes s’épanouissent en Europe et en Asie… Mais citons, pour mémoire, quelques-uns des grands moments qui ont fait l’actualité de 1935.

Aux Etats-Unis, on suit avec attention le procès de Bruno Hauptmann, qui sera finalement condamné à mort pour le rapt et l’assassinat du bébé du héros national, l’aviateur Charles Lindbergh. L’affaire permettra notamment à J. Edgar Hoover d’accroitre son prestige, à la tête du FBI. Franklin Delano Roosevelt prononce le 4 janvier un discours important, celui des nouveaux « cent jours » du New Deal destiné à aider son pays frappé par la Grande Dépression d’après 1929. La population salue l’exploit d’Amelia Earhart, la première aviatrice à traverser le Pacifique (Honolulu-Californie). Le 8 septembre, le sénateur populiste raciste Huey Long est victime d’un attentat, et meurt deux jours plus tard. Le 14 octobre, un Dust Bowl phénoménal ravage l’Oklahoma, qui enregistre ainsi la pire tempête de sable de son histoire. A New York, la guerre des gangs fait rage, et, le 24 octobre, le gangster Dutch Schultz meurt mitraillé.

En France, le 7 janvier 1935 marque la signature des accords de Rome, où la France cède à l’Italie des territoires en Libye et en Somalie, en échange d’une participation à la construction du chemin de fer Djibouti – Addis Abeba. Le 14 juillet voit apparaître le Front Populaire. A la fin de l’année, tout Paris s’enthousiasme pour une chanteuse minuscule mais à la voix extraordinaire, on la surnomme La Môme Piaf. 

Du côté de l’Allemagne, les nouvelles inquiétantes s’accumulent alors qu’Hitler assoit son pouvoir, et menace d’annexer l’Autriche. Et les démocraties sont à la peine… L’Allemagne est réarmée le 16 mars, six jours après la création de la Luftwaffe. Le drapeau à croix gammée devient l’emblème national le 15 septembre, au moment où les Lois de Nuremberg sont promulguées : les citoyens juifs allemands sont privés de leur citoyenneté et de leurs droits politiques. Mussolini, en Italie, n’est pas en reste ; le 3 octobre, les troupes fascistes de Badoglio envahissent l’Ethiopie, au mépris des lois internationales. C’est le début de la guerre Italo-éthiopienne. Tout cela sent très mauvais…

1935, c’est aussi l’année de la Longue Marche en Chine, entamée par la conférence de Zunyi (13 janvier) ; Mao Zedong devient président du comité central du PC Chinois. Tchang Kaï-Chek marche avec les nationalistes vers le Sichuan. En novembre, conséquence directe des lois liberticides du IIIe Reich, des immigrants juifs quittent l’Allemagne en masse, vers la Palestine ; de graves troubles éclatent immédiatement, déclenchés par l’insurrection de groupes religieux musulmans. L’Angleterre arbitre, mais ne tranche pas.

Enfin, on signale la naissance, le 6 juillet, du petit Tenzin Gyatso, qui sera la 14ème incarnation du Dalai Lama du Tibet. Sur le carnet noir, quelques noms : un ancien officier du Foreign Office britannique se tue sur une route de campagne le 19 mai, il s’appelait Thomas Edward Lawrence. On le connaissait sous le nom de « Lawrence d’Arabie ». Carlos Gardel, l’homme qui a « fait » le Tango, décède à Medellin le 24 juin. Et la Belgique pleure la mort de la Reine Astrid dans un accident de la route, le 29 août 1935. 

Et dans le domaine qui nous intéresse ? Le système des studios américains entre dans une nouvelle phase, avec la création, à partir de sociétés déjà existantes, de la 20th Century Fox et de Paramount Pictures. Les statuettes dorées des Academy Awards gagnent le surnom d’ »Oscars » ; It Happened One Night (New York-Miami), la comédie de Frank Capra, remporte les prix du Meilleur Film, du Meilleur Réalisateur, du Meilleur Scénario, de la Meilleure Actrice (Claudette Colbert) et du Meilleur Acteur (Clark Gable). Les salles obscures sont bien remplies – même en temps de crise, le cinéma est alors un loisir peu coûteux ! Et les spectateurs ont le choix. Sur l’écran, les femmes fatales Greta Garbo et Marlene Dietrich rivalisent de séduction, avec Anna Karénine et La Femme et le Pantin. Boris Karloff reprend son rôle du Monstre et terrifie à nouveau le public avec La Fiancée de Frankenstein, et sa compagne (aux cheveux timburtoniens avant l’heure) Elsa Lanchester. Fred Astaire et Ginger Rogers enthousiasment le public par leurs pas de danse dans Top Hat (Le Danseur du Dessus). Gary Cooper devient l’un des chouchous des spectateurs grâce à Peter Ibbetson et The Lives of a Bengal Lancer (Les Trois Lanciers du Bengale). Les amateurs de grande aventure sont servis avec Les Révoltés du Bounty (Clark Gable mène la mutinerie face à un Charles Laughton cruel à souhait) et découvrent le bondissant Errol Flynn, roi des pirates dans Capitaine Blood. Les Marx Brothers font hurler de rire le public avec Une Nuit à l’Opéra (et la légendaire scène où ils s’entassent à quinze dans une minuscule cabine de paquebot). George Cukor signe une très belle adaptation de David Copperfield avec l’inénarrable W.C. Fields dans le rôle de Micawber. Une première : Becky Sharp, le film de Rouben Mamoulian, est le premier film en couleurs utilisant le procédé Technicolor Trichrome. L’Angleterre salue le talent du jeune cinéaste Alfred Hitchcock, pour ses 39 Marches menées tambour battant. Le cinéma français se porte très bien, grâce au succès, entre autres, de La Kermesse Héroïque de Jacques Feyder. Et le héros des foules se nomme Jean Gabin, Ponce Pilate de Golgotha et légionnaire romantique de La Bandera, dus à Julien Duvivier. Enfin, la première grande réalisatrice de l’Histoire se fait connaître en Allemagne, par un sinistre monument de propagande démesurée à la gloire du nazisme : Leni Riefenstahl signe Le Triomphe de la Volonté. Un exploit technique, et une spectaculaire erreur éthique… 

 

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Ci-dessus : faire du cinéma ? La simplicité même, selon John Ford… Dans les premières minutes du Mouchard, le cinéaste pose une ambiance digne des meilleurs films muets. Le visage marqué de Gypo (Victor McLaglen) fait le reste, de même que la musique irlandaise !

 

Le 1er mai 1935, c’est la première du film Le Mouchard, qui sortira chez nous le 13 septembre suivant. Un triomphe pour le cinéaste John Ford, qui n’en n’est pas à son coup d’essai : déjà 18 ans de carrière (entamée durant le muet) derrière lui, et Le Mouchard est son… 84ème film ! Et il est à peine aux deux tiers d’une carrière qui se poursuivra encore trente années, riche en titres qui feront de lui LE cinéaste américain par excellence. Le Mouchard aura été un virage particulier de sa filmographie.

Nous sommes en 1922, quelques mois après la fin officielle de la guerre d’indépendance irlandaise, et Dublin est sous la botte anglaise. Le Sinn Feinn et sa branche armée, l’IRA, continuent le combat, dans la clandestinité et sous la menace permanente de la police et de l’armée royale britannique, notamment des Black and Tans en patrouille. Gypo Nolan (Victor McLaglen) erre dans les rues, sans un sou en poche. Il protège de son mieux Katie Madden (Margot Grahame), la fille qu’il aime, et qui se prostitue pour survivre. Il suffirait juste de 10 livres pour qu’elle parte en Amérique, et refaire sa vie… Quand Gypo voit que la tête de son ami Frankie McPhillip (Wallace Ford), membre de l’IRA, est mise à prix pour 20 livres, il hésite. Après avoir retrouvé ce dernier revenu en ville voir sa famille, Gypo se rend au commissariat pour le dénoncer, et toucher ainsi l’argent qui, croit-il, lui permettra de partir avec Katie. Frankie est abattu par les Black and Tans sous les yeux de sa mère et de sa sœur Mary (Una O’Connor et Heather Angel). Quand il apprend le drame, Gypo se rend à la veillée funèbre. Son comportement met la puce à l’oreille de Dan Gallagher (Preston Foster), le supérieur de Frankie, qui décide de le faire suivre durant une longue nuit… 

 

Le Mouchard

Il était né sous le patronyme de John Martin Feeney (en 1894 ou 1895, selon les sources), mais préférait se nommer « Sean Aloysius O’Fearna », plus gaélique, plus proche du pays de ses ancêtres ; John « Jack » Ford revendiquait ainsi ses origines catholiques irlandaises, lui, le fils d’un immigrant du comté de Galway, parti en 1875 sur le nouveau continent, loin de la Verte Erin mise sous le joug anglais… Lorsqu’il entame le tournage du Mouchard, John Ford n’est déjà plus un débutant. Mais il n’est pas encore le cinéaste que l’on respecte, « l’Homme qui faisait des Westerns » et signa des dizaines de chefs-d’oeuvre à la pelle, des Raisins de la Colère à La Prisonnière du Désert en passant par L’Homme Tranquille ou L’Homme qui tua Liberty Valance. On lui connaît certes un certain talent, qui lui a permis de signer son premier grand western, muet, Le Cheval de Fer, ou d’avoir le succès l’année précédente avec La Patrouille Perdue. Pour autant, sa carrière oscille entre ces réussites, et des films mineurs, des raretés hélas perdues, des comédies de commande (souvent avec Will Rogers, acteur personnifiant l’esprit Yankee dans toute sa simplicité et son honnêteté foncière) le plus souvent produites par la 20th Century Fox. Le roman de Liam O’Flaherty, Le Mouchard, déjà adapté au cinéma en 1929 dans une version britannique signée Arthur Robison, arrive à point nommé pour faire de lui un cinéaste de premier plan.

Ce n’est pourtant pas gagné d’avance. Les représentants du studio RKO, qui produisent et distribuent le film, renâclent devant la noirceur du sujet. Par l’intermédiaire de Joseph Kennedy (le père du futur président américain), une somme très modeste est allouée à Ford : un budget oscillant, selon les sources, entre 220 000 et 250 000 dollars, soit le coût d’une maigrichonne série B de l’époque. Ford n’a droit qu’à trois semaines de tournage, et, pour reconstituer le Dublin nocturne des années 1920, n’a qu’un plateau décrépit destiné à la prise de son, à sa disposition. Le rôle de Gypo Nolan est aussi l’occasion d’une petite anicroche entre les cadres du studio et Ford. La RKO veut Richard Dix, star peu expressive du western Cimarron, mais Ford refuse. Il impose Victor McLaglen ; pas un choix évident, car McLaglen, s’il est déjà une gueule familière du public américain, est cantonné aux rôles comiques de braves brutes et de lourdauds en tout genre. Cet ancien boxeur au visage et à la carrure immédiatement reconnaissables, aura avec Le Mouchard le rôle de sa vie. Sans répétitions ni grande préparation, il saura faire de Gypo, avec le soutien de Ford, un traître finalement bien touchant. Et il s’entendra si bien avec son réalisateur qu’il deviendra une de ses figures les plus emblématiques – impossible d’oublier ses personnages de sergent irlandais alcoolique dans la « trilogie de la Cavalerie » (Fort Apache, She Wore A Yellow Rubbon / La Charge Héroïque et Rio Grande), et sa bagarre homérique, « Irish style« , face à John Wayne dans L’Homme Tranquille.

 

Le Mouchard 02

En trois petites semaines de tournage, John Ford ira à l’essentiel. La contribution artistique du film reste de tout premier ordre ; la modestie du budget oblige le cinéaste, son directeur artistique Van Nest Polglase et le chef opérateur Joseph H. August à suggérer le Dublin des années sombres. Très influencé par l’expressionnisme allemand, Ford « peint » de véritables tableaux en noir et blanc restituant l’ambiance étouffante d’une ville sous la loi martiale. La saleté du studio utilisé autorise l’équipe de tournage à utiliser au mieux des effets de brouillard donnant des allures de mauvais rêve éveillé aux errances nocturnes de Gypo. L’influence du cinéma de Fritz Lang est indéniable, notamment dans cette séquence de procès très inspirée de celle de M le Maudit. Même s’il demeure ça et là quelques effets surannés hérités du muet (des surimpressions « explicatives » de l’affiche de la prime de 20 livres), Le Mouchard n’a rien perdu, 80 ans après, de sa puissance évocatrice. Et bien que Ford ait quelque peu regretté le manque d’humour du film, le film continue d’impressionner. La simplicité de la mise en scène permet à Ford de composer des tableaux vivants dans lesquels évoluent des personnages crédibles. Pas de stars, mais des acteurs compétents, semblant tous marqués par le malheur et la fatigue de leur époque – mentions spéciales à des seconds rôles familiers des années 1930-40, Una O’Connor dans le rôle de la mère de Frankie, ou le pitoyable petit tailleur joué par Donald Meek, faux coupable désigné par Gypo pour se dédouaner. Et, bien sûr, le personnage de Gypo, impeccablement écrit par Dudley Nichols et incarné par McLaglen. Un loser attachant, aussi mauvais rebelle que traître raté ; McLaglen en fait finalement une sorte de grand enfant naïf, agissant par impulsion – et amour pour une fille aussi marginale que lui. Il n’a pas vraiment compris l’importance des enjeux politiques de son époque (encore que Ford refuse de prendre parti, les membres de l’IRA n’étant pas mieux traités que les Black and Tans dans le film), ni l’ironie de sa triste situation. Cette grosse brute a refusé de tuer un jeune soldat anglais, dans un rituel macabre d’intronisation de l’IRA. Résultat : il n’a plus d’emploi, peu d’amis, pas d’argent… et son geste lui vaudra de se retrouver condamné à mort, sous la menace d’un jeune insurgé poussé à le tuer par son ancien supérieur. La répétition cyclique du même geste qu’il avait refusé de commettre, sous la tutelle de Dan (Preston Foster), le chef de guerre qui a une lourde responsabilité dans le drame. Ford ne juge ni ne condamne jamais aucun des partis en présence, refusant la diabolisation des Black and Tans, mais marque aussi une distance évidente vis-à-vis des « rituels » meurtriers en cours à l’IRA. Ce qui l’intéresse, avant toute chose, c’est la puissance et l’expressivité sublime qu’il tire du visage massif et du regard douloureux de Victor McLaglen, littéralement habité par son rôle. Les seconds rôles seront tout aussi bien traités. Résultat des courses ? En dépit de ses légères faiblesses, Le Mouchard fut justement salué comme l’un des meilleurs films de l’année 1935. S’il fut un succès modeste en salles, le film a clairement affirmé l’évolution du cinéma de Ford vers ses meilleures œuvres, et fut récompensé de quatre Oscars : Meilleure Musique pour Max Steiner, Meilleur Scénario pour Dudley Nichols, Meilleur Acteur pour Victor McLaglen et le premier Oscar du Meilleur Réalisateur pour le plus bourru des cinéastes irlando-américains.

 

Ludovic Fauchier.

 

La Fiche Technique :

Réalisé par John Ford ; scénario de Dudley Nichols, d’après le roman de Liam O’Flaherty ; produit par John Ford et Cliff Reid (RKO Radio Pictures Inc.)

Musique Max Steiner ; photographie Joseph H. August ; montage George Hively

Décors et Direction Artistique Van Nest Polglase ; costumes Walter Plunkett

Son Hugh McDowell Jr. ; montage effets sonores Robert Wise (NC)

Distribution USA : RKO Radio Pictures Inc.

Durée : 1 heure 31

En bref… BIRDMAN

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BIRDMAN, d’Alejandro Gonzalez Inarritu

L’histoire :

pour Riggan Thompson (Michael Keaton), les temps sont durs. Cet acteur, jadis une star ayant incarné le super-héros Birdman, prépare la mise en scène d’une pièce de Raymond Carver à Broadway, dont il est l’interprète principal. A quelques jours de la première, rien ne va. La chute d’un projecteur blesse un de ses partenaires, l’obligeant, lui et son producteur Jake (Zach Galifianakis), à trouver in extremis un remplaçant. Sa collègue Lesley (Naomi Watts) lui conseille d’engager Mike Shriner (Edward Norton), comédien réputé mais vite ingérable : ivre, Mike sabote la pièce, le soir de la présentation aux critiques. Situation difficile à vivre pour Riggan, à qui sa compagne Laura (Andrea Riseborough) annonce qu’elle est enceinte ; en plus, il renoue difficilement le dialogue avec sa fille Sam (Emma Stone) ; récemment désintoxiquée celle-ci se rapproche de Mike, lui-même en crise avec Lesley. Pour couronner le tout, une voix résonne dans la tête de Riggan. Celle de Birdman, son alter ego, qui le rabaisse et lui rappelle sa gloire perdue…

Birdman

La critique :

Amours Chiennes, 21 Grammes, Babel, Biutiful… jusqu’ici, le parcours du mexicain Alejandro Gonzalez Inarritu était irréprochable ; formant avec ses collègues locos Guillermo Del Toro et Alfonso Cuaron un trio créatif unique en son genre, Inarritu était le poète tourmenté de la bande. Ses films, magnifiquement mis en scène, restent de sacrées leçons de cinéma libéré du formatage ambiant ; ils ne sont pas ailleurs réputés pour inciter franchement à la bonne humeur, aussi était-on curieux de voir ce Birdman annoncé (prématurément ?) comme une comédie. Le résultat laisse malheureusement perplexe. En suivant les aléas d’un acteur vieillissant en mal de reconnaissance, Inarritu cherchait manifestement à dire quelque chose de profond sur le culte de la célébrité, l’invasion de la culture comics, le monde du théâtre, les difficiles relations entre un père et sa fille, etc. le tout mis en scène en plan-séquence permanent, exploit technique assuré par le meilleur chef-opérateur du monde à l’heure actuelle : Emmanuel Lubezki, l’homme derrière les scènes démentielles des Fils de l’Homme et Gravity du camarade Cuaron. Tout ceci semblait prometteur, mais Inarritu s’est malheureusement pris les pieds dans le tapis.

Certes, on comprend bien où il veut en venir quand il tente un commentaire « métatextuel » sur son personnage principal, ancien super-héros de l’écran incarné par un revenant : Michael Keaton, le Batman des films de Tim Burton, toujours bon pied bon œil. Précédant la vague des films de super-héros d’une bonne décennie, Keaton n’a jamais pourtant profité de sa notoriété – il fut certes un bon Batman, cependant éclipsé par les superstars héritant des rôles de vilains – avant de disparaître des feux de la rampe hollywoodienne. On le retrouve ici certes avec plaisir ; mais voilà, le film non seulement peine à nous faire partager les difficultés de son personnage (qui, en plus de souffrir d’une certaine schizophrénie, a de plus un vrai super-pouvoir, la télékinésie, qui ne lui sert finalement pas à grand chose…), mais il se montre par ailleurs assez prétentieux dans son propos. Qu’Inarritu s’alarme de l »invasion » culturelle des blockbusters super-héroïques de ces dernières années, pourquoi pas ; malheureusement, son film adopte une posture assez irritante sur l’air de « l’Art et la Culture Vs. la crétinisation en masse des films de super-héros hollywoodiens décérébrés »…. mettant sur le même plan des nanars comme les Transformers de Michael Bay et des œuvres autrement plus abouties – Inarritu cite sans se gêner des plans-signature des Spider-man de Sam Raimi, ou donne carrément la voix caverneuse du Batman période Christopher Nolan à son affreux Birdman, symbole de la médiocrité de son personnage principal. Pas très sympathique pour les collègues Raimi ou Nolan, qui, à l’intérieur de ce système hollywoodien jugé responsable de tous les maux sur Terre par Inarritu, ont tout de même réussi à livrer un véritable travail d’auteur.

Inarritu préfère quant à lui le théâtre (pardon : le Théâââââtre) aux films de surhommes costumés, mais oublie manifestement quelque chose en route. Ses protagonistes sont vite irritants, malgré les efforts de solides comédiens à qui le cinéaste donne des semi-caricatures d’eux-mêmes : Edward Norton (lui aussi ancien « recalé » des films de super-héros suite à L’Incroyable Hulk et son éviction des Avengers) joue donc forcément un comédien surdoué mais agressif, et Naomi Watts est de nouveau l’actrice hyper-fragile-en-pleine-crise-de-confiance-attirant-sexuellement-sa-partenaire (coucou, Mulholland Drive…). Seule Emma Stone (petite fiancée des derniers Spider-man !) apporte un peu de fraîcheur à l’ensemble. Curieuse façon, en tous les cas, de nous intéresser à un petit monde théâtral apparemment rempli de personnalités narcissiques, égocentriques et ingérables ; sans compter que le discours sur les critiques (présentés dans le film comme de vieilles harpies aigries et frustrées, comme c’est original…) ou les réseaux sociaux n’est pas plus abouti. Très décevant, donc, de voir le cinéaste mexicain se mettre à accumuler les poncifs. La mise en scène sauve les meubles, encore que l’idée de traiter l’ensemble du film laisse là encore dubitatif : ces enchaînements, aussi splendides soient-ils, tournent à vide et contredisent le propos déjà pas très inspiré du cinéaste. Une mise en scène qui attire l’attention sur elle, bénéficiant au passage d’un nombre phénoménal d’images de synthèse (alors même qu’Inarritu nous fait comprendre qu’il déteste leur abus dans les superproductions…), dessert le film, censé tout de même nous intéresser avant tout à ses personnages. On espère voir Inarritu se reprendre et retrouver la hargne et la grâce de ses films précédents, et sortir au plus vite de cette impasse.

Enfin, bon, il y a Emma Stone…

Ludovic Fauchier (fatigué et déplumé)

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La Fiche Technique :

Réalisé par Alejandro Gonzalez Inarritu ; scénario d’Alejandro Gonzalez Inarritu, Nicolas Giacobone, Alexander Dinelaris& Armando Bo ; produit par Alejandro Gonzalez Inarritu, John Lesher, Arnon Milchan, James W. Skotchdopole, Alexander Dinelaris, Nicolas Giacobone, Drew P. Houpt et Christina Won (Le Grisbi Productions / M Prod / New Regency Pictures / TSG Entertainment / Worldview Entertainment) 

Musique : Antonio Sanchez ; photographie : Emmanuel Lubezki ; montage : Douglas Crise et Stephen Mirrione

Direction artistique : Stephen H. Carter ; décors : Kevin Thompson ; costumes : Albert Wolsky

Effets spéciaux visuels : Ara Khanikian (Rodeo VFX / Steadfast Films / DDI / Halon Entertainment / Les Productions de l’Intrigue)

Distribution : 20th Century Fox

Caméras : Arri Alexa M et XT

Durée : 1 heure 59

En bref… KINGSMAN : SERVICES SECRETS

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KINGSMAN : SERVICES SECRETS, de Matthew Vaughn

L’histoire :

1997. L’agent secret britannique Harry Hart, nom de code « Galaad » (Colin Firth), commet une terrible bévue qui coûte la vie à l’un de ses collègues et amis. Présentant ses condoléances à la veuve, Harry remet au petit « Eggsy », le fils de son défunt ami, une médaille d’honneur sur laquelle est gravée un numéro d’appel d’urgence, et un curieux mot de passe : « des Oxfords, pas des Brogues »

17 ans plus tard, « Eggsy », de son vrai nom Gary Unwin (Taron Egerton), est un petit délinquant dont la mère s’est remariée avec une brute. Le jeune homme, qui déteste son beau-père, vole la voiture de ses complices pour un rodéo dans les rues de Londres… Rodéo qui se termine par une garde à vue ; Eggsy décide alors de se servir de la médaille mystérieuse, et, en un rien de temps, le voilà protégé du beau-père et ses larbins par Harry. Celui-ci lui révèle l’existence d’une division d’élite d’agents secrets : les Kingsmen, chargés de protéger le monde libre contre toute menace, et de le faire avec style, élégance… et un tas d’armes et de gadgets dignes de James Bond ! Eggsy n’hésite pas une seconde quand Harry lui propose de rejoindre le programme d’entraînement des Kingsmen. Il y a urgence, car « Lancelot », un collègue de Harry, a été tué en mission. Tandis qu’Eggsy et d’autres candidats suivent les redoutables épreuves supervisées par « Merlin » (Mark Strong) et « Arthur » (Michael Caine), Harry reprend l’enquête de « Lancelot ». Un nouveau danger menace notre monde : le mégalomane Richmond Valentine (Samuel L. Jackson), génie des nouveaux médias, flanqué de la redoutable Gazelle (Sophia Boutella), planifie l’extermination massive de la population mondiale grâce à son arme absolue…

 

Kingsman

La critique :

Producteur (notamment des films de Guy Ritchie, Arnaques, crimes et botanique, et Snatch) passé à la mise en scène (Layer Cake en 2004, Stardust en 2007, Kick-Ass en 2009 et X-Men First Class / X-Men : le Commencement en 2011), le londonien Matthew Vaughn a de la suite dans les idées. Après avoir créé un style bien défini, avec Ritchie, de films de gangsters made in UK, il s’est ensuite orienté vers le genre comics-books avec une indéniable réussite, réussissant aussi bien à démonter les codes du super-héros (Kick-Ass) puis en signant, avec son film des X-Men, un des plus beaux fleurons du genre. Il se permettait même d’y installer une atmosphère sixties très pop et colorée, en hommage affectueux évident aux films de James Bond période Sean Connery. Kingsman : Services Secrets, adapté comme Kick-Ass d’une bande dessinée écrite par Mark Millar, est donc l’occasion rêvée pour lui de fusionner les différents aspects de sa filmographie : le film intègre ainsi l’ambiance des Goldfinger et Opération Tonnerre d’antan, l’action effrénée des meilleurs « films b.d. », l’esprit rageur et frondeur des films de gangsters britanniques… le tout baignant dans un second degré permanent, des trouvailles visuelles démentielles et un humour absurde garanti 100 % Royaume-Uni. Belle revanche personnelle, au passage, du réalisateur déçu par le sérieux absolu des nouveaux Bond de Daniel Craig… Paradoxe, ce dernier avait justement endossé le smoking de l’agent 007 grâce à sa prestation dans Layer Cake, signé du même Vaughn !

Kingsman est un cocktail sacrément euphorisant d’humour irrévérencieux et de références parfaitement assumées à la grande période « espionnage pop » : de Chapeaux Melon et Bottes de Cuir à Notre Homme Flint, en passant par les Agents très spéciaux, tous sont cités… même les très sérieux films de Harry Palmer (Ipcress Danger Immédiat, Mes Funérailles à Berlin et Un Cerveau d’un Milliard de Dollars) répondent à l’appel, en la présence inimitable du grand Michael Caine, ses lunettes d’écaille et son accent cockney (« why, you little prick !« ) en prime. La joyeuse folie du film est parfaitement assumée, grâce au décalage permanent entre le sérieux absolu des personnages (mention spéciale à Colin Firth, qui, à l’âge de 54 ans, dézingue à tout va tout en gardant sa royale distinction), le récit classique de l’initiation d’un jeune héros en devenir (très bon Taron Egerton, à suivre) et l’invraisemblance revendiquée de la menace, symbolisée par un Samuel L. Jackson déchaîné en super-vilain zézayant, dégoûté par la vue du sang, et flanqué d’une tueuse sexy dont les pieds sont remplacés par des lames d’acier… Ajoutez à tout cela les idées visuelles tantôt hilarantes (un ballet d’explosions-feux d’artifices de VIP, sur fond musical de Pump and Circumstance d’Edward Elgar) tantôt rentre-dedans (ce carnage ahurissant dans une église, où le « gentil » Firth exécute à bout portant une centaine de bigots d’extrême droite !!), le tout saupoudré d’un esprit punk auquel on était plus habitué depuis longtemps (le « traitement royal » final…), et vous n’aurez qu’une petite idée de ce qu’est Kingsman : un antidote explosif à la dépression ambiante. Administré avec classe, distinction… et bonnes manières, qui font les vrais gentlemen.

 

LudOO7vic Fauchier, secoué au shaker

 

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La Fiche Technique :

Réalisé par Matthew Vaughn ; scénario de Jane Goldman et Matthew Vaughn, d’après la bande dessinée de Mark Millar et Dave Gibbons ; produit par Adam Bohling, David Reid et Matthew Vaughn (20th Century Fox Film Corporation / Marv / TSG Entertainment)

Musique : Henry Jackman et Matthew Margeson ; photographie : George Richmond ; montage : Eddie Hamilton et Jon Harris

Direction artistique : Andy Thomson ; décors : Paul Kirby ; costumes : Arianne Phillips

Effets spéciaux visuels : Kevin Tod Haug et Geoffrey Niquet (BUF / Baseblack / Blind / Doc & A Soc / Jellyfish Pictures / Nvizage / Nvizible / Peanut FX / Peerless Camera Company / Plowman Craven & Associates / Prime Focus World / The Visual Effects Company) ; cascades : Bradley James Allan, Kyle Gardiner et Adam Kirley

Distribution : 20th Century Fox

Caméras : Arri Alexa XT

Durée : 2 heures 09

Les Brebis, les Loups et le Chien de Berger – AMERICAN SNIPER

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AMERICAN SNIPER, de Clint Eastwood

L’histoire :

Chris Kyle (Bradley Cooper) est devenu une légende pour les hommes envoyés au combat durant la Guerre d’Irak. Sniper d’élite formé aux missions des Navy Seals (les commandos de la marine américaine), Kyle a officiellement tué 160 ennemis au combat, durant ses quatre tournées en service, effectuées dans les villes les plus dangereuses entre 2003 et 2008. Mais il a chèrement payé ses exploits. Chris Kyle fut tué le 2 février 2013, par un ancien Marine qu’il accompagnait à un champ de tir.

Enfant, Chris Kyle était l’aîné de deux frères, élevé par un père qui lui a appris à se battre, à défendre les siens, et à chasser. Adulte, Chris tente de devenir champion de rodéo au Texas, avant qu’une blessure mette fin à sa carrière. Désoeuvré, il décide de s’engager dans l’armée américaine, et choisit la formation la plus dure, celle des commandos Navy SEALS. Malgré son âge et ses problèmes physiques, Chris est recruté. Il rencontre Taya Renae (Sienna Miller) un soir dans un bar ; ils se marieront et auront deux enfants. Mais, après les attentats du 11 septembre 2001, la vie du couple va être bouleversée de fond en comble. Chris est appelé à combattre en Irak en 2003. Sa première mission, à Falloujah, consiste à protéger un peloton de Marines des attaques ennemies. Chris enchaîne bientôt les missions, devenant le sniper le plus efficace durant des opérations de plus en plus violentes. Son unité croise ainsi la route du « Boucher », bras droit d’Abu Musad Al-Zarqawi, l’un des chefs d’Al Qaeda, et d’un sniper ennemi, « Mustafa », aussi dangereux que lui. Chris Kyle devient un véritable héros aux yeux des siens ; mais ce qu’il a vu et fait le transforme irrémédiablement…

 

American Sniper 01

La critique :

Toujours là ! Quelques mois seulement après son sympathique Jersey Boys, Clint Eastwood (un tout jeune homme de 85 ans, en mai prochain) nous présente déjà son film suivant. Le voilà signant, avec American Sniper, un film dont le sujet le place bien évidemment dans la droite lignée de ses films « militaires » (et pas forcément militaristes, comme certains pourraient le croire) que sont Heartbreak Ridge (Le Maître de Guerre, 1986) et le diptyque de la bataille d’Iwo Jima (Flags of our Fathers / Mémoires de nos Pères, et Lettres d’Iwo Jima, sortis en 2007). Traitant cette fois-ci du parcours d’un singulier soldat de la Guerre d’Irak, American Sniper a déjà fait couler bien de l’encre au point que certains anciens détracteurs de l’œuvre du grand Clint ont cru bon, prématurément, d’attaquer le film par un angle politique, prêtant au réalisateur des intentions qui n’étaient pas les siennes. Certes, on peut comprendre leur méfiance envers un sujet parlant avant tout d’un militaire américain entraîné à tuer durant cette guerre politiquement et moralement bien douteuse, mais American Sniper ne cherche certainement pas à justifier ou glorifier la désastreuse initiative militaire du gouvernement Bush. Clint Eastwood a su toucher le public avec un sujet particulièrement difficile, et signe à nouveau un film admirable, très perturbant, dans la droite lignée des meilleures œuvres des grands cinéastes dont il est le continuateur.

 

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L’idée de faire un film d’American Sniper n’est pas venue de Clint Eastwood, mais de Bradley Cooper. L’acteur, vu comme un rigolo charmant grâce à Very Bad Trip, s’était enthousiasmé pour le livre écrit, avec Scott McEwen et Jim DeFelice, par Chris Kyle. Ce vétéran de la Guerre d’Irak, un véritable colosse aux allures d’ours tranquille, devait tragiquement mourir peu après la parution de son livre, tué par Eddie Ray Routh, un ex-Marine perturbé par le syndrome de stress post-traumatique qu’il tentait d’aider. Le décès de Kyle a dû motiver Cooper à produire le film, laissant la place à Chris Pratt (le héros des Gardiens de la Galaxie, dans lequel Cooper prêtait sa voix) dans le rôle de son quasi-homonyme. Pratt étant encore méconnu avant le succès des Gardiens…, le studio Warner préféra que ce soit Cooper qui incarne Kyle. Un pari risqué étant donné le physique dégingandé de Cooper, qui accepta cependant. David O. Russell, avec qui Cooper a brillamment travaillé sur Happiness Therapy et American Bluff (lui valant une respectabilité dans le métier, avec deux nominations successives à l’Oscar du Meilleur Acteur), ayant passé la main, Cooper se tourna ensuite vers Steven Spielberg. Très intéressé (le sujet lui rappelait sans doute des thèmes abordés dans Sugarland Express et Le Soldat Ryan), ce dernier, toujours en train de développer d’autres projets, suggéra à Bradley Cooper de se tourner vers Clint Eastwood. Spielberg et Eastwood se connaissant bien, s’appréciant après avoir travaillé un certain nombre de fois ensemble (rappelons que c’est Spielberg qui a assuré la production de Mémoires de nos Pères et Lettres d’Iwo Jima), il n’est donc pas étonnant que ce dernier ait accepté le projet de film initié par Cooper, tant le récit d’American Sniper, au final, apparaît comme totalement « eastwoodien ». On prête au défunt Chris Kyle des propos prémonitoires : lorsqu’on lui demanda quel cinéaste, selon lui, pourrait tirer un bon film de son histoire, il répondait « Clint Eastwood« … Coïncidence supplémentaire ? le patronyme de Kyle évoqua sûrement à Eastwood le prénom de son fils, brillant musicien de jazz qui joua avec lui dans un de ses meilleurs films, Honkytonk Man. Certains signes ne trompent pas.

 

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Au vu des premières images (dont cette séquence d’ouverture qui a servi à l’impressionnante bande-annonce) d’American Sniper, on peut comprendre ce qui a motivé Clint Eastwood dans ce sujet. Le cinéaste inscrit le film dans la trajectoire de sa propre carrière, au point de donner le sentiment d’assister à une relecture de scènes familières à ceux qui ont suivi ses films depuis cinquante années. La scène d’ouverture semble être le contrepoint total de celle du Dirty Harry réalisé par Don Siegel en 1971. Un sniper, déjà, rôdait dans la ville… mais nous étions face à un horrible serial killer (inspiré du Tueur du Zodiaque) qui choisissait, pour sa seule excitation, une cible humaine à abattre. On se rappellera aussi d’un autre tueur tout aussi détestable dans la filmographie eastwoodienne, l’assassin joué par John Malkovich narguant Clint dans le bien nommé Dans la ligne de mire… sans oublier un autre tireur antipathique, mais assermenté celui-là, le tireur du FBI dans Un Monde Parfait. Tout le contraire de Chris Kyle, un soldat d’élite, qui, lui, doit protéger ses coéquipiers de toute menace dans les rues irakiennes. Malchance : ses premières cibles sont une mère et son enfant, poussés à se « kamikazer » contre les soldats avec une grenade RPG… Kyle devra les abattre, et prendre sur lui. Il n’a rien d’un psychopathe qui aime tuer, mais inaugurera une série macabre qui le marquera à vie.

Par le biais d’un cut remarquable, Eastwood nous transportera, à l’instant fatidique, dans l’enfance de Kyle : sa première partie de chasse, avec son père, durant laquelle il tue un cerf. La scène, bucolique, mais dérangeante (on voit toute l’influence de ce paternel sur la future carrière de son fils), évoque aussi un autre classique : The Deer Hunter (Voyage au bout de l’Enfer), chef-d’oeuvre de Michael Cimino, grand disparu du cinéma américain qui avait su si bien décrire les effets dévastateurs du traumatisme de la guerre du Viêtnam sur ses vétérans. American Sniper est son héritier. Pas étonnant de se rappeler alors qu’Eastwood avait lancé la carrière de Cimino, coauteur du script de Magnum Force, et réalisateur de Thunderbolt & Lightfoot (Le Canardeur)… Ces deux cinéastes se retrouvent sur la même longueur d’ondes.

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Par ailleurs, American Sniper, à l’instar de nombreux films d’Eastwood, offre aussi une relecture – distanciée mais omniprésente – d’un univers auquel il reste associé depuis ses débuts, à savoir le Western. Eastwood a beau avoir officialisé ses adieux au genre qui l’a révélé avec Unforgiven (Impitoyable, 23 ans déjà…), il ne peut pas ne pas l’évoquer à nouveau, comme tant d’autres de ses films qui conservent la structure des westerns dont il est devenu le porte-étendard (d’Un Monde Parfait à Gran Torino, pour ne citer qu’eux, la liste est longue) ; American Sniper conserve cet héritage, le récit faisant de Chris Kyle l’équivalent d’un pistolero solitaire et légendaire. Il rencontre sa dame de cœur dans un bar (autrement dit, un saloon), se mesure en duel avec un ennemi aussi doué que lui (l’affrontement avec le sniper « Mustafa » sert de fil rouge au récit – une idée de Steven Spielberg quand il travaillait sur le film), assiste à l’enterrement de ses amis par leurs veuves et leurs mères (John Ford est tout proche), voit sa tête mise à prix… L’aspect « western » discret du film prend même tout son sens dans les dernières images du film, montrant les vraies funérailles de Chris Kyle. La musique est tirée du western spaghetti Le Retour de Ringo, et elle fut composée par Ennio Morricone, à l’époque même où Eastwood tournait Et pour quelques dollars de plus chez Sergio Leone… 

La réussite d’American Sniper ne passe pas pour autant par ces références westerniennes bien intégrées, ou par le contexte guerrier. On a prêté abusivement des intentions politiques au film d’Eastwood, certains critiques enfourchant un cheval de bataille bien usé pour chercher des poux dans la tête du cinéaste, et une soi-disant glorification de la violence, des armes à feu, du patriotisme américain, etc. Des idées reçues. Eastwood ne cherche pas à justifier ou glorifier quoi que ce soit, répondant à ces critiques qu’American Sniper parle (avec une efficacité indéniable) des effets pervers de toute guerre sur les êtres humains qui la vivent. A l’instar de leurs prédécesseurs de la 2ème Guerre Mondiale (revoyez le diptyque d’Iwo Jima de Clint) ou du Viêtnam, les soldats d’American Sniper reviennent bouleversés à jamais par leur expérience du combat en Irak. Chris Kyle devient ici leur porte-parole. Ce n’était pas le rôle de ce simple soldat de commenter, ou critiquer, les raisons morales de ce conflit décidé par l’administration Bush (encore que l’on sent, dans le film, une détestation à peine voilée de Clint Eastwood envers les ultraconservateurs républicains, responsables d’un beau désastre mondial), mais, s’il a fait son travail, il l’a lourdement payé, sans plus de reconnaissance officielle de Washington. Sa mort est devenue symbole des graves erreurs commises par des politiciens médiocres, n’ayant jamais pris de risques personnels dans cette sale guerre.

 

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American Sniper est aussi l’histoire d’une transformation. Dans le cinéma eastwoodien, tout est lié : le cinéaste a très souvent filmé les métamorphoses, les bouleversements physiques et psychologiques qu’entraîne l’activité de ses protagonistes. Ces changements restent liés, toujours, à la Mort. Qu’on se souvienne, entre autres, de Red Stovall consumé par la tuberculose (Honkytonk Man), de Charlie Parker sombrant dans son addiction (Bird), de la boxeuse Maggie paralysée à vie (Million Dollar Baby), etc. De la même façon, Chris Kyle connaît une évolution dramatique qui débute par une transformation corporelle radicale (l’entraînement épuisant des SEALS, les injections accroissant sa masse musculaire) faisant du gentil cow-boy efflanqué des débuts une véritable montagne de chair ; cette transformation a des effets secondaires destructeurs, une constante chez Eastwood, puisque l’expérience de la guerre, l’accumulation du stress et des horreurs vécues affecte l’esprit de Chris, aussi bien que sa vie avec Taya (très touchante interprétation, au passage, de Sienna Miller). Sans insistance ni pathos, Eastwood montre, par des signes simples et perturbants, comment le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) s’insinue dans la vie du couple Kyle. Le spectateur a vécu avec celui-ci les décisions cruelles qu’il a dû prendre pour protéger ses équipiers (la première mission) que les atrocités commises par les djihadistes – notamment la confrontation avec le « Boucher » venu punir un cheikh modéré, d’une façon abominable. Chaque retour au pays permet de mesurer le désarroi causé par le SSPT dont souffre Chris. Le bruit d’une perceuse, les aboiements d’un chien inoffensif, un bébé délaissé… ces détails perturbent le sniper incapable d’identifier ses problèmes. Coupé peu à peu de son entourage, on le verra même sombrer, assis et passif devant l’écran noir de la télévision familiale. American Sniper est donc aussi le récit d’une métamorphose destructive, d’autant plus retorse que son protagoniste y est « accro ». Comme les soldats du Hurt Locker (Démineurs) de Kathryn Bigelow, Chris Kyle se montre tellement doué dans son domaine professionnel qu’il ne peut reprendre une vie normale. Les risques pris durant les combats deviennent une forme de jeu dans lequel le sniper excelle, jusqu’à l’inconscience. Lorsqu’il accomplira son « chef-d’oeuvre » (un tir impossible à 1900 mètres de distance), il mettra inutilement en danger son peloton. Une faute d’orgueil qui le ramènera à un début de rédemption, après la traversée d’un « trou noir » personnel.  

 

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Grâce à un scénario intelligent, American Sniper évite les poncifs du récit guerrier et suit l’évolution de son personnage principal. Un héros paradoxal, entraîné à tuer, dont la conscience s’éveille au fur et à mesure de son expérience militaire. Sans rancœur ni repentance excessive, Chris Kyle va remonter la pente en aidant d’autres vétérans gravement atteints. Un entretien avec un médecin va le mener à changer de combat. Il aidera désormais les rescapés du combat à remonter la pente ; ces hommes, mutilés dans leur chair et leur esprit, abandonnés par un gouvernement s’étant désintéressé de leur sacrifice, trouvent ainsi quelqu’un à qui parler. Et, puisque Chris est sniper de métier, mieux vaut les aider à se « soulager » en tirant sur des cartons que sur des cibles humaines… Cela ne sera pas sans danger, hélas, dans un pays où l’usage des armes à feu est toléré et légitimé (rappelez-vous du « Sniper de Washington », un ancien soldat de la Guerre du Golfe qui terrorisa la capitale américaine ; lui aussi fut atteint du SSPT). Cette activité reste dangereuse, et, malheureusement pour lui, Chris Kyle croisera la route d’Eddie Ray Routh, un ex-Marine complètement détruit par son expérience en Irak.

Cette triste fin était peut-être inévitable, après tout. Chris Kyle a suivi, jusqu’au bout, l’enseignement de son père. Rappelons qu’il était le fils d’un enseignant de l’Ecole du Dimanche et d’une diaconesse, dans un pays (« God’s Country« ) où l’on ne prend pas à la légère l’instruction religieuse. Le film met particulièrement en avant l’influence du père, une montagne humaine qui met un point d’honneur à donner un code de conduite strict à ses deux fils. Mémoires de nos pères… Chris, l’aîné, sera particulièrement poussé à devenir le protecteur qui met fin aux bagarres à l’école (Christine Collins, jouée par Angelina Jolie dans L’Echange, faisait la même leçon à son fils). A l’âge adulte, Chris se bâtira un corps et une personnalité correspondant à l’idéal paternel, suivant à la lettre la métaphore des « brebis, loups et chiens de berger » donnée par son père (sous la menace d’un ceinturon dissuasif…). Une métaphore simple et directe, résumant bien le sens de la mission de Chris : se placer en marge de la communauté pour la défendre, et prendre conscience que le monde n’est, hélas, pas peuplé que de personnes bienveillantes… Une vision typiquement « eastwoodienne », qui rejoint celle du grand John Ford et ses parias héroïques. Le retour à la vie civile changera cependant le poids de l’enseignement paternel chez Chris Kyle, en qui le médecin perçoit un « syndrome du Sauveur ». L’ancien soldat aidera ses collègues, cherchant aussi sans doute une forme de rédemption qui aboutira à sa mort.

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Voilà pour conclure ce texte qui ne donne un aperçu qu’assez fragmentaire du ton d’American Sniper. On en oublierait presque de saluer comme il se doit la solide mise en scène d’Eastwood, sans esbroufe, d’une simplicité imparable et accompagnant le parcours de son soldat (presque) solitaire. On manque aussi presque d’apprécier la description des épreuves du couple formé par Chris et Taya Kyle, prouvant aussi que Clint Eastwood sait décrire des histoires d’amour crédibles et réalistes. Ce grand film « guerrier » atypique prend aussi le temps d’être romantique, mais jamais mièvre…

Un dernier constat : American Sniper se termine sur un générique muet. Hommage au soldat tombé, certes, mais on ne peut pas s’empêcher de penser que Clint Eastwood, dans sa 85ème année, semble pour la première fois ne pas avoir de nouveau projet en cours. Est-ce vraiment l’heure des adieux ? Avec cet homme-là, il ne faut pourtant jamais jurer de rien. Attendons de voir…

 

Ludovic Fauchier, French Blogger

 

Anecdote

Chris Kyle et ses coéquipiers SEALS prennent pour emblème le logo à tête de mort du Punisher. Venu de l’univers des Marvel Comics, le Punisher (de son vrai nom Frank Castle) est un justicier sans super-pouvoirs, mais aux méthodes brutales expéditives. Il apparut pour la première fois dans un épisode de Spider-man, où il tentait de tuer le Tisseur en le « snipant ». Le dessinateur Gil Kane lui donna les traits de… Clint Eastwood dans sa période Dirty Harry

 

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La fiche technique :

Réalisé par Clint Eastwood ; scénario de Jason Hall, d’après le livre de Chris Kyle, Scott McEwen et Jim DeFelice ; produit par Clint Eastwood, Bradley Cooper, Andrew Lazar, Robert Lorenz, Peter Morgan, Zakaria Alaoui et Jessica Meier (Malpaso / Mad Chance Productions / RatPac-Dune Entertainment / 22nd & Indiana Pictures / Village Roadshow Pictures)

Musique « Taya’s Theme » par Clint Eastwood, « The Funeral » par Ennio Morricone ; photographie : Tom Stern ; montage : Joel Cox et Gary D. Roach

Direction artistique : Harry E. Otto et Dean Wolcott ; décors : James J. Murakami et Charisse Cardenas ;

Distribution : Warner Bros. Pictures

Caméras : Arri Alexa XT

Durée : 2 heures 12

 

American Sniper 08

L’homme d’Enigma – IMITATION GAME

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IMITATION GAME, de Morten Tyldum

L’histoire :

Manchester, Angleterre, en 1952. Suite à un appel téléphonique, l’inspecteur Nock (Rory Kinnear) constate un cambriolage au domicile d’Alan Turing (Benedict Cumberbatch). Celui-ci, mathématicien de profession, nie pourtant toute trace de cambriolage ; son comportement ses réponses évasives mettent la puce à l’oreille de l’inspecteur. Nock découvre bientôt un curieux dossier militaire, vide, concernant Turing. Son enquête l’amène à interroger l’étrange professeur, qui lui révèle les détails de son incroyable – et véridique – histoire…

1939. Quand la 2ème Guerre Mondiale éclate, Turing, bardé de diplômes prestigieux, passionné de cryptographie, est un véritable surdoué dans son champ d’expertise. Il est recruté par le Commander Denniston (Charles Dance), chef du GC&CS, la division du Foreign Office chargée de décoder les transmissions secrètes de l’Allemagne nazie. Turing rejoint Bletchley Park, le siège secret du GC&CS, à Milton Keynes ; il fait partie d’une petite équipe d’experts en cryptanalyse rassemblés dans la Hutte 8. Dirigés par Hugh Alexander (Matthew Goode), ces hommes doivent accomplir dans le plus grand secret une mission capitale : décoder les transmissions des machines Enigma utilisés par les forces armées allemandes, particulièrement la Kriegsmarine et ses redoutables U-Boots. En l’espace de quelques mois, l’Europe est sous la coupe des nazis, et l’Angleterre subit de plein fouet le Blitz. Malgré leurs efforts, les hommes de la Hutte 8 et leurs collègues de Bletchley Park piétinent. Sans en référer à Denniston et Alexander, Turing prend le commandement de l’équipe, après avoir écrit à Winston Churchill en personne. Avec le soutien du Général Menzies (Mark Strong), du MI-6, Turing recrute deux nouveaux membres, dont une jeune femme, Joan Clarke (Keira Knightley), avec qui il se lie d’amitié. Pour déchiffrer Enigma, Turing fabrique un calculateur numérique, « Christopher ». Ses travaux feront de lui le père de l’informatique et de l’intelligence artificielle. Mais il ne pourra jamais le revendiquer…

 

The Imitation Game 01

La critique :

Incroyable parcours que celui du mathématicien anglais Alan Turing. Brillant diplômé des meilleures universités (Cambridge, Princeton), auteur de travaux théoriques remarquables qui poseront les bases de l’informatique et de l’intelligence artificielle, inventeur des premiers ordinateurs numériques, cet homme talentueux, perturbé et asocial, aurait dû être récompensé du Prix Nobel de son vivant. Au lieu de quoi, il mourut prématurément, misérablement, d’un probable suicide à l’âge de 41 ans… après avoir été « persuadé » de se castrer chimiquement, pour un crime qui n’en était pas un. Homosexuel (à une époque où la loi anglaise considérait qu’être gay était un crime d’immoralité et de perversion), très probablement autiste, Turing ne put se défendre comme il aurait dû. Nous partageons tous aujourd’hui les fruits de ses travaux : si vous lisez ce texte, et si je peux le publier sur le Net, c’est grâce aux ordinateurs, descendants des premiers modèles du genre imaginés et créés par cet homme gracié et réhabilité à titre posthume. The Imitation Game, excellente reconstitution de l’histoire d’Alan Turing, va certainement contribuer à faire reconnaître ce personnage encore méconnu du public.

 

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Ci-dessus : photo du vrai Alan Turing, et une authentique machine Enigma.

Avant d’en venir au personnage de Turing, il faut d’abord s’intéresser au contexte historique durant lequel cet homme a exercé son talent très particulier. The Imitation Game rend justice au travail de Turing, et de ses collègues de Bletchley Park, et révèle une des histoires les plus méconnues de la 2ème Guerre Mondiale. Alors que le cinéma et les livres ont célébré l’héroïsme guerrier de l’époque, le rôle de ces analystes (que l’on qualifierait sans doute aujourd’hui de geeks) a été tout aussi prépondérant pour enrayer et vaincre les armées nazies. Le film de Morten Tyldum sait se montrer didactique afin d’expliquer le fonctionnement des machines Enigma créées et employées sous le IIIe Reich. Les Nazis n’étaient pas peu fiers de l’invention de ces machines d’encodage, nécessaires à leurs transmissions radio stratégiques. Leurs différents corps d’armée les ont utilisés, avec grand succès dans les premières années de la guerre, particulièrement les sous-marins (les fameux U-Boots) qui coulaient les convois Alliés de ravitaillement aussi bien que les navires civils. Les Enigmas codaient et traduisaient sans erreur les messages du haut commandement allemand aux officiers sur le terrain ; comme le film l’explique très bien, le système d’encodage de ces machines permettait des millions de combinaisons possibles, et la mise à jour permanente des codes empêchait – théoriquement - toute traduction des messages par les cryptanalystes de Bletchley Park.

Le film insiste certes sur le génie de Turing à interpréter ces messages, mais, bien évidemment, il ne faut pas négliger le travail des autres cerveaux britanniques de l’affaire : Hugh Alexander, Joan Clarke, leurs collègues de la Hutte 8, mais aussi d’innombrables autres héros de l’ombre se sont acharnés, durant cinq années, à résoudre ce problème. Il ne faut surtout pas non plus oublier le rôle essentiel, joué avant la 2ème Guerre Mondiale, par les services secrets polonais, qui ont été les premiers à déchiffrer partiellement les premières Enigmas – et à communiquer leurs découvertes à leurs homologues britanniques, ce qui est clairement mentionné dans le film. Ne pas oublier, non plus, que Turing ne s’est pas contenté de « bricoler » l’ordinateur décodant Enigma ; il avait déjà, avant la guerre, effectué des recherches poussées et publié des articles déterminants menant à l’élaboration de sa machine ; et, durant le conflit, il avait réalisé d’autres avancées remarquables en cryptanalyse. Pour d’évidentes raisons de dramaturgie, les auteurs de The Imitation Game se sont fixés sur la création du « proto-ordinateur » baptisé Christopher.

The Imitation Game ne néglige pas non plus le contexte de l’immédiate après-guerre : une Angleterre grise et triste, éprouvée par les privations, où la Guerre Froide plante ses racines. Le drame de Turing, dans les dernières années de sa vie, est indissociable de la suspicion provoquée par l’affaire des espions Burgess et Maclean, des universitaires de Cambridge (appartenant à un groupe surnommé les « Cambridge Five« ) s’étant vendus aux Soviétiques. Les anciens Alliés staliniens de la 2ème Guerre Mondiale pratiquaient le chantage contre des fonctionnaires du Renseignement britannique ; si leur point faible était leur homosexualité cachée, autant jouer là-dessus pour les « convaincre » de livrer des informations précieuses au KGB. Turing n’était pas un espion, mais son besoin absolu de protéger sa vie privée et ses penchants en faisait une victime toute désignée pour la suspicion, dans le contexte de l’époque.

 

The Imitation Game 02

Cela nous amène à parler de Turing, lui-même, magnifiquement incarné par Benedict Cumberbatch, qui, en quelques années, se bâtit une prometteuse carrière. Le jeune comédien britannique a su parfaitement mener une carrière riche en personnages atypiques, alternant les premiers et seconds rôles aussi bien dans des productions historiques (Cheval de Guerre, 12 Years a Slave) que dans des blockbusters trépidants (Khan dans Star Trek Into Darkness, le dragon Smaug dans la trilogie du Hobbit, en attendant Docteur Strange), dans lesquels son charisme et sa voix impressionnante ont fait merveille. On remarquera que son interprétation d’Alan Turing complète un beau tableau de surdoués qu’il campe avec aisance : après s’être fait remarquer en 2004 en interprétant Stephen Hawking (un autre ancien de Cambridge, comme Turing… et dont une biopic, Une merveilleuse histoire du Temps, vient de sortir en même temps qu’Imitation Game !) dans le téléfilm de la BBC Hawking, il a explosé en jouant un Sherlock Holmes moderne (l’excellente mini-série Sherlock, avec Martin « Bilbo » Freeman en Watson), et a aussi incarné Julian Assange dans l’intéressant Cinquième Pouvoir. « Son » Alan Turing est dans la droite lignée de ses personnages précédents – voir notamment sa première scène où, bricolant du cyanure chimique dans sa chambre en désordre, il semble tout droit sorti de Sherlock… Point commun avec ses personnages de Sherlock Holmes et de Julian Assange : une différence qui présente tous les signes manifestes d’un syndrome d’Asperger, forme particulière d’autisme dont il affiche les signes évidents. Le film confirme des hypothèses récentes et sérieuses, basées sur des biographies consacrées au personnage, sur ce sujet, et croque à merveille les grandes difficultés de Turing à s’entendre avec son entourage. Tout concorde : le regard évitant (voir son entretien d’embauche initial avec le Commander Denniston…), le manque de spatialisation (Turing ne cesse de se heurter, par accident, dans les meubles ou dans les collègues), les manies (Turing adolescent séparant obsessionnellement petit pois et carottes), les centres d’intérêt exclusifs (mots croisés et cryptographies), le besoin de s’isoler (mal perçu par ses collègues), l’apparent manque d’empathie ou d’intérêt pour les activités humaines « normales » (comme d’accepter une invitation à déjeuner de ses collègues, scène très drôle par le décalage permanent des réponses de Turing plongé dans ses réflexions…), le sens de l’amitié sincère et exclusive (sa relation, purement intellectuelle, avec Joan Clarke), l’indifférence pour les codes sociaux en vigueur (aucune déférence vis-à-vis du Commander, comme l’exige une règle tacite en Grande-Bretagne)… The Imitation Game est donc, aussi, le beau portrait d’un « Aspie » d’exception, qui a grandement souffert de ses différences. Turing a non seulement vécu dans la peur de voir son homosexualité révélée, il a aussi craint en permanence de ne pas être accepté, reconnu, comme un être humain. Son originalité a fait sa force, mais elle l’a aussi piégé. Difficile, sinon impossible, d’être à la fois autiste Asperger et gay lorsqu’on travaille pour un Etat en guerre…

 

The Imitation Game 03

D’une rigueur et d’un classicisme tout britannique, The Imitation Game captive car, sous ses apparences de thriller historique, le film de Morten Tyldum est avant toute chose une quête. Le scénario de Graham Moore, alternant trois phases déterminantes de l’histoire de Turing (l’adolescence, les années de guerre, et la déchéance), est en phase avec son sujet : la recherche du code permettant de traduire le langage des machines Enigma est ainsi intégrée à la propre quête d’Alan Turing. A savoir, celle d’un être humain cherchant à se faire accepter, en dépit des brimades, du mépris et des menaces subies depuis son adolescence. Une tâche éprouvante dans laquelle le principal intéressé s’est perdu, faute de reconnaissance de son vivant. Il n’a pas été aidé en cela ; pour s’épanouir, toute personne autiste a besoin de marques de confiance absolue, une chose qui lui aura manqué dès les années de lycée. L’apprentissage de la violence (le bullying constant des élèves envers « l’anormal ») et la découverte de sa différence (l’histoire d’amour platonique envers Christopher Morcom, son seul ami, dont le décès va le bouleverser) ont paradoxalement forgé et fragilisé en même temps Turing. Pas étonnant de le voir, durant la guerre, donner le nom de son amour perdu à sa machine, dont le développement va lui permettre de s’humaniser, et même de nouer une relation contrariée avec Joan Clarke, une solitaire aussi brillante que lui. Certes, le film romance quelque peu, pour la bonne cause, l’histoire de cette dernière avec Turing : la vraie Joan Clarke avait bien plus vite mis fin aux fiançailles annoncées, n’a sans doute jamais rendu visite à son collègue après la guerre et n’était pas aussi jolie fille que Keira Knightley, mais qu’importe… Le film insiste davantage sur la sympathie de ces deux esprits originaux. C’est en s’ouvrant l’un à l’autre, et en abordant le délicat problème des relations amoureuses, que Joan Clarke et Alan Turing trouvent la clé d’Enigma. Une soirée un peu trop arrosée dans un bar, une collègue de Joan qui fait une remarque anodine sur un « mot clé » émis par un opérateur allemand à son amoureuse… il n’en faut pas plus à Turing pour enfin décoder l’Enigma ; et de conclure par un triomphal « l’amour a fait perdre la guerre à l’Allemagne ! » (de même que la météo et le conditionnement hitlérien, pourrait-on ajouter…).

Le principe de la cryptographie (expliqué ainsi dans le film : « il n’y a pas de messages secrets, seulement des messages lisibles rendus incompréhensibles, sauf à celui qui a la clé ») s’applique, dans le film, aussi bien au fonctionnement d’Enigma qu’au « fonctionnement » de Turing, un être humain forcément incompréhensible pour ses contemporains ; la tragédie de cet homme aura été qu’il cherchait comme tout un chacun à s’intégrer, à être aimé, sans en avoir été récompensé en retour. La découverte du double jeu des services secrets (la révélation du collègue agent double des Soviétiques, toléré par le MI-6…), le secret d’Etat, la méfiance permanente des policiers… tout cela aura peu à peu miné la confiance déjà fragilisée de Turing envers ses congénères, et à le faire basculer dans la paranoïa suicidaire. Paradoxe, cette déchéance l’aura conduit à produire les plus brillantes théories sur l’intelligence artificielle, dont le fameux Test de Turing visant à identifier l’être humain et la machine « consciente ». Dans The Imitation Game, la grande scène finale conduit Turing, durant l’interrogatoire policier, à poser à l’officier la question qui le taraude : « Suis-je un homme ? Une machine ? Un héros de guerre, ou un criminel ? » Manière détournée, aussi, pour le réalisateur de poser au public une question similaire : si votre talent, votre intelligence, votre différence vous différencie de la « norme » dominante, comment vous percevez-vous ? Comment vous acceptez vous-même ? En nous posant ces questions, qui reviennent à se dire « qu’est-ce qu’être humain ?« , la quête de Turing nous touche parce qu’elle concerne tout le monde. Il ne fait pas de doute qu’au final, en nous donnant les clés pour comprendre l’étrange Mr. Turing, The Imitation Game lui rende enfin justice. 

 

Ludovic Fauchier (système à décoder)

 

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La fiche technique :

Réalisé par Morten Tyldum ; scénario de Graham Moore, d’après le livre « Alan Turing : The Enigma » d’Andrew Hodges ; produit par Nora Grossman, Ido Ostrowsky, Teddy Schwarzman et Peter Heslop (BlackBear Pictures / Bristol Automotive)

Musique : Alexandre Desplat ; photo : Oscar Faura ; montage : William Goldenberg

Direction artistique : Nick Dent ; décors : Maria Djurkovic ; costumes : Sammy Sheldon

Distribution USA : The Weinstein Company / Distribution Royaume-Uni et France : Studio Canal

Durée : 1 heure 54

Caméras : Arricam LT et ST

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